Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/15

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 122-133).

QUINZIÈME RUNO.

sommaire.
Kylliki s’aperçoit que le peigne laissé par Lemmikäinen distille du sang. C’est le signal de sa mort. — La vieille mère du héros se rend à Pohjola, pour chercher des nouvelles de son fils. — Louhi lui raconte, après de longs discours, la dernière épreuve qu’elle a imposée à Lemmikäinen ; mais le soleil lui apprend positivement qu’il est mort et où il a été enseveli. — La mère de Lemmikäinen se rend près du fleuve de Tuoni ; elle en retire le corps mutilé de son fils, lui rend la vie par une longue suite d’évocations ainsi que par l’application d’un baume magique, et le ramène dans sa maison.

La mère du joyeux Lemmikäinen pense et se demande sans cesse dans sa maison : « Où donc est allé Lemmikäinen ? où a disparu Kaukomieli, puisque l’on ne sait encore s’il est de retour de son voyage à travers le vaste monde ? »

La pauvre mère, l’infortunée nourrice ignorait où errait sa propre chair, son propre sang : si c’était parmi les collines couvertes de bourgeons, les landes hérissées de bruyères, les flots de la mer écumeuse, ou parmi les grandes batailles, les mêlées sauvages, là où le sang jaillit des glaives et monte en rouges bouillons jusqu’aux genoux.

Kylliki, la belle femme, s’agitait et regardait partout dans la maison de Lemmikäinen, dans la demeure du beau Kaukomieli. Soir et matin, elle examinait le peigne du héros. Or, un jour, un matin, elle remarqua qu’il distillait du sang, que le sang s’en échappait en rouges rayons.

Kylliki, la belle femme, dit : « Hélas ! mon époux est perdu pour moi ; mon beau Kaukomieli a disparu dans les déserts lointains, dans les routes inhospitalières, dans les sentiers inconnus ; le peigne distille du sang, le sang s’en échappe en rouges rayons. »

Alors, la mère de Lemmikäinen examina elle-même le peigne, et se mit à pleurer amèrement, puis elle dit : « Malheur à moi, infortunée, pour tous mes jours, malheur à moi pour toute ma vie ! Mon pauvre fils a été frappé par un destin cruel, mon déplorable enfant est perdu. Oui, c’en est fait de Lemmikäinen, car son peigne distille du sang, le sang s’en échappe en rouges rayons. »

Elle releva les plis de sa robe sur ses bras, et se mit aussitôt en route, marchant avec une ardeur impétueuse. Les collines s’abaissent, les vallées se comblent sous ses pas.

Elle arriva aux demeures de Pohjola et demanda vivement après son fils.

« Ô mère de Pohjola, qu’as-tu fait de mon enfant ? Où Lemmikäinen a-t-il trouvé la mort ? »

Louhi, la mère de Pohjola, répondit : « Je ne sais rien de ton enfant ; j’ignore où il est allé, où il s’est perdu. Je l’ai mis dans son traîneau, un traîneau attelé d’un fougueux étalon. Peut-être s’est-il noyé dans un trou de neige fondue, ou a-t-il été gelé dans les glaces de la mer ; peut-être est-il tombé dans la gueule du loup ou sous les dents terribles de l’ours. »

La mère de Lemmikäinen dit : « Tu mens, certainement. Le loup ne dévore point mon fils, l’ours n’ose toucher Lemmikäinen ; ses doigts, ses mains lui suffisent pour les terrasser. Si tu refuses de me dire ce que tu as fait de mon enfant, je briserai les portes de l’étuve où sèche ton grain ; je mettrai en pièces la charnière du Sampo. »

La mère de Pohjola dit : « J’ai donné généreusement à manger au héros, je l’ai fait boire avec abondance, je l’ai rassasié de telle sorte que son nez commençait à s’incliner sur sa bouche. Puis, je l’ai mis dans un bateau afin qu’il pût voguer sur les ondes. Je ne sais rien de plus ; je ne sais quel chemin a pris ton pauvre garçon, s’il se trouve au milieu des cataractes écumeuses ou des torrents mugissants. »

