Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/23

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 212-229).

VINGT-TROISIÈME RUNO

sommaire.
La jeune épouse reçoit ses instructions ; on lui apprend la manière dont elle doit se conduire dans la maison de son époux, et comment elle doit se montrer docile et soumise vis-à-vis de son beau-père et de sa belle-mère. — Une vieille femme, une vieille mendiante intervient, et dans le but de tracer un sombre tableau du mariage, elle raconte les diverses phases de sa vie, comme jeune fille et comme femme ; elle rappelle les cruels traitements qui l’ont forcée à déserter la maison conjugale et à mener une vie errante et misérable à travers le monde.

Maintenant, il faut instruire la jeune fille ; la fiancée doit recevoir sa leçon. Qui instruira la jeune fille, qui fera la leçon à la fiancée ?

Osmotar[1], la digne épouse, Kalevatar[2], la belle femme, instruira la jeune fille, fera la leçon à l’enfant sans appui[3]. Elle lui apprendra avec quelle sagesse elle doit agir pour vivre honorée dans la maison de son époux, dans l’habitation de son beau-père. Elle éleva la voix, et elle dit : « Ô fiancée, ma jeune sœur, ma verte tige bien-aimée, écoute ce que je vais te dire, écoute les leçons que je vais te donner. Tu pars, maintenant, pour un long voyage, ô belle fleur, tu te mets en route, ô fraise des bois, tu t’envoles loin de nous, ô fin duvet, tu nous quittes, à tissu de velours, tu t’en vas loin de cette grande habitation, de cette belle maison, pour te rendre dans une autre demeure, au milieu d’une famille étrangère. Ta position y sera bien différente. Tu devras y marcher avec prudence, t’y conduire avec réflexion ; tu ne pourras point, comme dans la maison de ton père, comme dans la demeure de ta mère, courir, en chantant, à travers les vallées, gazouiller sur les routes.

« En abandonnant ces lieux, n’oublie pas d’emporter avec toi tout ce qui t’appartient, tout, excepté trois choses : le sommeil superflu pendant le jour, les douces paroles de ta mère, le pain d’écorce toujours frotté de beurre[4] !

« Oui, souviens-toi de tout emporter ; mais laisse ta provision de sommeil aux filles de la maison, laisse-la au coin de la cheminée ; laisse tes chants sur le banc[5], tes chants joyeux sur la fenêtre, tes enfantillages sur le balai, ta capricieuse insouciance sur le lit, tes mauvais penchants sur le foyer, ta paresse sur le plancher ; ou bien offre-les à ta compagne de noces[6], dépose-les sur ses bras, afin qu’elle les emporte dans le bois, qu’elle les cache au milieu des bruyères.

« Tu devras prendre de nouvelles habitudes et oublier les anciennes : abandonner l’amour de ton père pour te contenter de l’amour de ton beau-père ; faire des révérences plus profondes, prodiguer les bonnes paroles.

« Tu devras prendre de nouvelles habitudes et oublier les anciennes : abandonner l’amour de ta mère pour te contenter de l’amour de ta belle-mère ; faire des révérences plus profondes, prodiguer les bonnes paroles.

« Tu devras prendre de nouvelles habitudes et oublier les anciennes : abandonner l’amitié de ton frère pour te contenter de l’amitié de ton beau-frère ; faire des révérences plus profondes, prodiguer les bonnes paroles.

« Tu devras prendre de nouvelles habitudes et oublier les anciennes : abandonner l’amitié de ta sœur pour te contenter de l’amitié de ta belle-sœur ; faire des révérences plus profondes, prodiguer les bonnes paroles.

« Si le vieillard est comme un loup dans son coin[7], si la vieille est comme un ours dans la chambre, si le beau-frère est comme un serpent sur le seuil, si la belle-sœur est comme un clou dans la maison, tu n’en dois pas moins leur témoigner un respect et une déférence semblables à ceux que tu témoignais à ton père, que tu montrais à ta mère, sous le toit de ton enfance.

« Il faudra, désormais, que tu aies l’esprit pénétrant, la tête solide, la pensée toujours attentive, l’intelligence toujours ouverte ; il faudra que le soir, tu aies l’œil prompt pour prendre soin du feu, que le matin, tu aies l’oreille alerte pour entendre le chant du coq. Quand le coq chante une première fois, et avant qu’il ait chanté une seconde fois, c’est le moment, pour les jeunes, de se lever, pour les vieux, de goûter le repos.

