Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/22

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 200-211).

VINGT-DEUXIÈME RUNO

sommaire.
La nouvelle épouse se dispose à quitter sa famille pour suivre son époux. — Sa mère lui fait un tableau attendrissant des personnes et des choses dont elle va se séparer, et lui montre, sous le jour le plus triste, l’avenir qui s’ouvre devant elle. — La jeune femme s’abandonne à la douleur. — Une vieille femme intervient, et par un long récit des ennuis et des chagrins qu’entraîne le mariage, justifie ses larmes et les rend encore plus amères. — Un jeune enfant prend enfin la parole, et, par la description des avantages qu’elle rencontrera dans la maison d’Ilmarinen, cherche à rassurer et à consoler la pauvre désolée.

Quand on eut suffisamment célébré les noces, quand on eut terminé le festin, les noces de Pohjola, le festin de Pimentola[1], la mère de famille de Pohjola dit à son gendre :

« Pourquoi restes-tu ici, jeune homme à la haute naissance, pourquoi restes-tu ici, ornement du pays ? Restes-tu à cause de la bonté de l’hôte, de la douceur de l’hôtesse, de l’éclat de la maison, des charmes des convives ?

« Non, ce n’est point à cause de la bonté de l’hôte, de la douceur de l’hôtesse, de l’éclat de la maison, des charmes des convives, que tu restes ici ; tu restes ici à cause de la bonté de la jeune fille, de la douceur de la jeune vierge, de l’éclat de ta bien-aimée, des charmes de la vierge à la belle chevelure.

« Ô fiancé, mon cher frère, tu as attendu longtemps, attends encore ! Celle après laquelle tu soupires, celle qui doit être la compagne de ta vie n’est pas encore prête : sa chevelure n’est tressée qu’à moitié, il faut tresser l’autre moitié.

« Ô fiancé, mon cher frère, tu as attendu longtemps, attends encore ! Celle après laquelle tu soupires, celle qui doit être la compagne de ta vie n’est pas encore prête : elle n’a passé qu’une manche de sa robe, il faut qu’elle passe l’autre.

« Ô fiancé, mon cher frère, tu as attendu longtemps, attends encore ! Celle après laquelle tu soupires, celle qui doit être la compagne de ta vie n’est pas encore prête : elle n’a chaussé qu’un seul pied, il faut qu’elle chausse l’autre.

« Ô fiancé, mon cher frère, tu as longtemps attendu, attends encore ! Celle après laquelle tu soupires, celle qui doit être la compagne de ta vie n’est pas encore prête : elle n’a ganté qu’une seule main, il faut qu’elle gante l’autre.

« Ô fiancé, mon cher frère, tu as longtemps attendu, et tu ne t’en es point lassé. Maintenant, celle après laquelle tu soupires, celle qui doit être la compagne de ta vie est prête à te suivre.

« Va donc, Ô jeune fille achetée[2], va, ô colombe vendue ! Maintenant, le moment de ton union est proche, l’heure des adieux va sonner ; car celui qui doit t’emmener est à tes côtés, celui qui doit t’enlever est près de la porte ; l’étalon frémit sous le mors, le traîneau attend la jeune fille.

« Puisque tu as aimé l’argent, puisque tu as été prompte à recevoir le cadeau des fiançailles, à mettre l’anneau à ton doigt, sois prompte aussi à monter dans le traîneau, à t’asseoir dans le beau traîneau ; sois prête à partir, à quitter ces lieux !

« Ô jeune fille, tu n’as point examiné la chose de tous les côtés, tu n’as point épuisé toute la force de ta pensée ; tu ignores si tu n’as pas fait un mauvais marché, si tu ne te prépares pas des larmes éternelles, toute une année de regrets, en quittant l’habitation de ton père, en abandonnant le pays de ton enfance, la maison de ta mère, la demeure de ta nourrice.

