Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/21

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 191-199).

VINGT ET UNIÈME RUNO

sommaire.
Ilmarinen fait son entrée solennelle dans la maison de sa fiancée. — Il est reçu magnifiquement ainsi que la troupe nombreuse qui l’accompagne. — Le festin de noces est servi. — Wäinämöinen chante pour remercier les hôtes, et attirer sur eux les faveurs de Jumala.

La mère de famille de Pohjola, la vieille femme de Sariola, vaquait à ses occupations, au dehors de la maison. Elle entendit les claquements d’un fouet, du côté du marais, le bruit strident d’un traîneau, du côté du rivage. Elle éleva les regards vers le sud-ouest ; elle tourna la tête vers le soleil, puis elle réfléchit profondément, et elle dit : « Pourquoi cette foule se glisse-t-elle jusqu’à mes pauvres rivages ? Fait-elle partie d’une grande armée ? »

Elle s’avança pour la voir de plus près. Ce n’était point une armée, c’était la grande troupe du fiancé, le gendre marchait au milieu d’elles ; 1l marchait au milieu d’un brillant cortége de noce.

La mère de famille de Pohjola, la vieille femme de Sariola voyant que son gendre arrivait, prit la parole et dit : « Je croyais que le vent soufflait, que les arbres s’écroulaient, que les rivages de la mer grondaient, que le sable se soulevait avec fracas, et je me suis approchée pour mieux voir. Mais, ce n’était point le vent qui soufflait ; ce n’étaient point les arbres qui s’écroulaient, ni les rivages de la mer qui grondaient, ni le sable qui se soulevait avec fracas : c’est le peuple de mon gendre, ce sont les compagnons de mon gendre qui arrivent par centaines.

« Comment reconnaîtrai-je mon gendre au milieu de la foule ! Mon gendre est reconnaissable entre tous. On reconnaît le putier au milieu des autres arbres, le chêne au milieu des hautes futaies ; on reconnaît la lune au milieu des étoiles du ciel.

« Mon gendre monte un étalon noir, un étalon semblable à un loup dévorant, semblable à un corbeau qui fuit avec sa proie, semblable à une alouette aux ailes légères. Six coucous d’or chantent sur son collier, sept oiseaux bleus chantent autour de ses harnais. »

Et, maintenant, un grand bruit se fait entendre du côté du cortège ; les traîneaux roulent avec éclat sur le chemin du puits ; le gendre s’avance avec sa troupe ; il marche au milieu d’elle, au milieu du cortège de noce ; il n’est ni des premiers ni des derniers.

« Allons, garçons, allons, héros, allons, hommes à la plus haute taille, hâtez-vous de dételer les chevaux ; hâtez-vous d’abaisser les timons et d’introduire mon gendre dans la maison ! »

L’étalon du gendre bondit, le brillant traîneau vole comme l’éclair autour de l’habitation du beau-père. Et la mère de famille de Pohjola dit : « Ô esclave salarié, beau journalier du village, détèle le cheval de mon gendre, le cheval au front étoilé, débarrasse-le du train de cuivre, de la ventrière garnie d’étain, du collier fait de jeune osier, et mène-le par ses rênes de soie, sa bride d’argent, mène-le se rouler sur le sol uni, sur la neige fine, sur la terre blanche comme le lait !

« Baigne l’étalon de mon gendre dans la source voisine, la source toujours ouverte, dont l’eau murmure doucement sous la racine du sapin d’or, sous le pin à la riche couronne !

« Présente à l’étalon de mon gendre l’auge d’or, la corbeille de cuivre ; nourris-le avec de l’orge purifié, avec du pain délicat, avec du froment d’été cuit au feu, avec du seigle d’été finement moulu !

« Conduis l’étalon de mon gendre au plus haut râtelier, à la meilleure place, à la place la plus reculée de l’écurie ; attache-le avec des liens d’or, des liens de fer au poteau de bois madré, et sers au bel animal une mesure d’avoine, une autre mesure de fleur de foin, une troisième mesure de fins bourriers !

« Étrille l’étalon de mon gendre avec une brosse d’os de morse[1], en sorte que son poil ne soit point brisé, que sa crinière ne souffre aucun dommage ; étends sur l’étalon de mon gendre une couverture ornée d’argent, un tapis d’or, un tissu frangé de cuivre !