« Et si le coq ne chante point, si l’oiseau du père de famille ne fait point entendre sa voix, que la lune te serve de coq, qu’Otawa[8] te donne le signal ! Va donc, souvent, hors de la maison pour regarder la lune, pour observer les étoiles !

« Quand Otawa se lève, la tête tournée vers le sud, la queue vers le nord, le moment est venu pour toi de quitter la couche de ton jeune époux, de te séparer de ton jeune fiancé, pour tirer le feu de la cendre, pour en extraire les charbons, pour souffler sur les éclats de bois et les allumer habilement, sans les répandre autour du foyer.

« Mais, s’il ne reste plus de feu sous la cendre, si tous les charbons sont éteints, adresse-toi doucement à ton bien-aimé, à ton bel époux : Donne-moi du feu, mon cher époux, donne-moi du feu, ma jolie fraise !

« Et quand il t’aura donné un petit caillou de silex, un petit morceau d’amadou, fais aussitôt jaillir l’étincelle, et allume la päret[9], sur son chevalet. Puis, va nettoyer l’étable, porte la pâture aux bestiaux. Déjà, la vache de ta belle-mère mugit, le cheval de ton beau-père hennit, la vache de ta belle-sœur secoue ses entraves, le veau de ton beau-frère brame ; ils soupirent après celle qui leur donnera le foin, qui leur distribuera le trèfle.

« Parcours l’étable et la basse-cour, le corps incliné, donne la paille aux vaches, la boisson aux pauvres veaux[10], le foin choisi aux poulains, le foin délicat aux agneaux ; ensuite, ne traite point durement les porcs, ne repousse point du pied les petits cochons ; remplis l’auge pour les porcs, remplis l’auge pour les petits cochons.

« Mais, ne perds point ton temps dans l’étable, ne t’y attarde point inutilement. Quand tu l’auras nettoyée, quand tu auras distribué leur ration aux bestiaux, hâte-toi d’en sortir ; reviens comme un ouragan de neige[11] dans la chambre ! Là, l’enfant, le tendre nourrisson commence à pleurer dans son berceau. Il ne peut parler, le pauvre petit, il ne peut dire s’il a faim ou s’il a froid, ou si quelque chose d’extraordinaire lui est arrivé, avant que celle qu’il connaît ne soit venue, avant que la voix de sa mère n’ait frappé son oreille[12].

« Mais, en rentrant dans la chambre, apportes-y quatre choses : un baquet d’eau dans tes mains, un balai de bouleau sous ton bras, un éclat de bois enflammé dans ta bouche ; tu seras toi-même la quatrième.

« Mets-toi alors à nettoyer, à balayer le plancher ; arrose-le ; mais garde-toi de jeter de l’eau sur l’enfant ; fais attention à lui, lors même qu’il serait l’enfant de ta belle-sœur ; place-le sur un banc, lave-lui le visage, peigne-lui les cheveux ; donne-lui un morceau de pain étendu de beurre ; et si le pain manque à la maison, mets-lui dans la main un copeau de bois.

« Puis, tu laveras la table, au plus tard, à la fin de la semaine. N’oublie pas alors d’en laver les bords et les pieds. Tu laveras ensuite les bancs, tu époussèteras les murs avec le balai de plume, les bancs avec leurs angles, les murs avec leurs jointures.

« Toute la poussière qui se trouve sur la table, toute celle qui souille la fenêtre, enlève-la avec le balai de plume, essuie-la avec un torchon mouillé, pour qu’elle ne s’envole pas aux alentours, pour qu’elle ne monte pas jusqu’au plafond.

« Fais tomber la suie du plafond, abats la suie du poêle, sans en oublier ni la poutre principale, ni les soliveaux, afin que la chambre devienne propre et luisante, comme il convient dans une maison bien ordonnée !

« Écoute, ô jeune fille, ce que je te dis, prête l’oreille à mes paroles : ne te livre point à tes occupations sans vêtements, ne fais point le ménage sans chemise, ne va point sans mouchoir à ton cou, sans souliers à tes pieds ; ton fiancé pourrait en être choqué, ton jeune époux pourrait s’en irriter.

« Sois remplie de soins pour les sorbiers de la maison[13]. Les sorbiers de la maison sont sacrés, sacrées sont ses branches et ses feuilles, plus sacrés encore ses fruits, car c’est par eux que la jeune fille est enseignée, que l’enfant sans appui est formée, d’après le goût de son fiancé, d’après le cœur de son époux[14].

