Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/11

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 88-96).

ONZIÈME RUNO.

sommaire.
Lemmikäinen, le joyeux héros, se rend à Saari, pour briguer la main de la belle Kylliki, la célèbre vierge de l’île. — Les jeunes filles se moquent de lui et cherchent à le berner. — Il se venge en les séduisant. — Kylliki, seule, échappe à ses poursuites. — Il la surprend dans la société de ses compagnes, la porte dans son traîneau et l’enlève. — Plaintes et reproches de la jeune fille. — Lemmikäinen lui jure de n’entreprendre aucune expédition guerrière ; elle lui jure, de son côté, de ne point aller folâtrer hors de la maison. — Ils échangent leurs serments, et la belle Kylliki devient la femme de Lemmikäinen, qui l’amène triomphant dans sa famille. — La mère du héros rend grâces à Jumala des succès de son fils, et fait une magnifique réception à la nouvelle épouse.

Il est temps, maintenant, de parler d’Ahti[1], de chanter le joyeux et rusé compère. Ahti, Le jeune garçon de Saarela[2], Ahti, le joyeux fils de Lempi[3], naquit et fut élevé par sa douce mère, dans une maison bâtie sur les bords du vaste golfe, au détour du promontoire de Kauko[4].

Là, Kaukomieli[5] grandit en se nourrissant de poisson, en mangeant des perches. Il devint un homme des meilleurs, un héros à la belle figure, au teint rose et frais, à la forte tête, au port noble et superbe. Mais il avait un petit défaut, une habitude peu digne d’éloge : il vivait toujours au milieu des femmes, il passait les nuits à courir les aventures, à fréquenter les joyeuses assemblées des jeunes filles, les jeux bruyants des belles chevelures.

Or, il était dans Saari[6] une blonde jeune fille, une radieuse fleur, qui s’appetait Kylli[7]. Elle grandissait et s’épanouissait dans l’illustre maison de son père, assise sur le banc d’honneur[8].

Et la renommée de sa beauté vola au loin ; et, de toutes parts, accoururent des prétendants pour demander sa main.

Le soleil la demanda pour son fils ; mais Kylli ne voulut point aller dans la demeure du soleil, pour y briller pendant les jours fugitifs de l’été.

La lune la demanda pour son fils ; mais Kylli ne voulut point aller dans la demeure de la lune, pour y briller autour des anneaux de l’air.

L’étoile la demanda pour son fils ; mais Kylli ne voulut point aller dans la demeure de l’étoile, pour éclairer les froides nuits d’hiver.

D’autres prétendants arrivèrent de Wiro[9] ; il en vint aussi d’Inkeri[10] ; mais Kylli les refusa tous, et elle leur dit : « Vous dépensez en vain votre or, vous sacrifiez inutilement votre argent. Je n’irai point en Wiro, je ne m’établirai point sur ses rochers ni sur ses îles, pour y manger son maigre poisson, pour m’y nourrir de sa soupe trop claire.

« Je n’irai pas davantage en Inkeri, je dédaigne ses côtes et ses rivages, car là règnent toutes les misères ; on n’y trouve ni bois, ni päret[11], ni eau, ni froment, ni pain de seigle. »

Alors, le joyeux Lemmikäinen, le beau Kaukomieli, forma le projet de rechercher, lui aussi, la jeune vierge, la belle chevelure, la gracieuse fleur de Saari.

Sa mère s’efforça de l’en dissuader, la vieille femme chercha à le retenir : « Ô mon fils, garde-toi de prétendre à ceux qui sont plus nobles que toi ; on ne t’admettra point dans l’illustre famille de Saari. »

Le joyeux Lemmikäinen, le beau Kaukomieli, répondit : « Si je ne suis pas d’une illustre maison, si je ne suis pas grand par ma race, je me ferai agréer à cause de ma figure, je séduirai par les charmes de ma personne. »

Sa mère redoubla ses instances ; elle Le supplia de ne point aller à Saari, de ne point affronter l’illustre famille : « Là, les jeunes filles te tourneront en ridicule, les belles vierges se moqueront de toi. »

Lemmikäinen ne s’inquiéta guère de ces menaces ; il prit la parole, et il dit : « Je saurai bien avoir raison des moqueuses ; je leur mettrai un fardeau dans le sein, j’alourdirai leur poitrine ; cela fera taire les meilleurs rires, les plus fines moqueries. »

La mère dit à son fils : « Ah ! malheur, malheur à mes jours ! Si tu violes les vierges de Saari, si tu abuses de ses chastes jeunes filles, une grande querelle s’élèvera, une guerre sanglante sera déclarée. Tous les fiancés de Saari, cent hommes armés de glaives, se tourneront contre toi, contre toi seul, pauvre misérable ! »

Lemmikäinen ne tint aucun compte des exhortations de sa mère. Il attela son bon étalon à son traîneau, et il partit avec fracas, pour aller demander la main de la gracieuse fleur, de la belle vierge de Saari.