« Garçons du village, jeunes pigeons, introduisez mon gendre dans la maison ; ôtez les chapeaux de vos têtes, ôtez les gants de vos mains !

« Attendez ! Laissez-moi regarder mon gendre, laissez-moi voir s’il pourra entrer dans la maison, sans que l’on enlève la porte, sans qu’on en arrache le châssis, sans qu’on exhausse la traverse supérieure, sans qu’on abaisse le seuil, sans qu’on élargisse les angles du mur, sans qu’on supprime le plus bas soliveau.

« Mon gendre n’entrera point, le don précieux ne pénétrera point dans la tupa, si l’on n’enlève point la porte, si l’on n’en arrache point le châssis, si l’on n’exhausse point la traverse supérieure, si l’on n’abaisse point le seuil, si l’on n’élargit point les angles du mur, si l’on ne supprime point le plus bas soliveau. Mon gendre est plus haut que la porte de toute la tête ; il la dépasse d’une oreille.

« La traverse supérieure doit être exhaussée pour qu’il n’ait point à ôter son bonnet ; le seuil doit être abaissé pour qu’il ne le touche point du talon ; le châssis de la porte doit être élargi ; toutes les portes doivent s’ouvrir d’elles-mêmes, lorsque mon gendre, lorsque l’homme illustre pénétrera dans la maison.

« Sois béni, à Dieu splendide, car voici que mon gendre fait son entrée !

« Attendez ! laissez-moi examiner l’état de la chambre ; Laissez-moi voir si les tables ont été nettoyées, si les bancs ont été lavés, si le plancher a été balayé, si tout y a été mis en ordre.

« J’examine la chambre, et je ne la reconnais plus. De quel bois est-elle construite ? De quel endroit a-t-elle été apportée ? De quoi sont faits ses murs et les ais de son plancher ?

« Les murs latéraux sont faits d’os de hérisson, les murs intérieurs, d’os de renne, le mur qui soutient la porte, d’os de glouton, la traverse supérieure de la porte, d’os d’agneau ; les solives du toit sont faites de bois de pommier, la poutre du foyer, de bois madré, les planches du foyer, de lis des eaux, la voûte du toit, d’écailles de brème ; le grand banc, de fer, les autres bancs, de bois étranger, la table est incrustée d’or, le plancher est revêtu de soie ; le foyer est coulé en cuivre, l’âtre est formé de dalles solides, le toit du foyer, de pierres de la mer, le devant du foyer, de sorbier de Kaleva[2].

Le gendre entra dans la maison ; il pénétra sous la voûte du toit, et il dit : « Fais descendre la paix, ô Jumali, sur cette maison renommée, sur cette belle demeure ! »

La mère de famille de Pohjola dit : « Que la paix soit avec toi aussi, avec Loi qui arrives, maintenant, dans cette petite maison, dans cette humble chaumière, dans cette maison construite en bois de sapin, dans cette habitation faite de bois de pin !

« Écoute, Ô mon esclave, Ô servante gagée du village, Apporte une écorce enflammée, apporte une torche de résine, afin que je puisse regarder mon gendre, que je puisse voir si les yeux du fiancé sont bleus ou rouges, ou blancs comme le yadmel ! »

La petite esclave, la servante gagée du village apporta une écorce enflammée ; elle apporta une torche de résine.

« Le feu crépite dans l’écorce, une fumée noire s’élève de là torche de résine ; elle pourrait obscurcir les yeux de mon gendre, ternir l’éclat de son visage. Apporte un feu flamboyant, un flambeau lumineux. »

La petite esclave, la servante gagée, apporta un feu flamboyant, un flambeau lumineux. Le feu répandit une lumière brillante, le flambeau une blanche fumée ; et les yeux du gendre resplendirent, et son visage rayonna d’un vif éclat.

« Je vois, maintenant, les veux de mon gendre ; ils ne sont ni bleus, ni rouges, n1 blancs comme le vadmel ; ils sont brillants comme l’écume de la mer, bruns comme le jonc du rivage, beaux comme le roseau de l’onde.

« Garçons du village, jeunes pigeons, conduisez maintenant mon gendre au banc le plus élevé, à la place d’honneur ; faites-le asseoir, le dos tourné contre le mu bleu, la tête vers la table rouge ; faites-le asseoir en face des convives invités, du peuple réuni pour la joyeuse fête. »

La mère de famille de Pohjola servit à boire et à manger à ses hôtes ; elle les rassasia de mets succulents, de gâteaux à la crème ; mais, son gendre avant tous les autres.

