Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/25

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 242-259).

VINGT-CINQUIÈME RUNO.

sommaire.
Ilmarinen introduit sa jeune épouse dans sa famille. — On leur fait une réception splendide. — Le festin de noces est préparé, les invités y prennent part. — Wäinämöinen entonne les chants. — Il célèbre l’hôte, l’hôtesse, le coryphée, la compagne de la fiancée et l’ensemble des convives ; puis il monte dans son traîneau et reprend le chemin de son pays. — Son traîneau se brise en route. — Il descend dans les abîmes de Tuoni pour chercher les moyens de s’en construire un autre, et parvient enfin au seuil de sa demeure.

Depuis longtemps, on était dans l’attente, on attendait l’arrivée du cortége de la jeune fille dans la maison d’Ilmarinen. Les yeux des vieillards se mouillaient, tandis qu’ils étaient assis près de la fenêtre, les genoux des jeunes gens chancelaient, tandis qu’ils stationnaient à la porte de l’enclos, les pieds des enfants brûlaient, tandis qu’ils s’appuyaient contre les murs, les souliers des hommes mûrs s’usaient, tandis qu’ils couraient sur les rivages.

Enfin, un jour, un matin, un grand bruit retentit du fond des bois, un grincement de traîneau se fit entendre du côté des champs.

Lokka, la gracieuse hôtesse, Kalevatar, la belle femme, prit la parole et dit : « C’est le traîneau de mon fils, il arrive de Pohjola avec sa jeune épouse.

« Viens, maintenant, dans ces régions, dirige-toi vers cet enclos, vers cette maison bâtie par ton père, édifiée par le vieillard. »

Le forgeron Ilmarinen se dirigea aussitôt vers l’enclos, vers la maison bâtie par son père, édifiée par le vieillard. Les gélinottes sifflaient sur l’arc du collier de son cheval, les coucous chantaient sur l’avant de son beau traîneau, les écureuils bondissaient sur les timons en bois d’érable.

Lokka, la gracieuse hôtesse, Kalevatar, la belle femme, prit la parole et dit : « Le village a attendu les révolutions de la lune, la jeunesse a attendu le lever du soleil, les enfants le champ rouge de fraises, la mer le bateau goudronné. Mais, moi, je n’ai aucunement attendu la lune, encore moins le soleil ; j’attendais mon frère[1], mon frère et ma belle-fille ; je l’attendais le soir et le matin ; mais j’ignorais ce qu’il était devenu, s’il élevait un petit enfant ou s’il engraissait la maigre vierge[2], car il prolongeait son voyage, bien qu’il eût sérieusement promis de revenir, tandis que la trace de ses pas était encore visible, avant que ses vestiges se fussent refroidis [3].

« Et je regardais tous les matins, j’examinais pendant le jour, si le traîneau de fête, si le beau traîneau de mon frère n’arrivait pas dans ce petit enclos, dans cette étroite demeure. Son cheval eût-il été de paille, son traîneau eût-il été fixé seulement sur deux supports[4], que je ne l’en eusse pas moins regardé comme un traîneau de fête[5], honoré comme un magnifique traîneau, s’il eût amené mon frère, s’il eût conduit mon beau jeune homme dans cette maison.

« J’attendais donc, j’espérais toujours, je regardais sans cesse du côté de la route. J’ai tant regardé que ma tête s’est inclinée sur mon épaule, que mes cheveux se sont détournés de mon front, que mes yeux se sont élargis[6] ; j’attendais que mon frère arrivât dans ce petit enclos, dans cette étroite demeure.

« Mais, voici qu’il apparaît, enfin ! Il amène avec lui un frais visage ; une joue rose brille à ses côtés.

« Ô fiancé, mon cher frère, détèle ton cheval au front étoilé, conduis-le à sa litière bien connue, à son avoine d’autrefois ; puis, présente-nous ton salut, présente-le à nous et aux autres, présente-le à tout le village !

« Et après que tu nous auras salués, raconte-nous ce qui t’est arrivé. Ton voyage s’est-il passé sans funestes aventures, ta santé a-t-elle toujours été florissante, lorsque tu te rendais auprès de ta belle-mère, dans la maison de ton unique beau-père ? As-tu obtenu la jeune fille, as-tu fait triompher ta force, as-tu brisé les portes du combat, as-tu pris le château de la jeune vierge, renversé les murailles escarpées ? As-tu pénétré dans la chambre de ta belle-mère, t’es-tu assis sur le long banc de l’hospitalité[7] ?