Mais, au moment où il faisait sa pompeuse entrée dans l’île, voici que tout à coup son traîneau, son beau traîneau versa. Les femmes se moquèrent de lui, les jeunes filles le tournèrent en ridicule.

Alors, le joyeux Lemmikäinen grinça des dents, branla la tête, secoua sa noire chevelure ; puis il prit la parole, et il dit : « Je n’avais pas encore vu, je n’avais pas encore entendu de femme se moquer de moi, de jeune fille me tourner en ridicule. »

Et, sans se soucier davantage de ce qui se passait autour de lui, il éleva la voix, et il dit : « Est-il une place dans Saari, une place où je puisse me mêler aux jeux des jeunes filles, danser dans la joyeuse société des belles chevelures ? »

Les filles de Saari, les vierges du promontoire, lui répondirent : « Sans doute, tu trouveras ici une place pour y jouer, pour y folâtrer, comme pâtre, dans la forêt défrichée, comme berger, sur l’herbe jaune de la prairie. Les filles de Saari sont maigres, mais ses chevaux sont très-gras[12]. »

Le joyeux Lemmikäinen ne se tourmenta en aucune façon de cette réponse. Il s’enrôla en qualité de berger, et garda les troupeaux, pendant toute la durée des jours ; mais, pendant les nuits, il fréquentait les riantes sociétés des jeunes filles, les jeux folâtres et les joyeux ébats des belles chevelures.

Ainsi, le joyeux Lemmikämen, le beau Kaukomieli mit fin aux railleries des moqueuses ; et bientôt, dans toute l’île, il ne se trouva pas de jeune fille, même parmi les plus timides et les plus chastes, à laquelle il n’eût prodigué ses caresses, et dont il n’eût partagé la couche.

Une, cependant, lui échappa, une vierge qu’aucun prétendant n’avait pu fléchir, qu’aucun homme n’avait pu charmer : c’était la belle Kylliki, la gracieuse fleur de Saari.

Le joyeux Lemmikäinen, le beau Kaukomieli, usa cent paires de chaussures, cent paires de rames, à courir après elle, à chercher à la captiver.

La belle Kylliki lui dit : « Pourquoi restes-tu ici, misérable ? Pourquoi, vilain oiseau, rôdes-tu dans cette île, t’enquérant des jeunes filles, épiant les ceintures d’étain ? Je ne serai libre que lorsque j’aurai usé le mortier à piler le grain, que lorsque j’aurai mis le pilon hors de service[13].

« Que m’importent les folles cervelles et les libertins turbulents ? Je veux pour époux un homme, comme moi sérieux et digne ; je veux pour ma fière beauté, une beauté plus fière encore ; je veux pour ma noble taille une taille encore plus noble. »

Un peu de temps s’écoula, un demi-mois à peine, et voilà qu’un jour, un beau soir, les jeunes filles de Saari folâtraient et dansaient joyeusement sur la lisière d’une forêt, au milieu des bruyères fleuries. Kylliki était à leur tête, comme la plus illustre et la plus belle.

Tout à coup, Lemmikäinen vint les surprendre ; il était dans son traîneau attelé de son fougueux étalon. Il enleva Kylliki, et la força de se placer à côté de lui, sur son tapis d’éclisses[14].

Puis il fit claquer son fouet, il en frappa les flancs du coursier, et partant aussitôt, il dit : « Gardez-vous bien, ô jeunes filles, de jamais me trahir, gardez-vous bien de dire que je suis venu ici, et que j’ai enlevé la belle vierge !

« S’il vous arrivait de le raconter, un grand malheur fondrait sur vous. Je provoquerais vos fiancés au combat, je précipiterais les jeunes hommes sous les coups du glaive ; et je les ensorcellerais de telle sorte que vous ne les verriez, que vous ne les entendriez plus, ni durant les jours, ni durant les mois de cette vie terrestre, se promener sur ces routes fleuries, fouler aux pieds ces bois défrichés par le feu. »

Kylliki versa des larmes amères, la fleur de Saari se lamenta : « Laisse-moi partir ; rends l’enfant à la liberté, afin qu’elle retourne dans sa demeure, auprès de sa mère désolée.