La mère de Lemmikäinen dit : « Tu mens encore certainement ; épargne-moi tes fables, et dis-moi la simple vérité. Qui, dis-moi ce que tu as fait de Lemmikäinen, et où tu as perdu le fils de Kaleva ; dis-le-moi, sinon malheur à toi ! La mort ne tardera point à te frapper. »

La mère de Pohjola dit : « Je vais donc te raconter la vérité : je l’ai envoyé sur ses suksi à la chasse des élans, des superbes rennes ; je lui ai ordonné de mettre un mors aux grands coursiers, de brider les jeunes poulains ; ensuite de chercher le cygne, de s’emparer de l’oiseau sacré. Et, maintenant, j’ignore ce qui lui est arrivé, car je ne l’ai plus revu, et il n’est point venu réclamer sa fiancée. »

La mère de Lemmikäinen se mit à la recherche de son enfant bien-aimé, de son fils disparu. Elle court comme le loup à travers les vastes marais, comme l’ours à travers les déserts ; elle plonge comme la loutre au fond des eaux ; elle longe les champs comme le sanglier, les rivages comme le lièvre ; les promontoires escarpés comme le hérisson. Elle chasse les pierres devant elle, elle écarte les troncs d’arbre et les broussailles épaisses, elle repousse du pied les solives de sapin.

Elle cherche, elle cherche toujours, sans rien trouver. Elle s’adresse aux arbres, elle leur demande son fils disparu.

Les arbres élèvent la voix, les sapins soupirent, les chênes répondent avec intelligence : « Nous avons bien assez de nos propres tourments sans songer à ton fils. Nous avons été créés pour un destin cruel, pour des jours de malheur. On nous abat, on nous coupe en morceaux pour servir d’aliment au feu du poêle, pour chauffer l’étuve ; on nous brûle pour défricher le champ que nous occupons. »

La mère de Lemmikäinen cherche, cherche toujours, sans rien trouver. Elle s’adresse au chemin qu’elle rencontre : « Ô chemin, toi que Dieu à créé, as-tu vu mon fils, ma pomme d’or, mon bâton d’argent[1] ? »

Le chemin lui répond avec intelligence : « J’ai bien assez de mes propres tourments pour songer à ton fils. Mon destin est cruel, mes jours sont mauvais. Je suis né pour être piétiné par les chiens, pour être broyé sous la roue des chariots, pour être déchiré par les souliers grossiers, pour être foulé par les lourds talons. »

La mère de Lemmikäinen cherche, cherche toujours, sans rien trouver. Elle voit se lever la lune et se prosterne devant elle : « Ô chère lune, créature de Jumala, as-tu vu mon fils, ma pomme d’or, mon bâton d’argent ? »

La lune lui répond avec intelligence : « J’ai bien assez de mes propres tourments pour songer à ton fils. Mon destin est cruel, mes jours sont durs. Je suis née pour errer solitaire au milieu des nuits, pour briller pendant les froids rigoureux, pour veiller, sans cesse, durant les interminables hivers, pour disparaître alors que règne l’été[2]. »

La mère de Lemmikäinen cherche, cherche toujours, sans rien trouver. Le soleil vient à sa rencontre ; elle se prosterne devant lui. « Ô soleil créé par Dieu, as-tu vu mon fils, ma pomme d’or, mon bâton d’argent ? »

Le soleil, qui déjà sait quelque chose, lui répond avec douceur : « Ton fils, ton pauvre fils est enseveli, mort, dans le fleuve noir de Tuoni, dans les ondes éternelles de Manala. Il a roulé à travers les tourbillons écumeux, jusqu’aux plus intimes profondeurs de leurs abîmes. »

La vieille mère de Lemmikäinen versa des larmes amères ; elle se rendit à la forge du forgeron. « Ô Ilmarinen, toi qui forgeais jadis, qui forgeais hier, qui forges encore aujourd’hui, forge-moi un râteau au manche de cuivre, aux dents de fer, aux dents longues de cent brasses, au manche long de cinq cents brasses ! »

Ilmarmen, le forgeron éternel, forgea un râteau au manche de cuivre, aux dents de fer, aux dents longues de cent brasses, au manche long de cinq cents brasses.