« Mais qu’ai-je besoin de t’interroger ? Je vois de mes propres yeux que ta santé, que ta beauté t’ont suivi pendant ton voyage. Je vois que tu as enlevé la belle oie, que tu as fait triompher ta force, que tu as rasé le château, renversé les murailles, que tu as pénétré chez ta belle-mère, dans la maison de ton beau-père. Oui, le charmant oiseau est sous ta garde, la gracieuse poule est dans tes bras, la pure jeune fille est à tes côtés, la blanche et svelte colombe est en ton pouvoir.

« Qui donc nous avait apporté cette fausse nouvelle ? Qui nous avait raconté que le fiancé devait revenir les mains vides, que son étalon avait couru en vain ? Non, le fiancé n’est point revenu les mains vides, non, son étalon n’a point couru en vain. L’étalon à la blanche crinière est chargé d’un précieux fardeau ; le bon coursier sue, le noble animal écume, en nous amenant la jeune poule, la gracieuse vierge.

« Descends, ô jeune fille, du traîneau, descends, ô riche trésor, de la caisse du traîneau, sans que l’on vienne à ton aide, puisqu’il est trop jeune, puisqu’il est trop fier celui qui devrait t’enlever dans ses bras[8] !

« Et quand tu seras descendue du traîneau, viens sur le beau chemin, sur le sol brun comme le foie, le sol que les porcs, que les petits cochons de lait ont foulé, que les brebis ont piétiné, que les chevaux ont balayé de leurs queues[9]. Marche avec les pieds agiles de la colombe, avec les pieds rapides du canard sauvage, dans l’enceinte de cette habitation si bien tenue, de cette habitation que ton beau-père a construite, que ta belle-mère a mise en ordre ; marche sur le champ de travail de mon fils, sur les verts gazons de ma fille ; mets le pied sur l’escalier, sur le plancher luisant du vestibule, puis entre dans la chambre de famille, sous la poutre célèbre[10], sous le beau toit.

« Déjà, pendant tout cet hiver, déjà, pendant le dernier été, le plancher aux solives d’os de canard a craqué pour celle qui devait y trôner ; le toit d’or a résonné pour celle qui devait s’y abriter ; la fenêtre a crié de joie pour celle qui devait y fixer son siége[11].

« Déjà, pendant tout cet hiver, déjà, pendant le dernier été, les verrous des portes ont grincé après celle qui devait les pousser ; les solives du seuil se sont abaissées pour ne point froisser la robe de la fière jeune fille ; les portes sont restées constamment ouvertes, attendant celle qui devait les ouvrir[12].

« Déjà, pendant tout cet hiver, déjà, pendant le dernier été, la chambre a tourné ses regards pleins d’attente vers celle qui devait la mettre en ordre ; le vestibule s’est ébranlé, appelant celle qui devait le tenir propre ; le hangar a fréquemment soupiré après celle qui devait le balayer.

Déjà, pendant tout cet hiver, déjà, pendant le dernier été, la cour s’est humiliée profondément devant celle qui devait y ramasser des copeaux, l’aitta[13] s’est inclinée devant celle qui devait la visiter, les poutres, les solives se sont courbées sous les vêtements de la jeune épouse.

« Déjà, pendant tout cet hiver, déjà, pendant le dernier été, le chemin a roucoulé après celle qui devait y marcher ; la basse-cour a cherché à se rapprocher de celle qui devait en prendre soin ; l’étable s’est écartée pour faire place à la belle oie qui devait la fréquenter.

« Déjà, pendant tout cet hiver, déjà, pendant le dernier été, la vache a beuglé après celle qui devait lui apporter l’herbe ; le poulain a henni après celle qui devait lui donner le foin ; l’agneau du printemps a bêlé après celle qui devait augmenter sa pâture[14].

« Déjà, pendant toute cette journée, déjà, pendant tout le jour précédent, les vieillards sont restés assis près de la fenêtre, les enfants ont couru sur les rivages, les filles se sont tenues debout le long des murs, les garçons sont demeurés aux portes du vestibule, attendant la jeune épouse, la gracieuse fiancée.

« Salut à toi, ô enclos, avec toutes tes richesses, cour intérieure avec tes hôtes ; salut, hangar, avec tout ce que tu renfermes, avec tous ceux qui t’habitent ; salut, vestibule, dans toute ta plénitude ; salut, toit d’écorce de bouleau, avec toute ta famille ; salut, chambre de la maison, avec tout ce que tu contiens, plancher aux mille solives, avec tes enfants ; salut, ô lune, salut, ô roi[15], salut, jeune cortége de noces ! Jamais, dans les temps passés, jamais, ni hier, ni un autre jour, on n’avait vu, dans ces lieux, un cortége aussi fier, aussi imposant, une troupe aussi splendide.