« Écoute avec l’oreille fine de la souris, marche avec les pieds rapides du lièvre, courbe ton jeune cou, ton cou blanc et pur comme un tendre genévrier, comme un frais rameau de putier !

« Sois toujours vigilante, toujours vigilante et attentive ; garde-toi de te laisser aller à la paresse, de t’étendre nonchalamment près du poêle, de tomber endormie sur ton lit !

« Si ton beau-frère revient de la charrue, si ton beau-père revient de son enclos, si ton époux bien-aimé revient d’abattre du bois, tu dois leur présenter de l’eau pour se laver, leur tendre la serviette, t’incliner devant eux bien humblement, leur adresser de douces paroles !

« Si ta belle-mère revient de l’aitta[15] avec la corbeille à farine sous le bras, cours au devant d’elle jusque dans la cour, salue-la bien humblement, prends-lui sa corbeille et porte-la toi-même dans la chambre.

« Lorsque tu ne sauras, lorsque tu ne comprendras pas toi-même de quelle manière il faut remplir ta tâche, exécuter l’ouvrage confié à tes soins, demande conseil à la vieille femme : Comment faut-il remplir ma tâche, comment faut-il exécuter mon ouvrage ?

« La vieille femme te répondra avec précision, ta belle-mère te dira : Pour remplir ta tâche, pour exécuter ton ouvrage, voici ce que tu dois faire : d’abord, tu pileras le grain, tu moudras la farine, tu tourneras activement le moulin à main, puis, tu iras chercher de l’eau, tu pétriras la pâte ; tu allumeras le feu, tu feras cuire le pain et les épais gâteaux ; enfin, tu nettoieras les terrines, tu rinceras les écuelles à lait.

« Et quand tu auras reçu ainsi les instructions de ta belle-mère, tu prendras le grain séché sur la dalle et tu te rendras dans la chambre du moulin. Là, garde-toi de crier avec ta propre voix, de chanter avec ta propre gorge ; le cri de la manivelle, le chant de la meule devront seuls se faire entendre. Garde-toi aussi, tandis que tu moudras, de soupirer, de geindre trop bruyamment, de peur que ton beau-père ne croie, que ta belle-mère ne pense que tu soupires de dépit, que tu geins par pure malice.

« Ensuite, tu tamiseras la farine avec soin, et tu l’apporteras sur un plateau, pour la verser dans la huche ; puis, tu prépareras habilement le pain, veillant à bien mêler la pâte et à ce qu’il n y reste aucun grumeau.

« Si tu vois le seau renversé, tu le prendras sur ton épaule, tu mettras le puisoir sous ton bras, et tu iras chercher de l’eau. Mais, une fois que le seau sera rempli, tu te hâteras de revenir à la maison, tu y reviendras rapide comme le vent du printemps ; de peur que si tu l’attardais près de la source, ton beau-père ne crût, ta belle-mère ne supposât que tu y restais pour te mirer dans l’eau, pour contempler avec plaisir la beauté de ton visage dans la glace limpide.

« Lorsque tu iras au bûcher chercher du bois, garde-toi de le trier avec fracas ; prends les bûches au hasard, même celle de tremble[16], et enlève-les doucement, de peur que ton beau-père, que ta belle-mère n’imputent le bruit que tu ferais, en les choisissant, à un mouvement de colère !

« Lorsque tu iras dans l’aitta[17] chercher de la farine, n’y reste pas trop longtemps, de peur que ton beau-père ne croie, que ta belle-mère ne suppose que tu distribues la farine aux femmes du village !

« Lorsque tu entreprendras de nettoyer les vases, les jattes à lait, laves-en soigneusement les parois intérieures et extérieures, les bords et les anses ; lave aussi les cuillers, sans en oublier les manches !

« Tu feras le compte de tes cuillers et celui de tes vases, afin que les chiens ne puissent les disperser, les chats les égarer, les oiseaux de l’air les enlever ; afin que les enfants n’y mettent point le désordre ! Les enfants, les petites têtes ne manquent pas dans le village, qui sont tout disposés à déranger les vases, à perdre les cuillers.

« Lorsque le bain du soir sera chauffé, tu prépareras l’eau et les paquets de verges de bouleau, et tu te garderas d’y mettre trop de temps, de peur que ton beau-père ne croie, que ta belle-mère ne suppose que tu te vautres paresseusement sur le lit de l’étuve, sur le banc noir[18] !