« Si tu t’obstines à me retenir, si tu ne me permets point de retourner dans ma demeure, sache que j’ai encore cinq de mes frères, sept des fils de mon oncle, tout prêts à suivre la piste du lièvre et à disputer au ravisseur la tête de la jeune fille. »

Mais, Lemmikäinen ne laissa point partir la belle Kylliki. Alors, elle recommença à pleurer, et elle dit : « C’est donc en vain que je suis née, pauvre malheureuse, c’est donc en vain que j’ai grandi et que j’ai vécu, puisque me voilà, maintenant, tombée entre les mains d’un vaniteux, d’un homme de rien, d’un batailleur éternel. »

Le joyeux Lemmikäinen, le beau Kaukomieli, dit : « Ô Kylliki, perle de mon cœur, douce et chère amie, cesse de t’affliger. Je ne veux point te faire de mal. Tu t’appuieras sur mon sein quand je mangerai, sur mon bras quand je marcherai ; tu te tiendras à mes côtés quand je m’arrêterai ; et quand je dormirai, tu seras la compagne de ma couche.

« Pourquoi soupires-tu ainsi, ma bien-aimée, pourquoi te lamentes-tu si tristement ? Craindrais-tu, en venant dans ma maison, de ne pas y trouver de vaches ou d’y manquer de pain, et d’y souffrir de la famine ?

« Chasse loin de toi tout souci ! Je suis riche en vache en donneuses de lait. J’en ai une dans le marais, c’est Muurikkinen ; j’en at une autre sur la colline : c’est Mansikkinen ; j’en ai une troisième, dans la forêt défrichée : c’est Puolukka. Et elles sont belles ces vaches, sans qu’on leur donne à manger ; elles sont florissantes, sans qu’on en prenne soin. Oui, il n’est pas besoin de les parquer le soir, ni de les mettre dehors le matin, ni de s’inquiéter de leur litière ou de leur portion de sel.

Mais, peut-être, te désoles-tu ; peut-être, te lamentes-tu de ce que je ne suis pas d’une assez grande race, de ce que ma maison n’est pas assez illustre ?

« Si je ne suis pas d’une grande race, si ma maison n’est point illustre, je possède, du moins, une épée flamboyante, un glaive d’où jaillit l’éclair. Il est, lui, d’un sang noble, d’une origine célèbre. Il a été aiguisé chez Hiisi, il a été poli dans la demeure des dieux. Avec mon glaive, j’illustrerai mon nom, j’étendrai au loin ma renommée, avec mon glaive à la pointe de feu, avec ma lame étincelante. »

La pauvre Kylliki poussa un soupir et dit : « Ô Ahti, à fils de Lempi, si tu veux avoir une jeune fille telle que moi pour épouse, pour compagne de ta vie, il faut me promettre par un serment éternel, il faut me jurer de ne jamais entreprendre aucune expédition guerrière, ni pour conquérir de l’or, ni pour ramasser de l’argent. »

Le joyeux Lemmikäinen dit : « Je te promets par un serment éternel, je te jure de ne jamais entreprendre d’expédition guerrière, ni pour conquérir de l’or, ni pour ramasser de l’argent. Mais, à ton tour, jure-moi de ne point vagabonder dans le village, lors même que tu brûlerais du désir de folâtrer et de te livrer à la danse. »

Et Lemmikäinen, et Kylliki jurèrent ensemble, l’un de ne point aller à la guerre, l’autre de ne point vagabonder dans le village ; et ils échangèrent leurs serments, leurs promesses éternelles, en présence du dieu révélé, du tout-puissant Jumala.

Alors, le joyeux Lemmikäinen frappa les flancs de son étalon avec son fouet ; et, en lançant son traîneau, il dit : « Adieu, maintenant, ô tilleuls de Saari ; adieu, ô racines des pins, troncs des sapins, vous, à travers lesquels j’ai erré pendant les étés, pendant tous les hivers, me cachant sous les nuits sombres, me glissant sous les orages, tandis que je chassais cette douce gelinotte, que je cherchais à captiver cette gracieuse colombe. »

Le traîneau volait avec un fracas de tempête ; et bientôt une maison apparut, et la belle Kylliki dit : « Voilà, certes, une triste cabane qui se dresse là-bas, devant nous, un vrai nid de misère ! À quel homme de rien appartient-elle ? »

Le joyeux Lemmikäinen répondit : « Ne t’inquiète pas de cette maison ! Nous en construirons une meilleure, nous la construirons avec les plus grosses poutres, avec les plus belles solives de la forêt. »

Et le joyeux Lemmikäinen arriva enfin à sa demeure, auprès de sa douce mère, de sa bien-aimée nourrice.

