Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/27

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 277-285).

VINGT-SEPTIÈME RUNO

sommaire.
Lemminkäinen se présente dans la maison de Pohjola. — Il y est mal reçu. — On lui sert un pot de bière rempli de reptiles venimeux. — Sa colère éclate. — Il engage avec son hôte une lutte d’évocations magiques, puis les glaives sortent du fourreau. — Lemminkäinen, provoqué au combat, tranche la tête de son ennemi et la suspend à l’un des poteaux dressés sur la colline où est bâtie la maison. — La mère de famille de Pohjola évoque contre lui toute une armée. — Le héros s’enfuit de Pohjola.

Ainsi, j’ai dirigé Kaukomieli, ainsi, j’ai conduit Ahti Saarelainen, à travers mille morts, sous la gueule menaçante de Kalma[1], jusqu’aux demeures de Pohjola, jusqu’aux mystérieuses habitations de la grande foule. Maintenant, je continuerai à déployer la puissance de la langue, je raconterai comment le joyeux Lemminkäinen, comment le beau Kaukomieli s’est trouvé au festin de noces, sans y être invité, sans être prié d’y assister.

Lorsque le joyeux Lemminkäinen, le gai et folâtre compère, fit son entrée dans l’intérieur de la maison de Pohjola, le plancher construit en bois de tilleul tressaillit, les murs construits en bois de sapin oscillèrent. Et il éleva la voix et il dit : « Salut à vous que je visite dans ces demeures, salut à celui qui vous salue[2] ! Écoute-moi, père de famille de Pohjola ! As-tu dans cette maison de l’orge pour mon cheval ? As-tu de la bière pour le héros ? »

Le père de famille de Pohjola, assis au bout de la longue table, répondit : « Il y aurait ici, peut-être, assez de place pour loger ton cheval, et l’on ne refuserait pas de l’y recevoir toi-même si tu voulais te tenir tranquille dans la chambre, si tu voulais rester près de la porte[3], sous la poutre du seuil, entre deux chaudières, dans le voisinage de trois crochets[4]. »

Le joyeux Lemminkäinen secoua sa chevelure noire comme un chaudron, et dit : « Que Lempo[5] vienne, si cela lui convient, se tenir ici, près de la porte, se souiller de votre poussière, se vautrer parmi la suie. Ni mon père, ni mon grand-père n’ont jadis occupé une pareille place ; ils trouvaient toujours une bonne écurie pour leur cheval, une chambre propre et commode pour eux, des murs garnis de clous pour y attacher leurs gants et leurs mouffles, pour y suspendre leur glaive. Pourquoi donc ne me traiterait-on pas comme était traité mon père ? »

Et Lemminkäinen s’avança au milieu de la chambre ; il se dirigea vers l’extrémité de la table et s’assit au bout du banc. Le banc trembla à son approche, le siége de sapin frissonna.

Le joyeux Lemminkäinen dit : « Je vois bien que je ne suis point un hôte agréable, car on n’offre point de bière à l’étranger. »

Ipotar, la bonne hôtesse, répondit : « Ô fils de Lemminkäinen, quelle joie peut nous causer ton arrivée ? Tu viens ici pour me casser la tête, pour me broyer le cerveau. La bière est encore chez nous à l’état d’orge, la douce boisson est encore à l’état de malt. Le pain n’est pas encore au four, la viande nest pas encore cuite. Peut-être es-tu arrivé une nuit, ou même une nuit et un jour trop tôt ! »

Le joyeux Lemminkäinen tordit la bouche, branla la tête, secoua sa noire chevelure et dit : « Ainsi donc, le repas est terminé, les noces ont été célébrées, le festin est achevé, la bière est bue, l’hydromel est épuisé, les coupes et les pots amoncelés devant les convives sont vides.

« Ô mère de Pohjola, ô vieille femme aux longues dents, tu as célébré les noces avec les sentiments d’une méchante créature, tu as convié tes hôtes avec un cœur de chien ; tu as fait cuire de grands pains, tu as brassé la bière d’orge, tu as envoyé les invitations de six, de neuf côtés, tu as invité les pauvres, tu as invité les misérables, tu as invité les estropiés, les vagabonds, les simples manants, les journaliers aux vêtements sordides, tu as invité tout le monde ; je suis le seul que tu aies exclu.