Et la mère de Lemmikäinen prit le râteau, et elle se rendit près du fleuve de Tuoni. Là, elle adressa une prière au soleil : « Ô soleil, à flambeau d’or créé par Jumala, verse, d’abord, un de tes chauds rayons, puis un dettes rayons brûlants, tes plus puissantes ardeurs ; endors la troupe farouche, accable de fatigue le peuple de Manala, énerve la grande armée de Tuoni ! »

Le soleil créé par Dieu, le flambeau d’or, issu de Jumala, descendit sur un bouleau rabougri, sur un aulne au tronc tordu ; de là, il versa d’abord un de ses chauds rayons, puis un de ses rayons brûlants, ses plus puissantes ardeurs ; il endormit la troupe farouche, il accabla de fatigue le peuple de Manala, il énerva la grande armée de Tuoni. Les jeunes hommes s’alourdirent sur leurs glaives, les hommes mûrs sur leurs épieux, les vieillards sur leurs bâtons. Ensuite, le soleil prit son essor vers les hauteurs célestes et retourna dans son antique demeure.

Alors, la mère de Lemmikäinen se mit à rechercher son pauvre fils. Elle plongea son râteau dans le torrent mugissant, elle le promena à travers les ondes agitées, mais, sans aucun succès.

Elle s’enfonça elle-même dans l’eau profonde, dans la vaste mer jusqu’aux genoux, jusqu’au milieu du corps.

Le râteau parcourt tout le fleuve de Tuoni. Elle le retira une fois, elle le retira deux fois, et elle amena la chemise, elle amena les bas et le bonnet de l’infortuné héros, tristes objets qui renouvellent sa grande douleur.

Elle alla plus loin ; elle pénétra jusqu’aux abîmes inférieurs de Manala. Là, après avoir promené trois fois son long râteau, après l’avoir promené en long, en large et en travers, elle sentit qu’une gerbe d’épis s’était attachée à ses dents de fer.

Ce n’était point une gerbe d’épis ; c’était le joyeux Lemmikäinen, le beau Kaukomieli ; il tenait au râteau par le doigt sans nom[3], par un orteil du pied gauche.

Et le joyeux Lemmikäinen, le fils de Kaleva remonta à la surface de l’eau. Mais, il était loin d’être complet ; il lui manquait une main, la moitié de la tête, beaucoup d’autres petites parties du corps, et de plus la vie[4].

La triste mère le regarda en pleurant et dit : « Est-il possible qu’il sorte de tout cela un homme, qu’il puisse en naître un véritable héros ? »

Un corbeau entendit ces paroles et dit aussitôt : « Non, un homme ne peut sortir de celui qui n’est plus, de celui qui a été si cruellement ravagé. La truite lui a dévoré les yeux, le brochet lui a rongé les épaules. Jette de nouveau ton fils dans la mer, dans le fleuve de Tuonela, peut-être y deviendra-t-il un beau morse ou une gigantesque baleine. »

La mère de Lemmikäinen ne jeta point son fils dans le fleuve de Tuonela, mais elle y replongea son râteau, et l’explora en long et en large. Bientôt, elle en retira des lambeaux de main et de tête, une moitié de vertèbre, une côte et un grand nombre de petits débris. Elle joignit ensemble toutes ces parties et en reforma le corps de son fils bien-aimé, du joyeux Lemmikäinen.

Elle adapta la chair à la chair, les os aux os, les jointures aux jointures, les veines aux veines.

Et après avoir lié avec soin les veines, elle dit : « Ô déesse des veines, Suonetar[5], belle femme, toi qui, avec ton fuseau de cuivre, ton rouet de fer, files si habilement les veines, viens ici, car on a besoin de ton secours, viens ici, car on t’appelle ! Apporte sous ton bras un faisceau de veines, une masse de chair, afin de nouer ensemble les extrémités des veines, au fond des plaies béantes, des trous sanglants des blessures !

« Et si cela ne suffit point, il est dans les régions de l’air une jeune vierge ; elle se balance dans une barque de cuivre éclatant, dans un bateau au rouge gouvernail. Viens, ô jeune vierge de l’air, descends des hauteurs azurées ; lance ta barque à travers les veines, à travers. les jointures, parcours l’intérieur des os, toutes les fractures des articulations[6] !

« Remets chaque veine à sa place ; arrange, unis, comme il convient, les grosses veines, les artères épaisses ; croise, les unes sur les autres, les petites veines et les nerfs délicats !