« Ô fiancé, mon cher frère, lève le tissu rouge, le voile de soie, et montre-nous cette hermine que tu as recherchée pendant cinq ans, après laquelle tu as soupiré pendant huit ans[16] !

« As-tu amené l’objet que tu désirais ? Ne désirais-tu pas amener un beau coucou, une blanche vierge choisie dans le pays, une gracieuse jeune fille de l’autre côté de la mer ?

« Mais, qu’ai-je besoin de t’interroger ? Je vois de mes propres yeux que tu as amené un beau coucou, qu’une oie au plumage bleu est à tes côtés, que tu as cueilli dans le bocage la tige la plus verte, dans le bois de putier la branche la plus fraîche. »

Un enfant était assis sur le plancher ; il prit la parole et il dit : « Ah ! mon pauvre frère, qu’as-tu amené ici ? Une beauté semblable à celle d’un tronc de bois résineux, une façon de tonne de poix, une taille de naine !

« Eh bien ! pauvre fiancé, tu avais désiré toute ta vie, tu t’étais promis une riche et opulente jeune fille, et tu nous amènes, en effet, une riche et magnifique héritière : un misérable bloc de bois, une corneille des marais, une pie vagabonde, un vilain oiseau, un oiseau noir du champ poudreux[17].

« Qu’a-t-elle donc fait pendant toute sa vie, qu’a-t-elle fait le dernier été ? Elle n’a pu seulement se filer un gant, pas même un pauvre bas ; elle arrive, les mains vides, dans la maison de son beau-père, elle n’y apporte pas le moindre présent, les rats grouillent dans son coffre, ils dressent les oreilles dans sa valise[18]. »

Lokka, la gracieuse hôtesse, Kalevatar, la belle femme, entendit ce discours étrange ; puis elle prit la parole et elle dit : « Qu’as-tu donc à bavarder de la sorte, impudent garçon ? Sans doute, on peut faire courir de méchants bruits sur beaucoup d’autres, mais non sur cette jeune fille, ni sur aucun des habitants de cette maison.

« Voilà que tu viens de tirer des propos noirs de ta bouche âgée seulement d’une nuit, de ta tête semblable à celle d’un petit chien d’un jour[19] ! Le fiancé a conquis une digne épouse, il a amené avec lui la plus belle fille de son pays ; celle qui croissait, telle qu’une baie mûrissante, telle que la fraise des montagnes, qui chantait comme le coucou dans les bois, comme le petit oiseau dans la couronne du sorbier, comme la poitrine au charmant et lumineux plumage, dans les branches du bouleau ou de l’érable.

« Non, il n’aurait pu trouver, ni en Germanie, ni par delà l’Esthonie, une jeune fille aussi belle, une colombe aussi douce ; il n’aurait pu trouver un visage aussi frais une taille aussi noble, des bras aussi blancs, un cou aussi gracieusement flexible.

« Et il n’est pas vrai que la jeune fille soit venue les mains vides. Elle nous apporte, en présent, des pelisses, des couvertures, des pièces de drap.

« Voilà aussi que cette jeune fille a retiré de beaux produits de son fuseau, du fil tordu de sa quenouille, de l’agilité de ses doigts. Elle a fabriqué de blancs tissus ; elle les a lessivés pendant l’hiver, passés à l’eau pendant les jours de printemps ; elle les a fait sécher pendant les mois d’été : des draps de lit longs et solides, de fines taies d’oreiller, de légers voiles de soie, des couvertures molles et brillantes.

« Ô douce jeune fille, blanche et belle fiancée, tu étais aimée et considérée comme fille, dans la maison de ton père, efforce-toi d’être aussi toujours aimée et considérée comme belle-fille, dans la maison de ton époux !

« Garde-toi de t’abandonner au chagrin, de te laisser aller aux regrets et aux angoisses ! Tu n’as point été amenée dans un marais, ni sur les bords d’un ruisseau ; tu es venue d’un champ fertile dans un champ plus fertile encore, tu es venue d’une maison où la bière abondait dans une maison où la bière est encore plus abondante.

