Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/29

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 293-306).

VINGT-NEUVIÈME RUNO.

sommaire.
Lemminkäinen se rend dans l’île de Saari. — Il y excite l’admiration par la puissance magique de ses chants. — Une généreuse hospitalité lui est offerte. — Il passe sa vie dans les plaisirs et les exploits amoureux. — Toutes les jeunes filles, toutes les veuves succombent à ses séductions. — Une seule, une vieille et pauvre fille est dédaignée par lui. — Elle s’en venge en lui dressant des embûches. — Tout le peuple de l’île se soulève contre lui. — Il est contraint de fuir. — Une tempête le surprend en pleine mer. — Il fait naufrage et gagne à la nage une île isolée, où on lui donne un bateau avec lequel il poursuit son voyage. — Arrivé dans son pays, il trouve sa maison brûlée, sa mère disparue. — Il la retrouve au fond d’un bois. — Il la console et lui raconte ce qu’il a fait durant son séjour à Saari.


Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli, remplit de vivres son sac de voyage ; il prit du beurre d’été pour la première année, de la viande de porc pour la seconde, puis il se hâta de se dérober par la fuite ; il se mit précipitamment en route, et il dit : « Je pars, maintenant, je pars pour trois étés, pour cinq années entières ; j’abandonne les champs aux ravages des vers ; je laisse les bois comme lieu de repos aux lynx ; je livre les plaines aux courses des rennes, les espaces nouvellement défrichés aux piétinements des oies.

« Adieu donc, ô ma bonne mère ! Lorsque le peuple de Pohjola, la grande foule de Pimentola[1], se présentera pour demander ma tête, tu lui diras que je suis parti, que j’ai quitté ces lieux, après avoir abattu la forêt fraîchement ensemencée. »

Et Lemminkäinen fit glisser son navire sur les rouleaux de fer, il le détacha des anneaux de cuivre qui le retenaient au rivage, et le lança dans la mer ; puis, il hissa la voile dans les mâts, la déploya sur les vergues, s’assit au gouvernail, et, saisissant la barre en bois de bouleau, il éleva la voix et il dit : « Souffle, ô vent, dans la voile, pousse le navire, fais-le bondir sur les vagues, jusqu’à l’île inconnue[2], jusqu’au promontoire sans nom. »

Le vent berça le navire, les vagues le poussèrent en avant, pendant deux mois, pendant presque trois mois, à travers les longs détroits, les ondes vastes et profondes.

Les jeunes filles du promontoire se tenaient sur les bords de la mer bleue, et elles jetaient au loin leurs regards sur la surface humide. L’une attendait son frère, l’autre son père ; mais celle qui attendait son fiancé était plus opiniâtre et plus impatiente[3].

Bientôt, le navire de Lemminkäinen apparut à l’horizon, entre le ciel et l’eau, comme un léger flocon de nuage

Les jeunes filles du promontoire se mirent à penser, les vierges de l’île dirent : « Quelle est cette chose étrange qui s’agite au loin sur la mer ? Quel est ce prodige qui s’agite à la cime des flots ? Si tu es un de nos navires, une des voiles rapides de Saari[4], viens directement à nous, viens prendre terre à notre rivage, afin que nous apprenions ce qui se passe dans les pays étrangers ; si l’on y vit en paix, ou si l’on y est ravagé par la guerre ! »

Le vent gonflait les voiles, les vagues précipitaient la course du navire. Encore quelques instants, et le joyeux Lemminkäinen toucha les bords de l’île, la pointe extrême du promontoire.