Le saumon fut servi en abondance, et avec lui les viandes fumées, dans un grand plat de cuivre. Le plat avait les bords élevés, afin que les convives y trouvassent de quoi se rassasier ; mais le gendre avant tous les autres.

La mère de famille de Pobjola dit : « Écoute-moi, Ô petite fille, apporte maintenant la bière, apporte-la dans le pot à deux anses, pour les convives invités ; mais, pour mon gendre avant tous les autres ! »

La petite fille du village, la servante gagée, veilla à ce que le pot de bière fit valoir son mérite, à ce que le pot garni de cinq cercles remplit sa tâche, à ce que le houblon humectât la barbe des convives, à ce que la mousse la blanchit ; mais celle du gendre avant toutes les autres.

Quelles furent les pensées de la bière, que dit le pot garni de cinq cercles, quand il se vit en présence de celui qui pouvait le chanter, de l’homme qui pouvait le célébrer glorieusement ? Là se trouvait le vieux Wäinämöinen, l’appui du chant dans tous les temps, le runoia habile, le meilleur de tous les runoia.

D’abord, Wäinämöinen vida le pot de bière, puis il dit : « Ô bière, ô boisson bien-aimée, ne permets point que les hommes te boivent en vain ; fais que les hommes chantent, que les gosiers d’or entonnent des chants ! Nos hôtes s’étonnent, nos hôtesses se demandent : Les chants sont-ils donc déjà éteints, les voix d’or sont-elles donc épuisées, ou bien la bière que nous avons brassée est-elle mauvaise, la boisson que nous avons préparée est-elle sans vertu ? Car les chanteurs ne chantent point, les bons runoja gardent la silence, les convives d’or ne font entendre aucun son, les coucous de la joie ne se réjouissent point.

« Qui doit manier le chant, qui doit moduler des runot avec sa langue, dans ces noces de Pohja, dans ce festin de Sariola ? Les bancs ne chanteront certainement pas, si ceux qui sont assis sur les bancs refusent de chanter ; le plancher ne chantera certainement pas, si ceux qui sont debout sur le plancher refusent de chanter ; la fenêtre ne se réjouira pas, si ceux qui se tiennent près de la fenêtre refusent de se livrer à la joie ; les bords de la table ne résonneront pas, si ceux qui sont assis autour de la table refusent d’ouvrir la bouche ; les lucarnes par où s’échappe la fumée ne feront aucun tapage, si ceux qui se trouvent sous les lucarnes gardent le silence. »

Un enfant était couché sur le plancher, un petit garçon, à la barbe de lait, était près du foyer ; l’enfant, le petit garçon dit : « Je ne suis pas vieux d’âge, je ne suis pas grand de taille ; cependant, si les hommes gras, si les hommes gros et vigoureux s’obstinent à ne pas chanter, je chanterai, moi, petit enfant maigre, je chanterai avec mes joues pâles, je chanterai du fond de mon corps frêle, de mes flancs vides de graisse, pour réjouir ce soir, pour embellir cette fête. »

Un vieillard était couché au-dessus du poêle ; il prit la parole et il dit : « Les chants de l’enfant, les vagissements de l’enfant ne servent à rien, les chants de l’enfant sont des mensonges, les chants des jeunes files ne sont que de vaines paroles ; laissez le chant à l’homme sage, à celui qui est assis sur le banc ! »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Est-il parmi cette jeunesse, parmi cette grande race, est-il quelqu’un qui mettra la main dans la main, qui joindra le poignet au poignet[3], afin de commencer des chants, d’entonner des runot, pour la joie de ce jour qui finit, pour l’ornement de cette soirée solennelle ? »

Le vieillard répondit du haut du poêle : « On n’a jamais entendu jadis, on n’a jamais entendu, on n’a jamais vu, durant tous les jours de cette vie, un meilleur chanteur, un homme plus savant en paroles, que lorsque, au temps de ma jeunesse, je chantais sur les vagues du golfe, au milieu des champs, au milieu des sapins, dans les profondeurs des bois.

