Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Texte entier

Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 5-374).


KARL MARX


DIFFÉRENCE

DE LA
PHILOSOPHIE DE LA NATURE
CHEZ

DÉMOCRITE ET ÉPICURE


TRADUCTION, INTRODUCTION et NOTES
par
Jacques PONNIER



ÉDITIONS DUCROS
M CM LXX



à Jean-Marie PONTEVIA,

Maître-assistant à la Faculté des Lettres
et Sciences humaines de Bordeaux.



Nous tenons à exprimer notre très vive reconnaissance à Serge et à Dominique Vanhove qui ont revu patiemment, et toujours dans la bonne humeur, la traduction de ces textes souvent ardus.

Nous remercions aussi très vivement M. Jean-Marc Gabaude, maître-assistant de philosophie à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Toulouse, pour la grande gentillesse qu’il n’a cessé de nous témoigner et l’information efficace qu’il nous a apportée, M. Menaut, assistant de Lettres et Sciences humaines de Bordeaux qui a bien voulu revoir les textes grecs, et notre ami Charles Porset.


« Selon la conscience, la matière n’est que l’objet, un Autre relatif ; l’esprit lui donne la détermination rationnelle d’être l’autre de soi-même. »
Hegel, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, éd. Vrin, p. 250.


« Ce n’est que lorsque la Nature est laissée totalement libre à l’égard de la raison consciente et qu’elle est considérée à l’intérieur d’elle-même comme raison, qu’elle est tout entière possession de la raison. »
Marx, Travaux préparatoires à l’étude de la philosophie d’Epicure, des stoïciens et des sceptiques.


« … nur das in sich Konkrete, was beide Seiten in sich hat, ist nicht einseitig. »
(Seul ce qui est en soi concret, possédant en soi les deux côtés [l’universel et le particulier] n’est pas unilatéral.)
Hegel, Vorlesungen Ueber die Geschichte der Philosophie, éd. Frommann, tome XVIII, p. 422.


PRÉSENTATION

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I. — LA CRISE DE LA PHILOSOPHIE


C’est l’année 1841 que Marx achève et présente sa Dissertation de doctorat sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure. Ce texte est le fruit d’études plus vastes qu’il avait entreprises dès 1839 sur les philosophies grecques postérieures à Aristote. Les notes de lecture rassemblées au cours des années 1839-1840 constituent les Travaux préparatoires de cet ouvrage plus important dont la Dissertation ne devait constituer que l’un des volets.

1839-1841 : ces deux dates enserrent une période critique pour l’idéologie allemande : celle qui s’étend très exactement entre la remise en cause pratique du système hégélien par la philosophie pratique et le début de sa mise en question théorique par Feuerbach, dont l’Essence du christianisme paraîtra en novembre 1841. Ces années se caractérisent par une lutte idéologique intense, qui se déploie à l’intérieur de la situation léguée par le système hégélien.

Depuis 1830, l’héritage de Hegel se fait de plus en plus lourd à assumer. « Déjà ébranlée par la révolution de 1830, qui avait marqué la fin de la Restauration et du système de la Sainte-Alliance, sa doctrine ne devait pas résister aux effets du réveil économique, politique et social de l’Allemagne après 1830[1]. » L’école hégélienne se scinde vers la fin des années 30. L’opposition naissante entre la Gauche hégélienne (ou « Jeunes hégéliens » ) et l’aile droite formée par les « Vieux hégéliens », concrétise alors une nouvelle orientation à l’intérieur du champ idéologique de l’Allemagne (l’orientation libérale et critique), les « Jeunes hégéliens » entamant dès 1835 une critique politique beaucoup plus vigoureuse qu’auparavant. Cette orientation, basée sur la critique religieuse et politique dans un esprit hégélien, devait se transformer profondément après 1840. L’année 1840, qui vit la déception définitive succéder au fol espoir que les Jeunes hégéliens avaient placé en Frédéric-Guillaume IV, marqua le début d’une période caractérisée par le radicalisme politique et la critique directe du système hégélien dans son ensemble. Cette critique trouva sa base théorique dans la problématique de Feuerbach, comprise dans toute sa portée à partir de 1842.

Cette évolution du champ idéologique allemand est très contraignante ; elle impose à tout philosophe sa problématique, ne lui laissant que la possibilité de prendre position à l’intérieur de cette problématique. Les deux textes du jeune Marx représentent une telle intervention, dont nous verrons qu’elle n’est pas indifférente à l’égard de l’itinéraire qui le conduit de Hegel à Feuerbach[2], à travers la philosophie critique, puis de Feuerbach au socialisme scientifique.

L’évolution qui conduisit la Gauche hégélienne d’une adhésion sans réserve au système hégélien à sa critique, puis à sa mise en cause radicale et à son renversement, fut commandée par le devenir du système lui-même. On sait que Hegel aboutissait, de par le mouvement de sa rigueur, à voir dans l’État prussien l’incarnation de la Raison et le terme final de la dialectique. Cette conclusion comportait deux exigences :

— Le Savoir absolu de Hegel est l’Esprit (la Raison) qui se sait lui-même, la réalité effective venue à la conscience de soi, la réconciliation de l’essence et de l’existence. Un tel savoir, ayant supprimé la différence en tant que telle, c’est-à-dire toutes les formes possibles de différence qui l’opposaient au monde, rejetait la possibilité d’une production idéologique qui lui serait extérieure. La constatation empirique du comportement rationnel de l’État devait consacrer l’union retrouvée de l’Esprit et du monde, du sujet et de la substance, de la nature et de l’être pour soi. Par la rationalité de l’État se trouvait donc niée toute différence entre la pratique individuelle idéologique et le monde réel-rationnel, et donc la possibilité d’une philosophie nouvelle. Si les Vieux hégéliens assumaient en fait la responsabilité de la mort de la philosophie dans une répétition pure et simple du système hégélien, c’est que la nécessité de droit d’une telle mort se trouvait dans ce système lui-même. Le Savoir absolu ne doit pas avoir de successeurs, mais des héritiers, et encore des héritiers complaisants qui parviennent, à partir de la lettre morte des textes qui le consignent, à le répéter en eux-mêmes. Il ne saurait supporter aucun développement nouveau.

— Cette dernière proposition a son pendant dialectique : de même que le Savoir absolu a terminé son développement, l’expression objective de ce Savoir, l’État réel, doit conserver au fil du temps les déterminations essentielles de son concept. Le conservatisme politique de Hegel n’est pas un élément sentimental venu troubler une problématique philosophique pure, c’est la conséquence rigoureuse de son principe.

Hegel ne dit certes pas que le monde empirique cesse d’exister dans la mesure où il est coupé du Savoir absolu ! Le réel n’est pas l’empirique, et le philosophe admet qu’un décalage subsiste entre les deux niveaux, un résidu irrationnel dont on ne peut faire totalement abstraction. Au moment où Hegel écrit, la constitution de l’État prussien ne correspond pas exactement à son concept, et le philosophe se charge d’écrire lui-même une constitution. Mais ce qu’affirme Hegel, c’est que rien ne saurait advenir qui bouleverse le degré atteint par le développement du concept, ni l’expression objective de ce degré. C’est en ce sens que le philosophe est satisfait par l’État moderne, quand bien même la majorité des hommes de son temps ne le serait pas. La raison est désormais consciente de son but qui est l’affirmation de la liberté. « Au niveau de la raison objective, la satisfaction est donnée à l’homme… la véritable liberté humaine trouve son effectuation dans la mesure où l’individu peut raisonnablement vouloir son intérêt et, en même temps, ce qui est universellement bon et raisonnable[3]. » Sans doute, la subjectivité peut confiner d’opposer à cette perspective ses protestations et ses moqueries : « Mais ce qui compte pour le philosophe, c’est le fait que, s’il arrive à la subjectivité — avide de manifester sa liberté abstraite — de prétendre contester l’ordre raisonnable, il est loisible désormais de démontrer qu’en agissant ainsi, elle se montre insensée et criminelle[4]. » (Ibidem.) Il ne s’agit donc pas, pour Hegel, d’une fin de l’histoire événementielle, d’une « fin des temps », mais, « de même qu’il n’y a plus rien d’essentiel à savoir… de même le devenir ne peut plus apporter de changements importants à la structure de l’Etat[5] ». L’histoire n’est pas terminée, mais le dernier mot sur l’histoire est dit.

Ce serait pourtant encore mal comprendre Hegel que de le rendre complètement indifférent au monde empirique. Plus que tout autre, il a condamné toute philosophie qui ferait de l’être quelque chose d’irrémédiablement séparé de l’empirique. Sa philosophie de l’histoire repose sur l’analyse d’événements qui révèlent à l’homme dans une expérience le développement rationnel. Il faut qu’il y ait de tels événements qui fassent coïncider l’empirique et le rationnel et rendent possible l’analyse philosophique. Il est de l’essence du rationnel de se manifester.

On se trouve donc devant cette situation : Hegel fige le développement rationnel au point qu’il a atteint. À ce stade du développement subsiste un décalage avec l’empirique. La seule possibilité de résoudre ce décalage — si tant est qu’il doive être résolu — tient donc à l’histoire empirique et non au développement rationnel. Hegel est donc conduit à transgresser son principe — qui interdisait au philosophe de rien savoir de l’avenir — et à sacrifier au prophétisme. Il est « raisonnable » de penser que les temps nouveaux qui ont engendré les formes modernes de l’Etat — données grâce auxquelles une détermination correcte de l’essence objective de l’Etat a été rendue possible — verront apparaître des formations historiques dont l’existence empirique se rapprochera de plus en plus de l’Etat réel, jusqu’à se confondre avec lui[6]. Ce prolongement de l’analyse hégélienne produit donc la possibilité d’un jugement de l’histoire, et traîne la philosophie au tribunal du fait. Le décalage entre l’empirique et le réel doit tendre vers son annulation : tel est le mouvement de l’ensemble de la philosophie hégélienne. On peut concevoir un résidu empirique, mais non pas le mouvement de détérioration qui verrait ce résidu étendre sa marche anarchique jusqu’à menacer l’équilibre qui le maintient enchaîné au concept. Si le décalage devient divorce, le concept retombe dans l’irréalité et le concret est mesuré à un devoir-être idéal. Le concret n’est plus l’effectivement réel et redevient la simple illusion qui masque l’être, comme dans la plupart des philosophies que précisément Hegel a combattues.

C’est bien ce qui semble se produire. « La réussite de la philosophie doit… esquisser les conditions ou les possibilités de la satisfaction. Or il se trouve, il s’agit là d’un fait historique, d’un « événement » aussi important pour le destin de la volonté philosophique que la condamnation de Socrate ou l’échec sicilien de Platon, que l’évolution des États modernes, essentiellement, pour cette période, de la Prusse, de l’Angleterre et de la France, ne confirme nullement la description philosophique[7]. » « En fait, rien n’annonce dans l’histoire du XIXe siècle le passage des États existants à une forme d’organisation qui convienne mieux à la raison[8]. » Le système hégélien produit lui-même ce qu’en apparence il exclut absolument : le démenti historique, l’existence irrationnelle qui revient maîtriser l’essence, la blessure rouverte du réel d’où surgit la conscience de soi abstraite renaissant de ses cendres. À peine terminée, l’histoire se moque du philosophe, elle inaugure sa résurrection dans une différence joyeuse.


II. — LA PHILOSOPHIE CRITIQUE


Cette brutale scission n’est qu’un rappel à l’ordre : elle indique la survivance de l’histoire réelle au discours philosophique. Elle est la manière qu’a l’histoire concrète de réfuter la construction idéaliste. Mais cette histoire concrète n’est pas reconnue comme telle dans sa rationalité propre. D’où l’embarras des philosophes allemands qui méconnaissent totalement le processus historique concret et qui sont placés devant ce démenti de l’histoire réelle. Voués à méconnaître l’histoire comme objet possible de science, ils ressentent douloureusement le devenir-irrationnel du monde et le devenir-abstrait de la philosophie.

La contradiction nouvelle entre la philosophie et le monde ne devait pas tarder, vers 1835, à provoquer « une scission au sein de l’école hégélienne entre une droite conservatrice, composée des disciples orthodoxes attachés à la doctrine du maître, et une gauche progressiste qui s’efforça d’adapter cette doctrine aux tendances libérales de la bourgeoisie[9] ». Cette scission, qui ne devait faire que s’accentuer, définit le mouvement des Jeunes hégéliens qui forma à partir de cette date l’aile gauche de l’école hégélienne, et qui devait donner à la philosophie une nouvelle tâche : la critique.

Ce concept de critique est ambigu. L’activité critique se présente d’abord comme le résultat de la fidélité théorique absolue à Hegel : le maître a effectivement, comme le dira Cieszkowski, découvert les lois du monde. Il ne s’agit donc pas, au départ, de renoncer à Hegel ou de le réinterpréter. Le divorce entre le concept et l’empirie conduit la philosophie à se tourner contre le monde devenu irrationnel et à le transformer. La philosophie, écrira Marx dans ses Remarques à la Dissertation, « se tourne vers le monde concret, et noue pour ainsi dire des intrigues avec lui[10] ». Le décalage entre concept et réel suscite la volonté « de réaliser le concept ici et maintenant, au sein même de l’empirie, par une action ». Cette réalisation ne touche pas à la théorie hégélienne de l’Etat. « Comme Hegel, ils pensent qu’il importe de créer un régime dans lequel… l’intérêt de tous coïncide avec celui de chacun, dans lequel la volonté individuelle veuille ce qui est objectivement raisonnable[11]. »

Mais ce que refuse la critique, c’est que le fait de comprendre le divorce entre empirique et réel soit suffisant pour supprimer ce divorce. Elle réclame pour l’homme la satisfaction empirique, et veut réaliser effectivement l’Etat rationnel. La philosophie comme interprétation du monde est terminée avec Hegel ; il faut appliquer la science, faire du concept une arme de combat dans la lutte qui rendra l’Etat adéquat à son essence. La critique suppose la conviction que le rationnel est communicable et que le langage qui possède la science est convaincant. Or, s’il est convaincant, c’est que la raison lui préexiste et constitue le réel véritable. La critique se propose donc de faire échec au mauvais vouloir des gouvernants, et d’« accoucher » la rationalité que le devenir contient. La réalisation de la science « repose désormais sur l’acuité critique et sur le courage civique des philosophes » qui sauront dénoncer ce qui est mort et faire valoir le point de vue de la raison[12]. Il faut souligner que l’ensemble de cette action ne quitte pas le sol de la pure critique : il suffit de mener la lutte contre les éléments irrationnels du monde, de les faire disparaître, pour amener un changement radical. Si, au départ, la Critique représentait le refus de rester sur le terrain de la pure pensée, la frontière entre cette pure pensée et la critique n’est plus si évidente : elle semble se réduire à la manifestation de la raison par la presse libre. Concrètement, les Jeunes hégéliens réclament du gouvernement une politique libérale et hostile à l’obscurantisme religieux. Dans leur esprit, ce qui empêche le changement du monde, c’est l’occultation de la rationalité. Il s’agit donc de dénoncer et d’aiguiser le divorce empirique-réel, de faire de la raison une force de négativité à l’égard du donné.

On voit déjà la limite essentielle de tout ce mouvement critique : il admet profondément l’analyse hégélienne de l’État, il fait de l’État la vérité de la société civile. Aucun changement effectif ne saurait donc se produire sans passer d’abord par l’État. Derrière toute activité critique se cache la foi en la possibilité d’une conversion du mauvais vouloir des gouvernants en bon vouloir si tant est que la raison soit universelle et communicable. C’est ainsi le fait que la vérité politique ne se situe qu’au plan de l’État qui, en idéalisant les rapports entre société civile et État, permet à une action intellectuelle comme la critique d’être du même coup politiquement effective[13].

Nous avons vu que la critique reposait au départ sur une adhésion totale au système hégélien, auquel elle se bornait à reprocher son aspect purement théorique. Il s’agissait pour elle de forger une théorie de l’effectuation des lois de l’histoire ainsi découvertes.

En fait, la totalité de cette adhésion doit être remise en question : le système hégélien est une totalité qui ne laisse rien en dehors d’elle, ni ses conclusions de détail dans l’ordre empirique, ni le problème de son effectuation. Il y a chez Hegel une certaine réponse à ce type de questions, et toute réponse différente porte atteinte au système lui-même.

Pour ce qui est des conclusions politiques réactionnaires du système, les Jeunes hégéliens sont en fait contraints dès le départ de poser la question de la contradiction qui oppose l’ « esprit » révolutionnaire de la dialectique au conservatisme des conclusions ultimes qu’elle semble entraîner. L’action critique elle-même les oblige à distinguer deux Hegel : un Hegel ésotérique et révolutionnaire contre un Hegel exotérique qui se serait rendu coupable de compromis avec l’état de fait, pour des raisons inavouables. Ils inaugurent le « décrassage » du philosophe en même temps que la théorie du « noyau pur » infesté de gangrène trop humaine. Mais à aucun moment ils ne posent la question philosophique de cette séparation : celle qui demande la raison systématique des compromis. Ce faisant, ils détruisent la rigueur du système hégélien. Le défaut du monde tombe dans la philosophie.

Mais cette falsification n’est pas la seule. La philosophie de la réalisation critique du savoir hégélien exige la construction de concepts qui ne se trouvent pas dans le système puisqu’ils ont pour mission de l’entraîner vers sa réalisation. Ces catégories nouvelles peuvent être rassemblées sous le titre général de Philosophie de la Praxis. Celle-ci comporte plusieurs thèmes :

1. On accentue la catégorie de l’existence. Selon Hegel, l’existence est l’essence réalisée et ne peut comporter d’autres présuppositions que celles de l’essence. La déception politique des Jeunes hégéliens représente pour eux la revanche de l’existence, du monde empirique. Mais cette sensibilité à l’existence ne va pas jusqu’à remettre en cause l’idée hégélienne : l’essence est toujours la vérité de l’existence, et l’existence ne saurait la mettre en question. La « révolte » de l’existence ne fait que la disqualifier face à l’essence. Il faut donc faire violence au monde pour le rendre conforme à son concept. Cette violence de la philosophie sera pour Marx le côté positif de la critique. Mais elle comporte le risque de séparer complètement essence et existence et de disqualifier tout donné empirique, entraînant un retour à la philosophie du devoir-être.

2. La sensibilité à l’existence se traduit donc par l’exigence de sa transformation. Ceci nous amène au second thème : la philosophie de la volonté. La conception de la philosophie comme d’une transformation du monde par la volonté critique qui s’y oppose avait été professée par A. Won Cieszkowski dans son livre de 1836 : Prolégomènes à la philosophie de l’histoire. Cieszkowski résume les problèmes de la gauche hégélienne : « L’histoire du monde exprime le développement de l’idée, de l’esprit. Jusqu’ici elle ne l’a fait que d’une façon imparfaite, car elle n’était pas l’œuvre de l’activité consciente des hommes, de leur volonté rationnelle. Mais nous sommes au seuil d’une période nouvelle qui s’ouvre avec Hegel, où l’homme déterminera la marche rationnelle de l’histoire[14]. » Hegel, qui a dégagé les lois de l’histoire réelle, n’a pas vu que l’action de l’homme était une volonté et non une pensée. L’homme doit transformer le monde en s’appuyant sur les lois ainsi découvertes par Hegel. Autant dire qu’on se refuse à penser ensemble l’expression de l’idée par le réel tel qu’il est et non tel qu’il devrait être et la philosophie de la liberté de l’homme conçue comme volonté transformatrice du monde[15].

3. On accorde une importance nouvelle au support individuel du développement idéel. Hegel a bien écrit la Phénoménologie de l’Esprit, qui est une description de la conscience. Cette conscience ne se réduit pas cependant aux individus, mais est considérée dans son aspect universel. D’autre part, la vérité de la Phénoménologie est la Logique qui se place sur le strict plan du développement idéel en lui-même sans égard à la conscience, ni à plus forte raison à l’individu. La philosophie du support individuel a donc deux niveaux : celui de l’accentuation de la conscience (de la Phénoménologie contre la Logique), et celui de la réhabilitation de la personnalité propre des philosophes et de l’étude historique de celle-ci, étude que Hegel avait négligée au profit du contenu du système[16].

Ainsi définie, la philosophie de la pratique faisait valoir la subjectivité comme négation active d’un monde devenu irrationnel dans son aspect empirique. Elle visait à un « devenir-philosophique du monde » qui serait en même temps un « devenir-mondain » de la philosophie[17].

Tel est le fondement idéologique de cette extraordinaire activité critique manifestée par les Jeunes hégéliens. Dans l’Idéologie allemande, Marx sera particulièrement sévère pour cette période de l’histoire allemande, qu’il étend à 1845. «… Pour apprécier à sa juste valeur cette charlatanerie philosophique qui éveille même dans le cœur de l’honnête bourgeois allemand un agréable sentiment national, pour donner une idée concrète de la mesquinerie, de l’esprit de clocher parfaitement borné de tout ce mouvement jeune-hégélien, et spécialement du contraste tragi-comique entre les exploits réels de ces héros et leurs illusions au sujet de ces mêmes exploits, il est nécessaire d’examiner une bonne fois tout ce vacarme d’un point de vue qui se situe en dehors de l’Allemagne[18]. » Dans toute cette période, Feuerbach est « le seul à avoir au moins constitué un progrès ». Effectivement, l’histoire réelle disparaît presque sous l’épaisseur et la lourdeur de la couche idéologique qui transforme pour la conscience l’idéel en réel et le réel en idéel. La disparition de l’histoire réelle à l’Allemagne tient à son retard économique doublé de cette déformation idéologique[19].

Il est essentiel à cette critique de s’exprimer effectivement. Faite pour convaincre, représentant le but de l’activité pratique et de la volonté de l’homme, la critique doit être effective. La théorie coupée de la pratique matérielle doit être pratique en tant que pure théorie (!), et Bruno Bauer peut écrire à Marx, le 31 mars 1841 : « C’est la théorie qui constitue actuellement la plus forte activité pratique[20]. »


III. — LA CRITIQUE DE LA RELIGION


La chance des Jeunes hégéliens est de trouver un organe dans les Annales de Halle pour la science et l’art allemands, fondées en 1838 par Arnold Ruge et Theodor Echtermayer pour combattre l’organe conservateur des Vieux hégéliens, les Annales berlinoises de critique scientifique. Les Annales de Halle, qui au début n’avaient pas de caractère politique, furent entraînées dans l’opposition à l’occasion de la polémique autour du livre de David Strauss[21].

Ce nom n’est pas indifférent, car David Strauss était un des premiers critiques de la religion, critique qui représentait « la forme première de toute critique », comme l’écrira Marx en 1843 dans l’Introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, dans ce même texte où il la juge « terminée pour l’Allemagne »[22]. La critique religieuse fut effectivement la forme primordiale de l’action politique des Jeunes hégéliens. Elle imprègne en fait l’histoire idéologique de l’Allemagne depuis 1822. L’assimilation hégélienne du contenu de la religion à celui de la philosophie était combattue depuis cette date, sans que les protagonistes en voient toujours les implications essentielles.

Pour Hegel, la religion en général se rapporte au même objet que le concept. La religion chrétienne, ou religion symbolique, exprime en images et en représentations ce que la philosophie pense par concepts, mais l’image est image de ce dont le concept est le concept[23]. Le christianisme, comme religion absolue, dit donc moins bien ce que la philosophie révèle. Cette identité de contenu sera prétexte à Feuerbach pour renverser la spéculation du même geste qu’il renverse le renversement fantastique opéré par la religion. L’Essence du christianisme ne paraîtra qu’en novembre 1841 et ne sera lu par Marx qu’à partir de 1842. Mais l’identité de la philosophie et de la religion est déjà battue en brèche. Les théologiens Hinrichs et Hengstenberg, qui en leur qualité de théologiens ne comprennent pas les implications philosophiques de l’identification hégélienne ni sa nécessité dans le système, la critiquent au nom de la supériorité de la religion. Les rationalistes s’en prennent toutefois eux aussi à cette assimilation par la parution en 1835 de la Vie de Jésus, de David Strauss. Strauss lui non plus ne se place pas au point de vue philosophique, mais historique. Comprenant les évangiles comme des mythes traduisant les aspirations du peuple juif, il nie l’historicité du Christ et réduit sa valeur symbolique à un des moments essentiels de l’humanité. La polémique autour de ce livre souda le mouvement des Jeunes hégéliens et le jeta dans la lutte.

« S’élevant à la fois contre les chrétiens orthodoxes qui prétendaient subordonner la philosophie à la religion et contre les hégéliens conservateurs qui voulaient assimiler la religion à la philosophie », les Jeunes hégéliens revendiquèrent avec David Strauss « le droit pour la philosophie et la science de soumettre la religion à une analyse critique[24] ».

Cette tendance est déjà accentuée dans les premiers écrits de Feuerbach, publiés dans les Annales de Halle. Il donne sa rigueur à la critique de l’identification hégélienne de la religion et de la philosophie. « Les dogmes ne sont pas des doctrines philosophiques, mais des articles de foi… Il est de leur nature de contredire la raison. » La philosophie positive est un mensonge car « elle fonde sur des concepts philosophiques et justifie par eux des dogmes qui contredisent ces concepts[25] » ; elle justifie le dogme « au moyen de concepts qui non seulement les contredisent, mais en constituent la négation[26] ».

Cette critique religieuse manquait encore de ses fondements essentiels, bien que Feuerbach commençât déjà à l’élargir à l’ensemble de la philosophie hégélienne, la fondant sur la reconnaissance de l’idéalisme qui en est la base. Dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (parue à partir du 4 mars 1839), il montrait la falsification de la nature opérée par Hegel. « La Phénoménologie et la Logique… commencent non pas avec ce qui est autre chose que la pensée, mais avec la pensée sous la forme d’autre chose qu’elle-même… Le retour à la Nature est la seule source de salut[27]. » L’influence de Feuerbach et de sa profonde critique de Hegel resta cependant limitée jusqu’à la faillite de la philosophie critique. C’est pour cela que la critique religieuse des Jeunes hégéliens, légère sur le plan théorique, avait surtout un rôle politique. Elle ne devait d’ailleurs pas tarder à prendre un ton politique plus accentué.

Parallèlement au mouvement Jeune hégélien, la critique religieuse était menée par le Club des Docteurs, « dont les principaux membres étaient Bruno Bauer, Rutenberg et Köppen, et qui, dans le milieu étroit et servile qu’était alors Berlin, constituait un groupe intellectuel indépendant et vivant[28] ». Le club collabora aux Annales de Halle au moment de l’accentuation politique de la critique jeune-hégélienne. Il partageait les grandes options des Jeunes hégéliens : hégélianisme libéral, orientation radicale et critique, philosophie de l’action et de la volonté critique. Marx faisait alors partie de ce club, dont le membre principal était Bruno Bauer, qui fut son grand ami et exerçait alors sur lui une grande influence. L’esprit des recherches de Bruno Bauer est un des fils qui tissent la problématique du jeune Marx en 1839.

Bauer participait à la critique religieuse. Il montrait que la communauté chrétienne « avait créé son propre dogmatisme et fait de Jésus le symbole de ses propres pensées et aspirations ». Concevant l’histoire comme le développement de la conscience universelle, il accomplissait, à l’inverse de David Strauss, une critique philosophique de la religion, parallèle à celle que menait Feuerbach. « Je ne me réfère pas, écrit-il, à la tradition au sens de Strauss, mais à la substance historique que les Ecrits sacrés ont modelée, à la substance véritable dont ils sont pétris[29]. » Il ramène la révélation divine au développement de la conscience universelle, pose ce développement en principe, dénie à toute substance le droit d’incarner cette conscience de manière absolue, et ne retient de Hegel que la conception du développement dialectique infini de l’histoire. Mais il oppose constamment la conscience à la substance et brise l’union établie par Hegel entre la pensée et l’être. Il néglige en fait presque complètement le moment de la substance. Cette philosophie représente donc un pas en arrière, un retour à l’idéalisme subjectif de Fichte.

Bauer devenait, de par cette conception unilatérale, le chef de file des Jeunes hégéliens. C’est ainsi que l’activité critique, rompant l’immobilité raide du système hégélien, comportait à la fois la possibilité de sa critique radicale et féconde (celle de Feuerbach et de Marx) et celle de la chute philosophique vers les systèmes antérieurs et du découpage du système en éléments disparates. Dans cette bataille critique, toute recherche était à la fois influencée et polémique ; derrière tout concept se cachait une personne que l’on connaissait bien, et la philosophie se réduisait à la lutte des supports individuels. Ce style polémique dominera les écrits de Marx jusqu’en 1845.