Alors, il éleva la voix et il dit : « Est-il assez de place, dans cette île, pour que je puisse y aborder et tirer mon bateau sur le rivage ? »

Les jeunes filles du promontoire, les vierges de l’île répondirent : « Sans doute, il y a assez de place dans cette île pour que tu puisses y aborder et tirer ton bateau sur le rivage ; il y en aurait assez et tu y trouverais assez de rouleaux[5], lors même que tu arriverais avec cent bateaux, avec mille navires. »

Le joyeux Lemminkäinen fit glisser son navire sur les rouleaux, et le fixa sur le rivage. Puis il dit : « Est-il assez de place dans cette île pour qu’un pauvre diable puisse s’y cacher, pour qu’un homme faible puisse y trouver un refuge, pendant les horreurs foudroyantes de la guerre, pendant le terrible cliquetis des glaives ? »

Les jeunes filles de l’île, les vierges du promontoire répondirent : « Oui, sans doute, il y a assez de place dans cette île pour qu’un homme faible puisse s’y cacher, pour qu’un homme faible puisse y trouver un refuge ; nous aurions assez de grands châteaux, assez de vastes domaines, lors même que cent hommes, que mille héros viendraient nous visiter. »

Le joyeux Lemminkäinen dit : « Est-il dans cette île une place, un petit bois de bouleau ou tout autre endroit planté d’arbres, pour que je puisse entreprendre son défrichement et en faire un champ fertile ? »

Les jeunes filles de l’île, les vierges du promontoire répondirent : « Non, il n’est pas de place dans cette île, pas même une place de la largeur de ton dos, pas un seul petit endroit libre, dont tu puisses entreprendre le défrichement et faire un champ fertile. Tout le terrain de Saari, tous ses champs ont été distribués, tous ses bois ont été tirés au sort, toutes ses jachères ont été adjugées. »

Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli dit : « Est-il dans cette île une place où je puisse chanter mes chants, dérouler la longue suite de mes chants ? Les paroles fondent dans ma bouche, elles germent sur mes gencives[6]. »

Les jeunes filles de l’île, les vierges du promontoire répondirent : « Sans doute, il est assez de place dans cette île pour que tu puisses y chanter tes chants, y moduler tes plus beaux chants ; tu y trouveras aussi des bocages pour folâtrer, des prairies pour danser. »

Alors, le joyeux Lemminkäinen entonna ses chants ; et soudain, par l’effet de leur vertu magique, des sorbiers surgirent dans l’enclos de l’habitation, des chênes sur la route ; et sur les chênes, des branches touffues ; et sur chaque branche, une pomme ; et sur chaque pomme, un globe d’or ; et sur chaque globe d’or, un coucou. Quand le coucou chante, l’or découle de sa langue, le cuivre de son bec, et l’argent se répand sur la colline d’or, sur la colline d’argent[7].

Lemminkäinen chanta encore, il déploya la puissance de la parole ; et les grains de sable se changèrent en perles, tous les cailloux rayonnèrent, tous les arbres flamboyèrent, les fleurs se teignirent des couleurs de l’or.

Lemminkäinen chanta encore ; et, à sa voix, un puits apparut, et sur ce puits un couvercle d’or, et sur ce couvercle une coupe d’or, dans laquelle les frères étanchèrent leur soif, dans laquelle les sœurs lavèrent leur gracieux visage.

Et il évoqua des lacs au milieu de la plaine ; et dans ces lacs des canards bleus, des canards au front d’or, à la tête d’argent, aux pieds de cuivre.

Les jeunes filles de l’île, les vierges du promontoire écoutaient avec admiration les chants de Lemminkäinen, elles s’extasiaient sur la puissance magique du héros.

Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli dit : « Je chanterais encore des chants puissants, des chants splendides, si je me trouvais sous un toit, assis au bout de la longue table. Mais, si aucune maison ne s’ouvre devant moi, si aucun plancher ne s’étend sous mes pieds, je déchargerai mes chants dans les bruyères, je les verserai dans les bois. »

Les jeunes filles de l’île, les vierges du promontoire répondirent : « Nous avons assez de maisons pour te recevoir, assez de grands enclos pour t’héberger ; tu pourras y mettre tes chants à l’abri du froid, à l’abri des rigueurs de l’air. »

Dès que le joyeux Lemminkäinen eut été introduit dans une maison, il évoqua sur la longue table une coupe des régions lointaines ; et par la vertu de ses chants, il remplit cette coupe de bière, il remplit les pots d’hydromel, il chargea les plats jusqu’aux bords.