La vieille femme lui dit : « Tu es resté longtemps, mon cher fils, oui, bien longtemps, sur la terre étrangère. »

Le joyeux Lemmikäinen répondit : « J’avais à me venger des moqueries des jeunes filles, des rires des chastes vierges, car elles s’étaient moqué de moi, elles m’avaient tourné en ridicule, et je m’en suis vengé, et j’y ai mis fin, en enlevant la plus belle, la meilleure d’entre elles, en l’emportant dans mon traîneau.

« Ô ma mère, toi qui m’as porté dans ton sein, toi qui m’as donné le jour, j’ai atteint le but de mon voyage, j’ai trouvé ce que j’étais allé chercher. Prépare, maintenant, ton lit le plus doux, tes coussins les plus moelleux, afin que je puisse dormir dans mon propre pays, près de ma jeune épouse. »

La vieille femme dit : « Sois donc glorifié, ô Jumala, sois loué, unique créateur, car tu m’as envoyé une belle fille, une charmante belle fille, habile à allumer le feu[15], experte à tisser le lin, à filer la laine, à blanchir le linge.

« Et toi, mon fils, sache aussi apprécier ton bonheur, le bonheur que ton créateur t’avait promis, que le Dieu plein de grâces t’a donné. Le passereau est pur sur la neige, mais plus pure est la jeune fille qui est à tes côtés ; l’écume est blanche sur la mer, mais plus blanche est la femme qui est en ta puissance ; le canard est beau sur le golfe, mais plus belle est celle que tu as amenée dans ta maison ; l’étoile est brillante dans le ciel, mais plus brillante est ta fiancée.

« Élargis le plancher de ta chambre, agrandis les fenêtres, élève de nouveaux murs, de nouvelles portes, embellis toute la maison ; car tu es devenu le maître d’une belle jeune fille, d’une jeune fille meilleure que toi, plus noble que tous ceux de ta race ! »

  1. Surnom de Lemmikäinen, proprement : dieu de la mer. On suppose que ce dieu et le héros Lemmikäinen étaient une seule et même personne. Le mot Ahti, emprunté probablement, comme beaucoup d’autres, par les Finnois, à l’ancien idiome du nord (ahi), a son radical primitif dans le mot sanscrit ahis (mer).
  2. Région des îles.
  3. Le même que Lempo, le génie du mal.
  4. Kauko-Niemi. Le promontoire lointain. Lemmikäinen habitait sur une île (Saari) au nord-ouest de la terre ferme de Kalevala, pays de Wäinämöinen et d’Ilmarinen. Au Nord de cette île s’ouvrait un golfe (Lemmen-lahti) dominé par le promontoire de Kauko, au détour duquel s’élevait la maison patrimoniale (Saarela) de Lemmikäinen.
  5. Kaukomieli. Celui qui soupire après les lointains voyages. Surnom donné à Lemmikäinen à cause de sa vie aventureuse.
  6. Île éloignée dont la situation est incertaine.
  7. Kylli ou Kylliki, suffisante, abondante, parfaite.
  8. Le banc d’honneur, chez les Finnois, est le banc fixé au mur devant lequel on dresse la table.
  9. L’Esthonie.
  10. L’Ingrie.
  11. Longs éclats de bois qu’on allume dans les maisons en guise de torches ou de flambeaux. On les fixe, à cet effet, sur une espèce de chevalet en fer ou en bois, dans une position semi-verticale.
  12. C’est-à-dire : Tu feras bien de t’en tenir aux chevaux de Saari, ils conviennent mieux à tes jeux que ses maigres jeunes filles.
  13. En l’absence de moulins proprement dits, les anciens Finnois broyaient leur grain dans un moulin à main (kasi-kiwi), ou avec un pilon (petkele), dans un mortier en bois (huhmari). C’était là l’occupation des femmes, pendant laquelle elles chantaient des chants connus sous le nom de chants de la farine (jauho-runot).
  14. Le fond des traîneaux ordinaires des paysans finnois est formé, encore aujourd’hui, d’une sorte de tapis (listet) d’éclisses disposées en treillis et reliées entre elles avec des verges d’osier.
  15. D’après une ancienne coutume en usage chez les Finnois, c’est toujours à la bru de la maison ou à la jeune mère de famille qu’incombe la tâche d’allumer le feu le matin.