LES TRAVAUX PRÉPARATOIRES ET LA DISSERTATION

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Depuis 1839, Marx travaille sur les philosophies grecques postérieures à Aristote. Il ne faut pas croire que ce centre d’intérêt soit spontané : il lui est offert et dicté par le champ idéologique. L’idéologie allemande s’intéresse à ces philosophes pour plusieurs raisons. La critique religieuse fait de tout philosophe athée et matérialiste une arme, et Prométhée appelle naturellement Épicure. De plus, la situation de ces philosophies, dans la descendance du système d’Aristote, n’est pas sans rappeler celle de la philosophie allemande par rapport à Hegel. Enfin Bauer a accentué l’importance de ces philosophies contre Hegel. Hegel considérait le cycle des philosophies grecques postérieures à Aristote comme étant le produit de la conscience malheureuse, de l’esprit opprimé qui s’était replié sur lui-même pour sauvegarder sa liberté. Il leur opposait les évangiles comme réconciliation relative de l’homme avec Dieu, de la conscience avec le monde. Bauer au contraire assimilait les évangiles à ses doctrines, y voyant l’opposition établie entre l’homme et le monde, l’expression d’un moment essentiel du développement de la conscience universelle[30]. Les Travaux préparatoires montrent l’influence profonde qu’exerçaient alors sur Marx ces vues. La thèse de l’opposition du sage épicurien au monde allait dans le sens de l’aspect irrationnel du monde allemand de 1839 et préservait, en face de ce monde, la philosophie de la conscience de soi. L’ami de Marx, Frédéric Köppen, devait célébrer en 1840 cette idée dans sa brochure : Frédéric le Grand et ses adversaires. Il y faisait l’éloge du roi, « en montrant que sa grandeur venait de ce qu’il s’était inspiré à la fois de l’épicurisme, du stoïcisme et du scepticisme ». « Ces philosophies affirmaient la valeur éminente de la conscience humaine et son indépendance vis-à-vis d’un monde irrationnel, et exprimaient les principes essentiels du rationalisme[31].

L’influence qu’exercent sur Marx ces différentes conceptions le pousse à étudier le cycle des doctrines épicurienne, stoïcienne et sceptique, pour en dégager une philosophie de l’action intégrant l’esprit au monde pour transformer ce monde. Ce choix a donc un sens politique, mais il se double de la conviction que ces doctrines constituent la clef de la philosophie grecque dans son aspect subjectif.


I. — LES TRAVAUX PREPARATOIRES


Ces notes de lecture, écrites pour la majeure partie au cours de l’année 1839, concentrent les thèmes du champ idéologique : affirmation de la conscience de soi humaine comme affirmation révolutionnaire (Bauer), accentuation du support du développement et de l’individualité, de l’existence par quoi advient l’idée, philosophie de l’action visant à transformer le monde par la volonté critique (Cieszkowski, Bauer). Ces thèmes philosophiques se doublent d’une participation active au combat politique des Jeunes hégéliens et à leur critique religieuse. Ce dernier aspect du texte explique la part importante qui y revient à la critique de la polémique de Plutarque contre Épicure. Dans cette critique se font déjà jour des thèmes feuerbachiens : l’homme aliène en Dieu son essence, sa nature éternelle. La vérité de la religion est la philosophie, mais non au sens hégélien. Entre religion et philosophie, il y a désormais un rapport critique. Le même texte est faussé par la religion et révélé dans sa vérité par la philosophie. L’origine de la religion comme de la philosophie, c’est l’homme (la conscience de soi), leur objet commun est cette même conscience de soi. Mais la religion n’est pas seulement une expression confuse du concept, elle est une perversion de la conscience de soi qui se nie en croyant s’affirmer. La religion, avant d’être comprise comme erreur, est vécue comme rapport pratique aliénant. C’est pour cela que la philosophie critique doit commencer par nier (détruire) la religion.

C’est pour accentuer l’identité d’origine entre religion et philosophie que Marx insiste sur l’idée que Plutarque, en critiquant Épicure, ne fait que se critiquer lui-même, car le philosophe Épicure révèle la conscience de soi qui est aussi ce qui apparaît inversé dans la religion. L’analyse de la joie religieuse, dans le fragment intitulé le Culte et l’individu, est ainsi suggestive : la religion commence par nier la conscience de soi en l’écartant dans la lointaine conscience divine. Dieu n’est de ce point de vue que l’innocence objectivée, l’Ataraxie (absence de trouble) tombée dans une existence autonome qui s’oppose à l’homme et lui interdit du même coup la béatitude. La négation religieuse fait ainsi de Dieu un Autre. Mais Dieu n’est pas le pur et simple détour de l’ataraxie. L’altérité qui le sépare de l’homme est un conflit et non une différence sereine. Dans un premier moment, Dieu est investi de la plus haute béatitude, par opposition à l’homme, car les actes ne s’accordent pas avec la béatitude, mais s’accomplissent selon la faiblesse, la crainte et le besoin, c’est-à-dire la partie la plus faible et la plus vulnérable de l’homme. L’homme est condamné aux conflits de la moralité. Mais l’attitude religieuse comporte un second moment contradictoire : le Dieu religieux possède une volonté, s’occupe des hommes qui ressentent douloureusement les effets de cette volonté. Ce sont donc bien aussi les actes humains qui sont hypostasiés en Dieu, ou plutôt la « crainte de l’avenir » et du « châtiment », l’ensemble « de toutes les conséquences que peuvent comporter de mauvaises actions empiriques[32] ». La partie la plus négative de l’homme, sa mauvaise conscience et sa crainte, est sanctifiée du fait qu’elle se trouve renversée en Dieu, si bien qu’il reste à ce Dieu l’action et la volonté doublées d’une justice et d’une innocence absolues. L’opposition devient celle d’un Dieu juste, juge et bourreau et d’un homme faible, injuste, accusé et victime ; d’où l’état de crainte perpétuelle qui caractérise la conscience religieuse. La représentation religieuse forge la fiction d’un superhomme doué de volonté et seul à posséder l’innocence ; elle condamne les hommes à la culpabilité[33].

L’homme religieux serait incapable de supporter son existence condamnée si la négation de la conscience de soi en Dieu ne se niait elle-même à l’occasion de la fête religieuse[34]. La divinité adresse sa bienveillance et sa miséricorde… à la conscience de soi qu’elle avait commencé par nier ; elle se réjouit au spectacle de la joie de l’individu. Mais cette « négation de la négation » qui s’accomplit dans la fête n’est en aucun cas une suppression dialectique : l’inversion fantastique de la religion s’atténue dans la fête sans s’anéantir totalement. Il faut à la conscience religieuse deux négations rigides et sans progrès dialectique pour produire le fantôme de l’affirmation de la conscience de soi. La preuve en est que la conscience voit toujours en face d’elle la divinité qui s’est seulement, pour un temps, faite bienveillante, et que sa joie a besoin, pour être éprouvée, du cérémonial morbide de la fête et du sacrifice. Le philosophe affirme au contraire immédiatement l’ataraxie de la conscience de soi comme étant l’affaire de l’homme et insiste sur son urgence face à la fausse affirmation de la religion. Feuerbach dira dans L’Essence du christianisme que c’est dans ce détour que fait l’homme par la divinité (qui n’est que l’incarnation du genre) qu’il perd toutes ses possibilités génériques.

La différence exacte de Plutarque et d’Épicure est logiquement donnée dans les Travaux préparatoires par cette distinction entre une affirmation immédiate, naïve et sans détour, axée sur le concret corporel, de la conscience de soi singulière et un fantôme d’affirmation défiguré, obtenu à grands coups de sacrifices morbides. On se trouve pourtant en présence d’un apparent paradoxe : d’une part, le principe d’Épicure est athée, prométhéen. Il détruit « tout ce qui transcende la conscience de soi abstraite et appartient donc à l’entendement imaginatif[35] ». D’autre part, il admet des dieux et recommande au sage de les adorer. Qu’est-ce à dire ?

En réalité, ces dieux d’Épicure sont très différents des dieux « religieux » tels qu’on vient de les décrire. Ils sont à la fois complètement séparés des hommes (habitant dans les « intermondes ») et tout à fait semblables à eux (ils ont un quasi corps, un quasi sang, etc.). Ces dieux sont l’image parfaite de l’homme, ou plutôt du sage, de la conscience de soi déjà parvenue à l’ataraxie. Ils ne sont pas du tout forgés à partir de la crainte morale, mais à partir de la sérénité théorique. « Ce sont les dieux plastiques de l’art grec. » (Dissertation. Chapitre : La déclinaison…). Épicure affirme l’identité de nature de ces dieux et des hommes : ils sont eux aussi faits d’atomes, mais plus fins. C’est l’élément atomistique — expression matérielle de la conscience de soi — qui unifie le sage et le dieu. Entre sage et dieu, il n’y a plus que la différence de degré qui fait du dieu le Sage radical, celui qui dévie de toute existence déterminée. Mais cette radicalité n’est pas une menace pour l’ataraxie de l’homme, elle n’en est que le modèle. La « religion » d’Épicure n’est absolument pas un rapport de conflit ou de crainte à un dieu qui serait seul à posséder innocence, sérénité et pouvoir. Les dieux d’Épicure ne comportent pas l’ombre d’une négation, si ce n’est celle de la partie négative de l’homme, sa crainte et sa mauvaise conscience[36].

Tel est l’essentiel de la critique de la religion contenue dans les Travaux préparatoires. Elle laisse apparaître certaines limites : le mécanisme et la cause de la projection sont laissés de côté. L’inversion proprement dite qu’opère la religion et le contenu précis de ce qui est alors perdu par l’homme ne sont pas analysés avec rigueur. L’accent est plutôt mis sur le simple détour et sur l’identité fondamentale d’objet et d’origine de la religion et de la philosophie. Marx se ralliera sans hésiter à L’Essence du christianisme de Feuerbach, ouvrage qui lui apparaîtra comme la confirmation et le développement rigoureux de ses propres thèses. Mais Feuerbach se contente lui aussi de résoudre religion et philosophie dans le concept d’homme, sans s’interroger plus avant sur un tel concept, sans donc demander le pourquoi de la projection religieuse. C’est pourquoi Marx dépassera également l’analyse feuerbachienne en écrivant, en 1843, l’Introduction de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Il commence par y résumer la critique de Feuerbach : « La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. » Mais il dépasse aussitôt cette critique : « L’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde réel, l’État, la société. Cet État, cette société produisent une conscience erronée du monde parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde faux. » « C’est la réalisation fantastique de l’essence humaine parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable[37]. » « Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. » Ce prolongement de l’analyse de Marx permet de juger des Travaux préparatoires.

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Le deuxième thème de ce texte est l’accentuation de la dialectique. C’est la dialectique qui permet au jeune Marx de soutenir le débat avec Hegel et le devenir-antinomique de son système. Comme le souligne Marx dans les Remarques à la Dissertation, il ne s’agit pas d’opposer au langage hégélien un élément non philosophique (non dialectique) qui en montrerait, sans la démontrer, la caducité, mais de remonter au principe, de faire en sorte que ce soit le système hégélien lui-même qui comprenne, et par là supprime la séparation du réel dans laquelle l’a fait retomber la marche anarchique de l’histoire concrète. Marx rejette la séparation opérée par les Jeunes hégéliens entre un bon et un mauvais Hegel : si un philosophe s’est rendu coupable d’un compromis, la possibilité de ce compromis doit se trouver dans une insuffisance ou une compréhension insuffisante de son principe. En somme, Hegel n’a pas pris au pied de la lettre son affirmation essentielle du mouvement dialectique. La compréhension philosophique du fait que le savoir absolu se relativise et retombe dans l’opposition au monde de l’esprit subjectif est approfondissement du concept de la dialectique hégélienne. D’où les belles métaphores où Marx reprend Hegel pour décrire la dialectique comme mouvement, comme flot incessant. La dialectique, comme essence des déterminations ontologiques, « fait tomber ces déterminations en collision avec le monde concret et les force à révéler ce qu’elles sont en réalité, l’idéalité du concret[38]». La dialectique est une force qui prend son essor, dissout les déterminations de l’entendement et de la représentation ; elle est le fleuve qui charrie tout, la mort, mais aussi la source d’où tout renaît, la vie. En tant que ressort du développement, elle porte le support spirituel individuel en qui le développement arrive à la conscience[39]. Elle fait entrer en mouvement les concepts des philosophes et les ramène à leur mesure, révélant la haine de la vie chez tous les philosophes conservateurs, la crispation hautaine et pleine de raideur qui les pousse à arrêter le développement effectif. C’est encore elle qui démasquera, à propos des météores, le principe épicurien de la conscience de soi abstraite retirée du monde.

Ce qui est en jeu dans cette pensée de la dialectique, c’est le monde de l’histoire, c’est le fondement de toute action théorique ou politique, de toute transformation du monde, de toute praxis. Comme le note Cornu, cette conception permet à Marx de dépasser à la fois Hegel et les Jeunes hégéliens[40].

Accentuant le développement infini de la dialectique, Marx est confronté à l’exigence de penser la scission réapparue, à propos de l’État prussien, entre l’Esprit et le Monde. Il résout le problème (mais cette résolution n’est que limitée et provisoire) par le concept d’alternance. Cette solution lui permet avant tout de ne pas retomber, comme Bauer, dans la philosophie de Kant ou dans celle de Fichte.

« Ce qui apparaît au premier abord comme une opposition absolue entre la philosophie et le monde, la conscience et la substance, se révèle à l’analyse comme une action réciproque des deux éléments antithétiques ; philosophie et monde, conscience et substance ne doivent pas être considérés en effet métaphysiquement en eux-mêmes, comme des entités isolées, absolues, mais conçues dans leurs rapports et leur unité dialectique. Après s’être séparée du monde et opposée à lui pour le transformer, la philosophie s’intègre à nouveau en lui, et détermine ainsi par son alternance d’intégration et d’opposition le développement rationnel infini du monde[41]. » Cette conception est exposée dans les Travaux préparatoires (« Points nodaux dans le développement de la philosophie ») et dans un fragment des Remarques à la Dissertation. Marx rouvre ainsi la possibilité de l’histoire en ne posant plus de limite à son développement. Adversaire de l’ « une fois pour toutes », il critique l’impérialisme du spéculatif qui n’est que la production par la conscience de soi de ses désirs. Être le monde et être éternel, tels sont les désirs qui se profilent derrière le Savoir absolu. Marx attribue au monde une réalité indépendante de l’esprit : du coup, le rapport de la conscience de soi au monde se caractérise par l’action et l’interaction réciproque et alternante des deux termes.

Dans cet espace de la Praxis s’énonce le principe : aucune coupure, aucune rupture, aucune prise de conscience, aucun savoir n’ont lieu une fois pour toutes ; l’action de l’esprit sur le monde et la réaction du monde sur l’esprit instaurent l’irréductibilité de leur alternance. Cette alternance concerne la forme du rapport de la conscience de soi au monde. Prise comme formelle, elle est alternance pure, c’est-à-dire que les situations se partagent en une rigoureuse dichotomie. Si le contenu, selon le processus dialectique, s’enrichit sans cesse de déterminations nouvelles, la forme du rapport semble répéter purement et simplement le couple primordial de rapports : union avec le monde (Savoir) / opposition au monde (Praxis). Hegel semble avoir voulu supprimer la contradiction entre la monotonie de cette répétition et la progression dialectique du contenu, mais il ne pouvait le faire que dans une répétition de la forme et du contenu (Savoir absolu). Marx démontre au contraire que c’est la progression dialectique elle-même qui condamne la répétition formelle du couple de rapports à sa monotonie[42]. C’est ainsi que, dans les moments d’opposition de la conscience et du monde, c’est cette opposition qui en s’accentuant provoque le changement révolutionnaire qui aboutit de nouveau à un moment d’union de la conscience et de la substance. Le projet même d’étudier les philosophies grecques en question trouve sa justification dans la pureté de l’analogie selon laquelle ce qu’elles sont à Aristote, les Jeunes hégéliens et Marx lui-même le sont à Hegel.

Mais l’alternance elle-même ne se pense que par la dialectique de Hegel, fondée sur l’opposition. Sur ce point, Marx est formel : le développement de l’histoire n’est pas celui de la mesure. « Une médiocrité qui se donne pour le phénomène de l’absolu est elle-même tombée dans la démesure, en l’espèce la démesure dans la prétention[43]. » L’ironie de la polémique ne doit pas faire oublier le problème : tout accommodement des contraires fait obstacle au développement dialectique de l’histoire. « L’opposition entre la philosophie et le monde doit au contraire s’accentuer pour devenir féconde, car ce n’est que de cette accentuation que peut naître la révolution, la transformation profonde de la philosophie et du monde qui rétablira entre eux une harmonieuse synthèse[44]

Les périodes d’opposition de la philosophie et du monde sont donc les périodes révolutionnaires. La philosophie totale en soi est tombée au rang d’une totalité abstraite et fait face au monde. De ce fait, la contradiction tombe dans le monde, qui devient lui-même déchiré et contradictoire. Dans de telles périodes, l’homme peut adopter deux attitudes différentes vis-à-vis du monde : « Ou bien se retirer de celui-ci et chercher son bonheur en lui-même, dans le domaine de la conscience…, ou bien s’efforcer d’agir sur le monde pour le transformer[45]. » L’intérêt des philosophies étudiées par Marx est de se situer sur le sol de l’opposition au monde favorable à sa transformation. Mais Épicure choisit le retrait du monde, se bornant à témoigner de la validité de l’alternative.

La philosophie qui veut transformer le monde devient philosophie de l’action et de la volonté. Son mode d’action est la critique, qui mesure le donné à l’essence. Mais la contradiction qui était tombée dans le monde réside aussi dans la philosophie elle-même dans la mesure où elle s’engage dans le mouvement pratique. D’une part, la critique s’oppose à la philosophie totale, mais elle est incapable de la dépasser théoriquement et ne fait qu’« en réaliser les divers moments[46] ». D’où, chez les Jeunes hégéliens, les risques de chute théorique dont nous avons parlé. D’autre part, la philosophie totale se trouve, à l’image du monde devenu contradictoire, déchirée intérieurement : sa mise en pratique définit deux directions opposées. La critique s’incarne dans le parti libéral qui se donne pour tâche la transformation du monde et l’extériorisation de la philosophie. En face de cette direction, la « philosophie positive » tente de justifier le donné en rejetant la faute sur la philosophie. En même temps cette tendance refuse d’abolir la philosophie dans son être-séparé-du-réel. Elle veut la maintenir dans son abstraction en la réformant pour l’accorder au monde donné. À l’inverse, la critique représente la fin de la philosophie conçue comme contemplation sereine d’un monde rationnel. Elle exprime la pointe la plus haute de l’opposition entre la philosophie et le monde, l’extrémité de leur différence. Elle est donc l’inverse de tout positivisme, et les risques qu’elle comporte ne doivent pas faire oublier sa force révolutionnaire.

Cette pensée de l’alternance reste tout entière sur le sol hégélien. Elle est même en un sens plus hégélienne que la pensée des Jeunes hégéliens, incarnée par Bauer, car elle refuse de « laisser tomber » un des deux moments essentiels, et de faire une « philosophie de la conscience » opposée à la substance. C’est ici précisément que le jeune Marx affirme sa différence spécifique. Le refus de suivre Bauer dans sa philosophie de la pure conscience de soi, dans son retour en arrière philosophique, dans sa critique de Hegel entièrement solidaire du système hégélien, est le simple effet de la rigueur philosophique. Marx croit à l’activité créatrice déterminante de l’esprit dans le développement de l’histoire, mais « au lieu d’attribuer, comme Bauer, cette puissance créatrice à l’essence, c’est-à-dire à la forme subjective de l’esprit, dans laquelle celui-ci arrive à la conscience de soi par un acte de réflexion qui l’oppose à la réalité concrète[47] », il l’attribue, comme Hegel, « à l’esprit objectif, à l’idée, où la pensée et l’être, le sujet créateur et l’objet créé par lui se confondent ». L’apparente fidélité à Hegel professée par Marx est en réalité ce qui lui permettra, en vertu de la rigueur de sa démarche, d’accueillir, sans en rester l’esclave, le renversement de Hegel accompli par Feuerbach. Ce que Marx comprend dès 1839, c’est qu’il ne sert à rien de critiquer un système philosophique total de manière parcellaire, sous peine de s’y enfoncer davantage. Il n’y a pas de détail chez un philosophe qui ne tienne à son principe[48]. La véritable critique de Hegel ne saurait être un « replâtrage », mais le « changement d’élément » déjà indiqué dans les Travaux préparatoires avec le symbole de Thémistocle. Quand la solution hégélienne de l’antinomie philosophie / monde se révélera tout à fait insuffisante, c’est le renversement du système lui-même et de son principe idéaliste qui s’avérera nécessaire. En un mot, toute critique est radicale ou n’est pas. Il faut paradoxalement rester dans un premier moment sur le même terrain que Hegel, celui de l’union (idéaliste) de l’idéel et du réel, pour pouvoir accomplir le renversement qui permettra à son tour la percée hors de ce système ; et ceci pour la raison qu’hors de la pointe extrême, du résultat, de la clôture de ce système, on ne saurait aller nulle part sans en être prisonnier. C’est parce qu’il se tiendra sur la limite du système hégélien que Feuerbach pourra le critiquer de manière radicale, tandis que Bauer persistera dans son effort illusoire pour penser dans certaines catégories hégéliennes hypertrophiées une histoire concrète s’éloignant de plus en plus de ces catégories[49].


II. — LA DISSERTATION


De même que les Travaux préparatoires, la Dissertation de 1841 sur la Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure a donc en fait deux objets relativement distincts, comme en témoigne l’avant-propos. Le premier objet est la philosophie de la nature d’Épicure dans ses rapports avec celle de Démocrite, le second la situation idéologique de l’Allemagne et la question du devenir du système hégélien. Le premier objet n’est pas absorbé par le second : Marx insiste sur le fait qu’il a « résolu un problème, insoluble jusque-là, de la philosophie grecque » et critique Hegel d’avoir méconnu la grande importance pour la philosophie grecque des systèmes postaristotéliciens. La Dissertation est donc une réponse à Hegel sur le terrain même de l’histoire de la philosophie, dont celui-ci est le fondateur. Affirmer que « ces systèmes sont la clef de la philosophie grecque dans son aspect subjectif », ce n’est pas détruire la méditation hégélienne, mais en montrer la limite : la méconnaissance, en faveur du développement idéel, du support de ce développement, de l’individu existant historiquement, de l’énergie pratique, en un mot de l’aspect subjectif de la philosophie. Si Hegel a raison de privilégier Platon et Aristote pour ce qui est du contenu, la subjectivité grecque s’exprime de manière plus éclatante dans des systèmes nés en un temps où le monde devient irrationnel, et où l’accent est naturellement mis sur le sujet philosophant. La clef de la philosophie grecque dans son aspect subjectif est le σοφος, comme réceptacle du développement de l’idéalité. Sur le plan du σοφος, aucune rupture ne sépare Épicure des philosophies précédentes, si ce n’est l’approfondissement qu’entraîne le progrès dialectique.

Les deux objets de la Dissertation sont ainsi immédiatement liés, conformément à la théorie de l’alternance. L’affirmation de la subjectivité individuelle est immédiatement aussi affirmation antireligieuse, car « si la conscience de soi abstraite-singulière est posée comme principe absolu…, c’est l’effondrement de tout ce qui transcende la conscience et appartient donc à l’entendement imaginatif[50] ». L’intervention de Marx dans la lutte religieuse des Jeunes hégéliens, l’affirmation révolutionnaire de l’indépendance de la philosophie, la « vénération » de Prométhée comme le héros philosophique par excellence ne sont donc pas surajoutés à la Dissertation, mais fondés en elle.

L’épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme sont avant tout envisagés ici « dans leur connexion avec la philosophie grecque antérieure ». Ils constituent la fin paradoxale de cette philosophie qui, ayant atteint l’universel, connaît avec eux un retour aux anciens philosophes de la nature et à l’école socratique. Ils ont pourtant une importance essentielle, constituant « la construction complète de la conscience de soi », tandis que chacun d’eux en présente un élément « comme ayant une existence propre[51] ». Le principe de la lecture de Marx est ici indiqué. Il écrivait dans un projet d’avant-propos : « Ce n’est que maintenant que le temps est venu où on comprendra les philosophies des épicuriens, des stoïciens et des sceptiques : ce sont les philosophes de la conscience de soi ». Il s’agira donc pour Marx de lire dans les philosophies qu’il étudie les moments du concept affectés de l’être immédiat, c’est-à-dire représentés. Cette manière de réaliser immédiatement les moments idéels constitue la grandeur et la faiblesse de ces philosophies. Marx, qui restreint son étude à la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, pourra montrer que cette réalisation immédiate et abstraite est conforme au principe épicurien, la conscience de soi abstraite-singulière. Ce principe est donc réalisé dans l’atome, « forme extrême de l’inconceptualité » comme dit Hegel dans la Science de la logique, ou « forme immédiate et universelle du concept » comme dit Marx dans les Travaux préparatoires.

C’est pour cela que l’on trouve l’opposition de deux mondes chez Épicure : le monde phénoménal et le monde des atomes, lequel constitue la nature véritable. L’atomistique, en attribuant l’être à l’idéel, empêche cet idéel de se révéler comme idéalité du concret : autrement dit, les deux mondes coexistent et restent l’un en face de l’autre sans entrer en contradiction dialectique. La lecture de Marx consistera à révéler l’idéel dans le représenté (l’atome), c’est-à-dire à nier l’être immédiat de ce dernier pour développer la contradiction incluse dans la réalisation immédiate du principe. La contradiction entre l’idéel et le représenté se retrouve dans toutes les déterminations, même de détail, de cette philosophie. Le projet de la Dissertation est donc justifié : lire dans le détail les philosophies de la nature de Démocrite et d’Épicure pour en révéler la différence essentielle. Cette lecture conceptuelle doit réintroduire le contraste que l’identification abusive de la tradition avait gommé.

Le chapitre III s’efforce de faire sentir cette opposition qui va contre la plupart des interprétations. Il insiste sur la distinction « de l’énergie pratique » des deux hommes, thème dont nous avons vu l’importance. « Ce sont deux tendances opposées qui prennent corps. Nous voyons comme différence d’énergie pratique ce qui se manifeste plus haut comme divergence de la conscience théorique ». Dans ce chapitre convaincant, nous voyons les deux hommes « s’opposer pas à pas ». Le sceptique Démocrite tient le monde sensible pour une apparence subjective, doute de la vérité, mais se jette dans l’étude empirique de la nature ; le dogmatique Épicure considère le monde comme un phénomène objectif, tout en méprisant les sciences. La catégorie principale de Démocrite est la nécessité, celle d’Épicure le hasard et la possibilité formelle abstraite.

Toutes ces différences se retrouvent sur le plan de la doctrine (objet de la deuxième partie). Elles se résument en une distinction essentielle, point central de l’interprétation de Marx : si Démocrite admet deux mouvements des atomes, la chute en ligne droite et la répulsion, Épicure en ajoute un troisième : la déclinaison de la ligne droite. Or, la déclinaison n’est pas un ajout extérieur dicté par la nécessité d’expliquer la rencontre des atomes et la création du monde, elle est une détermination essentielle, exigée par le concept de l’atome. Du même coup est affirmée la différence conceptuelle qui sépare les atomes de Démocrite de ceux d’Epicure : celle qui distingue une hypothèse mécaniste de l’affirmation de la conscience de soi singulière et abstraite.

La compréhension essentielle de la déclinaison résout son aspect contradictoire. La solidité de l’atome ne peut s’affirmer qu’en niant l’espace dans sa sphère totale. La ligne droite est la négation de l’être spécifique ; l’atome y est purement déterminé par l’espace, il y est soumis à un être-là relatif, son existence est matérielle, c’est-à-dire extérieure.

Or, le concept de l’atome épicurien inclut deux moments contradictoires : un moment matériel, où l’atome tombe en ligne droite vers un centre situé en dehors de lui, et un moment formel, où l’atome est une pure forme niant tout rapport avec un être-là qui lui serait extérieur. Selon Hegel, la chute en ligne droite est la position abstraite d’un centre extérieur au corps qui tombe et vers lequel ce corps tend[52]. Mais l’atome, incarnant l’être pour soi, doit se poser lui-même comme centre. L’insistance sur ce second moment est l’apport essentiel d’Epicure, ce qui affirme la différence qui l’oppose à la philosophie déterministe, matérialiste et mécaniste de Démocrite. Le problème d’Epicure est de réaliser dans la sphère de l’être immédiat (la sphère atomistique), le moment formel de l’atome. Or, la négation de l’être-autre est dans cette sphère une négation représentée, négation d’un étant qui elle-même est : négation sensible de la chute en ligne droite, mouvement de déclinaison. Le mouvement oblique affirme l’autonomie de l’atome.