« Qu’avait donc pour toi la vie de si difficile dans l’habitation de ton père ? Tu y croissais comme une fleur sur les bords du chemin, comme une fraise dans le champ défriché. Tu y trouvais le beurre, tu y trouvais le lait, en sortant de ton lit ; tu y trouvais le pain de froment, le beurre fraîchement battu, en t’éveillant de ton sommeil : et si le beurre n’était pas de ton goût, tu pouvais te couper une tranche de viande.

« Tu n’avais pas le moindre souci, tu n’avais à te préoccuper de rien ; tu laissais les soucis aux sapins des bois, les préoccupations aux poteaux de la cloison, les chagrins poignants aux pins des marais, les tristes plaintes aux bouleaux des landes stériles. Et tu flottais comme la feuille, tu voltigeais comme le papillon, tu étais comme une baie, comme une framboise, dans le champ de ta mère.

« Maintenant, tu quittes cette maison, tu vas dans une maison étrangère, où commande une autre mère ; tu vas dans un ménage inconnu. Les choses changent avec les lieux ; tu trouveras de la différence dans une autre habitation. La corne n’y rend pas les mêmes sons[3], les portes y grincent autrement sur leurs charnières, soit au seuil de la maison, soit dans la cloison qui l’entoure. Tu ne sais point les ouvrir, tu ne sais point te mouvoir dans l’intérieur de l’enclos, comme les filles qui l’habitent ; tu ne sais point allumer le feu, entretenir la chaleur du foyer, suivant le goût des hommes qui y demeurent.

« Croyais-tu donc, ô jeune fille, pensais-tu que tu t’en allais seulement pour une nuit et que tu reviendrais le lendemain ? Non, tu ne t’en vas point pour une nuit, ni même pour deux nuits, tu t’en vas pour beaucoup plus longtemps ; tu abandonnes, pour toujours, la maison de ton père, tu te sépares, pour toute la vie, de ta mère. L’enclos sera plus long d’un pas, le seuil sera plus haut d’une poutre, lorsque tu reviendras ici, un jour, lorsque tu nous feras une visite[4]. »

La jeune fille soupira, la pauvre jeune fille exhala ses soupirs. Le chagrin gonflait sa poitrine, les larmes lui montaient aux yeux. Elle prit la parole, et elle dit : « Je pensais, je croyais, dans ma vie, je me disais, dans mon âge de fleurs : Tu n’es pas encore femme, tant que tu es soumise à la surveillance maternelle, dans l’habitation de ton vieux père, dans la maison de ta vieille mère ; tu ne seras femme que lorsque tu auras suivi un époux dans sa maison, que tu auras un pied sur le seuil de sa demeure, et l’autre dans son traîneau. Alors, tu deviendras vraiment grande, tu deviendras plus haute d’une tête.

« Oui, tel était l’espoir de ma vie, tel était le but de mon âge de fleurs ; je soupirais après lui comme après une année fertile, comme après un bel été. Et, maintenant, mon espoir est accompli, le moment de mon départ est proche. Déjà, j’ai un pied sur le seuil de la demeure de mon époux, et l’autre dans son traîneau. Mais Je ne saurais expliquer quel changement s’est fait en moi. Non, je ne m’en vais pas avec joie, je ne quitte point avec plaisir cette maison d’or où j’ai passé ma jeunesse, cette maison où j’ai grandi, ces riches domaines de mon père. Je m’éloigne, le cœur gros de chagrins, l’âme pleine de regrets, je vais dans le sein d’une nuit d’automne, je marche, sans laisser de traces, sur le sentier glissant d’une glace de printemps.