Ainsi, la bière et l’hydromel, ainsi, le beurre et la viande de porc furent servis en abondance, pour apaiser la faim de Lemminkäinen, pour rassasier Kaukomieli.

Mais, le héros est beaucoup trop délicat ; il ne voulut point commencer son repas avant d’avoir un couteau d’or, un couteau au manche d’argent.

Il évoqua donc un couteau d’or, il se créa un couteau au manche d’argent ; puis il mangea tant qu’il lui plut, il s’abreuva de bière avec délices.

Alors, le joyeux Lemminkäinen se promena de village en village ; il fréquenta les jeux des vierges de l’île, les gaies réunions des jeunes filles. Partout où il tournait la tête, il recevait un baiser ; partout où il étendait la main, il y sentait une douce pression.

Pendant la nuit, pendant les heures ténébreuses, il courait les aventures. Il n’y avait pas dans l’île un village où l’on ne trouvât dix maisons, pas une maison où l’on ne trouvât dix jeunes filles. Or, parmi toutes ces jeunes filles, il n’y en eut pas une dont il ne partageât la couche, dont il ne fatiguât les bras[8].

Il séduisit mille fiancées, il dormit avec cent veuves ; on n’en compta pas deux sur dix, on n’en compta pas trois sur cent dont il n’eût joui, dont il n’eût abusé[9].

Ainsi, le joyeux Lemminkäinen passa voluptueusement trois années de sa vie, dans les grands villages de Saari ; il captiva toutes les vierges, il charma toutes les veuves. Une seule fut oubliée, une pauvre vieille fille, à l’extrémité du long promontoire, dans le dixième village.

Déjà, le héros songeait à partir, à regagner son pays. La vieille fille accourut et lui dit : « Cher Lemminkäinen, homme charmant, si tu ne veux point te souvenir de moi, je ferai en sorte, lorsque tu prendras la mer, que ton bateau se brise contre un rocher. »

Lemminkäinen se livra à un long sommeil ; il ne se réveilla qu’au chant du coq, et lorsqu’il était déjà trop tard pour se rendre chez la vieille fille, pour satisfaire aux vœux de la pauvre vierge[10].

Il se promit donc, un jour, il forma le projet, un soir, de quitter son lit beaucoup plus tôt, de se lever avant les hommes, avant le chant du coq.

Il devança l’heure qu’il s’était fixée, et se mit en route à travers l’île, pour aller porter la joie à la vieille fille, le plaisir à la pauvre vierge[11].

Mais, tandis qu’il marchait seul, pendant la nuit, à travers l’île, et qu’il parvint à l’extrémité du long promontoire dans le troisième village, il n’y aperçut pas une seule maison où il n’y eût trois chambres, pas une seule chambre où il n’y eût trois guerriers, pas un seul de ces guerriers qui n’affilât son glaive, qui n’aiguisât sa hache pour le compte de sa propre tête.

Le joyeux Lemminkäinen prit la parole et dit : « Voici donc le moment fatal arrivé ! Le doux soleil s’est levé sur moi, infortuné ! sur mon cou, pauvre malheureux ! Qui pourrait cacher un héros dans son sein, qui pourrait le protéger en le couvrant de son manteau, en l’enveloppant de ses vêtements, lorsque cent hommes se précipitent sur lui, lorsque mille guerriers ont conjuré sa mort ? »

Il n’y avait plus là de jeunes filles à embrasser, à étreindre dans ses bras. Lemminkäinen se dirigea vers son navire : le navire avait été brûlé, il n’en restait plus que du charbon et des cendres.

Alors, il comprit que le malheur le menaçait, que son jour suprême était proche. Il se mit à se construire un autre navire.