« Pourquoi m’as-tu traité de la sorte ? Cependant, l’orge que tu possédais était mon orge. Tandis que les autres te l’avaient mesuré d’une main avare, je te l’avais généreusement prodigué ; j’avais puisé à pleins seaux dans mes tas de grains, j’avais partagé avec toi la récolte que j’avais semée.

« Non, je ne m’appellerais point Lemminkäinen, je ne serais point un hôte digne d’estime, si l’on ne m’apportait la bière, si l’on ne mettait la chaudière sur le feu, et dans la chaudière une belle portion de chair de porc, afin que je puisse manger et boire, maintenant que je suis parvenu au terme de mon voyage. »

Ilpotar, la bonne hôtesse, dit : « Ô ma jolie petite servante, ma fidèle esclave, mets la chaudière sur le feu pour faire cuire la viande, et sers la bière à notre hôte ! »

La petite servante, la pauvre enfant, la fille chargée de l’humble tâche de laver la vaisselle et de nettoyer les cuillers, mit dans la chaudière des os et des têtes de poissons, de vieilles feuilles de raves desséchées, des croûtes de pain dur ; puis elle présenta à Lemminkäinen un pot de méchante bière, afin qu’il pût apaiser sa soif, et elle lui dit : « Es-tu homme à boire cette bière, à vider ce pot ? »

Lemminkäinen, le joyeux compère, l’examina attentivement : un ver rampait au fond, des reptiles venimeux couvraient les parties intérieures, des serpents fourmillaient sur les bords, des lézards grouillaient dans la bière.

Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli dit : « Que la mort enlève ceux qui m’apportent cette boisson, avant que la lune surgisse au ciel, avant que ce jour ait fini sa course ! »

Et il dit encore : « Ô pauvre bière, te voilà dans un triste état, dans une position misérable. Cependant, ce qu’il y a de bon en toi doit être bu ; le reste sera jeté par terre avec le doigt sans nom, avec le pouce de la main gauche. »

Et Lemminkäinen chercha dans sa poche, fouilla dans sa petite bourse. Il en retira un crochet de fer, et il le plongea dans le pot de bière, le promenant à travers la boisson. Les reptiles venimeux s’attachèrent au crochet, les serpents se prirent dans ses dents de fer, et le héros arracha du fond du vase cent grenouilles, mille lézards noirs, et, en même temps que les reptiles et les serpents, il les jeta à terre ; puis il prit son couteau à la lame affilée, à la pointe aiguë, et il trancha la tête à tous les monstres. Il but ensuite le liquide noir, il vida avec satisfaction le pot de bière, et il dit : « Je ne serais point un hôte gracieusement accueilli si l’on ne m’apportait une meilleure bière, si on ne me l’apportait d’une main plus généreuse et dans un plus grand vase ; si l’on ne tuait un mouton, si l’on n’abattait un grand bœuf, un taureau aux pieds puissants, dans cette maison renommée. »

Le père de famille de Pohjola dit : « Pourquoi aussi es-tu venu ici ? Qui t’a invité au festin de noces ? »

Le joyeux Lemminkäinen dit, le beau Kaukomieli répondit : « Superbe est l’hôte invité, plus superbe encore celui qui ne l’est point[6]. Écoute-moi, ô fils de Pohjalainen, écoute, hôte de Pohjola : laisse-moi acheter de la bière, laisse-moi acquérir de la boisson à prix d’argent ! »

Le père de famille de Pohjola fut saisi d’une violente colère, d’une fureur sans égale, et, par ses paroles magiques, il évoqua un fleuve, un fleuve qui déborda sur le plancher de la maison, aux pieds mêmes de Lemminkäinen. Alors, il prit la parole et il dit : « Voici un fleuve que tu peux boire, voici un lac que tu peux lapper. »

Lemminkänen ne se laissa point déconcerter ; il se mit à parler et il dit : « Je ne suis point un veau, ni un bœuf orné d’une queue, pour boire l’eau de ce fleuve, pour lapper ce lac. »

Et, déroulant à son tour ses incantations, il évoqua un bœuf, un grand bœuf aux cornes d’or ; ce bœuf lappa le lac, but toute l’eau du fleuve.