« Et quand tu reviendras du bain dans la chambre de famille, tu inviteras ton beau-père à s’y rendre : « Ô mon cher beau-père, déjà le bain est chauffé, l’eau et les paquets de verges de bouleau préparés ; le lit bien propre ; va donc, et baigne-toi tant qu’il te plaira, lave tout ton corps à ton gré ; je jetterai moi-même l’eau sur le fourneau brûlant, je me tiendrai sous le lit[19] pour te servir. »

« Lorsque le moment de tisser sera venu, tu n’iras point chercher des doigts dans le village, des instructions derrière la colline[20], des auxiliaires dans une autre habitation ; tu n’emprunteras point de navette à des étrangers ; tu tisseras toi-même avec tes propres doigts, tu amolliras le fil, tu le corderas, tu l’enrouleras sur le métier, que tu mettras ensuite avec force, avec adresse, en mouvement ; et tu te façonneras un surtout de vadmel, une robe de laine, tu les façonneras avec la laine d’une brebis née pendant l’hiver, la laine d’une brebis née pendant l’été, la toison d’un agneau né au printemps.

« Écoute-moi, tandis que je te parle, écoute mes derniers conseils ! brasse une bière mousseusse, une bière agréable au goût, avec un seul grain d’orge, avec un seul morceau de bois à moitié brûlé[21].

« Lorsque tu prépareras le malt, ne te sers point pour le remuer, pour le mêler, d’un crochet ou d’un bâton, sers-toi de tes propres mains, de tes propres doigts ; visite-le souvent dans l’étuve[22], et veille à ce qu’il ne souffre aucun dommage, à ce que le chat ne vienne point audacieusement s’y coucher. Que les loups, que les bêtes sauvages ne t’effrayent point lorsque tu iras dans l’étuve, même au milieu de la nuit !

« Lorsqu’un étranger se présentera, n’en éprouve aucune colère ! Une maison bien ordonnée a toujours des provisions en réserve pour l’étranger, soit un morceau de viande, soit des tranches de pain ou de gâteau. Invite-le donc à s’asseoir, et cause amicalement avec lui, nourris-le de tes paroles, tandis que l’on préparera son repas !

« Et quand il quittera la maison, quand il prendra congé de toi, garde-toi de le reconduire au delà de la porte, de peur que ton époux, que ton beau fiancé n’en soit irrité !

« Si, parfois, il te prend envie de faire une visite dans le village, ne sors point avant d’en avoir obtenu la permission. Et quand tu seras dans une maison étrangère, montre-toi circonspecte dans tes paroles ; ne blâme point ce qui se passe sous ton propre toit, ne décrie point ta belle-mère.

« Si les jeunes femmes du village ou d’autres lieux t’adressent cette question : « Ta belle-mère te donne-t-elle du beurre aussi généreusement que ta mère t’en donnait autrefois ? » Réponds toujours affirmativement, lors même que tu n’en aurais reçu qu’une seule fois dans tout l’été, et que ce beurre datât déjà du précédent hiver !

« Écoute-moi, tandis que je te parle, écoute mes derniers conseils ! En quittant cette maison, pour aller dans une autre demeure, n’oublie point ta mère, ne méprise point ta nourrice, car c’est ta mère qui t’a donné le jour, qui t’a nourrie du lait de son beau sein, de la substance de sa propre chair. Combien de nuits n’a-t-elle point passées sans sommeil, combien de repas n’a-t-elle point oubliés, lorsqu’elle te berçait, lorsqu’elle prenait soin de son petit enfant !

« Celle qui oublie sa mère, qui méprise sa nourrice n’ira point à Manala[23], ne descendra point dans Tuonela[24], avec une bonne conscience. Un juste, un dur châtiment l’y attend. Les filles de Tuoni la maudiront, les vierges de Mana l’accableront de leur colère : « Comment as-tu pu oublier ta mère, mépriser ta nourrice, ta mère qui t’a portée dans son sein, au milieu de tant d’angoisses, qui a si cruellement souffert lorsque étendue, dans la chambre de bain, sur sa couche de paille[25], elle t’a mise au monde[26] ! »

Il était, sur le plancher de la chambre, une femme, une vieille femme, vêtue d’un long manteau, une vagabonde du village ; elle éleva la voix et elle dit :

« Le coq chante pour sa bien-aimée, le fils de la poule chante pour sa belle, la corneille chante aux jours de tempête, elle chante à l’arrivée du printemps. Je voudrais, moi aussi, pouvoir chanter ; ma voix devrait se faire entendre au lieu de leur voix. Ils ont une amie dans leur demeure, ils possèdent toujours auprès d’eux un objet adoré ; mais, moi, je suis sans asile et sans ami, je passe ma vie dans un malheur sans fin.