Nous avons donc :

— le moment matériel : la ligne droite, l’extériorité, la nécessité, le mécanisme, le déterminisme, le monde réel comme Autre de la conscience, la maladie, la douleur ;

— le moment formel : la déclinaison, l’affirmation de l’être pour soi singulier, l’arbitraire, le hasard, la possibilité formelle, l’ataraxie de la conscience de soi abstraite-singulière, le monde comme projection de cette conscience dans la nature.

Démocrite s’en tient au premier moment, Épicure accentue le second et affronte leur contradiction. Cette contradiction dans l’essence se traduit par une contradiction dans la théorie : en vertu du principe atomistique, les deux mouvements contradictoires devraient s’incarner dans deux être-là distincts ; il devrait donc y avoir deux sortes d’atomes. Rejeter la déclinaison dans un temps et un lieu indéterminés revient, de la part d’Épicure, à masquer cette contradiction.

La déclinaison définit donc le principe de la philosophie d’Épicure, au sens le plus fort du terme : ce principe est l’atome dans son concept achevé (dans ses deux moments). En tant que principe, l’atome est présupposé. Ce qui met la déclinaison à l’abri de tout reproche, c’est qu’elle est posée nécessairement dès que l’on fait de l’atome, dans son concept, un principe et un point de départ non critiqué. L’atome affirme donc la conscience de soi abstraite-singulière qui s’oppose au monde concret, au niveau du pur être pour soi. Cet être pour soi singulier est incapable d’idéaliser l’être-là qui s’oppose à lui et donc de le supprimer dialectiquement pour affirmer l’union médiate du rationnel et du réel. L’être pour soi ne peut donc que faire abstraction de cet autre être-là, en dévier. Ce principe est l’essence unique de la philosophie d’Épicure. Il est présent à tous ses niveaux et à tous ses développements : à l’atome de la physique correspond l’ataraxie qui voit le sage dévier de la douleur et les dieux habiter hors du monde.

La répulsion est dans l’ordre du concept la conséquence de la déclinaison, et non l’inverse, comme le croit Cicéron. C’est quand on se contente de juxtaposer les deux mouvements que les paradoxes surgissent, mais le philosophe comprend que la répulsion est la vérité et la réalisation nécessaire des deux moments précédents, la matérialité ou extériorité et la détermination formelle ou concept. Comme nous ne quittons pas la sphère atomistique, la répulsion vient s’ajouter comme troisième mouvement aux deux précédents.

L’atome contient deux exigences :

— Il ne peut se rapporter qu’à lui-même et doit faire abstraction de tout autre être-là qui viendrait le limiter.

— Pour se réaliser, le concept de la singularité doit se rapporter à une autre singularité, et ne pas rester abstraitement enfermé en lui-même.

Il faut donc, en vertu de la première exigence, que l’autre singularité réclamée par la seconde soit la même que la première, tout en se présentant sous la forme d’un être-autre et d’un être-là extérieur. L’atome se rapporte donc à lui-même comme à un autre, en se rapportant à un autre atome. Ainsi est posée la répulsion comme « première forme de la conscience de soi » « répondant à la conscience de soi se concevant comme singularité abstraite ». Dans la répulsion, la rencontre de l’atome avec lui-même se fait sous la forme de l’être-autre. L’atome se rapporte à lui-même comme à quelque chose d’immédiatement autre. « C’est le plus haut degré d’extériorité qui se puisse concevoir[53]. » La répulsion réalise donc aussi bien la forme de l’atome (il se rapporte à lui-même…) que sa matière (… comme à un être-autre). Épicure représente également la forme comme matière.

Dans la répulsion, l’être-autre n’est qu’une forme. L’atome, en se rapportant à l’autre atome, ne se rapporte en fait qu’à lui-même. L’être-autre qui définit l’« autre » atome est la forme universelle que prend l’atome dans la répulsion. En tant que tels, les atomes sont donc semblables, exemplaires identiques d’un genre unique. Mais comme l’altérité est représentée dans la forme de l’être, elle doit s’incarner dans des qualités. Les atomes « doivent être immédiatement différents entre eux, donc posséder des qualités » (IIe partie, chapitre ii). La qualité nie donc le concept de l’atome en le posant comme différent de son essence. Cette contradiction est essentielle et non accidentelle, car Épicure, à la différence de Démocrite, considère les qualités en rapport à l’atome et non en rapport aux phénomènes sensibles. Il accepte la contradiction au niveau de l’essence, en posant à côté de chaque qualité une détermination contraire qui fait prévaloir le concept de l’atome.

Les atomes d’Épicure ont trois qualités : la grandeur, la figure, la pesanteur. Chacune d’entre elles est contradictoire à la notion d’atome, et donc niée aussitôt que posée.

1. L’atome a une grandeur, mais celle-ci est en fait la négation de la grandeur, la petitesse infinie.

2. L’atome a une figure, mais le nombre de ces figures est fini. Il y a donc un nombre infini d’atomes de même figure, ce qui nie la notion de figure.

3. L’atome est pesant. La pesanteur est la représentation de la singularité idéale de la matière[54]. Mais cette singularité est extérieure à l’atome, le centre de gravité est ce vers quoi tend l’atome au cours de sa chute. D’où la contre-proposition : la pesanteur n’est que différence de poids, l’atome est lui-même point de gravité, centre. Le pluralisme des centres est affirmé. La terre n’a pas de centre. La pesanteur disparaît dans le vide, l’atome n’y étant pensé que par rapport au vide.

La qualité pose donc dans l’atome lui-même la contradiction entre essence et existence. Elle achève la construction de la chose en l’aliénant de son concept. Cet atome complet est la forme absolue de la nature. Mais il faut ensuite passer de ce monde des atomes au monde des phénomènes, et ce passage est éminemment contradictoire.

Le concept de l’atome est la conscience de soi abstraite-singulière projetée. Il est donc, comme forme idéelle, la négation de la matière. Cette opposition exclut qu’il y ait un passage progressif possible de la forme conceptuelle de l’atome à son existence comme base matérielle. « Si l’atome est conçu selon son concept, c’est le vide, la nature anéantie qui est son existence. » L’atome est la mort de la nature, de même que la philosophie épicurienne ouvre l’ère de la destruction effective de la nature matérielle[55]. Marx décèle une contradiction dans la méthode analogique qui passe insensiblement, par degrés, « paulatim », du monde sensible à la nature véritable de l’atome[56]. « La singularité abstraite est la liberté à l’égard de l’être-là, non pas la liberté dans l’être-là. » Entre la singularité et le monde, il y a une contradiction. L’expression de cette contradiction est la distinction[57] entre l’atome στοιχεῖον (qualifié, complet et aliéné de son concept) qui devient la base des phénomènes, et l’atome comme ἀρχή qui exprime le pur concept de l’atome et qui s’oppose au phénomène. L’atome complet et qualifié permet seul le passage au monde phénoménal, mais la véritable nature est celle de l’atome conceptuel. Le monde phénoménal est donc le lieu où ressort la plus grande contradiction de l’atome.

Les atomes forment le monde de l’être par opposition à la nature phénoménale. Mais cette dernière possède également l’être puisque le monde sensible est un phénomène objectif. L’être est donc ce qui réunit les deux mondes et permet de passer de l’un à l’autre par analogie. Mais le monde phénoménal reste fondamentalement distinct du monde atomistique : on n’y trouve que des compositions, c’est-à-dire des agrégats où les atomes se rapportent les uns aux autres. Ces compositions ne sont possibles que par la qualification des atomes. Or, l’atome qualifié est l’opposé de l’atome conceptuel.

La composition, comme « forme passive de la nature concrète », exprime la matérialité de l’atome dans le monde du phénomène. Par opposition à celle-ci, le temps est la « forme active » du phénomène, l’accident de l’accident, « l’anéantissement et le retour à l’existence pour soi de tout être-là déterminé ». La contradiction tombe donc entre temps et composition, à l’intérieur du monde phénoménal. Le phénomène est ainsi pensé comme phénomène, c’est-à-dire comme apparition d’un idéel, il révèle son être-phénomène. Le temps, en détruisant le phénomène, lui imprime le sceau de l’absence de l’être. Il est la réflexion du phénomène en soi-même. Comme les autres moments, le temps est substantifié comme être particulier : la sensibilité humaine. C’est ce qui justifie le fait que cette sensibilité est prise comme critérium réel de la nature concrète. L’épicurisme est donc, contrairement à la doctrine de Démocrite, une philosophie du temps. Mais le temps sert avant tout à ramener le phénomène à l’atome.

L’apparition des choses à la sensibilité — par la théorie des simulacres — est la même chose que leur temporalité. Les simulacres ont leur être-sensible hors d’eux-mêmes, dans les corps dont ils sont la forme. Sitôt séparés, ils périssent ; l’apparition du corps est déjà le processus de sa perte. La nature sensible est ainsi l’objectivation de la conscience empirique, comme l’atome était la projection de la conscience singulière-abstraite.

L’analyse de la théorie des Météores, qui clôt la Dissertation, est l’occasion pour Marx de vérifier et de développer son principe de lecture en déroulant jusqu’au bout la contradiction principale, celle qui gît dans le Principe d’Épicure lui-même. Épicure s’oppose en effet à toute la tradition grecque en se déclarant ennemi de la vénération des corps célestes. La théorie des météores accentue et dévoile le principe épicurien, qui est un individualisme éthique. Comme le soulignaient les Travaux préparatoires, cette théorie n’est fondée que dans l’éthique de l’ataraxie, quoiqu’elle y soit fondée comme théorique[58]. Mais elle a une méthode tout à fait différente des autres sciences : on doit expliquer les phénomènes célestes à partir des phénomènes terrestres, et de multiples manières. En effet, si le monde contradictoire du phénomène est notre ami, si, comme le monde des atomes, il est fait à notre image, le monde céleste est au contraire notre plus grand ennemi. La multiplicité des explications qu’Épicure met au principe de la connaissance des météores doit rassurer la conscience en détruisant la divinité des corps célestes, en niant en eux l’identité et la loi, en « faisant disparaître l’unité de l’objet[59] ».

Les corps célestes sont en effet la réalisation effective de la notion d’atome. En eux, la matière a reçu effectivement la singularité. « Ils forment un système de répulsion et d’attraction, tout en conservant leur autonomie. » Les corps célestes représentent la matière éternelle, autonome et indestructible. La contradiction entre essence et existence y est résolue, la matière possède en elle-même la forme et a admis la singularité. Les corps célestes représentent le principe d’Épicure, la conscience de soi singulière, qui a résolu ses contradictions et a gagné une réalité effective concrète.

Et pourtant, Épicure refuse de toutes ses forces de reconnaître cette réalisation. Ce paradoxe n’est qu’apparent : le principe de sa philosophie est la conscience de soi abstraite-singulière et non la conscience de soi universelle, non l’universalité concrète. L’universel (les corps célestes) est la forme supprimée et dépassée de la conscience abstraite, « sa réfutation devenue matérielle ». Épicure reste donc fidèle à son principe ; il le développe jusqu’au moment de sa suppression, mais refuse cette suppression, arrête le mouvement dialectique pour rester sur le sol de l’opposition abstraite au monde. L’universel est en effet « la dissolution de la singularité abstraite[60] ». En face de cet universel, Épicure démasque le sens de sa philosophie, non pas un matérialisme naturaliste, mais l’affirmation de la conscience de soi dans son opposition au réel, représentant le moment de l’essence. La conscience de soi abstraite-singulière sort ici de son « déguisement matériel » et s’affirme comme le véritable Principe, achevant de creuser le fossé qui sépare son affirmation du matérialisme mécaniste de Démocrite. En fait, la conscience de soi ne se présente sous la forme de la nature qu’aussi longtemps que cette nature est à l’image de la conscience de soi singulière : contradictoire. Lorsque la nature devient au contraire autonome, la conscience se réfléchit en elle-même et s’oppose à la nature. La nature concrète et la conscience de soi ne peuvent coexister que si la conscience supprime dialectiquement son abstraction, mais « l’universel est seul à pouvoir connaître en même temps son affirmation ». La conscience abstraite ne tire son identité avec soi-même que de l’existence de ses représentations dans le sens commun. Cette identité, comme immédiate, est fausse et doit se dissoudre pour se médiatiser. L’universalité que la conscience doit atteindre apparaît donc d’abord dans la nature et s’oppose à la conscience, tandis que celle-ci ne se reconnaît pas dans cette universalité.

Chez Épicure, « la conscience de soi n’est conçue que dans la forme de la singularité ». Cette position de la conscience de soi abstraite marque cependant un progrès par rapport au matérialisme purement mécaniste de Démocrite : elle nie tout ce qui transcende faussement la conscience, toutes les projections où celle-ci s’aliène, au premier chef les illusions religieuses. L’éloge d’Épicure par Lucrèce qui termine la Dissertation le marque bien. Épicure, dit Marx, est le plus grand des « philosophes des Lumières[61] » grecs : dans ce titre sont contenues à la fois la force négatrice et l’unilatéralité de cette philosophie.


ÉPICURE ET LE MATÉRIALISME

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« … Le ciel — la nature — l’esprit. À bas le ciel ! le matérialisme ». Lénine, Cahiers sur la dialectique de Hegel. N.R.F. p. 159.


Ce cri de Lénine a une résonance tout à fait épicurienne, et, de fait, la tradition marxiste a repris à son compte cette philosophie et la lecture que Marx en a faite. Marx lui-même mentionne Épicure dans la Sainte Famille, puis dans l’Idéologie allemande. Lénine, dans les Cahiers philosophiques, puis Nizan dans les Matérialistes de l’Antiquité, le citent comme matérialiste à part entière. Le matérialisme historique instauré par Marx, qui porte en lui une problématique et des concepts propres, se double d’un discours philosophique matérialiste sur lequel Lénine a particulièrement mis l’accent. Or, ces deux discours ne se recouvrent pas : il existe entre eux le décalage qui distingue la science de l’idéologie[62], ces deux niveaux n’étant pas indifférents l’un à l’autre. Il n’y a pas une histoire philosophique toute faite que la science devrait exhumer pour y appuyer sa recherche et son action. Le matérialisme n’est pas un mot d’ordre qui contiendrait tous ses développements de manière immédiate. Sa signification dépend de la rigueur avec laquelle on construit ses déterminations. Sinon il n’est qu’une catégorie vide dans laquelle on mettra aussi bien Démocrite, Épicure, Gassendi, Diderot, Feuerbach, le Marx du Capital, les savants modernes, etc., et qui n’engendrera que des malentendus.

Marx affirme de la manière la plus nette le résultat de son étude sur la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure : le problème jusqu’alors non résolu de la philosophie grecque est résolu par lui ; le lecteur de la Dissertation connaît la véritable différence qui oppose Épicure à Démocrite et sait que la philosophie de ce dernier est une « science naturelle de la conscience de soi ». Mais la conscience de soi singulière se pose dans son moment essentiel en opposition au monde. Cette opposition de la philosophie et du monde est justement ce qui rapproche la situation de la philosophie épicurienne de celle des Jeunes hégéliens. En tant que philosophie de la conscience de soi abstraite-singulière, l’épicurisme apparaît donc comme une négation idéaliste du monde. Toutes les analyses des Travaux préparatoires vont dans ce sens. La philosophie d’Épicure constitue même le côté stérile de la négation du monde, la fuite hors de lui, auquel s’oppose la négation active du monde, sa transformation énergique et volontaire par la critique. On peut même dire que c’est ce refus du monde matériel concret qui fonde également le rejet de la transcendance religieuse, hypothéquant sa valeur philosophique. Cette philosophie constituerait le refus de toute nécessité réelle, de toute altérité, et son athéisme, renforçant la tendance à rejeter toute contrainte extérieure[63], serait à double tranchant, ne laissant subsister que l’affirmation nue de la conscience de soi abstraite. De ce point de vue, plus Marx établirait de différence entre le matérialiste Démocrite et Épicure, plus il tirerait Épicure dans la direction de l’idéalisme subjectif, et inversement. Or, en 1841 du moins, c’est cette différence qui est expressément affirmée. Sur ce point, Marx est d’ailleurs fidèle en gros au jugement qu’avait porté Hegel dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie : Épicure, vivant à une époque où le monde est devenu irrationnel et n’apparaît plus à la conscience que comme une nécessité monstrueuse dont les lois vont à son encontre, incarne l’individualité singulière et abstraite qui fait abstraction de ce monde, de même que son principe, l’atome, décline de la ligne droite en affirmant sa liberté, sa solidité propre. La vertu principale d’Épicure est alors la franchise et la rigueur avec lesquelles il développe toutes les conséquences de ce principe qui est le sien ; sa logique ouverte révèle ce principe, la conscience de soi prise comme esprit subjectif, qui est aussi le contenu déformé et latent de la religion. À l’égard de la philosophie grecque, Épicure est dans une position de révélateur ; il n’en change pas les déterminations essentielles, mais en accentue les conséquences avec naïveté. Ainsi, comme les philosophes grecs, sa philosophie est une doctrine de la représentation, bien qu’il ne cherche pas à sauver celle-ci et la ramène à la pure possibilité formelle, la « simple possibilité[64] ». Tel est le contenu de l’ataraxie — mot dont la composition étymologique est privative et négative — couronnant la morale de l’Ἡδονή.

Mais les rapports de la conscience épicurienne et du monde ne sont pas si simples. Dans l’Idéologie allemande — écrite en 1845-1846 — Marx s’élève contre Max Stirner, selon qui Épicure veut tromper le monde qu’il considère comme son ennemi : « Jusqu’ici, on savait seulement que les épicuriens s’étaient exprimés dans le sens que voici : il faut détromper le monde, c’est-à-dire le délivrer de la crainte des dieux, car il est mon ami[65]. » Comment la conscience de soi qui s’oppose au monde peut-elle le considérer comme son ami ? Il faut déterminer précisément de quel monde il s’agit dans chaque cas, car ce terme est ambigu. Épicure souligne lui-même qu’il ne s’occupe pas du monde, mais de l’ataraxie de la conscience individuelle[66]. Pourtant, ce qui permet, au niveau du monde sensible, le libre-arbitre de l’homme, c’est la construction du monde atomistique qui est à l’image de ce libre-arbitre. Le monde auquel s’oppose la conscience de soi, dont elle dévie à l’instar de l’atome, est le monde concret devenu irrationnel, le monde comme autre de la conscience, qui trouve son symbole dans la nécessité inflexible de la ligne droite, image du monde historico-politique réel qui voyait la Grèce asservie. Un tel monde est précisément le monde matérialiste de la possibilité matérielle, le monde positif que développe la philosophie de Démocrite. Épicure est l’ami du monde qui se donne à la représentation subjective[67]. Ce monde familier et soumis est offert à l’expérience quotidienne du philosophe cantonné dans son jardinet. Il est alors aisé de transposer cet univers perceptif restreint en une physique dogmatique, selon le mouvement de la possibilité abstraite infinie. Une fois le monde physique soumis à un monde d’atomes représenté, le monde concret subsiste alors dans le monde céleste indépendant qu’Épicure s’emploie à réduire et même à détruire dans son aspect ordonné et contraignant. De même, le monde politique effectivement réel se réduit à la communauté des amis. L’ami se rapporte à l’ami comme l’atome à l’atome, selon le processus de la répulsion déjà analysé. L’équivalent politique de l’amitié est le contrat[68], condition extérieure liant des volontés abstraites subjectives, au niveau de la seule société civile, et faisant abstraction de l’État. Dans la religion, l’idée de Dieu était ambiguë, et l’on pouvait distinguer de bons dieux et de mauvais dieux ; de même ici le monde : il comporte la ligne droite et la douleur, mais aussi le temps qui ramène la santé, détruit toutes les contraintes de l’être-là, et ramène le monde concret à l’atome. Le temps s’incarne dans la conscience sensible de l’homme. Le sage fait abstraction de la mauvaise partie du monde, — la nécessité concrète qui asservit —, c’est-à-dire tout ce qui fait que le monde est réel et indépendant de la conscience, tout ce qui témoigne d’une raison intérieure au monde et différente de la raison consciente abstraite. Le temps permet de mesurer le monde concret à l’atome. Mais il est exclu de la nature atomistique, la nature véritable. La conscience de soi abstraite s’oppose au monde concret du même geste qu’elle exclut de la physique spatiale qu’elle instaure le temps, de manière à pouvoir conclure à l’éternité de la matière, c’est-à-dire à l’éternité de l’ être atomistique.

Nous sommes donc renvoyés au principe de cette philosophie : l’atome. Or, l’atome est défini en rapport au plus petit élément représentable, comme une radicalisation des possibilités de la représentation[69]. C’est donc la pensée subjective qui est d’entrée de jeu la mesure de la matière. La proposition d’allure très matérialiste : la nature est éternelle, l’homme est mortel dans ses propriétés, se renverse, si l’on suit le fil de la définition de l’atome, en celle-ci : la matière est la conscience de soi elle-même projetée. L’homme, en affirmant l’éternité de la matière, ne fait qu’affirmer sa propre éternité, l’éternité de son être atomistique, celle de l’humanité[70]. L’être atomistique ne s’oppose pas à l’homme, l’atome décline de la ligne droite comme l’homme dévie de la douleur. Le monde vrai est la même chose que l’homme, et l’ataraxie est dans son abstraction l’éternité de l’homme lui-même. Cette conception éclate dans la manière dont Épicure ramène, à propos des météores, les phénomènes célestes à ceux « qui se déroulent chez nous, et qui sont observés d’après leur cours réel », et le soleil réel à celui qui apparaît à l’homme[71]. De même, à propos de la « création du monde » dont Marx écrit qu’elle constitue le problème crucial qui décide du point de vue d’une philosophie, Épicure refuse tout simplement de répondre pour se jeter dans une « herméneutique » débridée[72].

C’est donc le monde lui-même qui est ambigu, et non une partie du monde. Si on lit Épicure en accentuant le caractère matérialiste de son principe atomistique, l’homme apparaît dissout dans le monde, comme chez Démocrite. Marx adopte en 1841 un point de vue exactement inverse, ou plutôt il montre la réversibilité des deux points de vue. L’atome d’Épicure apparaît d’abord comme la pure et simple projection de la conscience de soi abstraite[73] et Marx est particulièrement sévère sur ce point, montrant que cela revient ultimement à rester prisonnier de la nature.

Si donc le matérialisme de Démocrite est purement mécanique et unilatéral — inhumain —, celui d’Épicure est en réalité un idéalisme de la conscience de soi abstraite présenté « sous un déguisement matériel », du moins si nous suivons la lecture que nous en donne Marx en 1841. La conscience de soi d’Épicure n’est donc pas la conscience humaine concrète qui fondera l’« humanisme réel » de Feuerbach, car celui-ci suppose qu’on dépasse le résultat hégélien (l’union idéaliste de la conscience et du monde) et non qu’on en reste à un de ses moments. La philosophie d’Épicure représenterait beaucoup plus la tendance de Bauer que fustigera Marx dans la Sainte Famille qu’une tendance matérialiste. Or, Marx s’écarte dès 1841 d’une telle philosophie[74].

Cette mise au point ne doit cependant pas masquer l’extrême importance que revêtait alors pour Marx le semi-matérialisme individualiste éthique d’Épicure. D’une part en effet, l’unilatéralité de son principe, ultimement condamnée par Marx, ne l’avait pas empêché de chercher une philosophie plus totale que celle de Démocrite, qui était de ce point de vue encore plus unilatérale. Dans la répulsion, Épicure avait cherché à unir le moment formel — la singularité — et le moment matériel — la chute en ligne droite. Sa philosophie représente donc un point de départ dans la recherche d’une nouvelle philosophie totale. Les passages où Marx réduit la philosophie d’Épicure à un pur subjectivisme témoignent surtout du souci qu’il a à la fois de se garder de tout retrait du monde et de dégager de la manière la plus précise possible les deux moments qu’il s’agira pour lui ensuite de dépasser dans une synthèse supérieure.

Épicure était d’ailleurs pour ainsi dire condamné à ne pas réussir une philosophie totale, de par sa situation historique. Dans les périodes où la philosophie est devenue abstraite et s’oppose au monde, les philosophes sont nécessairement engagés dans le mouvement pratique critique et doivent mettre l’accent sur la volonté subjective transformatrice du monde. C’est ainsi que Marx peut écrire : « La chance dans un tel malheur est donc la forme subjective, la modalité dans laquelle la philosophie comme conscience subjective se rapporte à la réalité effective[75]. ».

Il est des philosophies qui ne se laissent lire que comme mots d’ordre dans une situation d’urgence.

« Il n’y a rien à craindre des dieux
Il n’y a rien à craindre de la mort
On peut atteindre le bonheur
On peut supporter la douleur. »

Ces douze mots grecs dont Nizan cite la traduction (édit. cit., p. 43) constituaient le τετραφάρμακον d’Épicure, son quadruple remède. Or, le remède est l’équivalent du mot d’ordre pour qui préfère la retraite au combat. Remède et mot d’ordre font partie d’une même alternative. En radicalisant la lecture opérée par Marx, on devrait dire que ce n’est pas la science, non plus que le monde, qui intéressent Épicure, mais le bonheur individuel. La philosophie d’Épicure est l’accomplissement de l’exigence de bonheur que la situation historique réclamait sans pouvoir l’assurer dans la réalité concrète. Il était urgent, au temps d’Épicure, d’être heureux, même s’il fallait pour cela se créer un monde[76]. La consigne, le remède ne sont alors pas des substituts, ils sont la raison même de cette œuvre, le seul tribunal où elle ait à comparaître. Telle est aussi la situation de Marx de 1839 à 1841. La philosophie rend alors compte d’elle-même en termes de stratégie, et cherche alors avant tout à définir une prise de position philosophico-politique. Dans de telles situations, l’adversaire doit être trouvé le plus rapidement possible. Alors : à bas le ciel, à bas la religion au pouvoir et le despotisme des idées reçues…

Mais il reste vrai pour Marx que cette puissance pratique de création demeure vide si elle ne s’appuie pas sur la connaissance des lois matérielles du monde. Toute transformation effective du monde exige que l’on fasse le départ entre la véritable création d’un monde selon la possibilité réelle — création qui est en réalité une transformation effective du concret — et la simple projection par la conscience des images qui la hantent et où elle se voit libre. Cette distinction est justement le fait de la philosophie, dont « la taupe… ne cesse jamais son travail[77] » et dont seuls les effets sont révolutionnaires. Mais le Marx de la « maturité » objecterait que si la philosophie se contente d’une création dans l’ordre de la pensée, d’une transformation du concept du monde et non du monde lui-même, la frontière qui la sépare du mauvais repli sur soi-même que constitue la religion n’est plus si nette, et sa création risque d’être une projection qui s’ignore[78].


LA PROBLÉMATIQUE DE LA DISSERTATION ET LE MATÉRIALISME DE MARX


Dès sa première heure, la métaphysique du XVIIe siècle, représentée, pour la France, surtout par Descartes, a eu le matérialisme pour antagoniste. Descartes le rencontre personnellement en Gassendi, restaurateur du matérialisme épicurien. Le matérialisme français et anglais est toujours demeuré en rapports étroits avec Démocrite et Épicure.
K. Marx, la Sainte Famille, éditions sociales, p. 153.


La Dissertation avait formellement distingué Épicure de Démocrite. Cette distinction faisait d’Épicure l’affirmateur de la conscience de soi et le négateur de toute transcendance. Sa philosophie était investie d’une importance théorique et pratique inestimable : celle de l’affirmation de l’homme. Cette affirmation, pour ne pas rester abstraite et stérile, devait s’intégrer à un autre moment opposé, celui de la nécessité concrète et du monde réel. L’humanisme devait coïncider avec le matérialisme.