Mais, pour cette construction, les poutres et les planches lui manquaient ; il n’en avait qu’une petite quantité insignifiante : cinq fragments d’un vieux fuseau, six morceaux d’une vieille quenouille.

Il construisit son nouveau navire avec le secours des formules magiques ; en trois coups, il fut achevé de toutes pièces.

Lemmninkäinen le lança à la mer, et il éleva la voix et il lui dit : « Ô bateau, vogue sur l’onde comme une feuille légère, vogue sur les flots comme une fleur de nénuphar ! Et toi, ô aigle, donne trois de tes plumes, et toi, ô corbeau, donnes-en deux pour servir de soutien à la petite nef, pour attacher des ailes à ses flancs ! »

Puis, il monta dans son navire et s’assit à l’arrière. Il avait la tête basse, le cœur triste, le bonnet incliné de côté[12], car il ne pouvait plus passer les nuits, il ne pouvait plus couler les jours au milieu des jeux bruyants des jeunes filles, des gaies réunions des belles vierges.

Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli dit : « Le pauvre garçon s’en va loin de cette île, loin des jeux bruyants de ces jeunes filles, des gaies réunions de ces belles vierges ; mais, tandis que je suivrai ma route, il en est peu, parmi elles, qui joueront, qui babilleront avec joie dans leurs maisons solitaires, dans l’enceinte de leurs tristes demeures. »

Les jeunes filles de l’île, les vierges du promontoire lui dirent en pleurant : « Pourquoi pars-tu, ô Lemminkainen, pourquoi nous quittes-tu, ô héros bien-aimé ? Est-ce à cause de la chasteté des jeunes filles, ou à cause du petit nombre des femmes ? »

Le joyeux Lemminkäinen dit, le beau Kaukomieli répondit : « Non, je ne pars point à cause de la chasteté des jeunes filles, à cause du petit nombre des femmes ; je pourrais en trouver facilement cent, je pourrais en trouver mille qui seraient à ma discrétion[13]. Je pars, moi Lemminkäinen, je pars, moi la fleur des héros, parce que je me sens pris du désir invincible de retourner dans mon propre pays, de revoir les fraises de mes bois, les baies de ma colline, les jeunes filles de mon promontoire, les colombes de mes domaines. »

Et le joyeux Lemminkäinen dirigea son navire vers la haute mer. Le vent souffla et précipita sa course, les vagues l’emportèrent sur la surface bleue des ondes, sur l’espace profond et immense.

Cependant, les tristes jeunes filles, les vierges désolées demeuraient sur les pierres du rivage, pleurant et se lamentant.

Les jeunes filles de l’île pleurèrent, les vierges du promontoire se lamentèrent aussi longtemps que le mât, aussi longtemps que le timon du gouvernail furent visibles à leurs yeux. Mais elles ne pleuraient point le mât, elles ne regrettaient point le timon du gouvernail ; elles pleuraient, elles regrettaient celui qui se tenait sur le navire, celui qui le conduisait à travers les flots.

Lemminkäinen pleura aussi, de son côté ; il pleura, il se lamenta aussi longtemps que l’île, aussi longtemps que ses montagnes furent visibles à ses yeux. Mais il ne pleurait point l’île, il ne regrettait point ses montagnes ; il pleurait, il regrettait les jeunes filles de Saari, les gracieuses colombes du promontoire[14].

Le joyeux Lemminkäinen fendait doucement les vagues de la mer bleue ; il marcha un jour, il marcha deux jours ; mais, voici que le troisième jour, le vent se mit à souffler, les rivages de l’air à gronder ; la tempête s’élança violemment du nord-ouest ; elle saisit le navire par les flancs, et le précipita au fond de l’abîme.

Le joyeux Lemminkäinen fut entraîné lui-même, sur les mains, dans le tourbillon des vagues ; et il s’efforça de ramer avec les doigts, de battre l’eau avec les pieds.

Un jour, une nuit s’écoulèrent ; alors, il vit se lever au nord-ouest un léger nuage, et bientôt ce nuage se changea en terre, se dressa en promontoire.