« Ô douce jeune fille, ô belle fiancée, je veux t’adresser une seule question : As-tu vu, en arrivant ici, de vastes amas de blé, des collines de grains à la haute cime ? Toutes ces richesses appartiennent à cette maison ; elles ont été semées et récoltées par ton fiancé.

« Ô jeune et gracieuse fille, je veux te donner un conseil : Puisque tu as su trouver le chemin de cette maison, sache aussi y demeurer. Il est honorable pour une femme de demeurer dans la maison de son époux, il est beau pour une belle-fille de vivre dans la maison de sa belle-mère ; les jattes de lait y sont confiées à ses soins, les pots de beurre y sont dans sa puissance.

« Oui, il est honorable pour toi de demeurer ici, il est beau pour la colombe d’y passer sa vie. Tu y trouveras dans la chambre de bain de vastes lits[20], dans la chambre de famille de larges bancs ; l’hôte y vaut ton père, l’hôtesse ta mère, les fils y valent ton frère, les filles y valent ta sœur.

« Lorsque tu désireras, lorsque tu souhaiteras des poissons pêchés par ton père, des gélinottes prises par ton frère[21], ne les demande point à ton beau-frère ni à ton beau-père ; adresse-toi directement à ton époux, à celui qui t’a amenée dans cette maison ! Il n’est, dans les bois, aucun animal à quatre pieds, dans l’air aucun oiseau ailé, dans l’eau, aucun poisson armé de nageoires, que ton époux ne puisse captiver, que celui qui a su te charmer, qui t’a amenée dans cette maison, ne puisse te rapporter.

« Il est honorable pour toi de demeurer ici ; il est beau pour la colombe d’y passer sa vie. Tu n’auras point à te précipiter vers le mortier, à t’inquiéter de manier le pilon. Ici, c’est l’eau qui moud le blé, c’est la chute de la cataracte qui broie le seigle[22], c’est la vague qui nettoie les vases, c’est l’écume de la mer qui les blanchit.

« Ô mon beau village d’or, mon séjour le plus aimé sur cette terre, tu es situé entre les prairies qui couvrent tes plaines et les champs qui couronnent tes hauteurs ; tu es bordé de charmants rivages, et sur ces rivages sont amarrés de jolis bateaux, avec lesquels la belle colombe pourra voguer, le gracieux oiseau se balancer sur les ondes ! »

Alors, commença le festin des noces. On servit à la grande foule à manger et à boire ; on fit circuler de vastes plats de viandes, et des gâteaux succulents, et de la bière d’orge et du moût de froment.

« Les vivres, les boissons abondaient dans les plats rouges, dans les cruches brillantes ; il y avait d’innombrables pâtés et du pain richement frotté de beurre ; il y avait des lavarets et des saumons à couper en morceaux avec les couteaux d’argent, avec les couteaux d’or.

« Et la bière non achetée, et l’hydromel que nul n’avait à payer coulaient à flots du haut des tonnes, la bière arrosait les lèvres, l’hydromel réjouissait le cœur.

« Qui se présenta pour chanter, qui s’offrit pour faire éclater la science du chant ? Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, le runoia éternel, se mit lui-même à chanter, à se lancer dans la carrière du chant. Il éleva la voix et il dit : « Ô mes chers frères, mes bons amis, mes compagnons dans la puissance du verbe, dans les dons de la langue, prêtez l’oreille à mes paroles ! Rarement deux colombes se rencontrent face à face, rarement deux fils issus du même père ou de la même mère se rencontrent œil contre œil, rarement deux frères se trouvent réunis sur ces frontières désertes, dans ces tristes régions de Pohja[23]. »

« Commencerons-nous donc à chanter, à entreprendre l’œuvre du chant ? Chanter est la tâche du runoia, la tâche du coucou du printemps, de même que la préparation des couleurs est celle de Sinetär[24], que la fabrication des tissus est celle de Kankahatar[25].

« Les fils des Lapons chantent bien ; les souliers de paille[26] fredonnent gaiement lorsqu’ils mangent la chair sauvage de l’élan, les grossiers morceaux de renne. Pourquoi ne chanterai-je pas, moi aussi, pourquoi nos enfants ne chanteraient-ils pas, en mangeant le pain de seigle, le gâteau de farine ?

« Les fils des Lapons chantent bien, les souliers de paille fredonnent gaiement, lorsqu’ils ont vidé une écuelle d’eau, lorsqu’ils ont mangé le pain d’écorce[27] Pourquoi ne chanterai-je pas, moi aussi, pourquoi nos enfants ne chanteraient-ils pas, en buvant la bière de seigle, la bière d’orge ?