« Comment est l’âme, comment sont les pensées des autres fiancées ? Sans doute elles ne ressentent point le chagrin, elles n’éprouvent point les sombres angoisses, comme je les ressens, moi, pauvre infortunée, comme je les éprouve dans un cœur noir comme le charbon, dans une âme noire comme la suie. Le cœur des heureuses, l’âme des favorites du bonheur, sont semblables au crépuscule, à l’aurore d’un jour de printemps. Comment donc est mon âme, comment sont mes pensées ? Elles sont semblables aux bords arides d’un lac, aux franges d’un nuage orageux, à une ténébreuse nuit d’automne, à un sombre jour d’hiver ; elles sont plus sombres encore qu’un jour d’hiver, plus sinistres qu’une nuit d’automne. »

Il était une vieille servante, une habitante éternelle de la maison. Elle éleva la voix et elle dit : « De quoi te plains-tu, ô jeune fille ? Ne te souviens-tu pas que je t’ai dit, que je t’ai répété cent fois : Ne te laisse point charmer par un épouseur, ne te laisse point prendre à sa jolie bouche, à l’éclair de ses yeux, à ses pieds élégants ! L’épouseur a toujours dans la bouche des paroles séduisantes, il a toujours le regard plein de douceur, lors même que Lempo[5] habiterait entre ses mâchoires, que la mort se cacherait entre ses lèvres.

« Oui, je n’ai cessé de donner cette leçon à la jeune fille, de faire entendre ce conseil à ma petite sœur : Quand les grands épouseurs se présenteront, quand les premiers du pays viendront demander ta main, tu dois toujours les refuser, tu dois leur parler pour ton propre compte, et leur répondre ainsi : Je ne suis point, je ne veux point être de celles que l’on emmène comme belles-filles, pour être réduites en esclavage. Une fille comme moi ne peut point vivre esclave, elle ne peut songer à se plier à une volonté étrangère, et à demeurer dans une continuelle dépendance. Si quelqu’un ajoute un seul mot, je lui en répliquerai deux ; si l’on me prend par les cheveux, si l’on cherche à m’entraîner par les boucles de ma chevelure, je saurai bien faire lâcher prise et m’échapper.

« Mais, tu n’as point suivi mon conseil, tu n’as point écouté mes paroles ; tu t’es précipitée, le sachant et le voulant, dans le feu, tu t’es jetée de gaieté de cœur dans la poix ardente, tu t’es empressée de t’asseoir dans le traîneau du renard, dans le traîneau de l’ours, pour être emportée au loin, pour devenir l’esclave éternelle d’un beau-père, l’esclave absolue d’une belle-mère.

« Tu quittes la maison de ton père pour aller à une école, pour être soumise à une épreuve. Cette école sera dure, cette épreuve sera longue. Déjà, la bride est achetée, la chaîne est prête, et ce n’est pas pour d’autres que pour toi, pauvre misérable !

« Bientôt, infortunée, tu éprouveras les dents aiguës de ton beau-père, la langue de pierre de ta belle-mère, les paroles froides de ton beau-frère, les dures moqueries de ta belle-sœur.

« Prête donc l’oreille, à jeune fille, à ce que je te dis, sois attentive à mes paroles. Tu étais comme une belle fleur dans la maison, tu y marchais, semblable à la joie ; ton père t’appelait son rayon de lune, ta mère son rayon de soleil, ton frère l’ornement de l’onde, ta sœur son voile bleu. Maintenant, tu vas dans une autre maison, sous la puissance d’une mère étrangère. Une mère étrangère ne peut être comparée à la véritable mère, une femme étrangère à la véritable nourrice. Rarement, l’étrangère s’exprime avec douceur, rarement, elle conseille avec bienveillance. Ton beau-père t’appellera sapin rabougri, ta belle-mère méchant traîneau, ton beau-frère marche d’escalier, ta belle-sœur rebut des femmes.

« Tu serais à l’aise, il est vrai, si tu pouvais t’échapper, si tu pouvais t’évanouir comme une vapeur, t’élancer hors de la maison comme la fumée, t’envoler comme une feuille ou te dissiper dans les airs comme une étincelle.

« Mais, tu n’es pas un oiseau, pour t’envoler, tu n’es pas une feuille ou une étincelle pour te dissiper dans les airs, tu n’es pas une fumée pour t’élancer hors de la maison.