Le héros se hâta d’y aborder ; il entra dans une habitation, et là il trouva une femme, il trouva des jeunes filles occupées à faire cuire le pain : « Ô chère hôtesse, si tu connaissais la faim qui me dévore, si tu soupçonnais ce que je désire, tu bondirais jusqu’à l’aitta, tu te précipiterais, telle qu’un ouragan, dans la chambre où l’on conserve la bière, et tu apporterais un pot de bière, tu apporterais de la viande de porc, tu la ferais cuire, tu y joindrais du beurre, pour rassasier l’homme fatigué, pour abreuver l’homme qui sort de la mer. J’ai nagé nuit et jour sur les vastes flots ; chaque coup de vent a été mon soutien, les vagues m’ont servi de planche de salut[15]. »

La bonne hôtesse se rendit dans l’aitta élevée sur la colline ; elle y prit du beurre, elle y prit un morceau de viande de porc qu’elle fit cuire, pour rassasier l’homme fatigué ; puis, elle apporta un pot de bière pour abreuver l’homme qui sortait de la mer. Enfin, elle lui donna un bateau, un bateau tout prêt à faire voile, afin qu’il pût reprendre la mer et arriver au terme de son voyage.

En abordant au pays de son enfance, le joyeux Lemminkäinen reconnut les lieux ; il reconnut les rivages, les îles, le golfe, le port où il amarrait son bateau, tous les endroits qu’il fréquentait ; il reconnut les montagnes avec leurs pins, les collines avec leurs sapins, mais il ne reconnut point la place où se trouvait sa maison. Un bois de jeunes putiers murmurait là où se dressaient ses murs, un bois de pins murmurait sur la colline, un bois de genévriers sur le chemin du puits.

Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli dii : « Voici le bosquet où je jouais, voici les rochers où je grimpais, voici les prairies, voici les champs où je folâtrais ; mais, qui donc a enlevé ma maison bien-aimée, qui a détruit ma belle demeure ? Le feu l’a dévorée, et le vent en a dispersé les cendres. »

Et le héros se mit à pleurer ; il pleura un jour, il pleura deux jours. Ce n’était point la maison qu’il pleurait, ce n’était point l’aitta qu’il regrettait, il pleurait, il regrettait sa mère, celle qui habitait la maison, qui prenait soin de l’aitta.

Il aperçut un aigle qui planait dans les airs ; il l’appela et lui dit : « Ô aigle, mon bel oiseau, pourrais-tu me dire où se trouve ma mère, où se trouve ma douce et bien-aimée nourrice ? »

L’aigle ne se souvenait de rien, le stupide oiseau ne savait rien. Il pensait qu’elle devait être morte, qu’elle avait succombé sous les coups du glaive, qu’elle avait été massacrée par la hache de guerre.

Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli dit : « Ô ma douce mère, ô ma nourrice bien-aimée, te voilà donc morte, te voilà disparue de la vie ; ta chair est devenue poussière ; les sapins croissent sur ta tête, les genévriers sur tes pieds, les osiers sur la pointe de tes doigts[16].

« Ainsi donc, c’est en vain que je suis allé, infortuné ! dans les demeures de Pohjola, dans les champs de Pimentola, me livrer aux combats du glaive, éprouver mes armes brillantes, je n’ai réussi qu’à précipiter la perte de ma famille, qu’à causer la mort de ma propre mère ! »

Lemminkäinen jeta les regards autour de lui. Il remarqua de légères traces de pas sur le gazon, des vestiges interrompus à travers la bruyère ; il chercha à les reconnaître et les suivit ; ils conduisaient au fond d’un bois, au fond d’un désert.

Quand il eut marché un certain temps, quand il eut franchi une courte distance, au milieu de ces espaces sauvages, il aperçut, à l’angle d’un massif chevelu, un réduit secret, une petite cabane enfoncée entre deux rochers, ombragée par trois sapins ; et là, il découvrit sa mère, sa douce et chère nourrice.

