Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/28

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 286-292).

VINGT-HUITIÈME RUNO

sommaire.
Lemminkäinen s’enfuit de Pohjola. — Il prend la forme d’un aigle, et, à l’ombre d’un léger nuage qu’il obtient d’Ukko pour amortir les ardeurs du soleil, il se rend, à travers les airs, jusque dans son pays. — Sa mère l’interroge sur ce qu’il a fait dans Pohjola. — Le héros lui raconte le meurtre qu’il a commis, la colère et les armements de tout le peuple, et lui demande où il pourra fuir pour se dérober à leur vengeance. — Après lui avoir représenté l’inutilité de diverses métamorphoses, elle lui indique une île lointaine où son père avait déjà trouvé un refuge pendant les horreurs de la guerre. — Elle l’engage à s’y transporter au plus tôt et à y demeurer plusieurs années.

Ahti Saarelainen, le joyeux Lemminkäinen songea à se dérober à tous les regards, et il se hâta de s’enfuir de la sombre Pohjola, de la nébuleuse Sariola.

Il sortit de la chambre comme un ouragan, il s’en échappa comme un nuage de fumée, s’efforçant de dissimuler ses crimes, de cacher ses forfaits.

Et quand il fut dans l’enclos, il regarda autour de lui, cherchant son cheval, son ancien étalon ; mais il ne le trouva point, il vit seulement, à l’extrémité du champ, un bloc de pierre, une tige d’osier brisée[1].

Qui viendra au secours du héros, qui l’aidera de ses conseils, pour qu’il ne laisse point sa tête, pour qu’il ne laisse point ses cheveux, une seule mèche de ses cheveux, aux mains des habitants de Pohjola ? Déjà l’on entend un bruit gronder dans le village, un bruit sourd dans les habitations les plus proches, un murmure sinistre dans les habitations les plus éloignées[2] ; tous les yeux sont aux fenêtres.

Le joyeux Lemminkäinen, Ahti Saarelainen, dut revêtir une autre forme. Il s’éleva dans les airs changé en aigle, et voulut monter jusqu’au ciel. Mais le soleil couvrit ses joues de sueur, la lune rayonna sur ses sourcils.

Alors, le joyeux Lemminkäinen invoqua Ukko : « Ô Ukko, dieu bon, dieu suprême, maître souverain de la foudre, dominateur des nuages, envoie un temps brumeux, crée une nuée légère, afin qu’abrité sous son ombre, je puisse poursuivre ma route et me rendre dans ma demeure, auprès de ma douce mère, de ma bien-aimée nourrice ! »

Et Lemminkäinen reprit son vol ; mais voici qu’il aperçut derrière lui un vautour gris, un vautour dont les yeux flamboyants ressemblaient à ceux du fils de Pohjalainen, de l’ancien hôte de Pohjola.

Le vautour dit : « Ô Ahti, mon frère, te souviens-tu de notre dernier combat, de notre effroyable duel ? »

Ahti Saarelainen, le beau Kaukomieli, répondit : « Ô mon vautour, mon bel oiseau, hâte-toi de retourner dans ta demeure, et quand tu y seras arrivé, quand tu seras rentré dans la sombre Pohjola, tu diras : Il est difficile de prendre l’aigle avec ses serres, de déchirer l’oiseau puissant avec ses griffes. »

Bientôt Lemminkäinen atteignit la maison maternelle ; il avait les traits bouleversés, et son âme était sombre. La mère du héros vint à sa rencontre jusqu’au delà de la clôture de son habitation, et elle s’empressa de le questionner : « Ô le plus jeune de mes fils, ô le plus fort de mes enfants, pourquoi as-tu l’air si consterné en revenant de Pohjola ? T’y aurait-on insulté au milieu du festin, en te servant une coupe indigne de toi[3] ? S’il en est ainsi, tu trouveras ici une meilleure coupe, celle que ton père a rapportée de la guerre, qu’il a conquise dans les jeux sanglants des batailles. »

Le joyeux Lemminkäinen répondit : « Ô mère qui m’as engendré, si l’on m’avait insulté en me servant une coupe indigne de moi, j’aurais à mon tour insulté mes hôtes, j’aurais insulté cent hommes, j’aurais jeté le défi à mille guerriers. »