« Les fils des Lapons chantent bien, les souliers de paille fredonnent gaiement lorsqu’ils sont assis autour des charbons de leur foyer, sous leur tente enfumée. Pourquoi ne chanterais-je pas, moi aussi, pourquoi nos enfants ne chanteraient-ils pas sous cette poutre célèbre[28], sous ce beau toit ?

« Il est bon pour les hommes, il est doux pour les femmes de se rencontrer ici, près de la tonne de bière, près des pots d’hydromel. Nous y trouvons à notre portée un golfe plein de truites, des filets pleins de saumons ; et les vivres n’y prennent point fin sous la dent des convives, et l’abondance de la boisson y défie la soif des buveurs[29].

« Il est bon pour les hommes, il est doux pour les femmes de se rencontrer ici. On n’y mange point avec chagrin, on n’y passe point le temps dans les angoisses ; on y mange avec joie, on y passe le temps agréablement, durant la vie de l’hôte, durant la vie de l’hôtesse.

« Qui, maintenant, commencerai-je à célébrer ? sera-ce l’hôte ou bien l’hôtesse ? Les héros des temps passés commençaient toujours par l’hôte, par celui qui a tiré la maison du marais, qui l’a fait surgir du bois sauvage[30] ; qui a coupé les grands pins avec leurs racines, les sapins branchus avec leurs couronnes, et qui les a apportés dans un lieu bien choisi, pour servir à la construction de la vaste habitation, de la belle maison de famille ; celui qui a taillé ses murs dans la forêt, ses poutres sur le versant des hautes collines, ses escaliers dans les rochers, les planches de son toit dans les sapinières ; qui a recueilli l’écorce et la mousse destinées à la couvrir, dans les hautes plantations de putiers, dans les espaces marécageux.

« La maison a été construite avec une habileté merveilleuse ; elle s’élève à sa vraie place. Cent hommes, mille hommes ont été employés pour tailler les poutres du toit, pour joindre ensemble les solives du plancher.

« Et lorsque notre hôte, notre bon hôte, construisait la maison, souvent ses cheveux ont été agités par le vent, secoués par la tempête ; souvent il a laissé ses gants parmi les rochers, son chapeau suspendu à une branche de sapin ; souvent il est tombé sur les genoux dans la vase du marais.

« Souvent, à la première heure du jour, avant que les autres fussent levés, que le village l’eût entendu, on a vu notre bon hôte s’éveiller près d’un feu de troncs d’arbres, dans sa hutte de branches de sapin ; les épines du pin ont peigné sa chevelure, la rosée a lavé son beau visage[31].

« Et, depuis, il a reçu dans la maison de nombreux amis ; le banc y est plein de chanteurs, la fenêtre pleine de joyeux héros ; les uns babillent sur le plancher, les autres fredonnent dans les coins ; ceux-ci se tiennent le long des murs, ceux-là se promènent dans l’enclos ou courent, çà et là, à travers les champs. »

« Ainsi, j’ai commencé par célébrer notre hôte ; maintenant je célébrerai notre belle hôtesse, à cause du repas qu’elle a préparé, de la longue table qu’elle a si abondamment servie.

« Elle a fait cuire les grands pains, elle a apprêté la succulente talkkuna[32] avec ses mains agiles, avec ses dix doigts ; elle a gracieusement offert le pain aux convives, elle leur a prodigué avec empressement la viande de porc, et les gâteaux à la croûte opulente. Les pointes de nos couteaux se tordaient, les manches se détachaient de leurs lames quand nous fendions la tête des saumons, la tête des brochets[33].

« Souvent on a entendu notre hôtesse, on a entendu la maîtresse vigilante de la maison se lever avant le chant du coq, avant le cri du fils de la poule, tandis que l’on se préparait à ces noces, que l’on apprêtait le festin, que l’on brassait la bière.

« Elle est habile, notre bonne hôtesse, elle est habile, la maîtresse vigilante de la maison, à brasser la bière, à apprêter la boisson savoureuse avec la séve du malt, avec le malt délicieux, ce même malt qu’elle a remué, qu’elle a retourné, non avec un bâton ou une palette, mais avec ses mains, avec ses poings, dans l’étuve libre de fumée, sur les lits de bois bien nettoyés de la chambre de bain.

« Notre bonne hôtesse, la maîtresse vigilante de la maison, n’a jamais laissé les germes s’engluer, le malt s’agglomérer ; souvent, au contraire, elle visitait l’étuve, elle la visitait même au milieu de la nuit, et tout à fait seule, sans avoir peur des loups, sans craindre les bêtes sauvages des bois.