Lemminkäinen fut transporté d’une joie immense ; il éleva la voix et il dit : « Ô ma mère, ma bien-aimée mère, toi qui m’as engendré, qui m’as nourri de ton lait, tu jouis donc encore de la vie et de la santé ! Et cependant, j’avais cru que tu étais morte, que tu avais succombé sous les coups du glaive, que tu avais été massacrée par la hache. Oui, j’ai usé mes veux à pleurer, j’ai terni les brillantes couleurs de mon visage[17]. »

La mère de Lemminkäinen dit à son fils : « J’ai pu, hélas ! sauver ma vie, mais c’est en fuyant, c’est en me cachant dans ces déserts sauvages, dans ce sombre réduit de la forêt. Le peuple de Pohjola s’était armé contre toi, pauvre infortuné, et il a ravagé notre habitation, il l’a entièrement réduite en cendres. »

Le joyeux Lemminkäinen dit : « Ô ma mère, ô toi qui m’as donné le jour, chasse les chagrins qui te déchirent ! Une nouvelle habitation sera construite, une habitation meilleure que la première ; et nous livrerons bataille au peuple de Pohjola, nous exterminerons cette race maudite de Lempo[18]. »

La mère de Lemminkäinen dit à son fils : « Tu es demeuré longtemps, ô mon enfant, tu as longtemps vécu dans les terres étrangères, dans les régions lointaines, sur cette île inconnue, sur ce promontoire sans nom[19] ! »

Le joyeux Lemminkäinen, le beau Kaukomieli dit : « Il m’était agréable d’y vivre, il m’était doux d’y passer mes jours. Les arbres y brillent des splendeurs de la pourpre, les champs y reflètent l’azur, les branches de pins y sont autant de rameaux d’argent, les fleurs des bruyères autant de fleurs d’or ; le miel y coule dans les ruisseaux ; les œufs y roulent du haut des montagnes ; les sapins desséchés y versent l’hydromel, les sapins moisis y versent le lait ; on y recueille le beurre dans la jointure des cloisons, et les pieux de ces cloisons distillent la bière[20].

« Oui, il m’était agréable d’y vivre, il m’était doux d’y passer mes jours. Un seul obstacle venait troubler mes plaisirs. Les pères craignaient pour leurs filles, pour ces laides et sottes créatures[21] ; ils avaient peur que je ne les pervertisse, que je n’abusasse d’elles avec excès[22]. Je me cachais donc à cause des jeunes vierges, à cause des filles nées des femmes, comme se cache le loup à cause des porcs, comme se cache le vautour à cause des poules de la maison[23]. »

  1. Voir Sixième Runo, note 7.
  2. « Saarelle sanattomalle ». Mot à mot, île qui n’est revêtue d’aucune parole, c’est-à-dire qui n’est désignée par aucun nom.
  3. « Sepä vasta varsin vuotti,
    « Joka vuotti sulhoansa. »

  4. Saari, qui signifie île en général, est employé ici comme nom propre.
  5. Les mariniers finnois ont l’habitude, lorsqu’ils sont arrivés au port de leur village, de tirer leur bateau hors de l’eau et de le faire glisser, au moyen de rouleaux garnis de fer ou de cuivre, sur la terre ferme, où ils le laissent jusqu’à leur prochain voyage.
  6. « Sanat suussani sulavat,
    « Ikenilläni itavät. »

    Lemminkäinen veut dire que les paroles avaient été si longtemps retenues dans sa bouche que, semblables à une matière soluble, elles y fondaient, ou y germaient, ainsi qu’une graine semée dans un terrain humide.