« Ô jeune fille, ô ma jeune sœur, tu as fait un triste échange ; tu as échangé ton père bien-aimé contre un misérable beau-père, ta douce mère contre une dure belle-mère, ton frère chéri contre un beau-frère bossu, ta bonne sœur contre une belle-sœur à l’œil louche ; tu as échangé ton lit aux fins draps de toile contre un foyer noir de suie, ton eau pure contre l’eau fangeuse du marais, ton rivage sablonneux contre un champ de boue noire, tes charmants bocages contre une lande aride et glacée, tes collines chargées de baies contre les troncs informes d’une forêt défrichée par le feu.

« Croyais-tu, ô jeune fille, pensais-tu, ô tendre colombe, que tes chagrins finiraient, que ta tâche serait achevée lorsque expirerait le soir ; que tu serais emmenée là-bas, seulement pour y coucher et y dormir en repos ?

« Non, tu n’as pas été emmenée là-bas pour y coucher, pour y dormir en repos. Tu devras veiller, tu devras plier sous les chagrins, être envahie par les soucis, accablée par les ennuis.

« Tant que tu ne portais point de bonnet[6] tu vivais libre de chagrins, tant que tu ne portais point de bandeau, tu ne connaissais point les soucis ; le bonnet apporte d’abord les grands chagrins, le bandeau bleu les ennuis, le voile de lin les sombres tourments, les inquiétudes sans fin.

« Que manque-t-il à la jeune fille dans la maison de son père ? La jeune fille est dans la maison de son père comme un roi dans son palais ; le glaive seul lui fait défaut ! Il en est autrement de la belle-fille : la belle-fille est dans la maison de son époux comme le prisonnier en Wenäjä[7], seulement elle n’a pas de gardes.

« Il lui faut travailler sans répit, dépenser toutes ses forces, la sueur coule de son front et inonde son visage ; puis, quand l’heure du repos a sonné, on l’envoie se traîner dans le feu, on la condamne à se morfondre dans le foyer.

« Elle devrait avoir, la pauvre fille, elle devrait avoir le cœur du saumon, la langue de la petite perche, les pensées de la perche des lacs, la bouche de la martre, le ventre de l’ablette, la prudence du canard[8].

« Il n’en est pas une, il n’en est pas neuf parmi les jeunes filles vivant chez leur mère, élevées dans leur famille, qui sachent, qui prévoient d’où viendra celui qui les mangera, d’où surgira celui qui les dévorera, qui dévorera leur char, qui rongera leurs os, qui leur arrachera les cheveux et les jettera aux vents du printemps[9].

« Pleure, pleure, à jeune fiancée, verse des larmes vraiment amères, de longues larmes ; verse, plein Île creux de ta main, les ondes de ta douleur ; verse-les goutte à goutte sur la maison de ton père ; verse des lacs sur le seuil de celui qui t’a élevée, verse un fleuve sur l’habitation, verse des flots sur les solives du plancher ! Si tu ne pleures pas quand c’est le moment de pleurer, tu ne pleureras que trop quand tu reviendras ici, quand tu visiteras de nouveau la maison de ton père, car tu trouveras ton vieux père étouffé par la fumée dans la maison de bain, avec un paquet de feuillage desséché sous le bras[10].

« Pleure, oui, pleure, ô jeune fiancée, verse des larmes vraiment amères ! Si tu ne pleures pas quand c’est le moment de pleurer, tu ne pleureras que trop quand tu reviendras ici, quand tu visiteras de nouveau la maison de ta mère, car tu trouveras ta vieille mère étouffée dans l’étable, morte, avec un lourd fardeau sur les bras.

« Pleure, oui pleure, ô jeune fiancée, verse des larmes vraiment amères ! Si tu ne pleures pas quand c’est le moment de pleurer, tu ne pleureras que trop quand tu reviendras ici, quand tu visiteras de nouveau cette maison, car tu trouveras ton frère à la florissante jeunesse inanimé sur la route, mort dans l’enceinte de l’habitation.