« Prends, ensuite, ta fine aiguille à la pointe d’étain, passes-y un fil de soie, et couds les veines de manière à ce qu’elles ne puissent plus se disjoindre !

« Et si cela ne suffit point, viens toi-même, ô Dieu révélé, bride tes poulains, attèle tes coursiers, et dirige ton beau traîneau à travers les os, à travers les jointures, à travers les chairs, les veines pendelantes ; unis les chairs aux chairs, les veines aux veines ; verse de l’argent dans les trous des os, de l’or dans les fissures des veines !

« Partout où la chair est lacérée, que la chair renaisse ! Partout où les veines sont fissurées, que les veines se rejoignent ! Partout où le sang est tari, que le sang jaillisse ! Partout où les os sont brisés, que les os redeviennent solides ! Rends la santé à toutes les parties malades, et étends sur elles ta bénédiction ! »

Ainsi, la mère de Lemminkäinen créa de nouveau l’homme, guérit le héros et lui rendit sa vie première, ses formes d’autrefois. Mais, l’homme était sans parole, l’enfant était muet.

Alors, elle éleva la voix, et elle dit : « Où trouverai-je le remède, la goutte de miel pour en frotter l’infirme ? pour en oindre l’épuisé, afin qu’il recouvre la voix, qu’il se remette à chanter ?

« Ô Mehiläinen[7], oiseau du printemps, toi qui règnes sur les fleurs des bois, va chercher le miel, le suave baume du miel dans la douce Metsola[8], dans la vigilante Tapiola[9], puise-le dans le calice des fleurs, extrais-le des tiges du gazon ! Je veux l’appliquer sur l’endroit malade, je veux en guérir les plaies cruelles. »

Mehiläinen, l’agile oiseau, prit aussitôt son essor vers la douce Metsola, vers la vigilante Tapiola. Elle butina les fleurs des champs ; elle aspira le miel du calice de six petites fleurs, du suc de cent tiges de gazon ; puis, elle revint lentement avec son lourd fardeau ; chaque plume de ses ailes ployait sous le baume salutaire, sa queue en était chargée.

La mère de Lemminkäinen prit le baume et en frotta les membres du héros épuisé ; mais le baume demeura sans effet ; le héros ne recouvra point la voix.

La mère de Lemminkäinen dit tristement : « Ô Mehiläinen, mon bel oiseau, dirige maintenant ta course vers un autre endroit ; traverse neuf mers, et gagne l’île située au mieu des flots, le pays riche de miel, la nouvelle demeure de Tuuri[10], la maison découverte de Palvonen[11]. Là, se trouve un doux miel, un baume merveilleux, propre à raffermir les veines, à rejoindre les articulations brisées. Apporte-moi de ce baume, de ce remède puissant, afin que je l’applique sur les plaies béantes, sur des douloureuses blessures. »

Mehiläinen, l’agile oiseau, se hâta de repartir. Elle traversa neuf mers et la moitié d’une dixième ; elle vola un jour, elle vola deux jours, elle vola presque trois jours, sans se reposer un seul instant, sur une branche, sur une feuille ; et elle arriva à l’île située au milieu des flots, au pays riche de miel, près de la chute de la cataracte flamboyante, du tourbillon du torrent sacré.

Là, on préparait le miel, on distillait le baume dans des creusets, dans des vases brillants et propres, mais si petits, que le pouce, que la pointe du doigt suffisaient à les remplir.

Mehiläinen, l’intelligent oiseau, prit de ce miel, prit de ce baume, et revint presque aussitôt, en agitant doucement ses ailes, avec six creusets entre ses pattes, sept creusets sur ses épaules et sur son dos, tous pleins du baume, du merveilleux remède.

La mère de Lemmikäinen appliqua le nouveau miel, le miel huit fois, neuf fois puissant sur les plaies du héros. Mais, il demeura sans effet ; le héros n’en fut point soulagé.