« Écoute, ma petite-sœur, ce que j’ai à te dire : quand tu seras arrivée dans la maison de ton fiancé, garde-toi de te soumettre, comme je l’ai fait moi-même, infortunée, à sa volonté ! Oui, je me suis montrée trop docile aux ordres de mon époux, à sa voix d’alouette[27], je me suis courbée sous la puissance de l’homme superbe.

« Jadis, j’étais une fleur, une belle fleur des bruyères, j’étais un gracieux rejeton, une svelte tige, dans les jours de ma jeunesse et de mon enfance ; on me flattait, on me caressait des noms de jolie baie, de gruau d’or ; mon père m’appelait charmante colombe, ma mère oie succulente, mon frère oiseau des ondes, ma sœur gai rossignol. Je cheminais, telle qu’une fleur, sur la route, telle qu’une fraise à travers les champs ; je parcourais les rivages sablonneux, les collines fleuries, je chantais dans chaque vallée, je gazouillais à la cime de chaque montagne, je jouais dans les bosquets, je folâtrais au milieu des forêts défrichées.

« Mais la bouche attira le renard dans le piége, la langue attira l’hermine dans le filet[28] ; le penchant, l’habitude attirèrent la jeune fille dans une maison étrangère, dans la maison d’un époux. Oui, la jeune fille naît, la jeune fille grandit pour devenir une femme dans la maison d’un époux, pour devenir esclave dans la maison d’un beau-père.

« Et je partis, tendre baie, pour un autre pays ; je fus emportée, léger arbrisseau, vers d’autres lacs ; je m’y rendis, pauvre myrtille, pour y être broyée, fraise délicate, pour y être maudite. Aucun arbre qui ne m’ait blessée, aucun aulne qui ne m’ait déchirée, aucun bouleau qui ne m’ait piquée, aucun peuplier qui ne m’ait mordue.

« Ainsi, je suivis mon époux dans sa maison, je fus emmenée dans la demeure de mon beau-père. On m’avait dit, au moment du départ, que j’y trouverais deux étages, chacun de six chambres, en bois de sapin ; que sur la lisière de la forêt s’élevaient des aittas[29] ; que la route y était bordée de prés fleuris, les montagnes de champs d’orge, les bruyères de champs d’avoine ; que l’on y gardait de nombreux coffres remplis de blé sec, d’autres remplis de blé vert ; que de riches trésors d’argent y étaient rassemblés, que d’autres y étaient attendus.

« Et, dans mon ignorance naïve, je donnai mon consentement et je partis. La maison croulante était étayée de six pieux, de sept poutres ; les champs défrichés ne produisaient que des malheurs ; les bosquets étaient vides d’affection ; je ne recueillis sur la route que des chagrins, dans les bois que des tourments ; les coffres étaient remplis de haine, et, au lieu d’argent, on ne me donna, on ne me laissa espérer que de dures paroles[30].

« Cependant, je ne perdis point courage ; je me soumis à mon sort, comptant ainsi me concilier l’estime et l’affection. J’allumai le feu dans la chambre, j’allai chercher des éclats de bois[31], heurtant mon front, heurtant ma tête contre les portes ; mais aux portes je ne rencontrai que des regards farouches et haineux ; je les rencontrai de même près de la cheminée, et sur le plancher, et dans toute l’étendue de la chambre. Le feu jaillissait de la bouche, la flamme grondait sous la langue de mon dur, de mon impitoyable maître.

« Je ne me laissai point abattre encore ; je me résignai à vivre ainsi, cherchant à captiver les bonnes grâces, et me conduisant en tout comme un humble et docile élève. Je courais avec les pieds du lièvre, je bondissais avec la légèreté de l’hermine ; je me couchais tard, je me levais avant l’aurore ; mais, malgré tous mes efforts, je ne parvins pas à gagner la considération, à recueillir des preuves d’amour ; je n’y serais point parvenue, lors même que j’eusse secoué les montagnes, mis en pièces les rochers.

« C’est en vain que je travaillais à moudre du grain en abondance, que je me consumais à le broyer, pour qu’il fût mangé par ma cruelle belle-mère, dévoré par sa bouche fumante de colère, c’est en vain que je la servais à la place d’honneur de la table, dans un vase à bordure d’or ; je n’avais à manger, pauvre misérable, que les restes de farine ramassés sur la pierre de la meule ; ma table était la dalle du foyer, ma cuiller la longue cuiller de la chaudière.