Or, le texte de la Sainte Famille rétablit solidement la « tradition » matérialiste en la rattachant à Démocrite et à Épicure, et semble ne plus tenir compte de la distinction établie entre les deux philosophes. C’est que, dans ce texte publié en 1845, la problématique de la Dissertation, sans être abandonnée, est déplacée. Entre-temps, la rupture de Marx avec Hegel et avec Bauer a été consommée. La philosophie de Marx est maintenant une philosophie matérialiste. Le réflexe naturel de Marx est alors de se tourner de nouveau vers l’histoire de la philosophie, et d’y lire la lutte du matérialisme contre ce qu’il appelle désormais Métaphysique. L’alternance, qui avait été établie en 1841 entre l’union de la philosophie et du monde et l’opposition de cette même philosophie au monde, se retrouve ici à l’intérieur de l’histoire de la philosophie, entre la Métaphysique et le matérialisme.

La philosophie française des Lumières, au XVIIIe siècle, et surtout le matérialisme français n’ont pas mené seulement la lutte contre les institutions politiques existantes, contre la religion et la théologie existantes, mais elles ont tout autant mené une lutte ouverte, une lutte déclarée contre la métaphysique du XVIIe siècle, et contre toute métaphysique, singulièrement celle de Descartes, de Malebranche, de Spinoza et de Leibniz (op. cit., p. 151).


À côté de cette ligne de développement du matérialisme français, Marx insiste sur l’ouvrage de Locke : Essai sur l’entendement humain, qui fut accueilli en France avec enthousiasme. « Le matérialisme est le vrai fils de la grande Bretagne » (op. cit. p. 154). Le nominalisme de Duns Scot est présenté comme la condition de possibilité du matérialisme. « Le nominalisme est un élément capital, et il constitue d’une façon générale la première expression du matérialisme. » (p. 154) Mais « le véritable ancêtre du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne, c’est Bacon ». Or, « Bacon se réfère souvent à Anaxagore et à ses Homoioméries, ainsi qu’à Démocrite et à ses atomes ». (Op. cit., p. 155.)

Tout se passe donc comme si la valeur matérialiste des philosophies de Démocrite et d’Épicure l’emportait sur la différence révélée par la Dissertation de 1841, différence qui mettait en cause le matérialisme d’Épicure en rattachant sa théorie à une doctrine de l’homme et non du monde. La problématique de la Dissertation semble ne plus investir son objet[79]. C’est que ce texte de la Sainte Famille marque effectivement une coupure dans l’itinéraire théorique de Marx : il marque le refus définitif de l’idéalisme défini comme métaphysique. Le critère qui distingue le matérialisme de la métaphysique ne doit plus rien aux analyses hégéliennes, puisque Spinoza, considéré par l’hégélien Bauer comme le père du matérialisme, est ici rangé parmi les métaphysiciens.

La valeur polémique de ce texte est donc essentielle, mais non moins sa valeur théorique, avec la distinction radicale entre développement pratique et développement théorique qui marque le changement de problématique.

La chute de la métaphysique du XVIIe siècle ne peut… s’expliquer par la théorie matérialiste du XVIIIe siècle qu’autant qu’on explique ce mouvement théorique lui-même par la configuration pratique de la vie française en ce temps. Cette vie était tournée vers le présent immédiat, la jouissance temporelle et les intérêts temporels, en un mot vers le monde terrestre. À sa pratique antithéologique, antimétaphysique, matérialiste, devaient nécessairement correspondre des théories antithéologiques, antimétaphysiques, matérialistes. C’est pratiquement que la métaphysique avait perdu tout crédit. Notre tâche se borne ici à indiquer brièvement l’évolution de la théorie. (Op. cit., p. 153.)

Cette distinction scientifique s’exprime dans une philosophie qui se satisfait provisoirement du matérialisme de Feuerbach : cette philosophie prêche le retour au sensible et la « philosophie du bon sens ». Elle renverse le rapport idéaliste idéel / réel. Dans la pratique, le matérialisme est d’abord l’expression de la bourgeoisie qui met au premier plan la jouissance terrestre et la destruction de toutes les illusions qui condamnent la technique et la maîtrise de la terre. Le socialisme et le communisme s’édifient sur la base acquise par la bourgeoisie. On peut dire qu’ils en constituent le dépassement, puisqu’ils affirment l’humanisme, la nécessité pour l’homme d’universaliser la jouissance matérielle et de réaliser ainsi l’essence humaine. Démocrite et Épicure expriment théoriquement l’origine de ce développement pratique.


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On serait tenté de croire que le matérialisme constitue une vérité achevée, périodiquement refoulée par la métaphysique. L’histoire ne serait que celle de la lutte pour le dévoilement du matérialisme et non celle de l’élaboration de ce matérialisme. Or il n’en est rien : le schéma d’alternance métaphysique/matérialisme n’est pas un rapport d’oscillation perpétuelle sans développement. Ce schéma est dialectique et non statique. Il recouvre une évolution historique que Marx résume :

La métaphysique XVIIe siècle, qui avait dû laisser la place à la philosophie française des Lumières et surtout au matérialisme français du XVIIIe siècle, a connu une restauration victorieuse et substantielle dans la philosophie allemande, et surtout dans la philosophie spéculative allemande du XIXe siècle. D’abord Hegel, de géniale façon, l’unit à toute métaphysique connue et à l’idéalisme allemand, et fonda un empire métaphysique universel ; puis de nouveau, à l’attaque contre la théologie correspondit, comme au XVIIIe siècle, l’attaque contre la métaphysique spéculative et contre toute métaphysique. Celle-ci succombera à jamais devant le matérialisme, désormais achevé par le travail de la spéculation elle-même et coïncidant avec l’humanisme. Or, si Feuerbach représentait, dans le domaine de la théorie, le matérialisme coïncidant avec l’humanisme, le socialisme et le communisme français et anglais l’ont représenté dans le domaine de la pratique. (Op. cit., p. 152.)

Ce texte capital contient deux idées essentielles : l’idée que l’idéologie a un certain développement, qu’elle s’élabore progressivement — le problème du rythme de ce développement par rapport à celui du développement pratique n’étant pas envisagé — et l’idée (hégélienne) d’un achèvement de ce développement dans une philosophie qui épuise les possibilités qu’elle rencontre. Or, le développement idéologique doit être référé à un développement conceptuel, les deux ne se recouvrant pas. C’est ici même, au niveau de ce développement conceptuel, que nous retrouvons la problématique de la Dissertation, qui n’avait cessé d’être présente. Elle concerne maintenant le rapport de Marx à Hegel lui-même, par l’intermédiaire de la critique de Strauss et de Bauer.

Le matérialisme avait été défini par Hegel comme l’antithèse de la philosophie. Dans la Science de la logique, la mesure des différentes philosophies doit estimer la manière dont elles ont mis en œuvre le principe philosophique par excellence, l’idéalisme[80]. D’un point de vue plus précis, il dit ailleurs que le matérialisme et le théisme « sont deux parties d’un seul et même principe fondamental[81] ». La critique menée par Marx de la philosophie de Strauss et de Bauer permet de peser exactement ces vues.

Selon Hegel, il faut « résoudre la compacité de la substance et élever cette substance à la conscience de soi ». La conscience de soi, définie par Feuerbach comme attribut de l’homme, apparaît chez Bauer comme la substance élevée à la conscience de soi.

La lutte entre Strauss et Bauer relativement à la substance et à la conscience de soi est une lutte dans le cadre des spéculations hégéliennes. Il y a chez Hegel trois éléments[82] : la substance spinoziste, la conscience de soi fichtéenne, l’unité hégélienne des deux, nécessairement contradictoire, l’esprit absolu. Le premier élément est la nature, sous travesti métaphysique, dans sa séparation d’avec l’homme, le second est l’esprit, sous travesti métaphysique, dans sa séparation d’avec la nature, le troisième est, sous travesti métaphysique, l’unité des deux autres, l’homme réel et l’espèce humaine réelle.
Strauss et Bauer ont, l’un et l’autre, développé logiquement Hegel, sans sortir du domaine de la théologie, le premier du point de vue spinoziste, le second du point de vue fichtéen. Tous deux ont critiqué Hegel dans la mesure où, chez lui, chacun des deux éléments est faussé par l’autre, tandis qu’ils ont conduit chacun de ces éléments à son achèvement unilatéral, donc conséquent. Dans leur critique, tous deux dépassent par conséquent Hegel, mais tous deux se maintiennent également à l’intérieur de sa spéculation et ne représentent chacun qu’un côté de son système. Feuerbach, le premier, a parachevé et critiqué Hegel du point de vue hégélien en résolvant l’esprit absolu métaphysique en l’homme réel sur la base de la nature ; le premier, il a achevé la critique de la religion en esquissant en même temps de main de maître les grands principes de la critique de la spéculation hégélienne, et, par suite, de toute métaphysique. (Op. cit., p. 167.)

L’abstraction n’est plus ici seulement définie comme l’antithèse du matérialisme en général (comme l’élément abstrait), mais comme unilatéralité. Le développement unilatéral trouve toujours en face et en dehors de lui l’autre moment ; comme le concret est une totalité, chaque moment pris en lui-même est abstrait. Le matérialisme ayant besoin d’être achevé par le travail de la spéculation, il faut conclure que le matérialisme pré-feuerbachien est lui aussi abstrait (au sens où il est unilatéral). On voit que la critique conceptuelle de Hegel et des Jeunes hégéliens conditionne l’histoire du matérialisme que Marx a brossée. Marx est sensible au fait que toute philosophie doit s’expliquer avec Hegel pour se développer, et cela parce que Hegel pense la totalité. Certes, des philosophies matérialistes ont existé, et on peut en faire l’histoire ; on peut même opposer cette histoire à celle de la métaphysique, qui a toujours été liée au pouvoir politique. Mais la condition d’une lecture correcte de cette histoire suppose déjà le matérialisme achevé, l’accomplissement de la critique de la métaphysique hégélienne et la percée hors de ce système total. La preuve en est que Bauer lui aussi connaît l’histoire du matérialisme, mais qu’il est loin d’y lire ce qu’elle contient, faute d’avoir critiqué Hegel de manière totale et radicale.

Selon Bauer, la vérité du matérialisme est « la philosophie de la conscience de soi », et la « conscience de soi » doit être reconnue « comme le tout, comme la solution de l’énigme de la substance spinoziste » et comme la « véritable causa sui ». Marx peut remarquer que cela revient à faire de l’idéalisme la vérité du matérialisme. (Op. cit., p. 168.) C’est que cette naïveté de Bauer a son aspect profond : l’idéalisme et le matérialisme, comme moments abstraits et unilatéraux, ont le même sol, bien qu’ils soient en opposition directe. Sur ce sol unilatéral et abstrait, on peut construire une philosophie matérialiste aussi bien qu’une philosophie idéaliste : elles seront toutes deux unilatérales. Toute résolution unilatérale de cette contradiction (par l’accentuation d’un des moments) est inadéquate et tombe sous les coups de la critique hégélienne. Si les Travaux préparatoires et la Dissertation mettaient en valeur, contre le pur mécanisme, le moment de la conscience de soi, ils comportaient déjà l’exigence du dépassement de ce point de vue unilatéral en refusant de concevoir la séparation de l’homme et de la nature.

Mais ce que le texte cité nous dit aussi, c’est qu’il y a encore un autre niveau d’abstraction philosophique, qui est le fait de Hegel lui-même, et, par suite, de tous les philosophes. Chez Hegel, « chacun des deux moments est faussé par l’autre ». Etant donné que ce sont la position et la résolution idéalistes de l’opposition qui sont le vice de Hegel, on peut dire à la fois que Strauss et Bauer restent en deçà de lui et qu’ils le dépassent, mais il faut préciser ce rapport. Le mérite de Hegel est son ambition totalisatrice qui lui fait considérer ensemble les deux moments. Mais, depuis son point de départ même, sa réflexion ne se meut dans l’opposition que dans le but de la dépasser. On peut même dire qu’il pense ces deux moments depuis la prise de conscience de leur identité médiate (Savoir absolu). C’est justement cette synthèse spéculative dont Marx conteste le caractère médiat (au sens où seul le concret matériel est médiat). Au sens strict, la synthèse hégélienne des deux moments est une pure production de la pensée, donc une production imaginaire et illusoire. Rien de réel ne distingue l’union des moments de leur opposition, si bien que la conscience du savoir absolu est en définitive une conscience immédiate et qu’elle est ramenée à l’abstraction philosophique de Bauer. Les philosophies de Bauer et de Strauss sont, on l’a vu, identiques dans leur caractère abstrait et unilatéral, et elles expriment chacune l’essence de la philosophie en général et de celle de Hegel en particulier. C’est pour cela que Marx peut écrire que l’union des deux moments est « nécessairement contradictoire », car ils expriment, sous travesti métaphysique, le monde concret, dont la réalité repose sur la médiation réelle et objective de l’homme et de la nature. On lit dans les Manuscrits de 1844, à propos de Hegel : « On obtient comme résultat du mouvement l’identité de la conscience de soi et de la conscience, le savoir absolu, le mouvement de la pensée abstraite qui ne se fait plus en direction de l’extérieur, mais seulement au-dedans d’elle-même, c’est-à-dire qu’on obtient pour résultat la dialectique de la pensée pure.[83] » A l’égard du monde concret, l’identité médiate du savoir absolu et l’identité immédiate de la philosophie de Bauer sont ramenées à une seule aliénation : celle de la philosophie comme telle. Dans les Manuscrits de 1844, Marx étend donc à Hegel lui-même sa condamnation de Bauer. Le savoir absolu implique… que la conscience — le savoir — en tant que savoir — la pensée en tant que pensée — prétend être immédiatement l’autre de soi-même, prétend être le monde sensible, la réalité, la vie[84] ».

Il faut donc refuser aussi bien le maintien unilatéral d’un des moments que la synthèse spéculative de ces moments. Le fil directeur de cette subversion de la philosophie est l’attention au monde concret, non tant le monde tel qu’il se donne immédiatement à la perception (encore que le sensible soit le vrai point de départ) que le monde tel qu’il apparaît au philosophe qui renverse la spéculation. Ce monde est celui de l’opposition concrète et objective entre l’homme et la nature, laquelle exige d’être pensée à la fois dialectiquement et concrètement.


LE CONCRET COMME PRODUCTION


En 1841, la problématique du jeune Marx comporte deux exigences :

1. L’affirmation de l’homme (Marx dit alors, comme Hegel, la conscience de soi), la promotion de la liberté, de la possibilité, de la critique qui soumet le réel à la violence du concept, de la négation du donné au nom d’un savoir qui disqualifie ce donné.

2. L’affirmation de la nature : de la nécessité, de la possibilité réelle, du fait scientifique, de la valeur de la science, de la substance et de l’universel.


Dès 1841, Marx savait que toute réduction de l’un des côtés au profit de l’autre, de même que toute identification immédiate de l’un à l’autre étaient erronées et dangereuses. Entre ces deux termes, seul un rapport dialectique — action et réaction réciproques — était concevable. Sinon, la philosophie tombait soit dans le spiritualisme abstrait, soit dans le matérialisme abstrait qui n’est qu’un « spiritualisme abstrait de la matière[85] ».


Etant donné le schéma I.

 Affirmation de l’homme
 Affirmation de la nature
rapport dialectique


et aussi le schéma II.

Primat du sensible et du monde concret
Critique des déguisements métaphysiques
Renversement de la spéculation,


on peut dire :

— Que c’est l’abstraction critiquée en II. qui permet d’isoler un terme, ce qui donne l’unilatéralité critiquée en I. Car le concret n’est pas simple mais dialectique.

— Que c’est la révolution opérée par Feuerbach dans le cadre de la spéculation qui rend possible la conception matérialiste permettant de lire adéquatement l’histoire de la philosophie comme lutte de la métaphysique et du matérialisme.

— Que la solution de Feuerbach est, dans l’espace philosophique, la seule possible. Il va jusqu’au bout de Hegel et le critique profondément, mais ne peut le surmonter que dans une philosophie privée de mouvement dialectique, incapable de comprendre la pratique concrète de l’histoire.


On conçoit alors de manière assez exacte la place de la philosophie d’Epicure et des textes de 1841 qui lui sont consacrés. Cette philosophie est dominée par une éthique de l’humanisme abstrait :

— A l’égard de la transcendance issue de l’entendement imaginatif, elle est dans une position matérialiste.

— A l’égard d’une pensée du concret, d’une philosophie matérialiste dialectique de la nature et de l’histoire, elle est dans une position idéaliste.

Soit le schéma de la philosophie classique :

Dieu - Homme - Monde matériel


On peut réduire le terme de droite ou celui de gauche : dans le premier cas, on obtient un mysticisme religieux, dans le second un matérialisme philosophique. Mais dans ce second cas, la matière peut jouer le même rôle que Dieu, et le matérialisme être aussi métaphysique que le mysticisme.

Il y a donc deux schémas philosophiques abstraits :

1. Dieu - Homme - Dieu.

2. Matière - Homme - Matière.


Dans le cas du schéma 2, la matière est l’analogue de Dieu, car elle est pensée dans le même schéma et vient seulement prendre la place de Dieu[86]. On peut chercher à sortir du schéma en détruisant les deux termes transcendants. On a ainsi :


HOMME

1. Homme - Homme - Homme

(Dieu)_________(matière)


soit 2. Atome - Atome - Atome

  (dieux) (hommes) (matière)

C’est-à-dire :

— la nature sous la forme de l’homme,

— l’homme sous la forme de la nature[87],


car les deux présentations sont interchangeables. Cette interchangeabilité définit précisément la philosophie d’Epicure, qui est lisible à la fois comme idéalisme et comme matérialisme. Un tel schéma conteste tout rapport dialectique réel entre l’homme et la nature, rapport qui n’a aucun sens à l’intérieur du soliloque atomistique. Nous sommes sur le sol de la philosophie de la conscience de soi professée par Bauer.

Feuerbach semble rétablir les deux termes sur une base matérialiste : l’homme devient « le plus réel des êtres naturels ». Feuerbach pense l’homme et la nature, mais sans voir le contenu véritable du « et ». Le « et », du rapport dialectique concret qu’il désigne dans la pratique matérielle, devient ainsi le fondement de toutes les transmutations possibles entre les deux termes, parce que la distinction réelle entre les deux termes n’est pas pensée comme transformation pratique du monde par l’homme dans la production.

Le fait décisif est que Marx trouve les deux moments exigés dès 1841 (l’homme-en-rapport-à-la-nature et la nature-en-rapport-à-l’homme) réalisés effectivement dans la PRODUCTION ou pratique concrète. L’étude des modes de production constitue donc la suppression matérialiste de la philosophie. Ce n’est pas à proprement parler la science qui supprime la philosophie : celle-ci est déjà supprimée dans le développement réel dont elle n’était que le reflet déformé. Le marxisme est le savoir de cette suppression-réalisation : science de la production, science de l’histoire.

Schéma du matérialisme historique :


Homme/Nature/

_____Histoire :

Production : pratique réelle de transformation de la nature, dont le marxisme est la science.


Homme/Homme/



C’est la distinction entre développement réel (pratique) et développement « théorique » qui permet la définition de la science comme reflet reproduisant le développement réel par opposition à l’idéologie comme reflet déformant de ce même développement.

Mais l’élément philosophique (idéologique) ne laisse pas intacte l’histoire. Elément de la prise de conscience par les hommes des rapports sociaux, l’idéologie (terme qui désigne la philosophie à partir de 1845, remplaçant le terme « métaphysique » de la Sainte Famille) baigne dans l’élément conscient, la « raison consciente » que déjà les travaux préparatoires critiquaient. La science de la production comporte donc une critique de la conscience. La représentation, comme produit de l’élément conscient, est l’espace de toutes les illusions philosophiques, au premier chef la dialectique idéaliste. Tout matérialisme, dans la fécondité même de son retour au sensible, court donc toujours le risque d’être dévoyé dans une philosophie du donné, c’est-à-dire dans l’empirisme. De ce point de vue, la philosophie de Feuerbach semble ne pas échapper à la règle. Le côté « épicurien » qu’elle reprend (primat des sens et de la perception immédiate, philosophie du bon sens et de la conscience immédiate, accentuation de l’entendement, appel à l’évidence et au sens commun) l’entraîne du côté d’une philosophie de la conscience immédiate, dont elle représente l’accomplissement. Feuerbach achève la philosophie classique comme la bourgeoisie achève l’ancien monde. Les deux ont une nécessité réelle, et sont en un sens irréfutables. Mais cette philosophie humaniste et naturaliste a le même effet que la science économique bourgeoise. Celle-ci éternise en effet sa propre affirmation du même geste qu’elle nie la spécificité d’un développement réel masqué par l’apparence de la représentation. L’analyse du fétichisme de la marchandise qui ouvre le Capital montrera que ce développement réel, objet de la science, doit être connu par la construction de son concept, en quelque sorte contre les fausses évidences de la représentation, royaume de l’idéologie. Toute philosophie de la conscience immédiate est par là ramenée à son statut idéologique, en premier lieu celle de Feuerbach, après celle d’Épicure[88].


DIALECTIQUE SPÉCULATIVE
ET
DIALECTIQUE RÉVOLUTIONNAIRE


« Ce n’est plus seulement au nom du matérialisme qu’il critique l’inversion du réel que constitue le système hégélien. C’est au nom de la dialectique du réel, celle qui se manifeste dans l’histoire et dans la société[89]. »


Il y a parenté entre une philosophie de la conscience, du donné et de la représentation et une philosophie du primat du sensible sous la forme immédiate où il se donne. Contre le primat de ce donné immédiat, la dialectique.

Mais la dialectique réelle a un rôle révolutionnaire à l’inverse de la dialectique spéculative. Ici se place l’apport exact de Feuerbach : bien qu’il vide la philosophie de son mouvement dialectique, il a la valeur pratique essentielle de nier en bloc la sphère de la spéculation, ou plutôt de faire basculer cette sphère vers le véritable concret qui est le monde réel sensible. Feuerbach définit l’indépendance de ce monde concret par rapport à la conscience, bien qu’il le pense encore abstraitement, c’est-à-dire en rapport à cette conscience[90].

La dialectique révolutionnaire est exposée de manière très précise par Marx dans la Postface à la seconde édition allemande du Capital (24 janvier 1873). Marx y cite une critique de son livre parue dans une revue de Saint-Pétersbourg, qui contient ces deux extraits importants :

A première vue, si l’on en juge par la forme extérieure de l’exposition, Marx est un idéaliste renforcé, et cela dans le sens allemand, c’est-à-dire dans le mauvais sens du mot. En fait, il est infiniment plus réaliste qu’aucun de ceux qui l’ont précédé dans le champ de l’économie critique… On ne peut en aucune façon l’appeler idéaliste[91].
La valeur scientifique particulière d’une telle étude, c’est de mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et la mort d’un organisme social donné, et son remplacement par un autre supérieur ; c’est cette valeur-là que possède l’ouvrage de Marx. (Nous soulignons.)

Marx souligne que l’auteur définit ainsi la méthode dialectique elle-même. Certes, cette dialectique est l’opposé de la dialectique spéculative hégélienne :

Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme[92].
Mais le mérite de Hegel est ici expressément reconnu :
Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. … Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes… parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer ; parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire[93]. (Nous soulignons.)

On ne saurait être plus clair. La pensée du Capital est une pensée dialectique. Mais ce qui marque la coupure profonde qui sépare Marx de Hegel, c’est moins l’idée du « renversement » (dont on sait trop bien désormais qu’elle n’est pas claire) que la place exacte donnée par Marx à la dialectique.

Dans ce texte de 1873, Marx distingue en effet deux plans de la manière la plus nette : le procédé d’exposition et le procédé d’investigation.

Certes, le procédé d’exposition doit se distinguer formellement du procédé d’investigation. À l’investigation de faire la matière sienne dans tous ses détails, d’en analyser les diverses formes de développement, et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction a priori[94].

Deux conclusions :

— Le Capital expose, à travers des analyses particulières, le mouvement d’ensemble du système, lequel est dialectique[95].

— Le marxisme ne saurait se réduire à une science au sens où toute science est régionale, il est science de la totalité du développement réel.

Le statut théorique de cette distinction des deux procédés avait été indiqué par Marx dans l’Introduction à la Critique de l’Economie politique, écrite en 1857. Dans ce même texte, Marx parvient à une élaboration complète des concepts de concret et d’abstrait ainsi que de leur rapport avec l’idée de dialectique.

Le concret est concret, parce qu’il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme résultat, et non comme point de départ, encore qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation[96] (Nous soulignons.)

Le postulat matérialiste est ici uni étroitement et de manière rigoureuse à l’exigence dialectique. La reproduction du concret vise ce concret comme résultat d’une élaboration. La science vise à construire les déterminations du concret, ce qui revient à le mesurer à son essence. La distinction des deux processus et de leur résultat (concret pensé et concret réel) est ici primordiale. Du même coup est élucidé définitivement le rapport de Marx à Hegel :

… Les déterminations abstraites aboutissent à la reproduction du concret par la voie de la pensée. C’est pourquoi Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé.

Hegel a confondu le concret-pensé et sa genèse propre et le développement réel. C’est pour cela qu’il a pu comprendre le réel comme résultat de la pensée.

La reproduction du concret en tant que concret pensé n’est pas « le procès de la genèse du concret lui-même[97] ».

En somme, la science doit éviter deux écueils :

— S’en tenir au donné immédiat de la représentation.

— Couper le développement idéel qui dépasse ce niveau immédiat de l’objet de la représentation, qui est le concret[98].

Pour cela, la science doit comprendre que la reproduction du concret par la pensée n’est pas indépendante et transcendante (comme une divinité), mais qu’elle est au sens propre une production, une transformation réglée de la représentation en concept. Cette transformation s’effectue selon le modèle général de la PRODUCTION que nous avons vu ouvrir le champ du dépassement de la philosophie. Comme production, cette transformation diffère de toute transposition et de toute élucidation-traduction. Elle ne découvre pas son objet mais le produit.

Pour la conscience (et la conscience philosophique est ainsi faite) la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel, c’est le monde une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme le véritable acte de production (lequel, c’est bien ennuyeux, ne reçoit d’impulsion que du dehors) dont le résultat est le monde ; c’est exact — mais ce n’est qu’une autre tautologie dans la mesure où la totalité concrète en tant que totalité pensée, concret pensé, est en fait un produit de la pensée, de l’acte de concevoir ; il n’est donc nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même, qui penserait en dehors et au-dessus de la perception et de la représentation, mais un produit de l’élaboration des perceptions et des représentations en concepts. La totalité, telle qu’elle apparaît dans l’esprit comme un tout pensé, est un produit du cerveau pensant, qui s’approprie le monde de la seule manière possible… [ = de la seule manière dont il puisse le faire.] Le sujet réel subsiste, après comme avant, dans son autonomie en dehors de l’esprit, tout au moins aussi longtemps que l’esprit n’agit que spéculativement, théoriquement[99]. (Nous soulignons.)

La pensée de Marx est donc une critique de la conscience, laquelle est naturellement portée à concevoir le concret pensé comme concret réel, c’est-à-dire à se concevoir comme le réel, à s’affirmer dans les choses mêmes. L’objet de la représentation — le monde sensible — a la valeur essentielle d’un point de départ. Il ne s’agit pas de se mouvoir d’emblée dans un idéel contenu implicitement dans la représentation, mais de produire le concept du réel en transformant la matière de la représentation. La genèse réelle est indépendante de cette reproduction idéelle, ce qui nécessite de ne jamais quitter le sol de l’observation empirique, où le développement réel ne cesse de se donner à travers les illusions de la conscience. C’est la pratique matérielle de la production, réalisation effective des deux moments exigés dès 1841, qui fournit le modèle général de compréhension de toutes les pratiques[100].


LES MANUSCRITS DE 1844
PRODUCTION, OBJECTIVATION, ALIENATION


Selon L. Althusser, les Manuscrits de 1844 constituent un texte un peu « à part » dans l’itinéraire de Marx, le seul essai de renversement du système hégélien dans la philosophie de Feuerbach, tranchant sur le fond d’une problématique kantiano-fichtéenne[101]. Comme la Sainte Famille, les Manuscrits de 1844 louent la philosophie de Feuerbach comme celle de Hegel. Il nous semble cependant que si Marx n’a jamais été un penseur hégélien au sens d’un penseur spéculatif, les Manuscrits de 1844 n’en constituent pas moins le prolongement rigoureux de la double exigence témoignée dans les textes de 1839-1841 (cf. supra) et une certaine réponse bien déterminée à l’intérieur du dialogue fondamental avec Hegel. Si on garde à l’esprit les éléments dégagés jusqu’ici, il est frappant de constater la concordance qui règne entre la Sainte Famille, les Manuscrits de 1844, l’Idéologie allemande et même certains textes postérieurs à 1850 (cf. infra). Ce qui explique cette concordance, c’est que Marx définit sa spécificité précisément en s’opposant de manière très précise à la philosophie hégélienne, et qu’il a toujours en vue cette problématique, même s’il la subvertit radicalement en la déplaçant dans le champ de l’économie politique.