« Maintenant que j’ai célébré notre hôtesse, je célébrerai notre coryphée[34]. Qui a été désigné pour être coryphée, qui a été choisi pour conduire le cortége ? C’est le plus illustre du village qui a été désigné pour être coryphée, c’est le bonheur du village[35] qui a été choisi pour conduire le cortége.

« Notre coryphée porte une tunique d’étoffe étrangère qui lui serre la poitrine et lui ceint gracieusement la taille.

« Notre coryphée porte un surtout de vadmel, aux longs plis flottants et traînant jusqu’à terre.

« On n’aperçoit qu’un bout insignifiant du col de sa chemise ; elle est de fine toile, comme si elle avait été tissée par Kuutar[36], par la jeune fille ornée d’une fibule d’étain.

« Notre coryphée porte autour de la taille une ceinture semblable à une nuée légère, une ceinture tissue par la fille du soleil, aux doigts charmants, alors que le feu n’existait pas encore, que le feu était inconnu.

« Notre coryphée porte des bas de soie aux pieds, des bandeaux de soie autour des jambes, habilement brodés d’or et d’argent.

« Notre coryphée porte des souliers de fabrication étrangère, des souliers semblables à des cygnes sur un lac, à des coqs de bruyères sur les bords d’une cataracte, à des oies sur une branche de sapin, à des oiseaux voyageurs au milieu d’un bois chevelu.

« Notre coryphée a des cheveux aux boucles d’or, une barbe aux flots d’or ; il porte un bonnet dont la haute pointe brille à travers les nuages, et illumine les cimes des arbres, un bonnet que l’on ne pourrait acheter avec cent, avec mille pièces d’or.

« Maintenant que j’ai célébré le coryphée, attendez ! laissez-moi célébrer la compagne de la fiancée[37]. Où a-t-on pris cette compagne, où a-t-on été chercher cette heureuse jeune fille ?

« On a pris cette compagne, on a été chercher cette heureuse jeune fille derrière le château, le nouveau château de Tanika[38].

« Mais non, ce n’est point là qu’on a été la chercher ; ce récit n’a pas le moindre fondement. La compagne de la fiancée, l’heureuse jeune fille est venue des bords lointains de la Dwina[39], des golfes vastes et profonds.

« Mais non, ce n’est point de là qu’elle est venue ; ce récit n’a pas le moindre fondement. Il était une fraise sur une colline, une rouge baie dans une bruyère, un vert gazon au milieu d’un champ, une fleur d’or au sein d’une forêt : c’est là qu’on a pris la compagne de la fiancée, c’est là qu’on a été chercher l’heureuse jeune fille.

« Sa bouche est fine comme le fuseau de Suomi[40], ses yeux brillent comme les étoiles à la voûte du ciel, son front resplendit comme la lune sur la mer.

« Son cou est orné d’un collier d’or, sa tête d’un diadème d’or, ses bras de bracelets d’or, ses doigts d’anneaux d’or, ses oreilles de boucles d’or, son front de plaques d’or, ses sourcils de perles.

« Je croyais voir briller la lune lorsque brillait sa fibule d’or ; je croyais voir briller le soleil lorsque le col de sa chemise étalait sa blancheur ; je croyais voir un navire flotter au loin, lorsque son bonnet[41] ondoyait sur sa tête[42].

« Maintenant que j’ai célébré la compagne de la fiancée, laissez-moi contempler la foule des convives, laissez-moi voir si elle est belle, si les vieux, si les jeunes, si tous ont l’aspect magnifique et solennel.

« J’ai contemplé la foule des convives, je l’ai examinée, bien qu’elle me fût déjà connue. Non, on n’a jamais rencontré, on ne rencontrera jamais une réunion aussi belle, aussi splendide ; des vieillards aussi imposants, des jeunes gens si remplis de grâce. Tous sont vêtus de vadmel, tels qu’une forêt vêtue de frimas ; ils ressemblent par le haut au crépuscule du matin, par le bas à la splendeur de l’aurore.

« Des monnaies d’argent, des monnaies d’or ont été distribuées aux hôtes, des bourses, des sacs de monnaies ont été trouvés au milieu du champ et sur la route, pour les hôtes invités, pour rendre hommage aux convives[43]. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, le runoia éternel, s’élança dans son traîneau et reprit le chemin de son pays. Et tandis qu’il marchait, il chantait ses chants, il déployait sa science. Il chanta un chant, il chanta deux chants, mais, lorsqu’il en commençait un troisième, son traîneau heurta contre une pierre, contre un tronc d’arbre et vola en éclats.