« Alors, ma voix était puissante et belle, elle était d’une douceur infinie ; ma voix coulait limpide comme l’onde du fleuve, elle se précipitait comme un torrent orageux, elle glissait comme le suksi[4] sur la neige, comme une barque à voiles sur les vagues ; mais, maintenant, je ne sais, je ne puis dire comment ma voix puissante s’est éteinte, comment ma bonne voix s’est affaiblie Elle ne coule plus limpide comme le fleuve, elle ne se balance plus comme la vague ; elle grince comme une herse sur un champ hérissé de troncs d’arbres, comme un sapin branchu sur les tas de neige, comme un traîneau sur le sable du rivage, comme un bateau sur les pierres arides. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Si nul autre ne vient chanter avec moi, je chanterai tout seul, je chanterai à haute voix. Oui, puisque j’ai été créé runoia, puisque la science du chant m’a été donnée, je ne demanderai point mon chemin dans le village[5], je ne demanderai point à un étranger le commencement de mes runot. »

Et le vieux Wäinämöinen, l’appui du chant dans tous les temps, se mit à préparer la joie, à remplir sa tâche de runoïa. Les runot de la joie sont à ses côtés, les chants se pressent en abondance sous sa main.

Le vieux Wäinämöinen chanta ; il chanta et déploya sa science des runot. Avant que les paroles lui manquent, avant que ses chants soient épuisés, les montagnes manqueront de pierres, les lacs de lis des eaux.

Le vieux Wäinämöinen chanta ; il fit la joie de la soirée. Toutes les femmes avaient le rire sur les lèvres, tous les hommes étaient de bonne humeur ; ils l’écoutaient avec étonnement ; ses chants paraissaient merveilleux à ceux qui y prêtaient une oreille attentive, ils paraissaient extraordinaires, même à ceux qui ne les écoutaient pas.

Après avoir chanté, le vieux Wäinämöinen dit : « À quoi bon chanter et donner carrière à ma science ? Je ne puis absolument rien, je ne suis d’aucune utilité. Ah ! si le Créateur se mettait à chanter, s’il voulait moduler des paroles avec ses lèvres, il chanterait un chant splendide, il déploierait une science puissante.

« Par ses chants, il changerait les eaux de la mer en miel, les grains de sable de la mer en pois, la vase de la mer en malt, le gravier de la mer en sel ; il changerait les vastes bois chevelus en champs ensemencés, les lisières des forêts en champs de froment, les collines en gâteaux de miel, les montagnes en œufs de poule.

« Oui, si le Créateur chantait, s’il modulait des paroles, il remplirait par ses chants tous les hangars de cette maison de génisses, toutes les routes de beaux troupeaux, tous les pâturages de vaches laitières ; il créerait cent bœufs ornés de cornes, mille vaches aux rondes mamelles.

« Si le Créateur chantait, s’il modulait des paroles, il créerait par ses chants des pelisses de peau de lynx pour nos hôtes, des manteaux de drap pour nos hôtesses, des chaussures de fête pour les jeunes filles, des chemises rouges pour les jeunes garçons.

« Ô Jumala, fais que désormais, dans tous les temps, on vive de telle sorte, on agisse de telle sorte, pendant ces noces de Pohja, pendant ce festin de Sariola, que la bière coule à flots, que l’hydromel déborde comme un torrent dans les tupas de Pohjola, dans les demeures de Sariola ; fais que l’on chante pendant le jour, que l’on se réjouisse pendant tout le soir, tant que notre hôte vivra, tant que notre hôtesse sera vivante !

« Bénis, ô Jumala, récompense, ô Créateur, notre hôte à la place qu’il occupe à table, notre hôtesse dans son aitta[6], les fils dans leurs filets de pêcheurs, les filles dans leur métier à tisser, afin que jamais ils ne puissent regretter, qu’une autre année ils ne puissent déplorer ces longues fêtes, ce festin de la grande foule !

  1. L’usage des os ou des dents de morse était très-répandu chez les anciens Finnois. Les dents formaient un article de commerce important dans la Bjarmie.
  2. Lors des fêles de noces, les Finnois ont coutume d’orner d’une façon souvent étrange la chambre de famille.
  3. Voir Dixième Runo, note 2.
  4. Voir Première Runo, note 4.
  5. C’est-à-dire : Je chanterai de moi-même et sans que nul autre me donne l’exemple.
  6. Voir Première Runo, note 13.