« Souvent, triste épouse, dans la maison de mon époux, je rapportais de la mousse et je m’en faisais du pain[32] ; je tirais de l’eau du puits, et je la buvais dans le seau. Si je voulais manger du poisson, une seule petite ablette, je devais la pêcher moi-même ; jamais ma belle-mère ne m’en donnait, ne fût-ce que pour un seul jour, pour un seul repas.

« Pendant l’été, je fauchais le foin ; pendant l’hiver, je battais le grain, comme une femme de journée ordinaire, comme un esclave gagé. Mon beau-père me donnait toujours et partout le plus grand, le plus lourd fléau, sans penser jamais que je pusse être fatiguée, que je pusse être à bout de forces, bien que déjà les hommes fussent épuisés, que les chevaux tombassent de lassitude.

« Ainsi je travaillais, pauvre fille, ainsi je consumais toutes mes forces ; et, quand le temps de se reposer était venu, on m’envoyait au feu, on souhaitait de me voir en sa puissance[33].

« Sans raison aucune, on me diffamait, on répandait des bruits odieux contre ma moralité, contre mon honneur ; ces bruits, ces mensonges tombaient sur moi comme des étincelles aiguës, comme une grêle de fer.

« Mais, cette fois encore, je ne me désespérai pas ; je continuai de vivre dans la société de cette vieille sans cœur, de cette gorge qui vomissait la flamme. Cependant, mon sort cruel devait empirer encore, mes chagrins devenir plus poignants : je vis mon époux se changer en loup, mon beau fiancé se changer en ours ; il me tourna le dos au lit, à table, et pendant les heures de son travail.

« Je pleurai amèrement ce nouveau malheur, retirée dans la solitude de mon aitta. Et je me souvins de mes anciens jours, de ma vie d’autrefois dans les grands domaines de mon père, dans la maison de ma douce mère. Et je dis, et je chantai : « Ma mère a bien pu faire germer la pomme, provoquer l’essor de la tendre tige, mais elle n’a pas su la transplanter ; elle lui a choisi, près de la dure racine du bouleau, un terrain aride, un endroit fatal, en sorte qu’elle a dû pleurer, qu’elle a dû se lamenter tous les jours de sa vie. »

« J’étais digne, assurément, d’être mieux placée, d’occuper un enclos plus étendu, une maison plus vaste ; je méritais un meilleur compagnon, un époux plus brillant. Mais, je me suis attachée à cet homme grossier et lourd, à cet homme dont le corps était emprunté de la corneille, le nez du corbeau, la bouche du loup vorace, toute la personne de l’ours.

« Il m’eût été facile d’en trouver un semblable, si j’eusse seulement franchi la colline. J’aurais rencontré sur la route un bloc de bois résineux, un tronc d’aulne pourri ; et je lui aurais fait un grouin de tourbe, une barbe de méchante mousse de sapin, une bouche de pierre, une tête d’argile, des yeux de charbons brûlants, des oreilles de champignons cueillis sur un bouleau, des pieds d’un saule à deux troncs.

« Tandis que je pleurais ainsi, que je soupirais mes chagrins, il m’arriva d’entendre mon époux approcher ; je le reconnus au bruit de ses pas, sur l’escalier de l’aitta : les poils de son front flamboyaient, bien qu’il n’y eût point de feu, ses cheveux flottaient, bien qu’il n’y eût point de vent ; il grinçait des dents et il roulait les yeux d’une façon horrible. Il tenait une branche de sorbier à la main, un bâton sous le bras, et il m’en frappa violemment sur la tête.

« Quand le soir fut arrivé, quand il alla se coucher, il prit à côté de lui un paquet de verges, un fouet de cuir suspendu à un clou, pour mon compte à moi, pauvre malheureuse.

« Et j’allai aussi me coucher à mon tour ; je m’étendis près de mon époux ; il se recula un peu pour me faire place ; mais il me fit sentir suffisamment la dureté de son coude, la brutalité de ses mains, l’épaisseur de ses verges d’osier, le manche de son fouet garni d’os de morse.

« Je me levai de cette couche froide, de ce lit de glace ; mon époux se précipita sur moi ; il me jeta brutalement à la porte, me saisissant par les cheveux, et les dispersant au vent, les donnant en proie au souffle du printemps.

« À qui pouvais-je alors demander conseil ? De qui pouvais-je invoquer le secours ? Je me fabriquai des souliers d’acier, et je les attachai à mes pieds avec des courroies de cuivre. Puis, j’attendis derrière la porte que le furieux s’apaisât, que sa colère se calmât ; mais le furieux ne s’apaisa point, sa colère persista.