Pohjalainen[7], l’homme à la haute taille, fit surgir de sa bouche[8] un loup pour dévorer le grand bœuf.

Lemminkäinen, le joyeux compère, évoqua un lièvre blanc pour bondir devant la gueule du loup.

Pohjalainen, l’homme à la haute taille, évoqua un chien à la mâchoire crochue pour déchirer le lièvre, pour mettre en pièces les yeux louches.

Lemminkäinen, le joyeux garçon, évoqua un écureuil pour sautiller sur les poutres et provoquer le chien à aboyer.

Pohjalainen, l’homme à la haute taille, évoqua une martre à la poitrine d’or ; cette martre happa l’écureuil à l’extrémité d’une poutre.

Lemminkäinen, le joyeux garçon, évoqua un renard rouge ; ce renard dévora la martre à la poitrine d’or, il extermina la brillante fourrure.

Pohjalainen, l’homme à la haute taille, fit surgir de sa bouche une poule, pour caqueter sur le plancher, à la face du renard.

Lemminkäinen, le joyeux garçon, fit surgir de sa bouche un vautour, de sa langue un oiseau aux serres aiguës ; ce vautour fondit sur la poule.

Le père de famille de Pohjola dit : « Le festin ne deviendra pont meilleur si le nombre des convives n’est point diminué ; le travail rappelle le peuple dans ses demeures et l’arrache même aux joyeuses libations. Retire-toi de ces lieux, ô écume de Hiisi, fuis loin de la foule des hommes, retourne dans ta maison, misérable, retourne dans ton pays, être immonde ! »

Le joyeux Lemminkäinen dit, le beau Kaukomieli répondit : « Un homme, fût-il le dernier des hommes, ne quitte point la place qu’il occupe devant de simples conjurations. »

Le père de famille de Pohjola détacha son glaive du mur où il était suspendu, son glaive à la lame aiguë, à la pointe fulgurante, et il dit : « Ô Ahti Saarelainen, ô beau Kaukomieli, mesurons nos glaives, et voyons lequel est le meilleur ! »

Le joyeux Lemminkäinen répondit : « À quoi mon glaive peut-il être bon, lui qui déjà s’est brisé contre les os, ébréché contre les crânes ? Cependant, s’il n’y a pas ici de plus brillante fête, je consens à le mesurer avec le tien pour voir lequel est le meilleur. Mon père ne reculait pas jadis devant les luttes du glaive ; est-ce que son fils aurait dégénéré, est-ce qu’il n’aurait pas hérité de son courage ? »

Et Lemminkäinen tira son glaive, sa lame étincelante, du fourreau de cuir épais, et les deux héros mesurèrent leurs glaives : celui du père de famille de Pohjola était d’un peu le plus long ; il dépassait celui de Lemminkäinen du noir de l’ongle[9], de la moitié d’une jointure du doigt.

Ahti Saarelainen, le beau Kaukomieli, dit : « Ton glaive est certainement le plus long ; à toi, par conséquent, le premier coup ! »

Le père de famille brandit son glaive et commença à frapper, mais ses coups ne rencontrèrent point la tête de Lemminkäinen ; ils tombèrent sur la poutre du seuil, sur le poteau de la porte, et les fendirent en deux, en trois parties.

Ahti Saarelainen prit la parole, le beau Kaukomieli dit : « Quel mal avait donc fait la poutre du seuil, quelle méchante action avait donc commis le poteau de la porte, pour attirer ainsi contre eux toute la force de tes coups ?