  7. Le coucou ne revient jamais dans les runot sans y donner lieu aux développements les plus gracieux. Citons le texte original :

    « Kun kaki kukahtelevi,
    « Kulta suusta kuohahtavi,
    « Vaski leuoilta valuvi,
    « Hopea hohahtelevi,
    « Kultaiselle kunnahalle,
    « Hopeiselle mäelle. »

  8. « Kunk’ei vierehen venynyt,
    « Kasivartta vaivutellut. »

  9. « Tuhat tunsi morsianta,
    « Sa’an leskia lepäsi,
    « Kaht’ei ollut khymmenessä
    « Kolmea koko sa’assa
    « Piikoa pitamatöintä,
    « Leskea lepäamatöintä. »

  10. Chez les Finnois, les prétendants qui vont demander la main d’une jeune fille habitant un village éloigné, se mettent ordinairement en route pendant la nuit, mais Lemnminkäinen n’était pas évidemment assez épris de celle dont il s’agit ici, pour lui faire spontanément le sacrifice de son sommeil.
  11. « Senki impyen ilohon,
    « Naisen raukan naurantahan. »

  12. Voir Dixième Runo, note 9.
  13. « Lähe en piikojen pvhyytta,
    « Enkä vain ojen vahyytia :
    « Saisin jos sataki naista,
    « Tuhat piikoa piellä. »

  14. « Itse itki Lemminkäinen
    « Sini itki ja sureksi,
    « Kunnes saaren maat näkyvi,
    « Saaren harjut haimentavi ;
    « Ei han itke saaren maita,
    « Saaren harjuja haloa,
    « Itki saaren impyitä
    « Noita harjuu hanhosia. »

  15. « Joka tuuli turvananï,
    « Meeren aallot armonani. »

  16. Manière de dire que ces arbres s’élevaient sur la tombe de la mère de Lemminkäinen.

    « Ohoh kaunis kantajani,
    « Jhana imetatjani !
    « Jo olet kuollut kantajani,
    « Mennyt ehtoiuen emoni,

    « Liha mullaksi lahonnut,
    « Kuusset päalle kasvanehet,
    « Katajaiset kantapaihin,
    « Pahjut sormien nenahan. »

  17. « Itkin pois ihanat silmät,
    « Kasvon kaunihin kaotin. »

  18. Voir Quatrième Runo, note 21.
  19. Voir note 2.
  20. Cette description est magnifique, et cependant la traduction ne rend que très-faiblement la grâce et la splendeur du texte original. Je le reproduis intégralement :

    « Hyva oli siella, ollakseni,
    « Lempi hehaellakseni,
    « Puut siella punalle paistoi,
    « Puut punalle maat sinelle,
    « Hopealle hongan oksat,
    « Kullalle kukat kanervan ;
    « Siell’oli maet simaiset,
    « Kalliot kananmunaiset,
    « Metta vuoti kuivat kuuset,
    « Maittoa mahot petajat,
    « Aian nurkat voita lypsi,
    « Seipähät valoi olutta. »

  21. La fréquentation des jeunes files de Saari lui étant désormais interdite, Lemminkäinen en parle avec le même mépris que le renard de La Fontaine parlait des raisins qu’il ne pouvait atteindre.
  22. Le texte finnois est beaucoup plus énergique.

    « Pahasti pitelevani,
    « Ylimaarin öitsivani. »

    Ce qui veut dire littéralement, traduit en latin : « (Timebant) ne violarem illas, ne plus quam satis est dormirem cum illis. »

  23. Lemminkäinen se cachait pour séduire plus facilement les jeunes vierges, et après les avoir séduites, il se cachait encore pour se soustraire à la vengeance de leurs parents. Le texte finnois implique cette double signification. Le loup et le vautour qui servent ici de termes de comparaison sont, quoique sous d’autres rapports, absolument dans le même cas. Il ne faut pas s’étonner de voir ici le porc cité de préférence comme proie ordinaire du loup. Le porc, en effet, est très-abondant chez les Finnois ; ils en prennent un soin tout particulier et s’en servent beaucoup plus que de tout autre animal dans la consommation domestique. Les runot nous en ont déjà offert plus d’un exemple.