La mère de Lemminkäinen dit à son fils : « Pourquoi as-tu l’air si consterné ? T’aurait-on vaincu avec les chevaux, t’aurait-on outragé à cause des chevaux[4] ? S’il en est ainsi, tu pourras acheter un meilleur cheval avec l’argent que ton père a gagné, avec les trésors qu’il a rassemblés. »

Le joyeux Lemminkäinen répondit : « Ô mère qui m’as engendré, si l’on m’avait vaincu avec les chevaux, si l’on m’avait outragé à cause des chevaux, j’aurais outragé mes hôtes, j’aurais provoqué tous les cavaliers, j’aurais battu les hommes forts avec leurs poulains, les vaillants héros avec leurs étalons. »

La mère de Lemminkäinen dit à son fils : « Pourquoi as-tu l’air si consterné, pourquoi as-tu l’âme si triste en revenant de Pohjola ? Se serait-on moqué de toi à cause des femmes, t’aurait-on tourné en ridicule à cause des jeunes filles ? S’il en est ainsi, tu pourras te moquer à ton tour d’autres femmes, tu pourras tourner en ridicule d’autres jeunes filles. »

Le joyeux Lemminkäinen répondit : « Ô mère qui m’as engendré, si l’on s’était moqué de moi à cause des femmes, si l’on m’avait tourné en ridicule à cause des jeunes filles, je me serais moqué de mes hôtes, je me serais moqué de toutes les filles, j’aurais tourné en ridicule cent femmes, mille belles fiancées. »

La mère de Lemminkäinen dit à son fils : « Que t’est-il donc arrivé, mon enfant ? Si tu n’as pas eu quelque funeste aventure, tandis que tu étais dans Pohjola, n’est-ce pas que tu t’es mis au lit après avoir trop mangé, après avoir trop bu, et que de mauvais rêves sont venus troubler ton sommeil ? »

Le joyeux Lemminkäinen répondit : « C’est l’affaire des vieilles femmes de s’inquiéter de ce qu’elles ont vu dans leurs rêves ! Je me souviens de mes rêves de nuit, mais je me souviens encore mieux de mes rêves de jour. Ô ma mère, ô ma vénérable mère, prépare, maintenant, mon sac de voyage, remplis de farine un petit sac de toile, remplis de sel un morceau de linge ; ton fils va partir, hélas ! il va quitter ce pays, cette maison bien-aimée, ce beau domaine : les hommes aiguisent leurs glaives, les héros affilent leurs lances. »

La mère de Lemminkäinen, celle qui l’avait enfanté avec douleur, se hâta de l’interroger : « Pourquoi donc aiguisent-ils leurs glaives, pourquoi affilent-ils leurs lances ? »

Le joyeux Lemminkäinen dit, le beau Kaukomieli répondit : « Ils aiguisent leurs glaives, ils affilent leurs lances, afin de faire tomber ma pauvre tête, afin de les tourner contre mon pauvre cou[5]. Un événement sinistre s’est passé dans Pohjola : j’ai tué le fils de Pohjalainen, l’hôte même de Pohjola. Alors, tout le peuple s’est armé pour une guerre terrible, tout le peuple s’est levé contre moi, triste infortuné, contre moi seul ! »

La mère, la vieille mère de Lemminkäinen dit à son enfant : « Je t’avais déjà prévenu, je t’avais prodigué mes conseils ; oui, jamais je n’ai cessé de te dissuader d’aller dans Pohjola. Si tu m’avais écouté, si tu étais resté dans la maison de ta mère, sous la protection de ta douce mère, dans la demeure de ta nourrice, aucune guerre n’eût éclaté, aucun combat ne serait à craindre.

« Où vas-tu aller, maintenant, mon fils, mon pauvre fils, pour cacher ton crime, pour dérober ta méchante action ? Où chercheras-tu un refuge pour sauver ta tête, pour mettre en sûreté ton gracieux cou, pour éviter que tes cheveux, tes fins cheveux ne soient arrachés et dispersés dans la poussière ? »

Le joyeux Lemminkäinen répondit : « J’ignore le lieu où je pourrais me réfugier et cacher mon crime ; ô ma mère, toi qui m’as engendré, dis-moi où je dois fuir ? »

La mère de Lemminkäinen dit à son fils : « Je ne sais quel lieu t’indiquer, quel lieu te recommander. Si tu devenais un pin des collines, un genevrier des bruyères, le malheur n’en fondrait pas moins sur toi, le destin fatal ne t’en atteindrait pas moins. Souvent, le pin des collines est abattu et mis en pièces pour servir de pärtet[6]. Souvent, les genévriers des bruyères sont dépouillés de leur écorce, pour former des poteaux de barrière.