« Enfin, le froid commença à me saisir ; et je me mis à réfléchir, à méditer : en vérité, je ne puis rester plus longtemps sous le poids de la haine et du mépris, dans ce repaire de Lempo[34], dans ce nid de démons !

« Et je quittai mon habitation bien-aimée, j’abandonnai ma chère maison[35] ; et je pris ma course à travers les marais et les collines, à travers les grands et vastes golfes ; et j’arrivai à la limite des champs de mon frère. Là, les sapins arides, les pins à la cime touffue se mirent à murmurer, les corneilles à croasser, les chats à miauler : « Ce n’est point ici ta maison, ce n’est point ici le lieu de ta naissance ! »

« Sans m’inquiéter de ces cris, je pénétrai jusques dans l’enclos de mon frère. Les grilles prirent la parole, le champ exhala des voix plaintives : « Pourquoi viens-tu ici ? Qu’as-tu à y demander, pauvre femme ? Depuis longtemps ton père est mort, depuis longtemps ta douce mère a succombé ! Ton frère n’est plus pour toi qu’un étranger, la femme de ton frère est semblable à une Wenakko[36]. »

« Je ne pris aucun souci de cet avertissement, et m’avançant jusques vers la maison, j’appuyai la main sur le bouton de la porte. Le bouton me parut de glace.

« Quand la porte fut ouverte, je restai debout sur le seuil. La maîtresse de la maison avait l’air fier ; elle ne vint point à moi pour m’embrasser, elle ne me tendit point la main. Je lui témoignai la même tendresse ; je n’allai point à elle pour l’embrasser, je ne lui tendis point la main. Je tendis la main au foyer ; sa dalle était froide ; je tendis la main à la dalle ; son charbon était froid.

« Mon frère était étendu sur le banc, à l’angle de la cheminée ; une suie épaisse couvrait sa tête, ses épaules, tout son corps.

« Il adressa la parole à celle qui arrivait, il interrogea l’étrangère : « Viens-tu d’au delà du golfe, ô étrangère ? » Je répondis ces seuls mots : « Ne reconnais-tu point ta sœur ? Nous sommes les enfants d’une seule mère ; nous avons été couvés par le même oiseau, élevés

par la même oie, nous sommes sortis du nid de la même gelinotte. »

« Alors, mon frère se mit à pleurer, à verser des larmes amères, et il dit à sa femme, il murmura à sa bien-aimée : « Donne à manger à ma sœur ! »

« La femme de mon frère, au regard louche, me servit un plat de choux dont le chien avait déjà léché la graisse, enlevé le sel, dont Musti[37] avait déjà fait son repas.

« Mon frère dit à sa femme, il murmura à sa bien-aimée : « Apporte de la bière à l’étrangère ! » La femme de mon frère, au regard louche, m’apporta de l’eau, une eau malpropre, et dans laquelle ses sœurs et ses frères s’étaient lavé le visage et les mains.

« Je pris congé de mon frère, je dis adieu au lieu de ma naissance ; et je me mis à errer, infortunée, à travers le monde, à traîner ma misère de rivage en rivage, frappant à des portes inconnues, à des grilles étrangères, et laissant mes pauvres enfants à la garde des autres.

« Et, maintenant, grand est le nombre de ceux qui me poursuivent de leur mépris, qui m’accablent de leurs injures ; il en est peu, au contraire, qui m’adressent des paroles amies, qui me traitent avec douceur, qui m’offrent une place à leur foyer, lorsque je reviens de la pluie, lorsque je cherche un abri contre le froid ; les plis de ma robe sont couverts de frimas, les plis de ma pelisse sont roidis par la gelée.

« Non, durant les jours de ma jeunesse, lors même que cent, que mille langues me l’eussent prédit, je n’eusse jamais cru que tant de malheurs me fussent réservés, qu’un destin aussi cruel dût fondre sur moi. »

  1. Fille d’Osmo.
  2. Fille de Kaleva.
  3. C’est-à-dire qui va être privée de l’appui de ses propres parents.
  4. C’est-à-dire ces trois priviléges dont tu jouis ici ne te suivront point dans la maison de ton époux. Citons l’original :

    « Kun lahet talosta tåstå,
    Muista kaikki muut kalusi.
    Ne kolme kotihi in heitä :
    Paivan päaliset unoset,
    Emon armahat sanaset,
    Joka kiruun pettåjäiset ! »