Le vieux Wäinämöinen prit la parole et dit : « Est-il parmi cette jeunesse, parmi cette race florissante, ou, peut-être, parmi cette vieillesse, cette race qui s’éteint, est-il quelqu’un qui veuille descendre dans les demeures de Tuoni[44], dans les abîmes de Manala[44], et en rapporter une tarière, pour que je me fabrique un nouveau traîneau, pour que je me construise un splendide équipage ? »

Les jeunes gens répondirent, les vieillards dirent : « Il n’est parmi cette jeunesse, ni même parmi cette vieillesse, ni dans toute cette grande foule, il n’est aucun héros assez intrépide pour vouloir descendre dans les demeures de Tuoni, dans les abîmes de Manala, et en rapporter une tarière, afin que tu te fabriques un nouveau traîneau, que tu te construises un splendide équipage. »

Alors, le vieux Wäinämöinen, le runoïa éternel, descendit lui-même, pour la seconde fois, dans les demeures de Tuoni, dans les abîmes de Manala, et en rapporta la tarière qu’il désirait.

Et il évoqua un bois, aux horizons d’azur, et il y fit surgir un chêne, à la riche couronne, un sorbier majestueux ; et, de leur bois, il se fabriqua un nouveau traîneau, il se construisit un splendide équipage.

Puis, il y attela son étalon à la rouge crinière, et y prit place. Le coursier rapide, sans qu’il fût besoin de l’aiguillonner avec le fouet, prit son élan vers son ancien râtelier, vers ses pâturages d’autrefois, et il ramena le vieux Wäinämöinen, le runoia éternel, à la porte de sa demeure, au seuil de sa maison.

  1. Le mot frère, Veijo ou Veikko, doit être pris ici, comme dans tous les passages analogues, dans le sens d’ami, d’objet chéri, etc.
  2. C’est-à-dire : Je croyais que, la jeune fille étant encore trop petite ou trop maigre, il attendait pour l’amener qu’elle eût grandi ou qu’elle fût devenue grasse.
  3. Tandis que le souvenir de son séjour dans la maison était encore tout frais et palpitant.
  4. Dans un traîneau bien conditionné, la caisse est fixée sur quatre supports.
  5. Voir Première Runo, note 11.
  6. « Nünpä toivon tuon ikäni,
    « Katsoin kaiken päiväkauen,
    « Pääni katsoin kallellehen,
    « Sykeröni syrjällehen,
    « Silmät suorat suikulaksi. »

  7. Comme il était d’usage chez les anciens Finnois de ne se marier qu’entre tribus différentes et souvent hostiles, il était rare qu’on pût obtenir la main d’une jeune fille sans combat et sans faire en quelque sorte le siège de la maison de ses parents.
  8. Il s’agit ici de l’époux qui, par ce manque de prévenance, témoigne déjà de sa suprématie.
  9. Ces détails vulgaires ont pour but de faire ressortir aux yeux de la jeune épouse la richesse de la maison en bétail et en animaux domestiques. On l’invite à traverser l’étable, l’écurie, l’atelier, le jardin, avant de l’introduire dans la chambre de famille, afin de lui donner une idée complète de toutes les dépendances de l’habitation.
  10. Voir Première Runo, note 14.
  11. Manière de dire que toutes les parties de la maison ont soupiré après l’arrivée de leur nouvelle maîtresse. Les passages suivants expriment une idée analogue.
  12. La runo s’exprime ici en termes fort étranges. Comment une porte peut-elle rester ouverte en attendant celle qui doit l’ouvrir ? La runo veut dire, sans doute, que c’est pour lui montrer comment il faut s’y prendre.
  13. Voir Première Runo, note 12.
  14. Nous avons, autant que possible, traduit littéralement tous ces passages. Le sens en est facile à saisir, mais la forme en est d’une bizarrerie déconcertante. C’est là, du reste, un curieux exemple de cette puissance de personnification qui distingue le génie de la poésie finnoise. Elle prodigue les actes et les sentiments humains avec une audace qui ne recule devant rien.
  15. « Terve Kuu, terve Kuningas ! » La runo entend-celle par la lune (Kuu) la jeune épouse, et par le roi (Kuningas) le jeune époux ?
  16. C’est-à-dire lève le voile qui cache le visage de la jeune femme, afin qu’on puisse l’admirer.
  17. « Kutti, kutti sulho rukka,
    « Tuota toivotit ikäsi,
    « Sanoit saavasi sataisen,
    « Tuovasi tuhannen neien ;
    « Jo saitki hyvän sataisen
    « Tuon tuhannen tuppeloisen,
    « Sait kuin suolta suovariksen,
    « Aialta ajoharakan,
    « Pellolta pelotus-linnun,
    « Mustan linnun mullokselta ! »