« Écoute, fils de Pohjalainen, père de famille de Pohjola, il est peu agréable de se battre dans une chambre, il est ennuyeux de lutter en présence des femmes ; nous mettrons la maison nouvellement construite en pièces, nous souillerons son plancher de sang ; allons plutôt dans l’enclos, allons dans le champ découvert ; le sang est meilleur en plein air, il est plus beau sur la terre nue, il est plus splendide sur le sable. »

Et les deux champions se rendirent dans l’enclos. Là, ils trouvèrent une peau de vache, et ils l’étendirent sur le sol pour marquer leur place de combat.

Ahti Saarelainen prit de nouveau la parole et dit : « Écoute, ô guerrier de Pohja, tu as un glaive plus long, plus redoutable que le mien ; mais sache que nous ne devons nous retirer d’ici que lorsque la tête de l’un de nous deux sera tombée ; frappe donc, ô guerrier de Pohja. »

Le guerrier de Pohja frappa ; il frappa une fois, il frappa deux fois, il frappa trois fois ; mais il ne rencontra point le but qu’il visait ; il n’enleva pas un seul morceau de chair, il n’effleura pas même la peau.

Ahti Saarelainen éleva la voix, le beau Kaukomieli dit : « À moi, maintenant, d’essayer ; mon tour est arrivé ! »

Le guerrier de Pohja ne s’inquiéta point de ces paroles. Il frappait, frappait toujours, mais sans jamais rencontrer le but qu’il visait.

Le glaive étincelait, l’acier terrible jetait des flammes dans la main de Lemminkäinen ; bientôt son éclat se répandit jusque sur le cou du fils de Pohjalainen.

Alors, le beau Kaukomieli dit : « Malheur à toi, guerrier de Pohjola ! Ton cou est déjà rouge comme un lever de soleil. »

Le fils de Pohjalainen, le guerrier de Pohja abaissa ses regards sur son cou. Mais, au même moment, le joyeux Lemminkäinen le frappa de nouveau, son glaive brilla comme l’éclair, et la tête de Pohjalainen tomba de ses épaules ; elle tomba telle qu’un épi détaché de sa tige, telle qu’une nageoire arrachée au ventre d’un poisson ; et elle roula sur le sol de l’enclos, comme un coq de bois atteint, à la cime d’un arbre, par une flèche meurtrière.

Cent poteaux, mille poteaux couronnés de têtes humaines se dressaient sur la colline. Un seul d’entre eux était encore libre : le joyeux Lemminkäinen prit la tête de son ennemi et la fixa à son sommet.

Ahti Saarelainen, le beau Kaukomieli, revint ensuite dans la maison de Pohjola, et il dit : « Donne-moi de l’eau, méchante femme, afin que je purifie mes mains du sang de l’hôte barbare, du sang du misérable Pohjalainen ! »

La vieille femme de Pohja fut transportée de colère, et elle se mit à exercer sa puissance magique ; elle évoqua des hommes armés de glaives, des héros armés de lances, mille hommes, mille héros, pour tuer Lemminkäinen, pour exterminer Kaukomieli.

Et, maintenant, en vérité, le temps est venu de disparaître. Il serait peu agréable, il serait dangereux pour Ahti, pour Lemminkäinen de séjourner plus longtemps dans ces habitations de Pohjola, de s’obstiner à prendre part à la grande fête, au mystérieux festin.

  1. Voir Neuvième Runo, note 6.
  2. On a vu jusqu’à présent que cette manière de saluer les habitants d’une maison, à son entrée, est toujours la même.
  3. C’est la place la plus humble, la place des mendiants.
  4. Dans toutes les maisons finnoises, les gros ustensiles de ménage sont suspendus près de la porte.
  5. Voir Quatrième Runo, note 21.
  6. Proverbe finnois. Celui qui vient à un festin sans y être invité, est naturellement censé plus hardi et, par suite, plus courageux et plus illustre que celui dont la présence n’est qu’une réponse à une invitation.
  7. Fils ou habitant de Pohjola.
  8. C’est-à-dire fit surgir un loup par la vertu magique des paroles qui sortaient de sa bouche.
  9. Voir Deuxième Runo, note 9.