  5. Les chants lyriques des jeunes filles comme ceux des enfants sont en médiocre estime auprès des gens âgés qui cultivent exclusivement les grandes runot épiques. C’est pourquoi, en toute circonstance solennelle et qui exige un esprit plus mûr, on les invite à y renoncer. Le Kalevala fournit de nombreux exemples de cet usage.
  6. Fille d’honneur.
  7. Note de Wikisource : Référence à une note qui n’existe pas : Voir page 70, note 1.
  8. Voir Première Runo, note 23.
  9. Voir Onzième Runo, note 11.
  10. Aux veaux malades.
  11. Avec la rapidité de l’ouragan.
  12. Ce passage 2, dans l’original, un charme exquis.

    « Siell’on lapsi itkemässä
    Pieni peitetten Sisässä,
    Eikà lausu lapsi rukka,
    Saata Kieletöin sanoa,
    Onko vilu, taikka nälkä,
    Tahi muu tapahtumainen,
    Ennen kun tulevi tuttu,
    Kuulevi emonsa äänen. »

  13. Le sorbier, comme il a déjà été dit, était regardé chez les Finnois comme un arbre sacré. Leur mythologie lui donne pour gardienne et protectrice une des suivantes de Tapio, dieu des forêts, nommée Pihlajatar.
  14. C’est-à-dire apprend comment elle doit plaire à son époux.
  15. Voir Première Runo, note 12.
  16. Le bois préféré pour le feu des poêles finnois est celui de sapin et de bouleau ; le bois de tremble n’est employé qu’à son défaut.
  17. Voir Première Runo, note 12.
  18. Le banc du bain est noirci par la vapeur qui s’exhale des cailloux amoncelés sur le fourneau.
  19. Dans les bains finnois, le lit est très-élevé et forme comme une estrade.
  20. La colline sur le penchant de laquelle est bâtie la maison.
  21. Manière de recommander l’économie.
  22. Le malt se prépare ordinairement dans la chambre de bain où la chaleur favorise la germination.
  23. Voir Quatrième Runo, note 15.
  24. Voir Quatrième Runo, note 16.
  25. Les femmes des Finnois accouchent ordinairement dans la chambre de bain ; la chaleur qui rayonne du fourneau, la douce vapeur qui les enveloppe aident à leur délivrance.
  26. Cette longue suite de leçons et de conseils forme un chant spécialement destiné aux jeunes fiancées, et qui s’appelle chant de l’enseignement : Opastus virsi. Celui qui suit et dont le but est de faire ressortir tous les inconvénients et les dangers du mariage, s’appelle chant de la bru : Miniän virsi.
  27. Séduisante et perfide comme Île chant de l’alouette.
  28. C’est-à-dire les paroles séduisantes attirèrent la jeune fille dans le piége, dans le filet du mariage.
  29. Voir Première Runo, note 12.
  30. L’original est singulièrement expressif ; j’ai cherché autant que possible à le traduire fidèlement.

    « Tupa oli Kuuella tuella,
    « Scitsemällå seipahällå,
    « Ahot täynnå armotuutta,
    « Lehot tåynnä lemmetyyttå,
    « Kujat Kurjan huoliani,
    « Metsåt mieliä pahoja,
    « Purnut puitua vihoa,
    « Toiset purnut puimatointa,
    « Sata saatuja sanoja,
    « Sata toinen saatavia. »

  31. Pärtet, voir Onzième Runo, note 11.
  32. Dans les temps de disette, les Finnois font encore aujourd’hui du pain avec de l’écorce de bouleau broyée ou mêlée avec de la farine de seigle ; on appelle ce pain, pain de misère.
  33. « Jo tulehen tuomittihin
    « Sen katehen kaskettihin. »

    Mot à mot : On me condamnait au feu, on m’ordonnait d’aller dans ses mains. Ce qui signifie, sans doute : On souhaitait de me voir brûler, ou comme nous disons vulgairement : On m’envoyait à tous les diables.

  34. Voir Quatrième Runo, note 21.
  35. Il paraît assez étrange, après les sentiments qui viennent d’être exprimés, de voir la fugitive parler en termes si tendres des lieux qu’elle abandonne. Ceci n’est pas rare dans les runot, et s’il y a contradiction, elle n’est qu’apparente, les runot attribuant toujours aux personnes et aux choses les qualités qui devraient essentiellement leur appartenir.
  36. C’est-à-dire dure comme une Moscovite. Wenakko vient de Wenäja, Russie.
  37. De Musta noir, nom de chien.