1. On lit dans les Manuscrits de 1844 que Hegel a saisi « la production de l’homme par lui-même comme un processus, l’objectivation comme désobjectivation, aliénation et suppression de cette aliénation ». Il a compris l’essence du travail et conçoit l’homme objectif « comme le résultat de son propre travail ». Telle est la grandeur de la Phénoménologie de l’Esprit et de son résultat final, — la « dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur[102] ».

2. Mais Hegel ne conçoit qu’un travail, celui de la pensée. Le travail de l’esprit instaure une série de médiations qui reflètent la conscience et non le développement réel, et sont donc effectivement nulles. Un tel travail est le « devenir pour soi de l’homme à l’intérieur de l’aliénation, en tant qu’homme aliéné ». Rien n’est donc changé à l’aliénation (la vraie, l’historique). Le philosophe est l’homme aliéné qui ne fait que se reconnaître comme tel, sa science est « la science aliénée qui se pense elle-même ». Sur ce plan, avec plus ou moins de bonheur et d’ampleur, tous les philosophes se donnent la main.

3. La différence entre Marx et Hegel ne tient pas au fait que Marx emploierait le concept d’aliénation et Hegel celui d’objectivation. L’élément spéculatif sur lequel se tient Hegel le conduit à déformer et voiler l’objectivation elle-même. Dans l’objectivation hégélienne, l’homme se trouve opposé à lui-même sous la forme de l’autre (la nature ou idée hors de soi). Cette opposition est fictive car ses deux termes sont fictifs. L’objectivation commence par poser une fausse différence entre l’homme et la nature, différence qui n’est ensuite que trop facile à résoudre. En fait, le niveau de l’objectif, du concret, est déjà supprimé au départ. L’aliénation telle que l’entend Marx est la critique directe de cette objectivation hégélienne. Elle est une phase historique nécessaire de la production concrète. Elle est donc à la fois plus contingente (nécessite historique et non d’essence) et plus difficile à surmonter, car elle fait effectivement du travail aliéné un travail négatif. Elle est une négation concrète de l’homme.

Marx dit : Hegel « voit seulement le côté positif du travail et non son côté négatif » (p. 133). Ce côté positif ne l’est en fait que parce que le travail est jugé par Hegel depuis le lieu spéculatif de sa suppression. La positivité du travail tient au fait qu’il se nie nécessairement dans la contemplation. Mais, pris comme tel, le travail est pour Hegel négatif. Le sol de l’opposition de la conscience et du monde qui le caractérise est pris dans l’objectivité, et, s’il ne se supprime pas, doit être condamné. Le travail est donc le négatif changé en positif par la vertu de sa négation. Marx prend le contrepied de cette analyse : c’est en tant que tel que le travail est positif, mais en tant que devenu étranger à lui-même pour des raisons historiques, il devient négatif. Il est donc négatif en tant qu’il est nié, qu’il n’est pas lui-même. La fin de l’aliénation est le retour à soi-même du travail, de la production, prise comme mode d’être générique de l’homme.

4. Hegel vise donc bien la fin de l’objectivité, frappée de négativité. « La réappropriation de l’essence objective de l’homme, engendrée comme étrangère dans la détermination de l’aliénation, ne signifie donc pas seulement la suppression de l’aliénation, mais aussi de l’objectivité ; c’est-à-dire que l’homme est un être non objectif, spiritualiste. » (p. 133). Or, le naturalisme nous enseigne que l’homme, en tant qu’être de la nature, est un être objectif. « Quand l’homme… pose ses forces essentielles objectives réelles par son aliénation comme des objets étrangers, ce n’est pas le fait de poser qui est sujet ; c’est la subjectivité de forces essentielles objectives, dont l’action doit être également objective. » L’homme « ne pose des objets » que « parce qu’il est posé lui-même par des objets, parce qu’à l’origine il est nature ». « Son produit objectif ne fait que confirmer son activité objective, son activité d’être objectif naturel. » (p. 136). Ce que Hegel vise à supprimer avec l’objectivation, c’est donc l’être concret de l’homme comme être objectif. C’est le caractère objectif de l’objet qui est pour la conscience de soi l’incongruité et l’aliénation (p. 139).

5. Le travail — la technique — suppose une lutte de l’homme contre la nature, lutte dialectique et objective aboutissant à la production concrète de l’homme par lui-même. La condamnation de l’objectivation comme moment négatif permet à Hegel de dénoncer « l’aliénation fatale de l’homme dans cette société où la production pour la production… n’a pas de raison de se limiter[103] ». La société productive qui ne se dépasse pas vers une société contemplative — c’est-à-dire en fait : qui n’élève pas des philosophes qui la pensent — reste pour Hegel prisonnière de l’objectivité, aliénée. La production suppose que l’homme transforme le monde en s’appuyant sur ses lois objectives (objet de la science), de même que la pratique politique doit voir l’homme transformer le monde social donné en s’appuyant sur la science de ce monde. Production et pratique politique seraient donc prisonnières de l’objectivité que le Sage hégélien doit précisément surmonter. De même, la « société sans classe » de Marx, dans la mesure où elle continuerait à produire, tomberait sous le coup de la même condamnation.

6. La production telle que l’entend Marx ne vise pas à supprimer la sphère de l’objet, à effectuer un saut au-delà de la dualité concrète du produisant et du produit. Elle vise la transformation, l’élaboration de la nature, élaboration qui est seule à rendre possible la reconnaissance de l’homme par lui-même dans son objet. Reconnaissance diffère d’identification comme objectivation de projection ; cette différence est explicitée par le concept de médiation. Pour la pensée de la production, l’objet produit est le support réel de l’universalité, le médium de tout rapport entre les hommes. « Dans l’hypothèse de la propriété privée positivement abolie, l’homme produit l’homme, se produit soi-même et produit l’autre homme… » « L’objet, qui est le produit de l’activité immédiate de son individualité, est en même temps sa propre existence pour l’autre homme, l’existence de celui-ci, et l’existence de ce dernier pour lui[104] ». Dans cette volonté de s’opposer à toute réduction de l’objet ou du sujet et de découvrir l’universalité dans le champ de l’objectivité, Marx semble développer et concrétiser le schéma que la Dissertation de 1841 donnait pour être celui du ciel. Dans le ciel en effet, la contradiction était acceptée et éteinte, rendue positive de par sa concrétion même, et seulement grâce à elle. Le mouvement absolument libre des corps célestes reposait sur la réalité effective de la singularité (subjectivité) et de la matière (centre universel de la pesanteur). Le ciel était la totalité unissant les deux termes. Dans la matière céleste, les deux moments reconnaissaient leur interdépendance et leur appartenance mutuelle sans pour autant se fondre l’un dans l’autre. La production pourrait ainsi apparaître comme la découverte du ciel sur la terre. En fait, il n’en est pas ainsi : la représentation du ciel contenue dans la Dissertation est celle du matérialisme philosophique. Sa valeur polémique à l’égard de toute spéculation ne saurait faire oublier qu’elle reste prisonnière du schéma spatial, du couple reflet-reflétant et de la contradiction formelle qui caractérisent l’idéologie. « Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée, mais il ne considère pas l’activité humaine elle-même en tant qu’activité objective[105]. » La production entraîne une révolution dans le statut de l’objectivité. Si elle fait valoir la dimension de l’objet contre la spéculation, elle le conteste dans la détermination que lui donne le matérialisme philosophique. « Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes — y compris celui de Feuerbach — est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, non en tant que pratique, de façon subjective[106]. » On voit que le matérialisme dialectique récuse à la fois le matérialisme et l’idéalisme philosophiques. Son espace est le statut particulier de l’objet produit, espace qui permet la possibilité réelle de cette réduction de la différence Homme/Nature qui était le but de toutes les philosophies.

7. L’étrangeté de la nature trouve son explication dans l’aliénation de la production. On ne saurait rendre « philosophique » le monde puisque la philosophie n’est que le reflet du monde aliéné. Il faut donc analyser l’aliénation de la production elle-même, sur le terrain de l’économie politique. Originairement, la production est la véritable vie générique de l’homme. « La vie productive, c’est la vie générique. C’est la vie engendrant la vie. » L’homme fait ses preuves en tant qu’être générique conscient « par la production pratique d’un monde objectif », l’élaboration de la nature non organique. « En produisant, l’homme reproduit la nature. » Ainsi, « l’homme affronte librement son produit[107] ». Le statut du produit est ainsi ambigu : ni le même que l’homme, ni autre que l’homme. Il participe, comme l’homme, à la nature, mais se distingue de l’homme pour être le lieu concret de l’épanouissement des possibilités humaines. L’épanouissement suppose une sortie hors de soi qui ne s’effectue pas vers un extérieur absolu. Cette formulation paradoxale montre que la philosophie pense difficilement le statut du produit. Du fait que le monde est produit, il n’y a plus d’étrangeté entre l’homme et la nature, ni entre l’homme et son semblable. La nature n’est pas anéantie comme totalité de l’étant, mais son être s’est transformé : d’objet éternel et étranger à l’homme, elle est devenue produit, objectivation de la vie de l’homme, histoire. « La nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. » « L’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme  : car celui-ci ne se double pas lui-même d’une façon seulement intellectuelle, comme c’est le cas dans la conscience, mais activement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde qu’il a créé[108]. » Cette création ne renvoie pas à l’activité purement pensée des Travaux préparatoires. Elle est transformation productrice plus que création. Feuerbach l’avait dit : « Sans objet l’homme n’est rien[109]. » Mais il avait identifié immédiatement l’objet à l’homme objectivé sans comprendre l’objectivation comme transformation productive.

8. Et pourtant cette production générique passe nécessairement par la phase historique de son aliénation. L’aliénation n’est pas incluse dans l’essence de la production, cette non-inclusion rendant possible le dépassement non contemplatif de l’aliénation. Cependant la possibilité et la nécessité historique de l’aliénation réside dans l’objectivation. Du fait même que l’homme pose un objet qui n’est pas la même chose que lui (position qui est pour l’homme nécessaire à sa vie) naît le risque de voir cet objet se poser pour lui-même sans référence au sujet, devenir étranger à l’homme. L’inexistence de l’objet (spéculation) et son existence souveraine et exclusive sont les deux contraires qu’il faut penser ensemble sans accepter la réduction de l’un d’entre eux. C’est la production aliénée qui est l’objet de l’économie politique. Sa nécessité tient au fait qu’elle est soumise au principe de rendement qui contraint l’homme à humaniser le monde. Mais la production aliénée crée seulement la possibilité d’une reprise du monde des produits. Elle ne tend pas d’elle-même à son annulation, au contraire, elle s’aggrave. « La misère de l’ouvrier est en raison inverse de la puissance et de la grandeur de sa production[110]. » Le travail se produit lui-même et produit l’ouvrier comme marchandise. L’homme est compris seulement comme travailleur et l’existence de ses besoins ne pose au capitaliste que les besoins de sa subsistance. La production, autant qu’elle est aliénée, est la perte totale de l’homme : il voit lui échapper et son objet, et sa propre vie générique. Au stade de l’économie, l’actualisation du travail « apparaît comme la perte pour l’ouvrier de sa réalité, l’objectivation comme la perte de l’objet ou l’asservissement à celui-ci, l’appropriation comme l’aliénation, le dessaisissement ».

Dans ces conditions, la production n’est-elle pas de nouveau le pur négatif, au sens où Hegel la condamnait ? Hegel critiquait la production-pour-la-production. Marx dit aussi que c’est dans la phase de l’aliénation que le monde est humanisé et il donne comme mot d’ordre au communisme l’abolition du travail. Le communisme semble alors réaliser les « retrouvailles du spéculatif » : l’unité immédiate de l’homme avec lui-même, unité qui exclut la sphère du travail. Il semble y avoir un glissement de la production au produit : la production est aliénante, mais le produit fait oublier la production, il est la production supprimée, l’objet des philosophes débarrassé de son « objectivité », pris subjectivement : l’homme lui-même. « Le communisme traite consciemment toutes les conditions naturelles préalables comme des créations des hommes. » « Il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis. » Il est la base réelle qui rend impossible tout ce qui existe indépendamment des individus « dans la mesure toutefois où cet état de choses existant est purement ou simplement un produit des relations antérieures des individus entre eux[111] ».

« La révolution communiste… est dirigée contre le mode d’activité antérieur, elle supprime le travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes[112]. » Le communisme est alors la réalisation du rêve philosophique : l’absence de différence entre l’homme et le monde et entre l’homme et l’homme. Marx dit parfois que l’homme, dans l’aliénation, a développé toutes ses possibilités et que le communisme est la fin et l’appropriation de ce développement. La compréhension de l’histoire est alors hégélienne : le communisme est la fin réalisée de l’histoire, le travail productif cesse avec lui, c’est le royaume des individus se contemplant eux-mêmes dans le monde produit, le dernier avatar de la république des Esprits.

Ce qui est en jeu avec ce problème de la définition du communisme, c’est la réponse aux mêmes questions que posaient déjà les Travaux préparatoires et la Dissertation, ce qui témoigne de la continuité de l’itinéraire de Marx. La preuve en est ce texte des Manuscrits de 1844 : le communisme est

l’appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme ; donc retour total de l’homme pour soi en tant qu’homme social, c’est-à-dire humain, retour conscient et qui s’est opéré en conservant toute la richesse du développement antérieur. Ce communisme en tant que naturalisme achevé = humanisme ; en tant qu’humanisme achevé = naturalisme ; il est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme, la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité, entre individu et genre. Il est l’énigme résolue de l’histoire et il se connaît comme cette solution (p. 7).

Tous les concepts de la Dissertation sont ici repris et thématisés. Le communisme vient remplacer en tant que vraie solution, l’élément de solution qu’avait donné en 1841 l’analyse du ciel. Mais si nous comprenons le communisme ainsi que nous venons de le faire, la différence entre Marx et Hegel ne réside que dans l’accusation d’abstraction portée contre Hegel : Hegel a défini le travail abstrait de l’esprit. Ce travail reflétait le travail aliéné ; Hegel a supprimé en pensée le travail de la pensée, le communisme supprime pratiquement le travail réel aliéné. En fait cette interprétation conduit à oublier la scission plus profonde qui sépare Marx de Hegel et que le concept de production invite à penser. Le mot d’ordre de « suppression du travail » vise le travail comme forme moderne de l’activité[113] dominée par les classes, c’est-à-dire le travail aliéné. Le capitalisme ne conçoit l’homme que comme travailleur, il le mutile, le coupe de ses autres activités productives (comme l’amour ou la culture). Le travail est alors synonyme de labeur forcé au service du capital. Si la suppression du travail ne fait qu’un avec celle des classes, elle n’est pas la suppression de toute activité. Hegel conçoit l’essence de l’homme comme production de la pensée ou pensée de la production (donc en dernier ressort comme contemplation). Marx la conçoit comme activité : affirmation objective de la liberté et objectivation de cette affirmation dans une œuvre. C’est précisément dans l’aliénation (et pour la science aliénée) que la production disparaît dans le produit. L’homme devrait-il se contenter de jouir de la contemplation d’un monde créé par les hommes qui l’ont précédé ? Marx le dit expressément : que jamais l’homme ne renonce « à la joie de produire et à la jouissance du produit[114] ». Joie de produire et jouissance du produit ne sont qu’une seule et même chose, ils sont rigoureusement inséparables. Il ne saurait y avoir de consommation authentique sans production. La représentation du communisme comme paradis de la consommation est à bannir. L’homme contemplatif qui se réjouit d’un monde tout trouvé à sa ressemblance, c’est celui du paradis de « carte postale » dont rêve l’homme qui souffre de son travail. Ce qui fait le caractère effrayant de l’aliénation, c’est justement que l’homme y est rendu étranger à ce qui devrait constituer sa vie même, la production appropriée. Si la vie de l’homme n’était pas production, il se bornerait à revendiquer du loisir en dehors du travail pour compenser le temps perdu à produire, ce qui est le comble de l’aliénation. Dire que la totalité des forces humaines s’est objectivée et que l’homme communiste n’a plus qu’à jouir de l’objet, c’est se représenter la société sans classe à la manière de l’homme aliéné, lequel est précisément vidé de toutes ses forces authentiquement productives. Le communisme est bien plutôt le retour de la production à elle-même, c’est-à-dire à son véritable sujet qui est l’homme, sans pour autant que ce retour soit un retour en arrière (en effet, la production générique est l’essence de la production et ne décrit pas une société originaire, un état de nature heureux). L’histoire de l’homme qui s’ouvre avec le communisme est la libre affirmation du jeu de ses forces et de leur objectivation dans des formes librement produites. Ce qui rend ambiguë la critique de la production-pour-la-production, c’est que cette critique doit d’abord préciser que la production dont il s’agit n’est que la production pour un autre (le capital), c’est-à-dire la production aliénée à son essence[115].

9. La production exprime l’essence de l’homme. L’aliénation constituant une phase de la production dont la nécessité n’est qu’historique, le mode capitaliste de production se trouve condamné par le développement dialectique de l’histoire réelle. Le schéma dialectique de l’accomplissement, qui fait du communisme l’affirmation de l’homme total et l’aboutissement de tout le procès antérieur se fonde dans la conception de l’homme comme produisant. Dans la production, l’objet est humain et l’homme est objectif, mais cette identification n’a pas de sens en dehors du procès même de la production. Si l’homme ne se saisit plus comme produisant (ou cesse de produire), l’objet devient uniquement le résultat d’une production qui n’est plus celle de l’homme présent et retombe dans l’étrangeté. Or, Marx développe l’idée de l’histoire qui suit la préhistoire de l’homme. « La préhistoire de l’homme est une partie de son histoire naturelle. » « Le communisme, principe énergétique du futur prochain, n’est pas en tant que tel le but du développement humain[116]. » Le communisme ne représente donc en aucun cas l’arrêt du développement. Ainsi retrouvons-nous la pensée de la dialectique présente dès les textes de 1841 : aucune « fin » de l’histoire n’est assignable, l’histoire est affirmée comme telle, c’est-à-dire comme devenir. La Postface à la seconde édition allemande du Capital voyait dans la dialectique réelle la loi de développement d’un « organisme social donné » et la nécessité de son remplacement par un autre organisme. Dans l’Ideologie allemande, Marx écrit : « La fin de l’histoire n’est pas de se résoudre en conscience de soi comme esprit de l’esprit, mais qu’à chaque stade se trouvent donnés un résultat matériel, une somme de forces productives, un rapport avec la nature et entre les individus créés historiquement et transmis à chaque génération par celle qui la précède[117]. » Et dans la Critique de l’économie politique, il précise encore : « Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès social de la production[118]. » (Nous soulignons). La production est ici distinguée de la forme antagonique qu’elle revêt. Ceci ne veut pas dire qu’il y ait une production en soi, mais simplement que la production ne disparaît pas avec le changement d’une quelconque de ses figures spécifiques. Moins que de la fin de l’histoire, il s’agit plutôt du passage (discontinu) à une nouvelle forme de l’histoire, ne se développant plus par le déchirement de la contradiction. C’est la notion même de développement qu’il faut alors repenser. Quand on a reconnu le statut de la production, on ne saurait plus préjuger de l’histoire, la réduire spéculativement. La production est le lieu de réserve de toutes les possibilités humaines : avec elle, l’histoire ne fait que commencer. La destruction de la nature comme objet étranger à l’homme est liée à l’affirmation de l’histoire, car l’homme n’est lui-même que s’il se reconnaît dans un objet concret, c’est-à-dire un objet qu’il doit sans cesse produire dans une libre différenciation de soi-même. Le contraire de la projection philosophique est alors conçu comme « épanouissement », concept dont la production artistique pourrait peut-être fournir une voie d’approche[119].


CONCLUSION


I. Il y a chez Marx trois niveaux de fonctionnement du concept de dialectique :

— La dialectique spéculative de Hegel, où le négatif n’est pensé que depuis le lieu de sa suppression dans le positif. Ce lieu de la synthèse, en tant que lieu imaginaire de la pure pensée, contamine d’entrée de jeu le développement dialectique que Hegel avait pourtant pressenti. Dans la Sainte Famille les moments opposés de la nature et de l’homme sont présentés comme pervertis par la synthèse spéculative. Une telle dialectique, si elle permet la critique des illusions de la conscience immédiate, tend inévitablement vers l’arrêt de son mouvement, car elle ne séjourne dans le concret que le temps de donner une apparence concrète au moment spéculatif, lequel est aussitôt affirmé par le philosophe comme le concret comme tel. Pour Marx, le concret récuse le spéculatif. Il est seul à posséder le mouvement dialectique car l’idéologie n’a pas d’histoire, elle n’est que le reflet inversé de l’histoire.

— Le mouvement dialectique du réel concret tel qu’il définit l’histoire. Le schéma de cette dialectique était donné dans les textes de 1839-1841, combiné avec la théorie de l’alternance. Un tel mouvement est bien celui de la négativité, mais d’une négativité pensée en elle-même et non soumise à l’immobilité bienheureuse du spéculatif.

— La liaison constitutive des deux moments du concret, la nature (au sens le plus large qui englobe aussi la société) et l’homme. « Dialectique » veut dire ici qu’aucun moment ne saurait être envisagé indépendamment de l’autre, que c’est la relation mutuelle et l’alternance des rapports qui constituent le concret comme totalité dialectique. Seul le concept de production permet de penser cette alternance dialectique concrète. Le pur naturalisme feuerbachien, imprégné d’immobilité spéculative, en est incapable. Ce niveau de définition du dialectique représente la « solution » au problème de la Dissertation de 1841.

II. La reconnaissance de la production suppose une double transformation :

— Celle de la conscience immédiate en conscience critique, transformation qui s’effectue grâce à la production scientifique, appropriation du réel par la pensée.

— Celle de la nature étrangère en nature humanisée, c’est-à-dire de la production aliénée en production humaine.

III. En conséquence, l’itinéraire de Marx nous paraît être un débat, sans cesse repris et développé, entre deux exigences : penser ensemble les moments de la nature et de l’homme et faire en sorte que cet « ensemble » ne désigne pas le lieu d’une synthèse spéculative[120].

IV. Le concept de production joue à trois niveaux : celui de la production matérielle (économie), celui de la production politique et celui de la production théorique (pratique-critique). Il nous semble fécond en affirmations nouvelles :

— L’affirmation de l’histoire, qui passe par la destruction de l’idéologie. La dialectique hégélienne était une gigantesque reprise du révolu à partir d’un centre qui était la conscience du philosophe. L’histoire prenait son sens à partir de son point d’arrêt dans un nouveau cogito. Le devenir était pensé depuis et en rapport à la présence. A l’inverse, Marx ne se place pas à l’intérieur de la « société sans classe » pour juger la société capitaliste. Il reste toujours sur le sol de ce qu’il critique. Il n’oppose pas à l’être un devoir-être, mais établit la possibilité matérielle et la nécessité scientifique d’un nouveau mode de production. Il affirme l’historicité de la production. Aucun organisme économico-social ne saurait échapper au mouvement de l’histoire concrète. Le Capital vise l’appropriation de l’histoire par elle-même, c’est-à-dire de l’homme produisant par lui-même. De la dialectique hégélienne, Marx ne retient que le mouvement irrépressible qui conteste toute éternisation, c’est-à-dire la dialectique qu’il louait dans les Travaux préparatoires. La fin du capitalisme n’est la fin ni de la production, ni de l’histoire. C’est au contraire l’histoire qui veut la fin du capitalisme. Par la ténacité qu’ils mettent à affirmer leur propre éternité, le régime bourgeois et la science bourgeoise constituent une agression contre l’histoire. Agression à la fois pratique et idéologique, nécessitant une riposte pratique et théorique.

— L’affirmation de l’exigence critique à l’égard du donné. La pratique théorique est une transformation, donc une violence. La reproduction du réel dans le savoir réprime sans cesse les illusions de la conscience naïve représentative. C’est l’enseignement même de Freud : la conscience, la connaissance intuitive de soi est une méconnaissance. Le vécu conscient doit être déduit et analysé comme un résultat, bien que ce vécu soit le seul point de départ[121].

Cette production critique, qui est immédiatement critique de la philosophie[122], rencontre aussi l’anthropologie et la linguistique. L’analyse linguistique du symbole distingue en effet « l’impérialisme de la représentation » (expression de G. Dumézil), dédoublement fantasmatique de la conscience dans le désir et qui « atomise » le système linguistique en éléments où elle peut se reconnaître du niveau symbolique, système différentiel dialectique où rapports sociaux et langage semblent régis par des lois homologues[123]. Marx reporte l’imaginaire à la détermination en dernière instance par la production. La totalité dialectique de la production (production-échange-rapports sociaux) fournit le modèle primordial de la compréhension des totalités superstructurales du langage et des institutions.


KARL MARX


Différence de la philosophie de la nature
chez DÉMOCRITE et ÉPICURE




I


TRAVAUX PRÉPARATOIRES




EXTRAITS DES TRAVAUX PREPARATOIRES À L’HISTOIRE DES PHILOSOPHIES D’ÉPICURE, DES STOÏCIENS ET DES SCEPTIQUES



Philosophie épicurienne. Premier cahier.
Berlin 1839. Hiver.

[Extraits de Diog. X 2. 4. 6. 12. 29. 31. 34. 123-146. 148-149.]</nowiki>[124]


[Épicure : sur l’État]


Les passages suivants constituent l’opinion d’Épicure concernant la nature spirituelle, l’État. Le contrat, συνθήκη en est selon lui le fondement ; en conséquence, seul le συμφέρον, le principe d’utilité, en est le but[125].


[Extraits de Diog. X 150-154]


[Épicure comme le philosophe de la représentation]


Fait important, Aristote fait la même remarque dans sa Métaphysique au sujet de la position du langage à l’égard de l’activité philosophique. Étant donné que tous les philosophes antiques, y compris les sceptiques, partent de présuppositions de la conscience, une base solide est nécessaire. Ce sont alors les représentations telles qu’on les trouve dans la conscience commune. Épicure, en tant que le philosophe de la représentation, se montre sur ce point le plus précis et définit de plus près ces conditions du fondement. Il est aussi le plus rigoureux dans ses déductions, et porte, tout autant que de l’autre côté les sceptiques, la philosophie antique à son achèvement[126].


[Extraits de Diog. X 38-56 et 60 ; extraits intercalés d’Arist. Phys. I 4 et III 5, et aussi d’Arist. de gen. et corr. I 3]


[Le transfert de l’idéalité dans les atomes et la dialectique immanente de la philosophie épicurienne]


Voir la fin de la page 44 et le début de la page 45, où en fait le principe atomistique est violé et une nécessité interne introduite dans les atomes eux-mêmes[127]. Comme ils ont une certaine grandeur, il doit y avoir quelque chose de plus petit qu’eux. Ce sont les parties, dont ils sont faits par composition. Mais celles-ci sont nécessairement composées, sous la forme d’une κοινότης ἐνυπάρχουσα[128] [Diog. X 59] L’idéalité est donc transférée dans les atomes eux-mêmes[129]. Le plus petit d’entre eux n’est pas le plus petit de la représentation, mais il a une analogie avec lui, et on ne pense rien de déterminé dans tout cela. La nécessité, l’idéalité qui leur échoit est elle-même purement fictive, fortuite ; extérieure à eux-mêmes. C’est seulement ainsi qu’est exprimé le principe de l’atomistique épicurienne : l’idéel et nécessaire n’est que dans une forme représentée, extérieure à elle-même, dans la forme de l’atome. Voilà donc jusqu’où va la logique d’Epicure. καὶ μὴν καὶ ἰσοταχεῖς ἀναγκαῖον τὰς ἀτόμους εἶναι, ὅταν διὰ τοῦ κενοῦ εἰσφέρωνται μηθενὸς ἀντικόπτοντος[130]. [Diog. X 61]

Nous avons vu que le nécessaire, la connexion, la distinction en eux-mêmes sont transférés dans l’atome ou plutôt l’expression du fait que l’idéalité n’existe ici que dans cette forme extérieure à elle-même ; la même chose arrive en ce qui concerne le mouvement, qui tend nécessairement vers le repos, sitôt que l’on compare le mouvement de l’atome avec le mouvement des corps κατὰ τὰ συγκρίσεις[131] (Diog. X 62), c’est-à-dire du concret. Comparé à ce mouvement, celui des atomes est par principe absolu, c’est-à-dire que toutes les conditions empiriques sont en lui supprimées, qu’il est idéel. Il est essentiel, pour développer la philosophie d’Épicure et la dialectique qui lui est immanente, de retenir ce point : du fait que le principe est un principe représenté, se comportant à l’égard du monde concret dans la forme de l’être, la dialectique, l’essence interne de ces déterminations ontologiques prises comme une forme de l’absolu en elle-même vaine, ne peut prendre son essor que dans la mesure où ces déterminations, comme immédiates, entrent nécessairement en collision avec le monde concret et révèlent, dans leur comportement spécifique envers lui, qu’elles ne sont que la forme fictive, extérieure à elle-même de son idéalité, ou plutôt qu’elles n’existent pas en tant que présupposés, mais seulement en tant qu’idéalité du concret. Les déterminations de ce monde sont donc elles-mêmes en soi fausses, elles se suppriment. Seul le concept du monde est exprimé, si bien que le sol de celui-ci est l’absence de présupposition, le néant[132]. La philosophie épicurienne tire son importance de la naïveté avec laquelle les conséquences sont exprimées, sans la fausse pudeur d’aujourd’hui.