La mère de Lemminkäinen dit : « Ô Mehiläinen, oiseau de l’air, il faut que tu entreprennes un troisième voyage. Déploie tes ailes vers le ciel bleu et franchis-en les neuf voûtes. Là, se trouve le vrai miel, le baume efficace, dont le Créateur s’est servi lui-même, dont Jumala a frotté les blessures de ses propres fils, alors qu’ils avaient été maltraités par les puissances des ténèbres[12]. Baigne tes ailes dans ce baume, recueille-le sur ton vêtement de plumes et apporte-le-moi pour que je l’applique sur les plaies béantes, sur les douloureuses blessures. »

Mehiläinen, le prudent oiseau, dit : « Comment pourrais-je m’élever si haut ? Je n’ai point assez de force. »

« C’est pour toi chose facile de franchir, sur tes ailes légères, les hauteurs de la lune, d’atteindre aux régions des étoiles. Le premier jour, vole jusqu’à la tempe de Kuutamoinen[13], le second jour, jusqu’aux épaules d’Otawa ; le troisième jour, jusque sur le dos des sept étoiles. Alors, tu n’auras plus qu’un très-court espace à parcourir, et tu arriveras à la splendide demeure de Jumala, auprès du grand, du bienheureux Créateur. »

Mehiläinen s’éleva du gazon, le gracieux oiseau prit son essor. Elle doubla la sphère de la lune ; elle longea des rivages du soleil, passa par-dessus les épaules d’Otawa, le dos des sept étoiles, et pénétra dans les caves du Créateur, dans les demeures du Tout-Puissant. Là, le baume était préparé dans des creusets d’argent, dans des vases d’or ; la douce, la riche séve s’en échappait en bouillonnant.

Mehiläinen, l’oiseau de l’air, en prit une quantité suffisante ; elle en emporta tant qu’elle voulut. Puis elle revint, doucement, chargée de son précieux fardeau.

La mère de Lemminkäinen goûta le baume avec sa bouche, elle l’éprouva diligemment avec sa langue, et elle dit : « C’est bien le baume du Créateur, le même baume dont Jumala se servait, dont le Tout-Puissant frottait les blessures. »

Et elle l’appliqua sur les plaies du héros épuisé, sur les blessures de l’homme malade ; elle en frotta dans tous les sens les os disjoints, les articulations brisées, et elle dit : « Lève-toi maintenant et cesse de rêver dans ces lieux cruels, dans ce lit de malheur. »

Le héros s’éveilla de ses rêves : il se leva, et sa langue commença à remuer, et il dit : « J’ai longtemps dormi, j’ai longtemps reposé, pauvre infortuné, enseveli dans un doux sommeil, dans un lourd repos[14]. »

La mère de Lemminkäinen dit : « Tu serais demeuré là bien plus longtemps encore, si ta mère, si la malheureuse qui t’a enfanté n’était venue à ton secours.

« Dis-moi, maintenant, mon pauvre enfant, dis-moi qui ta poussé dans Manala, qui t’a précipité dans le fleuve de Tuoni ? »

Le joyeux Lemminkäinen répondit : « Le berger au chapeau humide, le vieil aveugle d’Untamola[15], tel est celui qui m’a poussé dans Manala, qui m’a précipité dans le fleuve de Tuoni. Et il a envoyé contre moi du fond des eaux un serpent monstrueux, et je n’ai pu, hélas ! me soustraire à mon sort, car j’ignorais les perfides exploits du serpent, les morsures fatales de la bête venimeuse[16]. »

La mère de Lemminkäinen dit : « Insensé que tu es d’avoir cru pouvoir berner les berneurs, ensorceler les Lapons, tout en ignorant les perfides exploits du serpent, les morsures fatales de la bête venimeuse. Le serpent des eaux est né des eaux, la bête venimeuse est née des flots ; il a été formé de la cervelle du canard, de la tête de l’hirondelle de mer. Syöjätär[17] a craché dans l’eau ; elle a envoyé un flocon de salive dans l’onde claire, et le courant a dilaté ce flocon, le soleil l’a amolli, les vents l’ont ballotté, les vagues l’ont poussé vers le rivage. »

La mère de Lemminkäinen berça, dorlota son enfant bien-aimé, jusqu’à ce qu’il eût repris ses forces et son aspect d’autrefois, jusqu’à ce qu’il devint plus solide et plus vigoureux qu’il ne l’avait jamais été. Puis elle lui demanda s’il lui manquait encore quelque chose.