« Pleure, oui, pleure, ô jeune fiancée[11], verse des larmes vraiment amères ! Si tu ne pleures pas quand c’est le moment de pleurer, tu ne pleureras que trop quand tu reviendras ici, quand tu visiteras de nouveau cette maison, car tu trouveras ta sœur bien-aimée étendue morte sur la route de la lessive, avec son battoir sous le bras. »

La jeune fille soupira, la pauvre jeune fille exhala ses soupirs ; et elle commença à pleurer, à fondre en larmes. Elle versa de longues larmes, elle versa, plein le creux de sa main, des ondes de sa douleur, sur la maison de son père ; elle versa des lacs sur le seuil de celui qui l’avait élevée, puis elle dit : « Ah ! mes chères sœurs, mes égales d’autrefois, mes compagnes de jeunesse, prêtez maintenant l’oreille à mes paroles ! J’ignore tout à fait pourquoi je suis livrée en proie à une aussi grande douleur, pourquoi le chagrin s’est abattu sur moi, pourquoi j’ai été entraînée au milieu de ces angoisses, de ces amers soucis.

« Je m’attendais à autre chose, j’avais conçu d’autres espérances dans toutes les années de ma vie. Je m’attendais à voler comme le coucou, à chanter comme lui, sur les collines, lorsque viendrait pour moi le jour présent, lorsque j’aurais atteint ce but désiré. Hélas ! je ne volerai point comme le coucou, je ne chanterai point, comme lui, sur les collines ; je suis semblable au canard sauvage, à l’oie plaintive, lorsqu’ils nagent au milieu des grands golfes, dans l’onde froide, lorsqu’ils s’agitent au sein des lacs couverts de glace.

« Malheur à toi, mon père ! malheur à toi, ma mère ! malheur à vous, mes parents bien-aimés ! Pourquoi m’avez-vous enfantée, pourquoi m’avez-vous nourrie, moi, pauvre infortunée, pour pleurer ces larmes, pour souffrir ces angoisses, pour languir dans ces douleurs, pour être rongée par ces tourments ?

« Il eût été mieux, ô ma pauvre mère, ô ma douce et tendre nourrice, il eût été mieux d’envelopper de langes un tronc d’arbre, de laver des petits cailloux, que de laver ta fille, que d’habiller ta chère enfant, pour ces grands chagrins, pour ces amères douleurs !

« Beaucoup d’autres disent, beaucoup d’autres pensent : La jeune fille est libre de soucis, elle n’est point attristée par le chagrin. Ô hommes bons, ne dites plus, ne répétez plus de telles paroles ! J’ai plus de soucis qu’il n’y a de pierres dans la cataracte, de rameaux d’osier dans une terre stérile, de fleurs de bruyères dans une lande aride. Un cheval ne pourrait les porter, un sabot de fer ne pourrait les traîner, sans que son collier ne fléchît, sans que l’arc de son collier ne tremblât, sous le poids de mes chagrins, pauvre misérable ! de mes noires angoisses. »

Un enfant chante, couché sur le plancher ; un jeune garçon chante du coin du foyer[12]. « À quoi servent les larmes de la fiancée, à quoi servent ses grands chagrins ? Laisse les chagrins au cheval, laisse le cheval châtré pleurer, la bouche au mors de fer gémir, la grande tête se lamenter ; le cheval a une tête plus solide, les os plus durs, la courbe du cou plus forte, tout le corps plus robuste !

« Tu n’as aucune raison de pleurer, de te lamenter. On ne t’emporte point dans un marais, on ne t’entraîne point dans un ruisseau. Si l’on t’enlève à une terre fertile, c’est pour t’emmener dans une terre plus fertile encore ; si on t’enlève à une maison pleine de bière, c’est pour t’emmener dans une maison où la bière est encore plus abondante.

« Si tu regardes de côté, si tu tournes les yeux à droite, tu vois auprès de toi un fiancé, un époux superbe, un homme bon, un cheval solide, une maison richement fournie ; les gelinottes voltigent avec bruit autour du collier de son étalon, les grives se posent et chantent gaiement sur les courroies du joug, six coucous d’or planent sur l’arc du collier, sept petites bêtes bleues chantent sur l’avant du traîneau.