  18. Les paroles que la runo met ici dans la bouche d’un enfant s’appellent les paroles ou le chant du persiflage, Tuomis-lahjat. Elles sont dirigées contre la jeune femme, à son arrivée dans la maison de son époux, et lorsqu’elle n’a pas encore distribué aux hôtes de la noce les présents d’usage. Leur but est de la punir, s’il y a lieu, de sa négligence et d’activer sa générosité.
  19. « Jo sanoit pahan sanasen,
    « Sanan kehnon kertaelit
    « Suusta yötisen vasikan,
    « Päästä penoun paiväkunnan. »

  20. Voir Vingt-deuxième Runo, note 13.
  21. C’est-à-dire si tu désires les mêmes poissons, le même gibier que tu trouvais dans la maison paternelle.
  22. On voit qu’à l’époque où cette runo fut composée, les moulins à eau existaient déjà dans la localité d’où elle est originaire. Voir Onzième Runo, note 13.
  23. Voir Première Runo, note 2.
  24. Déesse qui préside à la préparation des couleurs, de Sini, couleur, proprement couleur bleue.
  25. Déesse qui préside à la fabrication des tissus, de Kangas, vadmel, drap.
  26. La runo appelle ainsi les Lapons, parce qu’ils portent des chaussures en tissu de paille.
  27. Voir Vingt-troisième Runo, note 9.
  28. Voir Première Runo, note 14.
  29. « Joist’ei syöen syömät puutu,
    « Juoen juomiset vähene. »

  30. C’est-à-dire qui a tiré des bois et des marais les matériaux nécessaires pour construire la maison.
  31. Väinämöinen rend ici hommage à la diligence de l’hôte qui passait la nuit dans les bois, pour y continuer son travail dès le lever du jour.
  32. Voir Quatorzième Runo, note 11.
  33. Manière d’exprimer qu’il s’agissait de beaux et frais poissons ; les autres se coupent plus facilement ; leur chair tombe d’elle-même.
  34. En finnois Patvaskani, celui qui sert d’intermédiaire entre l’époux, l’épouse et la famille de celle-ci. Tout ce qui regarde le cérémonial de la noce est placé sous sa direction.
  35. C’est-à-dire celui qui fait le bonheur, la joie du village.
  36. Voir Quatrième Runo, note 9.
  37. Il s’agit ici de la principale fille d’honneur, de celle qui partage avec le coryphée, comme intermédiaire de la jeune épouse, tous les soins de la noce. On l’appelle en finnois Saajanainen.
  38. Synonyme de Hiitola, demeure de Hiisi, le génie du mal. Voir Sixième Runo, note 3 et Quatorzième Runo, note 12.
  39. Fleuve de Russie sur les bords duquel était située, jadis, la Bjarmie, centre principal et sanctuaire renommé de la nation finnoise.
  40. Voir Dix-huitième Runo, note 3.
  41. Il s’agit ici d’une coiffure très-élevée de forme dont la fille d’honneur orne sa tête pour la circonstance.
  42. « Saajanaisen suu somairen,
    « Kani Suomen sukkulainen,
    « Saajanaisen sirkut silmat,
    « Kuni tahet taivahalla,
    « Saajanaisen kuulut kulmat,
    « Kuni kuu meren-ylmen
    « Oupa meian saajanaisen
    « Kaula kullan kiehkaroissa,
    « Paa kullan vipalehissa,
    « Kaet kullan kaarilö.ssa,
    « Sormet kullan sormuksissa,
    « Korvat kullan helmiloissa,
    « Kulmat kullan solmuloissa,
    « Silmaripset simsukoissa.
    « Luulin kuun kumottavaksi,
    « Kun kumotti kulta-solki,
    « Luulin paivan paistavaksi,
    « Kun sen paistoi paian kaulus,
    « Luulin laivan laikkyväksi,
    « Kun sen läikkyi lakki päässä. »

  43. Allusion aux présents des noces qu’il est d’usage chez les Finnois de faire aux invités.
  44. a et b Voir Seizième Runo.