[Extraits de Diog. X 62]


Il faut observer à partir d’où le principe de la certitude sensible est supprimé et quelle représentation abstractive est posée comme son vrai critère. ἡ ψυχὴ σῶμά ἐστι λεπτομερὲς, παρ’ ὅλον τὸ ἄθροισμα (corpus) παρεσπαρμένον (diffusum)[133] p. 47.


[Diog. X 63]

L’intérêt est ici encore la différence spécifique du feu et de l’air vis-à-vis de l’âme, pour prouver l’adéquation de l’âme au corps ; l’analogie y est employée, mais aussi supprimée, ce qui est en général la méthode de la conscience qui forge des fictions[134] ; ainsi s’effondre toute concrète détermination en soi-même et un écho purement monotone prend la place du développement.


[Extraits de Diog. X 63-64]

Nous avons vu que les atomes, pris entre eux abstraitement, ne sont pas autre chose que des êtres représentés comme existant, et que c’est seulement dans leur collision avec le concret qu’ils développent leur idéalité fictive et donc embrouillée dans des contradictions ; ils démontrent de même, en devenant l’un des côtés du rapport, — quand on en vient à des objets qui portent en eux-mêmes le principe et son monde concret (le vivant, l’animé, l’organique) —, que le royaume de la représentation est pensé tantôt comme libre, tantôt comme le phénomène d’une chose idéelle. Cette liberté de la représentation est donc elle aussi une liberté purement pensée, immédiate, fictive, ce qu’est l’atomistique dans sa forme véritable. Les deux déterminations peuvent donc être confondues ; chaque terme, considéré pour lui-même, est le même que l’autre, mais on doit également en les opposant et de quelque côté qu’on les considère, leur attribuer les mêmes déterminations. La solution est donc encore de retomber dans la première détermination, qui est la plus simple : on imagine libre le Moi de la représentation. Du fait que cette rechute s’effectue ici par rapport à une totalité, au représenté, qui possède réellement en lui-même l’idéel et est cet idéel lui-même dans son être, l’atome est ici posé, comme il est en réalité, dans la totalité de ses contradictions ; en même temps ressort le fond de ces contradictions : vouloir concevoir la représentation comme étant aussi l’idéel dans sa liberté, mais toujours dans l’ordre de la représentation. Le principe de l’arbitraire absolu apparaît donc ici avec toutes ses conséquences. Dans sa forme la plus subordonnée, c’est aussi en soi le cas pour l’atome. Comme il y en a un grand nombre, chaque atome possède en soi-même la différence qui le distingue de la multitude ; il est donc en soi une multiplicité. Mais il est en même temps dans la détermination de l’atome, ce qui fait que la multiplicité est en lui, de manière nécessaire et immanente, une unité : il en est ainsi de l’atome parce qu’il est. Mais c’est sans sortir du monde qu’il faudrait expliquer comment, à partir d’un principe unique, celui-ci se déploie librement en une multiplicité. Ce qui doit être résolu se trouve ainsi supposé ; l’atome lui-même est ce qui doit être expliqué. La distinction de l’idéalité n’est introduite alors que par comparaison ; pour soi, les deux côtés sont dans la même détermination, et l’idéalité elle-même est de nouveau posée dans le fait que ces atomes multiples se combinent réellement, qu’ils sont les principes de ces compositions. Le principe de cette composition est donc ce qui est originellement composé sans raison, c’est-à-dire que l’explication est l’expliqué lui-même, que l’on introduit de force dans les mots et le brouillard de l’abstraction productrice de fiction. Comme nous l’avons vu dans sa totalité cela n’intervient que lorsque l’on considère l’organique[135].


[Hasard et possibilité chez Épicure]


Remarquons que, comme l’âme périt et ne doit son existence qu’à une mixture fortuite, on admet du même coup, d’une façon générale, le caractère fortuit de toutes ces représentations (ex. l’âme), qui, de même qu’elles n’ont aucune nécessité dans la conscience commune, chez Épicure également sont substantifiées comme des états fortuits, lesquels, conçus comme donnés dont la nécessité, la nécessité de leur existence, non seulement n’est pas démontrée mais n’est pas démontrable, ne sont connus que comme possibles. Ce qui persiste par contre est le libre être de la représentation, qui, d’une part, est la liberté dans son être en soi, mais qui, d’autre part, en tant que pensée de la liberté du représenté, est un mensonge et une fiction, et donc une chose en elle-même inconséquente, un mirage, une fantasmagorie[136]. Cet être est plutôt l’exigence des déterminations concrètes de l’âme comme pensées immanentes. La grandeur d’Épicure, ce qui persiste de lui, c’est qu’il ne donne aux états aucune priorité sur les représentations et cherche tout aussi peu à sauver celles-ci. Chez Épicure, le principe de la philosophie consiste à démontrer que le monde et la pensée sont pensables, possibles ; la preuve qu’il apporte, le principe d’où cela est tiré et où cela est ramené est encore la possibilité elle-même dans son être pour soi, dont l’expression naturelle est l’atome et l’expression spirituelle le hasard et l’arbitraire. Il faut considérer de plus près la manière dont l’âme et le corps échangent toutes leurs déterminations, comment chacun des termes est le même que l’autre dans le mauvais sens, si bien qu’en somme ni l’un ni l’autre des deux côtés ne sont déterminés selon le concept.


[La supériorité de la rigueur logique d’Épicure
comparée à celle des sceptiques
]


Fin de la page 48 et début de la page 49 : Épicure l’emporte sur les sceptiques en cela que, chez lui, non seulement les états et les représentations sont ramenés à rien, mais le fait d’en prendre conscience, de méditer sur eux et de raisonner sur leur existence, laquelle a un point de départ concret, est quelque chose qui n’est que possible.
[Extraits de Diog. X 67 (MEGA : Marx ajoute à cette citation la remarque suivante : Se reporter à la page 50 et au début de la page 51 : dans ce passage, Épicure parle des déterminations des corps concrets, et le point de vue atomistique paraît renversé, quand il dit… (Marx cite alors des passages de Diog. X 69-71.)]


[L’atome comme forme immédiate du concept :
la déclinaison
]


Que la répulsion[137] soit posée avec la loi de l’atome, la déviation de la ligne droite, Épicure en a la conscience la plus aiguë. Que cela ne soit pas à prendre au sens superficiel, comme si les atomes ne pouvaient s’atteindre qu’à cette condition, Lucrèce au moins le dit. Après avoir déclaré, dans le passage cité plus haut, que « sans ce clinamen atomi », il n’y aurait eu ni « offensus natus nec plaga creata[138] » (Lucrèce II 223), il dit un peu plus loin :

Denique si semper motus connectitur omnis
et vetere exoritur novus ordine certo,
nec declinando faciunt primordia motus
principium quoddam, quod fati foedera rumpat,
ex infinito ne causam causa sequatur :
libera… etc.[139].


Ici est établi un mouvement au cours duquel les atomes peuvent se rencontrer, différent de celui qui est provoqué par le clinamen. Ce mouvement est en outre rigoureux et s’effectue selon le déterminisme absolu ; il est donc la suppression du Soi ; si bien que chaque détermination trouve son être-là (Dasein) dans son être-autre immédiat, son être-supprimé, qui est au regard de l’atome la ligne droite. Ce n’est que du « clinamen » que surgit le mouvement autonome, le rapport qui possède sa déterminité (Bestimmtheit) comme déterminité de son soi, et ne l’a pas dans l’autre être.

Ce développement, Lucrèce peut l’avoir puisé chez Épicure ou l’avoir inventé, cela ne change rien à l’affaire. Ce qui s’est démontré dans le développement de la répulsion (que l’atome, en tant que forme immédiate du concept, ne s’objective que dans l’immédiate inconceptualité), cela vaut aussi pour la conscience philosophique, pour qui cette contrainte est son essence.

Cela me justifie en même temps d’avoir opéré une classification totalement différente de celle d’Épicure.


Philosophie épicurienne. Deuxième cahier



[Extraits de Diog. X 72-77] Ici se trouve le principe du pensable, qui sert d’une part à affirmer la liberté de la conscience de soi, et d’autre part à attribuer au Dieu la liberté à l’égard de toute détermination. [Extrait de Diog. X 78] Épicure se prononce en outre (p. 56-57) contre l’attitude consistant à se borner à contempler avec étonnement les corps célestes ; il la dénonce comme une attitude qui borne l’homme et lui inspire la crainte : il fait prévaloir la liberté absolue de l’esprit.


[Extraits de Diog. X 80-81]

[La philosophie épicurienne des Météores]


Épicure répète au début de son traité sur les météores que le but de cette γνώσεως[140] est l’ἀταραξίαν καὶ πίστιν βέβαιον, καθάπερ καὶ ἐπὶ τῶν λοιπῶν[141] [Diog. X 85]

Mais la considération de ces corps célestes se distingue aussi essentiellement de l’autre science.[Extrait de Diog. X 86]

Il est important pour l’ensemble de la conception d’Épicure que les corps célestes, en tant que monde suprasensible, ne puissent prétendre au même degré d’évidence que l’autre monde, le monde moral et sensible[142]. C’est à leur sujet qu’entre en vigueur la doctrine épicurienne de la disjonction, selon laquelle il n’y a pas de aut aut(ou bien, ou bien) ; la détermination intérieure est donc niée et le principe du pensable, du représentable, du hasard, de l’identité et liberté abstraite se manifeste comme ce qu’est celle-ci, comme l’indéterminé, qui, justement pour cette raison, est déterminé par une réflexion extérieure à lui. Il apparaît ici que la méthode de la conscience productrice de fictions et de représentations ne se bat que contre sa propre ombre. Ce qu’est l’ombre dépend de la manière dont on la voit et dont l’objet réfléchissant se renvoie son propre reflet à partir de cette ombre. De même que dans le cas de l’organique en soi, la contradiction de la conception atomistique éclate, substantifiée, de même la conscience philosophante avoue, maintenant que l’objet lui-même entre dans la forme de la certitude sensible et de l’entendement qui représente, ce qu’elle fait. Dans le premier cas, le principe représenté et son application se trouvent objectivés en une seule chose, et les contradictions sont par là appelées aux armes en un antagonisme qui oppose les représentations substantifiées elles-mêmes ; de la même façon ici où l’objet est pour ainsi dire suspendu au-dessus de la tête des hommes, où il défie la conscience par son autonomie, par l’indépendance sensible et la distance mystérieuse de son existence, la conscience éclate dans l’aveu de son activité ; elle contemple ce qu’elle fait : appeler à descendre jusqu’à l’intelligibilité des représentations qui préexistent en elle et les revendiquer comme sa propriété ; elle voit que toute son activité se borne à un combat avec la distance, qui enserre comme un charme toute l’antiquité, qu’elle n’a pour en faire son principe que la possibilité, le hasard, et que ce qu’elle cherche, c’est à établir de n’importe quelle manière une tautologie entre elle et son objet. Voilà ce qu’elle avoue, sitôt que cette distance lui fait face, incarnée dans les corps célestes, dans une indépendance objective. La manière dont elle explique lui est indifférente ; elle affirme que ce n’est pas une explication qui la satisfait, mais plusieurs, c’est-à-dire toute explication possible ; elle avoue ainsi que son activité est une fiction active. C’est pourquoi les météores et la doctrine les concernant sont, dans l’antiquité en général, dont la philosophie n’est pas exempte de présuppositions, l’image où la conscience contemple son manque ; même chez Aristote. Épicure a exprimé cette image, et c’est son mérite, la conséquence implacable de ses conceptions et développements. Les météores bravent l’entendement sensible, mais il surmonte leur défi et ne veut plus entendre parler que de son triomphe sur eux : οὐ γὰρ κατ’ ἀξιώματα κενὰ καὶ νομοθεσίας φυσιολογητέον, ἀλλ’ ὡς τὰ φαινόμενα ἐκκαλεῖται… (ὁ βίος) τοῦ ἀθορύβως ἡμᾶς ζῆν.[143] [Diog. X 86-87]. Il n’y a plus besoin de principes ni de présuppositions, là où la présupposition elle-même s’oppose à la conscience et l’effraie. Dans la frayeur, la représentation disparaît.

C’est pourquoi Épicure répète, comme s’il s’y reconnaissait lui-même, la phrase : πάντα μὲν οὖν γίνεται ἀσείστως κατὰ πάντων κατὰ πλεοναχὸν τρόπον ἐκκαθαιρομένων, συμφώνως τοῖς φαινομένοις, ὅταν τις τὸ πιθανολογούμενον ὑπὲρ αὐτῶν δεόντως καταλίπῃ, ὅταν δέ τις τὸ μὲν ἀπολίπῃ, τὸ δὲ ἐκβάλῃ, ὁμοίως σύμφωνον ὂν τῷ φαινομένῳ, δῆλον ὅτι καὶ ἐκ παντὸς ἐκπίπτει φυσιολογήματος ἐπὶ δὲ τὸν μῦθον καταρρεῖ[144] [Diog. Χ 87] La question se pose alors de savoir comment aménager l’explication : σηµεῖα δέ τινα τῶν ἐν τοῖς µετεώροις συντελουµένων φέρειν δεῖ παρ’ ἡµῖν τινα φαινοµένων, ἃ θεωρεῖται ἢ ὑπάρχει, καὶ οὐ τὰ ἐν τοῖς µετεώροις φαινόµενα ταῦτα γὰρ ἐνδεχέται πλεοναχῶς γενέσθαι. τὸ μέντοι φάντασμα ἑκάστου τηρητέον καὶ ἐπὶ τὰ συναπτόμενα τούτῳ διαιρετέον, ἃ οὐκ ἀντιμαρτυρεῖται τοῖς παρ’ ἡμῖν γινομένοις πλεοναχῶς συντελεῖσθαι[145]. [Diog. Χ 87] Son propre tonnerre et ses propres éclairs surpassent en fracas et en lumière le tonnerre et la foudre du ciel tels que nous les livre la conception d’Épicure. À quel point Épicure sent qu’il est lui-même au centre de sa nouvelle manière d’expliquer, comment il tend à se débarrasser du merveilleux, comment il a toujours le souci de donner non pas une, mais plusieurs explications, dont il nous donne des échantillons très peu sérieux à propos de toute chose, comment il dit presque carrément que, ne touchant pas à la nature, il ne se soucie que de la liberté de la conscience, on peut déjà le déduire de la monotone répétition qui le caractérise. L’unique critère d’explication consiste à ne pas ἀντιμαρτυρεῖσθαι[146] [Diog. X 88] par l’évidence et l’expérience sensibles ; par le phénomène, l’apparence, comme en général il ne s’agit que de l’apparence de la nature.

[MEGA : suit une série de citations que Marx rassemble par divers titres. Sur la naissance du soleil et de la lune : Diog. X 90. Sur la grandeur du soleil et des astres : Diog. X 91. Sur le lever et le coucher des astres : Diog. X 92. Sur les tropes du soleil et de la lune : Diog. X 93. Sur la décroissance et la croissance de la lumière lunaire : Diog. X 94. Sur le species vultus (le visage apparent) dans la lune : Diog. X 95-96. Marx remarque] particulièrement la proscription d’une efficience divine téléologique qui s’exercerait sur l’ordo periodicus (cycle céleste), d’où il ressort nettement que l’explication n’est qu’une autoperception de la conscience et que l’Objectif n’est que projeté. [Extraits de Diog. X 97-101, 104 à 106, 111, 112, 114, 116]


[Gassendi et Épicure]


On peut, à partir de là, voir par parenthèse que Pierre Gassendi, qui veut sauver l’action divine, affirmer la persistance de l’âme, etc., et être malgré tout épicurien (voir, par exemple, Esse animos immortales, contra Epicurum. Gassendi animadversiones in L.X. Diog. Laert. p. 549-602, ou bien Esse deum auctorem mundi, contra Epicurum, p. 701-738 ; gereredeum hominum curam, contra Epicurum[147], 738 à 751, etc., cf. Feuerbach, Histoire de la philosophie moderne : Pierre Gassendi, p. 127-150), n’a absolument pas compris Épicure, et qu’il est encore moins capable de nous en instruire. On ne trouve chez Gassendi que la tendance à nous faire prendre des leçons d’Épicure et non à nous en donner sur lui. Quand il brise cette logique de fer, c’est pour ne pas se brouiller avec ses présuppositions religieuses. Ce combat est ce qui est important chez Gassendi, comme l’est en général ce phénomène que la philosophie moderne ressuscite dans ce qui fait périr la philosophie grecque d’une part avec Descartes dans le doute universel, tandis que les sceptiques sonnent le glas de la philosophie grecque, d’autre part dans la considération rationnelle de la nature, tandis que la philosophie antique est brisée dans Épicure de manière encore plus rigoureuse que chez les sceptiques. L’antiquité prenait ses racines dans la nature, dans le substantiel. Sa dégradation, sa profanation est la marque profonde de la rupture de la vie substantielle vierge ; le monde moderne prend ses racines dans l’esprit, et il peut en toute liberté se débarrasser de son Autre, la nature. Mais de la même façon, ce qui était chez les anciens profanation de la nature devient inversement chez les modernes délivrance à l’égard des chaînes de la domesticité que constitue la foi, et ce dont part, au moins d’après son principe, l’ancienne philosophie ionienne (voir le divin — l’idée — incarné dans la nature), il faut d’abord que la moderne conception rationnelle de la nature s’y élève.

Qui ne se souviendra ici du passage plein d’enthousiasme d’Aristote, le plus grand des philosophes antiques, dans son traité περὶ τῆς ζωϊκῆς φύσεως (de animante natura) [Arist. De partibus animalium 645 a], qui rend un tout autre son que la monotonie dégrisée d’Épicure !


[La construction épicurienne du monde]


Il faut retenir, pour la méthode propre à la conception épicurienne, le problème de la création du monde, problème qui met toujours en lumière le point de vue d’une philosophie ; ce point de vue décrit en effet, à la manière dont selon lui l’esprit crée le monde, le rapport au monde de la philosophie qu’il commande, la puissance créatrice de toute philosophie. Épicure dit (p. 61 et 62) : « Le monde est une complexion céleste (περιοχή τις οὺρανου̃ ) enveloppant les astres, la terre et tous les phénomènes, contenant un extrait (section, άποτομήν ) [Diog. X 88] de l' infinité et s’arrêtant à une limite, que celle-ci soit faite d’ether ou qu’elle soit solide (la transgression de cette limite fait tomber tout ce qu’elle contient dans un chaos), qu’elle soit en repos, ronde, triangulaire ou de toutes les formes qu’on voudra. Il y a, en effet, toutes sortes de possibilités, puisque aucune de ces déterminations n’est contredite par les phénomènes. Où le monde finit, on ne saurait le comprendre ; mais qu’il y ait des mondes infinis en nombre, c’est évident. »


[Diog. X 88-89]
L’insuffisance de cette construction du monde sautera aux yeux de chacun. Que le monde soit une complexion de la terre, des étoiles, etc., ne signifie rien, puisque ce n’est que plus tard que la naissance de la lune, etc., se produit et est expliquée.

Tout corps concret est une complexion en général, plus précisément chez Épicure une complexion d’atomes. La déterminité de cette complexion, sa différence spécifique réside dans sa limite, et c’est pour cela qu’il est superflu, une fois que le monde a été défini comme une section de l’infini, d’ajouter ensuite la limite comme détermination plus précise, car une section se sépare de l’autre et est une chose concrètement différente, donc limitée à l’égard d’un Autre. Mais c’est justement la limite qu’il faut alors déterminer, car une complexion limitée n’est pas encore un monde. Or, on lit cependant plus loin que la limite peut être déterminée de toutes les manières qu’on voudra, παντακῶς[148] [Diog. X 88], et à la fin, Épicure avoue bel et bien qu’il est impossible de déterminer sa différence spécifique, bien qu’on puisse concevoir qu’il y en a une.

On se borne donc à dire que la représentation du retour d’une totalité de différences dans une unité indéterminée, c’est-à-dire la représentation « monde », existe dans la conscience, et qu’on peut la trouver dans la pensée commune. La limite, la différence spécifique, et partant l’immanence ou la nécessité de cette représentation est donnée pour inconcevable ; que cette représentation soit là, on peut le concevoir, selon une tautologie[149], parce qu’elle est là. Ce qui doit être expliqué, la création, la naissance et la réduction interne d’un monde par la pensée est donc donné pour inconcevable, et en guise d’explication, on nous livre l’être-là de cette représentation dans la conscience[150].

C’est la même chose que lorsqu’on dit que l’existence de Dieu peut être prouvée, mais que sa differentia specifica, quid sit[151], le quoi de sa détermination est impénétrable.

Quand Épicure dit en outre que la limite peut être pensée de n’importe quelle façon, que toute détermination, qu’habituellement nous distinguons d’après une limite réelle, peut lui être attribuée, il est clair que la représentation « monde » n’est rien d’autre que le retour à une unité sensible indéterminée, donc déterminable de n’importe quelle manière, ou plus généralement, comme le monde est une représentation indéterminée de la conscience à moitié sentante et à moitié réfléchissante, le monde est, dans cette conscience, composé avec toutes les autres représentations sensibles et limité par elles, sa déterminité ou sa limite est aussi diversifiée que ces représentations sensibles qui l’assiègent, chacune d’entre elles peut être regardée comme sa limite et donc comme sa détermination ou explication la plus précise. C’est l’essence de toutes les explications épicuriennes et c’est d’autant plus important que c’est l’essence de toutes les explications de la conscience productrice de représentations, prisonnière de présuppositions.

Il en est de même chez les modernes en ce qui concerne Dieu, quand on lui attribue bonté, sagesse, etc. Chacune de ces représentations, qui sont déterminées, peut être considérée comme la limite de la représentation indéterminée « Dieu », qui se trouve entre elles.

L’essence de cette explication est donc qu’une représentation, qui doit être expliquée, est extraite de la conscience. L’explication ou la détermination plus précise consiste ensuite dans le fait que des représentations admises comme connues et tirées de la même sphère se tiennent en rapport avec elle, et donc qu’elle est en général, dans la conscience, dans une sphère déterminée. Épicure avoue ici le défaut de sa philosophie ainsi que de l’ensemble de la philosophie antique : savoir qu’il y a des représentations dans la conscience, mais ignorer leur limite, leur principe, leur nécessité.

Mais Épicure ne se contente pas d’avoir donné le concept de sa création du monde : il joue le drame lui-même, il s’objective ce qu’il a fait, et ce n’est qu’alors que commence à proprement parler sa création. On lit, en effet, plus loin : « Il se peut aussi qu’un tel monde naisse dans un intermonde (ainsi nommons-nous l’espace compris entre plusieurs mondes), dans un espace complètement vide, dans un grand vide transparent selon le processus suivant : des semences aptes à cette fonction jaillissent d’un monde ou d’un intermonde, ou de plusieurs mondes et forment peu à peu des agglomérations, des articulations, comme cela se présente, et aussi transforment le lieu et reçoivent de l’extérieur autant d’affluents que les substrats qui sont à la base peuvent supporter la composition. En effet, quand, dans le vide, un monde naît, il ne suffit pas de la formation d’un amas ni de celle d’un tourbillon, ni d’un accroissement de ce tas jusqu’à ce qu’il entre en collision avec autre chose, comme le prétend un des physiciens. Cela contredit en effet les phénomènes. » [Diog. X 89-90]

La première présupposition à la création du monde, ce sont donc, ici, des mondes ; le lieu où cet événement se produit est le vide. Donc ce qui se trouvait plus haut dans le concept de la création (que ce qui doit être créé est présupposé) est ici substantifié. La représentation, privée de sa détermination plus précise et de son rapport aux autres, donc telle qu’elle est présupposée en les attendant, est vide, ou, incarnée, un intermonde, un espace vide. Comment maintenant sa détermination s’y ajoute, Épicure l’indique ainsi : des semences appropriées à une création du monde se lient comme c’est nécessaire pour une création du monde, c’est-à-dire qu’aucune détermination n’est donnée, aucune différence. Au total, nous n’avons encore une fois rien d’autre que l’atome et le κενόν (vide), quelle que soit la force avec laquelle Épicure résiste à cette conclusion, etc.

Aristote a déjà fait une critique profonde du caractère superficiel de cette méthode qui part d’un principe abstrait sans laisser ce principe se supprimer dans des formes (?) plus hautes. Après avoir loué les pythagoriciens d’avoir été les premiers à libérer les catégories de leurs substrats, à ne pas les avoir considérées comme une nature particulière, telles qu’elles échoient au prédicat, mais à les avoir conçues comme une substance immanente même : ὅτι τὸ πεπερασμένον καὶ τὸ ἄπειρον [καὶ τὸ ἓν] οὐχ ἑτέρας τινὰς ᾠήθησαν εἶναι φύσεις, οἷον πῦρ ἢ γῆν ἤ τι τοιοῦτον ἕτερον, ἀλλ’ αὐτὸ τὸ ἄπειρον καὶ αὐτὸ τὸ ἓν οὐσίαν εἶναι τούτων ὧν κατηγοροῦνται [Arist. met. 987 à 15 sq.], il leur fait ce reproche : ᾧ πρώτῳ ὑπάρξειεν ὁ λεχθεὶς ὅρος, τοῦτ’ εἶναι τὴν οὐσίαν τοῦ πράγματος ἐνόμιζον[152]. [Arist. Met 987 a 23 sq.]