« Si tu croissais comme un bouleau des vallées, si tu te changeais en aulne des bocages, le malheur n’en fondrait pas moins sur toi, le destin fatal ne t’en atteindrait pas moins. Souvent, le bouleau des vallées est abattu pour garnir le bûcher, souvent, l’aulne des bocages est brûlé pour le défrichement[7].

« Si tu devenais une baie de la montagne, une myrtille des champs ou une fraise des bois, le malheur n’en fondrait pas moins sur toi, le destin fatal ne t’en atteindrait pas moins. Tu serais cueilli par les jeunes filles, enlevé par les belles parées d’une fibule d’étain[8].

« Si tu devenais un brochet de la mer, ou une truite des torrents limpides, le malheur n’en fondrait pas moins sur toi, ta fin n’en serait pas moins cruelle. Car un homme noir comme la suie jetterait ses filets dans l’eau ; il prendrait les petits poissons avec sa nasse, les grands poissons avec sa ligne.

« Si tu devenais un loup des forêts ou un ours des déserts sauvages, le malheur n’en fondrait pas moins sur toi, le destin fatal ne t’en atteindrait pas moins. Car un jeune guerrier couvert de suie aiguiserait le fer de son épieu pour tuer les loups, pour terrasser les ours. »

Le joyeux Lemminkäinen éleva la voix et dit : « Je connais moi-même les lieux les plus dangereux, les plus funestes, les lieux où la mort viendrait promptement me dévorer, où une fin cruelle me serait assurée. Ô ma mère, toi qui m’as engendré, toi qui m’as nourri de ton lait, où me conseilles-tu de fuir ? Déjà la mort est devant ma bouche, le jour fatal est suspendu à ma barbe ; ma tête n’est plus que pour un jour, un jour à peine, à l’abri du danger[9]. »

La mère de Lemminkäinen dit à son fils : « Je pourrais bien t’indiquer un lieu sûr, un lieu impénétrable, où ton crime demeurerait ignoré, où tu trouverais un refuge contre le sort qui te menace. Oui, je me souviens d’un petit coin de terre dont le sol n’a jamais été mordu, jamais frappé, jamais visité par les glaives des hommes. Mais, auparavant, promets-moi par un serment éternel, par un serment inviolable de ne point aller à la guerre, de dix étés, lors même que tu n’y serais poussé que par désir de l’or ou par la soif de l’argent. »

Le joyeux Lemminkäinen dit : « Je te promets par un serment inviolable de ne point aller ni cet été, ni l’été suivant, aux grandes batailles, aux mêlées sauvages du glaive. Mes blessures des derniers combats sont encore fraîches, ma poitrine en est encore profondément sillonnée. »

La mère de Lemminkäinen dit à son fils : « Prends le vieux navire de ton père, et hâte-toi de fuir au delà de neuf mers et de la moitié d’une dixième, vers une île située au milieu des flots. Là, jadis, ton père se tint caché, ton père trouva un refuge, pendant les longues années de guerre, pendant les années des durs combats. Il y vécut dans une douce tranquillité, il y passa agréablement ses jours. Reste dans cette île une année, deux années ; et la troisième année, tu reviendras sous le toit bien aimé de ta famille, dans la maison de ceux qui t’ont donné le jour. »

  1. La sorcière de Pohjola avait ainsi métamorphosé le cheval de Lemminkäinen.
  2. Voir Huitième Runo, note 8.
  3. Le texte dit : « Est-ce qu’on t’aurait fait injure (ou trompé) avec la coupe : Onko sarkoin vaarrettuna ? »
  4. C’est-à-dire : T’aurait-on défié lorsque tu montais ton cheval, et aurais-tu été vaincu à la course par d’autres cavaliers ?
  5. « Mun poloisen pään varalle,
    « Vasten kauloa katalan. »

  6. Voir Onzième Runo, note 11.
  7. Voir Deuxième Runo, note 16.
  8. Voir Quatrième Runo, note 2.
  9. « Aivan on surma suun e’essa,
    « Paha paiva parran paälla,
    « Yksi päivä miehen päatä,
    « Tuskin taytehen sitana. »