« Ô jeune fille, cesse de te désoler, enfant de ta mère, cesse de gémir ! ton sort ne sera point pire, ton sort sera meilleur à côté du bon laboureur, sous le toit de celui qui sillonne le champ, sous le menton de celui qui donne la nourriture, dans les bras du pêcheur, près du cœur chaud du chasseur d’élan, dans la chambre de bain du chasseur d’ours !

« Tu as reçu en partage le meilleur des époux, le plus brave des guerriers ; ses arcs ne gisent point inactifs, son carquois ne reste point suspendu au clou, ses chiens ne dorment point dans le chenil, ses chiens ne paressent point sur la paille.

« Déjà, trois fois, ce printemps, il s’est éveillé, de grand matin, près d’un tronc d’arbre enflammé, il s’est levé d’un lit de branches de sapin[13] ; déjà, trois fois, ce printemps, la rosée matinale a baigné son visage, l’écorce des arbres a brossé sa tête, les branches desséchées ont peigné sa chevelure.

« Ton époux augmente sans cesse ses troupeaux ; le héros élève son bétail ; ton fiancé possède des bois pleins d’animaux, des collines peuplées de créatures bondissantes qui se baignent dans les sources des rochers ; il possède cent bêtes à cornes, mille bêtes aux mamelles pleines ; il a des amas de grain dans chaque terrain défriché, un coffre rempli de grain sur les bords de chaque ruisseau ; des bois d’aulnes qui lui fournissent du pain, des bords de rivières qui sont autant de champs de blé, des pentes de rochers qui sont autant de champs d’avoine, des rivages qui sont autant de champs de froment ; tous ses amas de pierres sont des piles d’argent, tous ses petits cailloux sont des pièces de monnaie[14]. »

  1. Voir Sixième Runo, note 6.
  2. Chez les anciens Finnois, le mariage était une sorte de marché, dans lequel le jeune homme, qui seul apportait une dot, était censé ainsi acheter sa femme. Toutefois, cet usage trouvait un correctif dans la liberté laissée à la jeune fille d’accepter ou de refuser le prétendant qui demandait sa main. Les runot nous en ont déjà offert un solennel exemple.
  3. La corne du berger.
  4. C’est-à-dire : Tu trouveras de grands changements dans la maison paternelle, quand tu y reviendras.
  5. Voir Quatrième Runo, note 21.
  6. Voir Troisième Runo, note 33.
  7. La Russie.
  8. Traduction littérale, et qui veut dire : Elle devrait avoir la ruse et la hardiesse du saumon, la discrétion de la petite perche, la sagesse de la perche des lacs, la frugalité de la martre et de l’ablette, pour trouver grâce devant son époux.
  9. Toute cette partie de la runo est encore une de ces formules obligées, comme nous en avons déjà vue précédemment. Elle à pour but le représenter, en les exagérant, à la jeune épouse, tous les ennuis qui suivent le mariage, afin de lui inspirer le regret des choses qu’elle va quitter. On l’appelle le chant des larmes (Itketysvirsi).
  10. V. Quatrième Runo, note 1.
  11. On a vu que les runot appellent les jeunes mariées indifféremment jeunes filles vierges, épouses ou fiancées ; elles donnent des noms analogues aux jeunes mariés.
  12. Après la formule propre à faire couler les larmes vient la formule de consolation. La runo la place dans la bouche d’un enfant, comme pour la rendre plus expressive et plus touchante. On l’appelle chant ou paroles de la consolation (Lohdutus-sanat).
  13. C’est à-dire : il a passé toute la nuit dans la forêt, près d’un feu allumé avec des troncs d’arbres, afin de pouvoir y reprendre son ouvrage dès le grand matin.
  14. Tout ce qu’il possède est pour lui une source de richesses.