[La philosophie épicurienne et le scepticisme]


Nous en venons maintenant au rapport de la philosophie d’Épicure avec le scepticisme, dans la mesure où ce rapport est fourni par Sextus Empiricus. Mais avant, on doit citer encore une détermination fondamentale d’Épicure lui-même tirée du livre X de Diog. Laerte, lors de la description du sage : σοφόν δογματιεῖν τε καὶ οὐκ ἀπορήσειν[153]. [Diog. X 121] De l’ensemble de l’exposé du système épicurien, où est donné son rapport essentiel à la philosophie ancienne, on tire comme documents importants son principe du pensable, ce qu’il dit au sujet du langage et sur l’origine des représentations ; ces documents contiennent implicitement sa position par rapport aux sceptiques : Il est dans une certaine mesure intéressant de voir quelle origine Sextus Empiricus donne à l’activité philosophique d’Épicure : [Extraits de Sext. Emp. : adv. mathem. IV 18-19 ; Pyrrh. hyp. II 23-25 ; adv. dogm. III 64.71.58 ; adv. dogm. I 267 ; adv. math. I 49.54.272 sq. ; adv. dogm. I 14-15.22] τὴν πρὸς τοὺς ἀπὸ τῶν μαθημάτων ἀντίρρησιν κοινότερον μὲν διατεθεῖσθαι δοκοῦσιν οἵ τε περὶ τὸν Ἐπίκουρον καὶ οἱ ἀπό τοῦ Πύρρωνος, οὐκ ἀπὸ τὴς αὐτὴς δὲ διαθέσεων, ἀλλ’οἱ μὲν περὶ τὸν Ἐπίκουρον ὡς τῶν μαθεμάτων μηδὲν συνεργούντων πρὸς σοφίας τελείωσιν[154]. (C’est-à-dire que les épicuriens tiennent le savoir des choses, en tant qu’un être-autre de l’esprit, pour impuissant à élever sa Realitas : les pyrrhoniens tiennent l’impuissance de l’esprit à comprendre les choses pour son fait essentiel, pour sa réelle énergie. C’est, même si les deux côtés apparaissent dégradés et non dans la fraîcheur philosophique antique, un rapport semblable que celui des bigots et des kantiens dans leur position à l’égard de la philosophie. Les premiers renoncent au savoir par dévotion, c’est-à-dire qu’ils croient, avec les épicuriens, que le divin en l’homme est le non-savoir, que ce caractère divin, qui est paresse, est dérangé par le concept. Les kantiens, par contre, sont les prêtres officiels du non-savoir, leur tâche quotidienne consiste à égrener un chapelet pour leur propre impuissance et la puissance des choses. Les épicuriens sont plus conséquents : si le non-savoir est le fait de l’esprit, le savoir n’est pas un surcroît de nature spirituelle, mais quelque chose d’indifférent à l’esprit ; et le divin est pour celui qui ne sait pas, il n’est pas le mouvement du savoir, mais la paresse.) ἢ ὥς τινες εἰκάζουσι τούτο προκάλυμμα τῆς ἑαυτῶν ἀπαιδευσίας εἶναι νομίζοντες, ἐν πολλοὶς γὰρ ἀμαθὴς Ἐπίκουρος ἐλέγχεται, οὐδὲ ἐν ταῖς κοιναῖς ὁμιλίαις καθαρεύων[155] [Sext. Emp., adv. math. I 1]


Sextus Empiricus, après avoir fourni encore quelques anecdotes qui prouvent clairement son embarras, établit de la façon suivante ce qui oppose la position des sceptiques à l’égard de la science à celle d’Épicure : οἱ δὲ ἀπὸ Πύρρωνος οὔτε διὰ τὸ μηδὲν συνεργεῖν αὐτὰ πρὸς σοφίαν, δογματικὸς γὰρ ὁ λόγος, οὔτε διὰ τὴν προσοῦσαν αὐτοὶς ἀπαιδευσίαν…
[ἀλλὰ] τοιοῦτόν τι ἐπὶ τῶν μαθημάτων παθόντες, ὁποῖον ἐφ’ ὁλης ἔπαθον τῆς φιλοσοφίας[156]. [Sextus Emp., adv. math. I 5-6] (On voit ici comment il faut distinguer les μαθήματα et la φιλοσοφία [la science et la philosophie], et que le dédain d’Épicure pour les μαθήματα s’étend à ce que nous nommons connaissances ; on voit aussi la précision avec laquelle cette assertio consentit [cette déclaration s’accorde] avec suo systemati omni [l’ensemble de son système].)


[Extraits de Sext. Empir, adv. math. I 6]

Dans les Hypotyposes de Pyrrhon, Livre I, chapitre xvii, l’étiologie, qu’Epicure emploie particulièrement, est contredite de manière pertinente, mais du même coup ressort la propre impuissance des sceptiques. Τάχα δ’ἂν καὶ οἱ πέντε τρόποι τῆς ἐποχῆς ἀπαρκοῖεν πρὸς τὰς αἰτιολογίας. Ἤτοι γὰρ σύμφωνον πάσαις ταῖς κατὰ φιλοσοφίαν αἱρέσεσι καὶ τῇ σκέψει καὶ τοῖς φαινομένοις αἰτίαν ἐρεῖ τις ἢ οὔ. Καὶ σύμφωνον μὲν ἴσως οὐκ ἐνδέχεται[157][158]). [Sext. Emp. Pyrrh. hyp. I 185]. (En effet : fournir une raison qui ne soit absolument rien d’autre que phénomène est impossible parce que la raison est l’idéalité du phénomène, le phénomène supprimé. Il est tout aussi peu possible qu’une raison s’accorde avec le scepticisme parce que le scepticisme est ce qui, par excellence, contredit toute pensée, la suppression de l’acte de déterminer comme tel. Le scepticisme devient naïf quand il a rassemblé les φαινόμενα (phénomènes), car le phénomène qu’il est est l’être-perdu, le non-être de la pensée : le scepticisme est ce même non-être en tant que réfléchi en soi, mais le phénomène est en lui-même disparu, il n’est qu’apparence, le scepticisme est le phénomène qui s’exprime, il disparaît avec la disparition de celui-ci, il n’est lui aussi qu’un phénomène.) τά τε γὰρ φαινόμενα καὶ τὰ ἄδηλα πάντα διαπεφώνηται. Εἰ δὲ διάφωνον, ἀπαιτηθήσεται καὶ ταύτης τὴν αἰτίαν.[159]. [Sext. Emp. Pyrr. hyp. 1 185 sq.] (c’est-à-dire que le sceptique veut une raison qui ne soit elle-même qu’apparence, et qui, de ce fait, n’est pas une raison) καὶ φαινομένην μὲν φαινομένης ἢ ἄδηλον ἀδήλου λαμβάνων εἰς ἄπειρον ἐκπεσεῖται[160] [Sext. Emp. Pyrr. hyp. I 186] (c’est-à-dire que parce que le sceptique ne veut pas sortir de l’apparence et ne veut pas l’affirmer comme telle, il ne sort pas de l’apparence, et ce mouvement peut être répété à l’infini. Épicure veut à vrai dire aller de l’atome à d’autres déterminations, mais, comme il refuse de laisser se défaire l’atome comme tel, il ne dépasse pas des déterminations atomistiques extérieures à elles-mêmes et arbitraires ; le sceptique, par contre, accepte toutes les déterminations, mais dans la déterminité de l’apparence ; son occupation est donc tout aussi arbitraire et renferme partout la même indigence. Sans doute il nage dans toute la richesse du monde, mais il reste toujours dans la même misère et il est lui-même l’impuissance incarnée qu’il voit dans les choses[161]. Épicure vide de prime abord le monde, mais il termine ainsi dans l’absence totale de détermination, le vide qui repose en soi, le dieu otiosus) ἱστάμενος δέ που, ἢ ὅσον ἐπὶ τοῖς εἰρημένοις λέξει τὴν αἰτίαν συνεστάναι, καὶ εἰσάγει τὸ πρός τι, ἀναιρῶν τὸ πρὸς τὴν φύσιν (c’est justement en ce qui concerne l’apparence, le phénomène, que le πρός τι, est le πρὸς τὴν φύσιν, ἢ ἐξ ὑποθέσεώς τι λαμβάνων ἐπισχεθήσεται[162]. [Sext. Emp. Pyrrh. hyp. I 186]. Si pour les philosophes antiques, les météores, le ciel visible sont le symbole et l’intuition de leur trouble substantiel, si bien que même un Aristote prend les étoiles pour des dieux, ou les place du moins dans une conjonction immédiate avec la plus haute énergie, c’est le ciel écrit, le mot scellé du Dieu qui s’est manifesté à lui-même dans le cours de l’histoire mondiale, qui joue le rôle de mot d’ordre pour le combat de la philosophie chrétienne. La présupposition des anciens est l’action de la nature, celle des modernes l’action de l’esprit.

Le combat des anciens ne pouvait que finir avec la destruction du ciel visible, du ruban substantiel de la vie, de la force de gravitation propre à l’existence politique et religieuse, car la nature doit être cassée en deux pour que l’esprit s’unifie en lui-même. Les Grecs la brisèrent avec l’ingénieux marteau d’Héphaïstos, et la firent, sous les coups, éclater en statues. Les Romains plongèrent leur glaive dans son cœur, et les peuples périrent ; mais c’est la philosophie moderne qui descelle le mot, le fait s’évanouir en fumée dans le feu sacré de l’esprit ; c’est comme combattant de l’esprit avec l’esprit, non comme un apostat isolé déchu de la gravitation de la nature qu’elle a une action universelle et qu’elle fond les formes qui ne laissent pas ressortir l’universel.


[L’absence de compréhension de Plutarque à l’égard d’Épicure]


Il va sans dire que du traité de Plutarque que nous examinons, il n’y a que peu de choses utilisables. Il suffit de lire l’introduction, sa balourde vantardise et sa grossière interprétation de la philosophie d’Épicure pour ne plus garder aucun doute sur la totale impuissance de Plutarque en ce qui concerne la critique philosophique. [Extraits de Plutarque, de eo quod 1087 sq.]. Il est clair que Plutarque ne comprend pas la logique d’Épicure. La plus grande voluptas (jouissance) est pour Épicure la libération à l’égard de la douleur, de la différence, de même que l’absence de présupposition ; le corps qui n’en présuppose aucun autre dans la sensation, qui ne ressent pas cette différence, est sain, positif. Cette position, qui reçoit sa forme la plus haute dans le Dieu otiosus d’Épicure, existe d’elle-même dans la maladie qui persiste, dans la mesure où la maladie, quand elle dure, cesse d’être un état pour devenir en quelque sorte familière et particulière. Nous avons vu dans la philosophie de la nature d’Épicure qu’il aspire à cette absence de présupposition, à cette mise à l’écart de la différence, aussi bien en théorie qu’en pratique[163]. Le souverain bien d’Épicure est ὰταραξία (repos de l’âme), car l’esprit dont il s’agit est l’esprit empiriquement singulier. Plutarque ressasse des lieux communs, il raisonne comme un apprenti.


[Le concept de sage dans la philosophie grecque]


Nous pouvons parler par parenthèse de la détermination du σοφός (sage), parce qu’elle est régulièrement l’objet des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique. De cet examen, il résultera que le sage trouve sa place la plus logique dans la philosophie atomistique d’Épicure et que c’est aussi de ce point de vue que le déclin de la philosophie antique se présente chez Épicure dans une objectivation plus totale.

Le sage, ο̉ σοφός, doit être conçu dans la philosophie antique d’après deux déterminations, mais qui ont toutes les deux une seule et même racine.

Ce qui apparaît théoriquement dans la considération de la matière apparaît pratiquement dans la détermination du σοφός. La philosophie grecque commence avec sept sages parmi lesquels se trouve le philosophe ionien Thalès, et elle se termine avec la tentative de faire le portrait conceptuel du sage. Le début et la fin sont définis par des sages, mais le centre, le milieu aussi est un σοφός : Socrate. Ce n’est pas un fait exotérique que la philosophie se meuve autour de ces individus substantiels ; cela l’est aussi peu que le fait que la Grèce s’écroule politiquement à l’époque où Alexandre perd sa sagesse dans Babylone.

Comme la vie grecque et l’esprit grec possèdent dans leur âme la substance qui apparaît en eux pour la première fois comme substance libre, le savoir de cette substance tombe dans des existences indépendantes, dans des individus, qui en tant qu’hommes remarquables se tiennent en face des autres et leur sont extérieurs, dont le savoir, d’autre part, est la vie intérieure de la substance et donc une vie intérieure aux conditions de la réalité effective qui les entoure. Le philosophe grec est un démiurge, son monde est un autre monde que celui qui fleurit sous le soleil naturel du substantiel.

Les premiers sages ne sont que les réceptacles, les Pythies, d’où la substance fait entendre sa voix dans des commandements universels et simples ; leur langage n’est encore que celui de la substance qui s’est mise à parler, les puissances simples de la vie éthique qui se manifestent. Ils ne sont donc que pour une part des contremaîtres actifs de la vie politique, des législateurs.

Les philosophes ioniens de la nature sont des phénomènes tout aussi isolés que ceux des formes de l’élément de la nature, sous lesquelles ils cherchent à concevoir le tout. Les pythagoriciens se forment une vie intérieure dans l’Etat ; la forme dans laquelle ils réalisent leur savoir de la substance se tient à mi-distance de l’isolement total et conscient (que l’on ne trouve pas chez les ioniens, dont l’isolement est plutôt l’isolement irréfléchi, naïf, des existences élémentaires), et de la vie pleine de confiance qu’ils mènent dans la réalité éthique. La forme de la vie des pythagoriciens est elle-même la forme substantielle, politique, prise seulement dans l’abstrait, portée à un minimum d’extension et de fondements naturels, de même que leur principe, le nombre, se tient à mi-chemin entre le sensible coloré et l’idéel. Les Éléates, qui ont les premiers découvert les formes idéales de la substance, qui eux-mêmes conçoivent d’une manière purement intérieure, abstraite, intensive, l’intériorité de la substance, sont les annonciateurs inspirés par le Pathos et prophétiques de l’aurore qui se lève. Plongés dans la lumière simple, ils se détournent à contrecœur du peuple et des anciens dieux. Mais, avec Anaxagore, c’est le peuple lui-même qui se détourne du dieu ancien pour se porter contre le sage individuel et l’explique comme tel en l’excluant de lui. On a récemment reproché un dualisme à Anaxagore (voir par exemple Ritter, Histoire de la philosophie antique, premier volume). Aristote dit dans le premier livre de sa Métaphysique qu’il se sert du νοῦς (faculté de la connaissance immédiate) comme d’une machine et qu’il n’en fait usage que là où les explications naturelles lui font défaut. Mais, d’une part, cette apparence de dualisme est l’élément dualiste en lui-même qui commence, à l’époque d’Anaxagore, à scinder le cœur le plus intime de l’État, d’autre part il doit être compris de manière plus profonde ; le νοῦς est chez Anaxagore actif et n’est employé que là où la déterminité naturelle n’existe pas. Il est lui-même le non-ens (non-être) du naturel, l’idéalité. Mais en outre, l’activité de cette idéalité ne commence que là où fait défaut au philosophe le regard physique. Le νοῦς est le propre νοῦς du philosophe et il s’installe au point précis où ce dernier ne sait plus objectiver son activité. Avec cela, le νοῦς apparut comme le noyau de la philosophie de l’escolier errant ; il apparaît dans sa puissance comme idéalité de la détermination réelle, d’un côté avec les sophistes, de l’autre avec Socrate.

Si les premiers sages grecs sont le propre spiritusde la substance, son savoir incarné, si leurs paroles se tiennent dans la même intensité pure que la substance elle-même, si, à mesure que, par la suite, la substance est de plus en plus idéalisée, les supports de son progrès font prévaloir une vie idéelle dans leur réalité particulière contre la réalité de la substance qui apparaît et de la véritable vie populaire, l’idéalité elle-même n’est encore que dans la forme de la substance. On ne secoue pas les puissances vivantes ; les plus idéels de cette période, les Pythagoriciens et les Eléates, glorifient la vie publique et en font la véritable Raison ; leurs principes sont objectifs et constituent une puissance qui les envahit eux-mêmes, qu’ils révèlent dans des demi-mystères, sous le coup de l’inspiration poétique, c’est-à-dire dans la forme qui transforme l’énergie naturelle, ne la détruit pas, mais l’élabore et laisse le tout dans la détermination du naturel. Cette incarnation de la substance idéale advient dans les philosophes eux-mêmes qui la révèlent, non seulement son expression est le plastique-pratique, sa réalité est leur personne et leur propre apparition, mais eux-mêmes sont les images vivantes, les œuvres d’art vivantes que le peuple voit sortir de lui-même dans la dimension plastique ; là où leur activité, comme chez les premiers sages, constitue l’universel, leurs paroles sont la substance qui possède la véritable valeur : des lois.

Ces sages sont donc aussi peu populaires que les statues des dieux olympiens. Leur mouvement est le repos en soi-même ; ils se rapportent au peuple dans la même objectivité qu’à la substance. Les oracles de l’Apollon de Delphes ne furent vérité divine pour le peuple, ne furent drapés dans le clair-obscur d’une puissance inconnue qu’aussi longtemps que la propre puissance manifeste de l’esprit grec retentit du trépied pythique ; le peuple ne se rapporta théoriquement à eux qu’aussi longtemps qu’ils furent la propre théorie du peuple qui s’exprimait ; ils ne furent populaires qu’aussi longtemps qu’ils furent impopulaires. De même ces sages. Mais avec les sophistes et Socrate (dans la ligne de la δύναμις [puissance] qu’on trouve chez Anaxagore), la situation se renverse. C’est maintenant l’idéalité elle-même qui, dans sa forme immédiate, l’esprit subjectif, devient le principe de la philosophie. Si, chez les anciens Grecs, la forme idéale de la substance, son identité, se manifestait en s’opposant au vêtement bariolé de sa réalité phénoménale, vêtement fait de différentes individualités nationales, si de ce fait ces sages d’un côté ne saisissent l’absolu que dans les déterminations ontologiques les plus unilatérales et les plus universelles, d’un autre côté représentent eux-mêmes l’apparition de la substance fermée sur elle-même dans la réalité effective en soi, et ainsi, se comportant de manière exclusive à l’égard des πολλοί (la multitude), étant le mystère parlant de leur esprit, sont, d’autre part, tels les dieux plastiques sur les places publiques dans leur être-retourné-en-soi plein de sérénité, les propres ornements du peuple, et lui reviennent dans leur singularité, maintenant par contre, c’est l’idéalité elle-même, la pure abstraction devenue pour soi, qui fait face à la substance ; elle est la subjectivité qui se donne pour le principe de la philosophie. C’est parce qu’elle est impopulaire, cette subjectivité, tournée contre les puissances substantielles de la vie populaire, qu’elle est populaire : elle se tourne vers l’extérieur contre la réalité, est pratiquement empêtrée dans celle-ci, et son existence est le mouvement. Ces réceptacles mouvants du développement sont les sophistes. Leur figure la plus intime, épurée des scories immédiates du phénomène, est Socrate, que l’oracle de Delphes appelle le σοφώτατον (le plus sage).

Tandis que sa propre idéalité se tient en face de la substance, celle-ci est tombée dans une masse d’existences et d’institutions accidentelles et bornées, dont le droit (l’unité, l’identitas), s’est enfui en face d’elle dans les esprits subjectifs. L’esprit subjectif lui-même est ainsi le réceptacle de la substance, mais, du fait que cette idéalité se tient en face de la réalité effective, elle est dans les têtes, objectivement comme un devoir, subjectivement comme une aspiration. L’expression de cet esprit subjectif qui sait posséder en lui-même l’idéalité est le jugement du concept, qui possède, comme mesure du singulier, le déterminé-en-lui-même, le but, le bien, lequel n’est cependant ici encore qu’un devoir de la réalité effective. Ce devoir de la réalité est aussi bien un devoir du sujet qui a pris conscience de cette idéalité, car il se tient lui-même dans la réalité, et la réalité en dehors de lui, c’est l’être. La position de ce sujet est donc aussi déterminée que son destin.

D’abord, le fait que cette idéalité de la substance soit venue dans l’esprit subjectif, qu’elle soit tombée hors de la substance même constitue un saut, une chute hors de la vie substantielle ayant ses conditions à l’intérieur de cette vie. C’est pour cela que cette détermination qui est la sienne est pour le sujet lui-même un événement, une puissance étrangère, dont il se retrouve le porteur : le δαιμόνιον de Socrate. Le δαιμόνιον est l’apparition immédiate de ce fait que pour la vie grecque, la philosophie est aussi bien une chose purement intérieure qu’une chose purement extérieure. La détermination du δαιμόνιον définit le sujet dans sa singularité empirique, parce que ce sujet est, à l’intérieur de la vie substantielle (donc conditionnée par la nature), la rupture naturelle avec cette vie ; en effet, le δαιμόνιον apparaît comme une détermination de la nature. Les sophistes sont eux-mêmes ces démons qui ne se séparent pas encore de leur action. Socrate a conscience de porter le δαιμόνιον en lui. Socrate est la manière substantielle qu’a la substance de se perdre elle-même dans le sujet. Il est donc un individu aussi substantiel que les philosophes plus anciens, mais dans le mode de la subjectivité, non pas, fermé sur lui-même, une image des dieux, mais une image humaine, non pas mystérieux, mais clair et lumineux, non pas un voyant, mais un homme affable.


Voici ensuite la seconde détermination : ce sujet porte un jugement selon le devoir, le but. La substance a perdu son idéalité, partie dans l’esprit subjectif ; celui-ci est donc devenu la détermination en soi-même de cette substance, son prédicat ; au regard de cet esprit, la substance elle-même a sombré jusqu’à devenir une liaison d’existences indépendantes, liaison immédiate, injustifiée, qui se borne à être. L’acte déterminant du prédicat, parce qu’il se rapporte à un étant, est donc lui-même immédiat ; comme cet étant est l’esprit populaire vivant, cet acte est détermination pratique des esprits singuliers, il est éducation et enseignement. Le devoir de la substantialité est la propre détermination de l’esprit subjectif qui l’exprime. Le but du monde est ainsi le propre but de l’esprit subjectif, l’enseignement de ce but est sa mission. L’esprit subjectif présente donc en soi-même le but, le bien, aussi bien dans sa vie que dans son enseignement. Il est le sage entré dans le mouvement pratique.

Mais, pour finir, tandis que cet individu porte sur le monde le jugement du concept, il est lui-même divisé et condamné, car il s’enracine pour une part lui-même dans le substantiel, le droit de son existence se trouve dans le droit de son État, de sa religion, bref de toutes les conditions substantielles, qui apparaissent en lui comme sa nature.

D’un autre côté, il possède en lui-même le but qui est juge de la substantialité en question. Sa propre substantialité est donc en lui-même condamnée, et il périt, justement parce que le lieu de sa naissance est l’esprit substantiel et non l’esprit libre qui supporte toutes les contradictions et en est vainqueur, qui n’a à reconnaître comme telle aucune des conditions de la nature.

Si Socrate a une telle importance, c’est parce qu’en lui se présentent en eux-mêmes le rapport de la philosophie grecque à l’esprit grec et donc la limite interne de cette philosophie. Quand on a récemment comparé à ce rapport le rapport à la vie de la philosophie hégélienne et qu’on en a pris prétexte pour condamner cette dernière, il va de soi que cela était insensé. C’est justement le mal spécifique de la philosophie grecque d’être liée à un esprit qui n’est que substantiel. De notre temps, les deux termes sont esprit et veulent tous les deux être reconnus comme tels.

La subjectivité ressort dans son support immédiat comme étant sa vie et son action pratique, comme une formation (Bildung) par laquelle il sépare les individus singuliers des déterminités de la substantialité pour les conduire à la détermination en soi-même ; déduction faite de cette activité pratique, sa philosophie n’a d’autre contenu que la détermination abstraite du bien. Sa philosophie consiste dans son rôle de tremplin qui, des représentations et des différences substantielles, etc., mène à la détermination-en-soi-même, mais elle n’a d’autre contenu que d’être le réceptacle de cette réflexion dissolvante ; sa philosophie est donc essentiellement sa propre sagesse, son propre être-bon ; en rapport au monde, le seul accomplissement de son enseignement du bien est une toute autre subjectivité que lorsque Kant met en place son impératif catégorique. Il est indifférent pour celui-ci que ce support se rapporte à cet impératif en tant que sujet empirique[164].

Le mouvement devient chez Platon un mouvement idéel ; de même que Socrate est l’image du monde et son professeur, de même les idées de Platon, son abstraction philosophique sont les archétypes de ce monde.

Dans Platon, cette détermination abstraite du bien, du but, éclate en une philosophie extensive, enveloppant le monde. Le but, en tant que détermination en soi et le véritable vouloir du philosophe est la pensée, et les déterminations réelles de ce bien sont les pensées immanentes. Le véritable vouloir du philosophe, l’idéalité active en lui est le véritable devoir du monde réel (real). Telle est la conception que se fait Platon de son rapport à la réalité effective : un royaume des idées indépendant plane au-dessus de la réalité (cet au-delà est la propre subjectivité du philosophe) et se réfléchit, obscurci, en elle. Si Socrate n’a découvert que le nom de l’idéalité qui est passée de la substance dans le sujet, si lui-même est encore ce mouvement accompagné de conscience, le monde substantial de la réalité entre maintenant, réellement idéalisé, dans la conscience de Platon, mais ainsi l’articulation interne de ce monde idéal est aussi simple que celle du monde vraiment substantial qui lui fait face ; à ce sujet, Aristote fait cette remarque très juste : σχεδόν γάρ ί̀σα ή̀, ούκ έλάττω τά εί̀ὸη, έστί τούτων περί ω̃ν ζητου̃ντες τάς αίτίας έκ τούτων έπ'έκει̃να προη̃λθον[165]. [Arist. met. 990 b 4 sq.] La déterminité de ce monde et son articulation en soi sont donc pour le philosophe lui-même un au-delà, le mouvement est tombé en dehors de ce monde. καίτοι τω̃ν ειδω̃ν ό̀ντων ό̀μως ού γίγνεται τά μετέχοντα, ά̀ν μή ή̃ τό κινη̃σον[166] [Arist. met. 991 b 5 sq.] Le philosophe en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’il est le sage et non le mouvement de l’esprit véritable en général, est ainsi la vérité transcendante du monde substantial qui se tient en face de lui. Platon le révèle déjà de la manière la plus nette quand il dit qu’il faudrait que les philosophes deviennent rois ou que les rois deviennent philosophes pour que l’Etat atteigne sa détermination. Dans sa propre position à l’égard d’un tyran, une telle tentative a été faite de son côté. La situation particulière la plus haute de son état est encore celle de ceux qui savent. Je veux encore mentionner deux remarques que fait Aristote, parce qu’elles donnent, au sujet de la figure de la conscience platonicienne, les éclaircissements les plus importants et s’accordent avec le côté d’après lequel nous la considérons, en rapport au τοφος.

Aristote dit de Platon : εν δέ τω̣̃ Φαίδωνι ού̀τως λέγεται, ώς και τού εί̃ναι και του̃ γίγνεσθαι αί̀τια τά εί̀δη έστίν[167]. [Arist. Met. 991 b 4 sq.] Ce ne sont pas seulement certains étants, c’est la sphère de l’être que Platon veut transférer dans l’idéalité : cette idéalité est un royaume fermé, différencié spécifiquement dans la conscience philosophante elle-même : c’est parce qu’il est tel qu’il lui manque le mouvement.

Cette contradiction inhérente à la conscience philosophante doit s’objectiver pour cette conscience elle-même, doit être expulsée par elle. ἔτι οὐ μόνον τῶν αἰσθητῶν παραδείγματα τὰ εἰδη, ἀλλὰ καὶ αὐτῶν τῶν ἰδεῶν, οἶον τὸ γένος, ὡς γένος εἰδῶν, ὥστε τὸ αὐτὸ ἔσται παράδειγμα καὶ εἰκών[168]. [Arist. met. 991 a 29 — b 1].


[Extraits de Lucrèce I - 736 à 740]

[Les déterminations essentielles
de la philosophie épicurienne
]

Sont essentiels pour définir la philosophie épicurienne de la nature :

1) L’éternité de la matière, qui est liée au fait que le temps est considéré comme l’accident des accidents, comme appartenant seulement aux compositions et à leurs effets fortuits, et est donc évacué hors du principe matériel, hors de l’atome lui-même. Cela s’accorde en outre avec le fait que la substance, dans la philosophie d’Épicure, est ce qui opère une réflexion purement extérieure, qu’elle est l’absence de présupposition, l’arbitraire et fortuite. Le temps est plutôt le sort de la nature, du fini ; l’unité négative avec soi est sa nécessité interne.

2) Le vide, la négation, n’est pas le négatif de la matière elle-même, mais il est là où la matière n’est pas. Cette négation est donc aussi, sous ce rapport, en elle-même éternelle.

La figure que nous voyons ressortir enfin du laboratoire de la conscience gréco-philosophique, issue de l’obscurité de l’abstraction, drapée dans son costume sombre, c’est la figure dans laquelle la philosophie grecque marche vivante sur la scène du monde, la même figure qui, jusque dans le foyer brûlant, voyait des dieux, la même qui but la coupe de poison, la même qui, devenue le dieu d’Aristote, jouit de la plus haute félicité, de la Théorie [contemplation].


Philosophie épicurienne. Troisième cahier.


Berlin, semestre d’été 1839.


[Critique de la polémique de Plutarque contre Épicure]


[L’ataraxie]


[Extraits de Plut, de eo quod 1088,4] Ici aussi, Plutarque ne comprend pas la logique d’Épicure ; le fait qu’il regrette l’absence d’une transition spécifique de la voluptas corporis ad voluptatem animi[169] est toujours important et doit être déterminé de manière plus précise, comme cela se présente chez Épicure. [Extraits de Plutarque, de eo quod 1088 à 1089]

C’est une remarque importante pour la dialectique épicurienne du plaisir, bien que Plutarque en fasse une mauvaise critique. D’après Épicure, le sage lui-même est dans l’état vacillant qui apparaît comme la définition du plaisir (ἡδονή) ; le pur repos (μακαριότης) du néant en soi, l’évacuation complète de toute détermination, est Dieu lui-même ; voilà pourquoi, comme le sage, il n’habite pas lui non plus à l’intérieur, mais à l’extérieur du monde.