Le joyeux Lemminkänen dit : « Oh ! oui, il me manque encore beaucoup de choses. Mon pauvre cœur n’est point ici ; il erre avec mes désirs, avec mes pensées, parmi les jeunes filles de Pohjola, parmi les belles chevelures. La vieille de Pohjola, au nez pourri, ne me donnera point sa fille, si je ne tue le cygne du fleuve de Tuoni, si je ne l’apporte du tourbillon du torrent sacré. »

La mère de Lemminkäinen dit : « Laisse donc tes cygnes maudits dans les ondes noires de Tuoni, dans le torrent mugissant ! Reviens à la maison, avec ta tendre mère ; apprécie enfin ton bonheur ; rends grâces au Dieu révélé de ce qu’il t’a secouru si efficacement, de ce qu’il t’a rendu à la vie. Jamais je n’aurais réussi sans l’aide de Jumala, sans l’intervention du vrai Créateur. »

Alors, le joyeux Lemminkäinen reprit la route de sa maison, avec sa tendre mère, sa bien-aimée nourrice.

  1. Expressions affectueuses, très-fréquentes dans la langue finnoise. Voir Deuxième Runo, note 14.
  2. On sait qu’en Finlande les jours d’été sont si longs, que les nuits, en quelque sorte, n’existent plus, et que, par conséquent, la lune semble avoir disparu du ciel.
  3. V. Première Runo, note 24.
  4. Il serait assurément difficile de trouver dans aucune autre littérature un tableau comparable, pour le merveilleux fantastique, à celui qui se déroule dans toute cette runo.
  5. Suonetar est une des déesses de la santé, ayant pour attributions spéciales la confection et l’entretien des veines. Suonetar a pour adersaires Kivutar, déesse des maladies, et Wammatar, déesse des douleurs.
  6. Il s’agit ici de l’une de ces vierges dont la mythologie finnoise peuplait les airs, et qu’elle donnait comme suivantes à Ukko. On leur attribuait, en général, un pouvoir bienfaisant.
  7. Voir Neuvième Runo, note 3.
  8. Voir Quatorzième Runo, note 7.
  9. Tapiola, personnification de la forêt, est appelée vigilante, tarkka, parce que la garde des bêtes sauvages, confiée à ses soins, exige la plus grande vigilance.
  10. S’agirait-il de Tuurum, nom que les Ostjaks donnent au dieu du ciel ?
  11. Personnage inconnu.
  12. Dans la mythologie finnoise, comme dans toutes les autres mythologies, il y a lutte perpétuelle entre les divinités de la lumière et les divinités des ténèbres, entre les bons et les mauvais génies.
  13. Orion. Voir Première Runo, note 23.
  14. On trouve chez les Samoïèdes, peuple de même race que les Finnois, une légende où la résurrection d’un mort donne lieu à des singularités tout aussi étranges que celle de Lemminkainen. Il s’agit d’un cadavre abandonné dans un lieu désert qui, après avoir pourri pendant tout l’été, devient la proie des renards et des loups ; ses os seuls sont épargnés. Un vieillard se présente, un vieillard n’ayant qu’une seule main, qu’un seul pied, un seul œil. Il ramasse les os et jusqu’aux plus petits débris, les met dans un sac qu’il charge sur son épaule et part. Après avoir marché quelque temps, il arrive près d’une grosse pierre ; il la repousse du pied et descend dans une sombre caverne. Autour de lui retentissent des cris, des sifflements, des chants ; on cherche à lui enlever son sac. Le vieillard aperçoit une lumière qui le guide vers une tente dans laquelle il ne trouve pour tout habitant qu’une femme assise près du foyer. Le vieillard dépose son sac par terre, et lui dit : « Voici du bois à brûler, jette-le au feu. » La femme jeta les os au feu et les laissa réduire en cendres. Puis elle recueillit ces cendres et les sema sur son lit, s’y coucha et s’endormit. Or, au bout de trois jours, les cendres s’animèrent et il en surgit un homme qui se mit à parler comme s’il s’éveillait d’un long sommeil.
  15. Demeure du Sommeil, surnom de Pohjola.
  16. C’est-à-dire les paroles originelles, les paroles créatrices du serpent, Wesikaarmeen-sanat. Voir Quatorzième Runo, note 16.
  17. Déesse ou sorcière des eaux.