[Extraits de Plut, de eo quod 1089]

Quand Plutarque objecte à Épicure qu’à cause de la possibilité de la douleur, la liberté dans un état présent de bonne santé ne saurait exister, d’abord l’esprit épicurien n’est pas un esprit qui s’encombre de telles possibilités, mais au contraire, c’est parce que la relativité absolue, la fortuite de la relation en soi n’est qu’absence de relation que le sage épicurien prend son état comme dépourvu de relation, et c’est dans cette mesure que cet état est pour lui un état sûr. Le temps n’est, en effet, pour lui, que l’accident des accidents, comment son ombre pourrait-elle pénétrer dans la solide phalange de l’ἀταραξία ? Mais quand il présuppose comme sain la présupposition la plus proche de l’esprit individuel, le corps, cela revient à ramener dans la proximité de l’esprit l’absence de présupposition, sa nature innée, c’est-à-dire un corps sain, et non ouvert vers l’extérieur et soumis à la différence. Lorsque, dans la douleur, cette nature qui est la sienne lui apparaît comme les produits imaginaires et les espérances d’états isolés, dans lesquels cet état caractéristique de son esprit se manifestait, cela veut simplement dire que l’individu comme tel contemple sa subjectivité idéale d’une manière individuelle, et c’est une remarque parfaitement exacte. D’après Épicure, l’objection de Plutarque se ramène à ceci : la liberté de l’esprit dans un corps sain n’existe pas, parce qu’elle existe ; car s’il est superflu d’exclure la possibilité, c’est justement parce que la réalité effective n’est déterminée que comme possibilité, comme hasard. Si par contre, on considère la chose dans son universalité, c’est justement de la part de l’état véritable, positif et spirituel, abandonner l’universalité que de se laisser assombrir par des singularités fortuites ; cela revient à penser aux mixtures singulières quand on se trouve dans le pur éther, à l’haleine de plantes vénéneuses, à la respiration de bestioles, cela revient à ne pas vivre parce qu’on peut mourir, etc., cela revient à ne pas s’accorder la jouissance de l’universalité pour retomber hors d’elle dans les singularités. Un tel esprit ne fréquente que le minuscule, il est tellement prévoyant qu’il ne voit rien.

Si, enfin, Plutarque veut dire qu’on devrait avoir le souci de conserver la santé du corps, Épicure dit aussi cette trivialité, mais plus génialement : celui qui ressent l’état universel comme l’état véritable, veille plus que tout autre à le conserver. Tel est le sens commun. Il croit pouvoir présenter aux philosophes ses niaiseries et ses lieux communs comme une terra incognita[170]. Il croit, quand il nous lance à la tête des coquilles d’œuf, être un Colomb. Épicure a raison d’une manière générale, abstraction faite de son système (car celui-ci est son summun jus[171]), lorsqu’il dit que le sage considère la maladie comme un non-être, mais que l’apparence disparaît. Si donc il est malade, sa maladie est pour lui une apparence évanescente qui ne saurait durer ; s’il est en bonne santé, dans son existence essentielle, l’apparence n’existe plus et il a autre chose à faire que penser qu’elle pourrait être. Donc, s’il est malade, il ne croit pas à la maladie ; s’il est en bonne santé, il vénère sa santé comme si elle était l’état qui lui est dû : il se comporte comme un homme en bonne santé. En face de cet individu sain et décidé, quel triste sire que ce Plutarque qui doit se souvenir d’Eschyle, d’Euripide et même du docteur Hippocrate, pour ne pas seulement être joyeux de la santé !

La santé, comme l’état identique, s’oublie d’elle-même, car on ne s’y occupe pas du corps ; la différence d’avec le corps ne commence que dans la maladie.

Épicure ne veut certes pas d’une vie éternelle ; d’autant moins peut l’émouvoir le fait que l’instant présent peut cacher un malheur.

Tout aussi faux est le reproche suivant de Plutarque : τοὺς γὰρ ἀδικοῦντας καὶ παρανομοῦντας ἀθλίως, φασὶ, περιφόβως ζῆν τὸν πάντα χρόνον, ὅτι κἂν λαθεῖν δύνωνται, πίστιν περὶ τοῦ λαθεῖν λαβεῖν ἀδύνατόν ἐστιν. ὅθεν ὁ τοῦ μέλλοντος ἀεὶ φόβος ἐγκείμενος οὐκ ἐᾷ χαίρειν, οὐδὲ θαρρεῖν ἐπὶ τοῖς παροῦσι, ταῦτα δὲ καὶ πρὸς ἑαυτοὺς εἰρηκότες λελήθασιν, εὐσταθεῖν μὲν γὰρ ἔστι καὶ ὑγιαίνειν τῷ σώματι πολλάκις, πίστιν δὲ λαβεῖν περὶ τοῦ διαμενεῖν ἀμήχανον. ἀνάγκη δὴ ταράττεσθαι καὶ ὠδίνειν ἀεὶ πρὸς τὸ μέλλον ὑπὲρ τοῦ σώματος.[172]. [Plutarque, de eo quod 1090, 6]

C’est tout juste l’inverse de ce que pense Plutarque. Ce n’est qu’à partir du moment où l’individu singulier brise la loi et les mœurs communes, que celles-ci commencent à devenir pour lui une présupposition, il se différencie d’elles, et il ne pourrait se sauver de cette différence que par la πίστις (croyance), mais celle-ci n’est garantie par rien.

[Hasard et nécessité]

Ce qui est en général intéressant chez Épicure, c’est que dans tous les domaines il écarte l’état qui entraîne la présupposition comme telle à apparaître, et qu’il estime normal l’état dans lequel la présupposition est voilée. De la nature corporelle en tant que telle, il n’est en général jamais question. Dans la justice punitive, ce sont justement la connexion intérieure, la nécessité aveugle qui ressortent, et cette nécessité, Épicure l’écarte ; il écarte sa catégorie de la logique, comme, de la vie du sage, l’apparence de sa réalité. Par contre le hasard, qui fait qu’un juste souffre, n’est jamais une relation extérieure et ne l’arrache pas à son absence de relation.

On voit à partir de là combien faux est aussi le reproche suivant de Plutarque. τὸ δὴ μηδὲν ἀδικεῖν, οὐδέν ἐστι πρὸς τὸ θαρῥεῖν, οὐ γὰρ τὸ δικαίως παθεῖν, ἀλλὰ παθεῖν φοβερόν[173] [Plut. De eo quod. 1090, 6]. Plutarque estime, en effet, qu’Épicure devrait raisonner ainsi d’après ses principes. Il ne lui vient pas à l’esprit qu’Épicure a peut-être d’autres principes que ceux qu’il veut bien lui donner.


[Extraits de Plutarque de eo quod 1090-1091]

τὸ γὰρ ἀναγκαῖον οὐκ ἀγαθόν ἐστιν, ἀλλʹἐπέκεινα τῆς φυγῆς τῶν κακῶν κεῖται τὸ ἐφετὸν καὶ τὸ αἰρετόν[174][Plut. De eo quod. 1091, 8]. Plutarque parle avec une sagesse qui lui est bien particulière, quand il dit que l’animal cherche en dehors de la nécessité, laquelle est la fuite hors du mal, le bien, bien qui se situe au-delà de la fuite. Que l’animal cherche encore un bien au-delà, c’est justement ce qui est animal en lui. Chez Épicure, il n’y a aucun bien qui soit pour l’homme en dehors de lui ; le seul bien qu’il possède en rapport au monde est le mouvement négatif qui consiste à être libre à l’égard de ce monde.

Le fait que tout ceci soit conçu chez Épicure de manière individuelle tient au principe de sa philosophie, philosophie qu’il développe dans toutes ses conséquences. Le procédé syncrétique et privé de pensée de Plutarque ne saurait rivaliser avec. [Extraits de Plut. De eo quod. 1092, 1094, 1095, 1097, 1099]

[Le rapport de l’homme à Dieu]
[1. La crainte et l’être transcendant]

La polémique de Plutarque contre la théologie d’Épicure est plus digne de considération que les insipides reproches d’ordre moral qui précèdent, non pas pour elle-même, mais parce qu’elle montre que la conscience commune, qui se tient dans l’ensemble sur le sol épicurien, ne redoute que la franchise de la rigueur philosophique. Et à ce sujet, on doit toujours avoir à l’esprit qu’Épicure ne s’intéresse ni à la voluptas (jouissance), ni à la certitude sensible, ni à quoi que ce soit hormis la liberté et l’absence de détermination de l’esprit. C’est de ce point de vue que nous allons parcourir les considérations particulières de Plutarque. [Extrait de Plut. De eo quod. 1101]

La crainte de Dieu au sens où l’entend Épicure, Plutarque ne la comprend absolument pas ; il ne conçoit pas que la conscience philosophique souhaite s’en libérer. L’homme du commun ne connaît pas cela. Plutarque nous apporte donc des exemples triviaux tirés du monde empirique, qui montrent combien peu cette croyance effraie le public.

À la différence d’Épicure, Plutarque commence par considérer la croyance en Dieu des πολλοί (de la multitude) ; il dit que chez eux cette tendance a sans doute d’un côté la figure de la crainte ; la peur sensible est la seule forme sous laquelle il peut concevoir l’angoisse de l’esprit libre devant un être personnel tout-puissant, absorbant en lui la liberté, donc la niant en dehors de lui. Maintenant il estime :

1. Que ces gens qui craignent, δεδιότες γὰρ ὥσπερ ἄρχοντα χρηστοῖς ἤπιον, ἀπεχθὴ δὲ φαύλοις ἐπὶ φόβῳ. δι’ὂν οὐ δέουσι πολλῶν, ἐλευθεροῦνταί τε τοῦ ἀδικεῖν καὶ παρ’ αὐτοῖς ἀτρέμα τὴν κακίαν ἔχοντες οἶον ἀπομαραινομένην, ἧττον ταράττονται τῶν χρωμένων αὐτῇ καὶ τολμώντων, εἰτʹεὐθὺς δεδιότων καὶ μεταμελομένων[175]. [Plut. De eo quod. 1101,21]

Ainsi, c’est cette crainte sensible qui les garde du mal, comme si cette crainte immanente n’était pas le mal ? Quel est donc le noyau du mal empirique ? C’est que l’individu singulier s’enferme dans sa nature empirique contre sa nature éternelle ; mais n’est-ce pas la même chose que lorsqu’il exclut de lui sa nature éternelle, la saisit dans la forme de la persistance de la singularité en soi, de l’empirie, et donc la contemple, comme un Dieu empirique, en dehors de lui ? Ou bien l’accent doit-il être mis sur la forme de la relation ? Ainsi, Dieu punit les méchants, est clément aux bons, et le mal est ici mal pour l’individu empirique et le bien, bien pour l’individu empirique, car d’où pourraient sinon provenir cette crainte et cet espoir, étant donné qu’il s’agit pour l’individu du bien et du mal qui le concernent ? Dieu sous ce rapport n’est rien d’autre que la communauté de toutes les conséquences que peuvent comporter des mauvaises actions empiriques. Ainsi, c’est de peur que le bien que l’individu empirique se gagne dans une mauvaise action engendre des maux plus grands et qu’un plus grand bien lui échappe qu’il n’agit pas mal, afin que la continuité de son bien-être ne soit pas dérangée par la possibilité immanente d’être arraché à celle-ci ?

N’est-ce pas la même chose qu’Épicure enseigne avec netteté : agis avec franchise et sérieux pour ne pas garder la crainte continuelle d’être puni. Ce rapport immanent de l’individu à une ἀταραξία est ici établi comme le rapport à un dieu qui est en dehors de l’individu, mais qui encore une fois n’a d’autre contenu que précisément cette ἀταραξία laquelle est ici continuité du bien-être. La crainte de l’avenir, cet état d’innocence est ici interpolé dans la lointaine conscience de Dieu, considéré comme un état qui préexiste déjà en elle, mais aussi d’abord comme menace, donc exactement comme dans la conscience individuelle.


[2. Le culte et l’individu]


En second lieu, Plutarque déclare que cette tendance vers Dieu donne aussi de la voluptas. [Extrait de Plut, de eo quod 1101]

Il raconte plus loin que des vieillards, des femmes, des commerçants, des rois trouvent de la joie lors de fêtes religieuses. [Extrait de Plut, de eo quod 1102]

Il faut examiner d’un peu plus près la manière dont Plutarque décrit cette joie, cette voluptas.

Il dit d’abord que l’âme est le plus souvent délivrée de la tristesse, de la crainte et du souci, quand Dieu est présent. La présence de Dieu est donc déterminée comme la délivrance de l’âme à l’égard de la crainte, de la tristesse, du souci. Cette libération s’extériorise dans une allégresse débridée, car c’est l’extériorisation positive opérée par l’âme individuelle de cet état qui est le sien.

Plus loin : l’état de différence fortuit de la situation individuelle disparaît dans cette joie. C’est donc le fait que l’individu se vide de ses déterminations extrinsèques qui est déterminé dans cette fête, c’est l’individu comme tel, et c’est une détermination essentielle. Enfin, ce n’est pas la jouissance séparée mais au contraire la certitude que le dieu n’est rien de séparé, mais que son contenu est de se réjouir de la joie de l’individu, de laisser descendre vers elle son regard avec bienveillance, donc d’être lui-même dans la détermination de l’individu qui se réjouit. Ce qui donc est ici divinisé et fêté comme tel, c’est l’individualité divinisée comme telle, libérée de ses souffrances coutumières : le σοφός d’Épicure avec son ἀταραξία. C’est la non-existence de Dieu comme dieu, et son existence comme joie de l’individu qui sont l’objet des prières. Outre celle-là, ce Dieu n’a aucune détermination. Bien plus, la forme véritable dans laquelle cette liberté de l’individu ressort ici, c’est l’esprit, l’esprit singulier, sensible, l’esprit qui passe d’abord par le stade du trouble. Cette ἀταραξία plane ainsi en tant que la conscience universelle au-dessus de la tête des hommes ; mais son phénomène est la voluptas sensible comme chez Épicure ; mais chez ce dernier est conscience totale de la vie ce qui ici est état vivant singulier. C’est pour cela que, chez Épicure, le phénomène individuel est plus indifférent et plus animé par son âme, l’ἀταραξία, alors qu’ici cet élément se perd davantage dans la singularité, et les deux éléments, immédiatement mêlés, sont aussi de ce fait immédiatement différents. Aussi pitoyable est la distinction du divin que Plutarque fait prévaloir contre Épicure. Pour faire encore une remarque, quand Plutarque dit que certains rois ne prennent pas autant de plaisir à leurs publicis conviviis et viscerationibus qu’aux banquets sacrificiels, cela veut seulement dire que dans le premier cas la jouissance est considérée comme quelque chose d’humain et de fortuit, mais qu’ici elle est considérée comme quelque chose de divin, la jouissance individuelle est considérée comme quelque chose de divin) ; ce qui est donc tout à fait épicurien.


[3. La Providence et le Dieu dégradé]


Dans ce rapport des πονηροί et πολλοί[176] (des imperfectibles et de la grande masse) à Dieu, Plutarque distingue le rapport des βέλτιστον ἀνθρώπων καὶ θεοφιλέστατον γένος[177]. [Plut. de eo quod 1102, 22]. Nous allons voir ce qu’il gagne ici sur Épicure. [Extrait de Plut. de eo quod 1102]

Le sens philosophique du fait que Dieu est le ἡγεμὼν ἀγαθῶν et le père πάντων καλῶν (seigneur des bons… père de toute beauté) est que ce n’est pas un prédicat de Dieu, mais que l’idée du bien est le divin lui-même. Mais dans la détermination de Plutarque, il y a un tout autre résultat. Le bien est pris dans l’opposition la plus rigoureuse avec le mal, car le premier est une manifestation de la vertu et de la puissance, le second une manifestation de la faiblesse, de la privation et de la vilenie. Le jugement émane donc de Dieu, la différence est éloignée, et c’est justement un axiome d’Épicure qui pour cette raison trouve logiquement cette absence de différence qui est le propre de l’homme, aussi bien en théorie qu’en pratique, dans son identité immédiate, la sensibilité, dans Dieu conçu comme vide, pur otium (loisir). Le dieu que l’éloignement du jugement hors du monde définit comme le bien est le vide, car chaque état déterminé porte en lui un côté qu’il maintient en l’opposant à un autre, et se referme sur lui-même, manifeste dans l’antithèse et la contradiction son ὀργή, sa μι̃σος et son φόβος (colère… haine… angoisse), à l’idée de s’abandonner. Plutarque a donc la même détermination qu’Épicure, mais chez lui ne se trouve que comme image, comme représentation ce qu’Épicure nomme par son nom conceptuel et que l’image humaine écarte.

C’est pour cela que la question suivante sonne mal : ἆρά γε δίκης ἑτέραι οἴεσθε τοὺς ἀναιροῦντας τὴν πρόνοιαν, καὶ οὐχ ἱκανὴν ἔχειν, ἐγκόπτοντας ἑαυτῶν, ἡδονὴν καὶ χαρὰν τοσαύτην[178]. [Plut. de eo quod 1102, 22-1103]

Car il faut au contraire affirmer que celui qui regarde le divin comme la pure béatitude en soi, sans l’affubler de tous les rapports inconceptuellement anthropologiques, ressent plus de volupté à sa contemplation que celui qui a l’attitude inverse. C’est déjà la béatitude elle-même que d’avoir la pensée de la pure béatitude, même si elle est conçue aussi abstraitement que chez les moines indiens. En outre, Plutarque a supprimé la πρόνοια (Providence) en opposant à Dieu le mal, la différence. Ses autres descriptions sont purement inconceptuelles et syncrétiques ; il montre d’ailleurs en tout qu’il ne se soucie que de l’individu, et non de Dieu. Épicure, par conséquent, est honnête au point de ne pas laisser Dieu lui non plus se soucier de l’individu.

La dialectique intérieure de ses pensées ramène donc nécessairement Plutarque à parler de l’âme individuelle au lieu de parler du divin, et il en vient au λόγος περὶ ψυχῆς (discours à propos de l’âme). Épicure dit ὥστε ὑπερχαίρειν τὸ πάνσοφον τοῦτο δόγμα καὶ θεῖον παραλαβοῦσαν, ὃτι τοῦ κακῶς πράττειν πέρας ἐστὶν αὐτῆ τὸ ἀπολέσθαι καὶ φθαρῆναι καὶ μηδὲν εἶναι… »228.[179]. [Plut, de eo quod 1103, 23]

On ne doit surtout pas se laisser induire en erreur par les mots pleins d’onction de Plutarque. Nous verrons qu’il supprime chacune de ses déterminations. Déjà le parachute artificiel τοῦ κακῶς πράττειν πέρας (de la fin de tout mal), dans lequel l’ἀπολέσθαι et φθαρῆναι et μηδὲν εἶναι (périr… être détruit… n’être rien) sont en opposition, montre, là où est le point essentiel, la minceur du premier côté et la triple intensité de l’autre.


[L’immortalité individuelle]


[1. Du féodalisme religieux. L’enfer de la populace]


Plutarque fait une nouvelle classification, distinguant le rapport τῶν ἀδίκων καὶ πονηρῶν[180], puis des πολλῶν καὶ ίδιωτω̃ν[181] et enfin des έπιεικω̃ν καί νου̃ν εχόντων[182][183]. [Plut. de eo quod 1104-25] à la doctrine de la persistance de l’âme. Déjà cette classification en solides différences qualitatives montre combien peu Plutarque comprend Épicure qui considère, en tant que philosophe, le rapport de l’âme humaine ; et quand Épicure reste certain de l’ήδονή (jouissance), malgré sa détermination comme passagère, Plutarque aurait dû voir que chaque philosophe estime involontairement une ήδονή, qui lui est étrangère dans son être-borné. Pour les coupables d’injustices, on nous donne encore maintenant la crainte comme moyen de perfectionnement. Nous avons déjà considéré cette objection ; tandis que dans la crainte, une crainte intérieure et inextinguible, l’homme est déterminé comme animal, chez un animal est en général indifférente la manière dont il est retenu dans des barrières.

Si un philosophe ne tient pas pour la chose la plus injurieuse le fait de considérer l’homme comme un animal, on ne peut absolument plus rien lui faire comprendre. [Extraits de Plut, de eo quod 1104-1105]

Nous en venons maintenant à l’opinion des πολλοί (de la masse), bien qu’il apparaisse à la fin que peu sont exclus de cette opinion, bien plus que tous, à proprement parler, δέω λέγειν πάντας[184] [Plut, de eo quod 1105, 27] jurent fidélité à cet étendard.

Ce qui distingue qualitativement du degré précédent n’existe pas à proprement parler ; au contraire, ce qui apparaissait auparavant dans la figure de la crainte animale, apparaît ici dans la figure de la crainte humaine, dans la forme du sentiment. Le contenu reste le même.

On nous dit que l’amour le plus ancien va au souhait d’être ; sans doute, l’amour le plus abstrait et donc le plus ancien est l’amour de soi, l’amour de son être particulier. Mais c’était déclarer trop nettement la chose, on la reprend de nouveau et on lance autour d’elle, grâce à l’apparence du sentiment, un éclat épuré. Ainsi donc, celui qui perd femme et enfants préfère qu’ils soient quelque part, même s’ils y souffrent, plutôt qu’ils n’aient cessé tout à fait d’exister. S’il s’agissait simplement d’amour, la femme et l’enfant de l’individu comme tels sont conservés de la manière la plus profonde et la plus pure dans le cœur de cet individu, un être beaucoup plus élevé que celui de l’existence empirique. Mais il s’agit d’autre chose. La femme et l’enfant ne sont femme et enfant dans l’existence empirique que dans la mesure où l’individu lui-même existe empiriquement. Que celui-ci préfère les savoir n’importe où, dans un espace sensible, même s’ils y souffrent, plutôt que nulle part, signifie seulement que l’individu veut avoir la conscience de son existence empirique propre. Le manteau de l’amour n’était qu’une ombre, le je empirique dans sa nudité, l’amour de soi-même, l’amour le plus ancien est le noyau, il ne s’est pas rajeuni par une figure plus concrète, plus idéale. Pour Plutarque, le nom de la transformation rend un son plus agréable que celui de la cessation complète. Mais la transformation ne doit pas être qualitative, le « Je » singulier dans son être singulier doit persister ; le nom est donc simplement la représentation sensible de ce qu’il est et doit signifier le contraire. Le nom est donc une fiction mensongère. La chose ne doit pas être transformée, mais seulement placée dans un lieu obscur ; l’interposition du lointain fantastique doit cacher le saut qualitatif (et toute différence qualitative est un saut ; sans ce saut, aucune idéalité).


[2. La nostalgie de la multitude]


Plus loin, Plutarque émet l’opinion que cette conscience de la finitude rend faible et inactif, qu’elle est une mauvaise humeur contre la vie présente ; mais la vie ne disparaît pas ; au contraire seul disparaît cet être singulier. Si cet être singulier se considère comme exclu de cette vie universelle permanente, peut-il en devenir assez riche et assez plein pour emporter son extrême petitesse toute une éternité ? Cette éternité change-t-elle son rapport à la vie ? Ne demeure-t-il pas plutôt encroûté dans son absence de vie ? Est-ce que cela ne revient pas au même qu’il se trouve aujourd’hui dans ce rapport d’indifférence à la vie, ou que ce rapport dure 100 000 ans ?


À la fin, Plutarque dit carrément qu’il ne s’agit pas du contenu, ni de la forme, mais de l’être de l’individu singulier. Il faut être, même si c’est pour être déchiré par Cerbère. Quel est donc le contenu de sa doctrine de l’immortalité ? C’est que l’individu, abstrait de la qualité qui lui donne ici sa situation individuelle, persiste non comme l’être d’un contenu, mais comme la forme atomistique de l’être ; n’est-ce pas la même chose que dit Épicure : que l’âme individuelle se dissout et retombe dans la forme des atomes. Attribuer à ses atomes comme tels un sentiment (bien que l’on avoue que le contenu de ce sentiment est indifférent), n’est qu’une représentation inconséquente. Dans sa polémique contre Épicure, Plutarque ne fait donc qu’exposer l’enseignement d’Épicure ; il n’oublie pas cependant d’exposer partout le μὴ εἶναι (non-être) comme la chose la plus effrayante. Ce pur être pour soi est l’atome. Quand, en général, on assure l’immortalité à l’individu, non pas dans son contenu (lequel, dans la mesure où il est universel, existe universellement en soi-même, et, dans la mesure où il est forme, s’individualise éternellement), mais à l’individu comme être individuel, la différence concrète de l’être pour soi tombe et cela revient à l’affirmation que l’atome comme tel est éternel, et que ce qui est animé retourne à cette forme fondamentale qui est la sienne.

Épicure expose jusqu’à ce point cette doctrine de l’immortalité. Mais il a suffisamment de philosophie et de logique pour appeler la chose par son nom, pour dire que l’être animé en question retourne à la forme atomistique. On ne saurait ici faire appel à aucune demi-mesure. Si n’importe quelle différence concrète de l’individu doit tomber (ce que montre cette vie elle-même), toutes celles qui ne sont pas en soi universelles et éternelles doivent tomber. Si l’individu doit être indifférent à cette μεταβολή (transformation), il ne reste que cette gousse d’atomes qui enveloppait le contenu antérieur, c’est-à-dire la doctrine de l’éternité des atomes.


Celui pour qui éternité est comme temps
Et temps comme éternité
Est libéré
De tout conflit,


dit Jacob Boehme, car la différence ne voudrait pas dire que l’individu persiste, mais au contraire que l’éternel s’oppose au transitoire.


[3. L’orgueil des élus]


Nous en venons maintenant à la classe des ἐπιεικῶν καὶ νοῦν ἐχόντων (les honnêtes gens doués de raison). Il va de soi qu’on ne sort absolument pas de la classe précédente ; au contraire, ce qui apparaissait d’abord comme crainte animale, puis comme crainte humaine, comme plainte angoissée, comme la répugnance à abandonner l’être atomistique, apparaît maintenant dans la forme de l’arrogance, de l’exigence et de la justification. Il s’ensuit qu’il manque à cette classe, telle que Plutarque la définit, le plus souvent la raison. La classe la plus basse n’a aucune prétention, la seconde pleure et consent à tout pour sauver l’être atomistique, la troisième est celle du philistin qui s’écrie : « Mon Dieu, voilà qui serait encore plus beau ! » Un gaillard aussi avisé et honnête devrait aller au diable.


Διὸ τῇ δόξῃ τῆς ἀθανασίας συναιροῦσιν τὰς ἡδίστας ἐλπίδας καὶ μεγίστας τῶν πολλῶν[185]. [Plut. de eo quod 1105, 28]. Quand donc Plutarque dit qu’Épicure enlève à la foule, avec l’immortalité, ses espoirs les plus beaux, il aurait été de sa part beaucoup plus exact de dire ce qu’il affirme ailleurs en visant tout autre chose : οὐκ ἀναιρεῖ, ἀλλ’ὥσπερ ἀπόδειξιν αὐτοῦ προστίθησι[186]. [Plut. De eo quod 1105, 27]

Épicure ne dépasse pas ce point de vue, il l’explique, il le porte à son expression conceptuelle. [Extrait de Plut. De eo quod 1105]

Ainsi, ces gens bons et avisés attendent le salaire de la vie après la vie ; mais quelle inconséquence, dans ce cas, d’attendre encore comme salaire la vie, étant donné que pourtant le salaire de la vie, pour eux, diffère qualitativement de la vie. Cette différence qualitative est à nouveau déguisée en une fiction, la vie n’est pas supprimée dans une sphère plus haute, mais transportée ailleurs. Ils ne se posent donc que comme contempteurs de la vie, ils n’ont rien de mieux à faire, ils habillent simplement leur espoir en une exigence.

Ils méprisent la vie, mais leur existence atomistique est le bien dans celle-ci, et l’éternité de leur être atomistique, qui est le bien, ils la désirent. Si l’ensemble de la vie se présentait à eux comme un mirage et un mal, d’où tiennent-ils la conscience d’être bons ? Simplement dans le savoir de soi en tant qu’être atomistique ; et Plutarque va jusqu’à dire qu’ils se contentent presque de cette conscience, que — parce que l’individu empiriquement singulier n’existe que dans la mesure où il est vu par un autre individu — ces hommes bons se réjouissent maintenant de ce qu’après leur mort, les gens qui les ont méprisés bis dato les considèrent maintenant réellement comme les bons, sont contraints de les reconnaître comme tels, et sont punis s’ils ne les tiennent pas pour le bien. Quelle exigence ! Les méchants doivent les reconnaître dans la vie comme les bons, et eux-mêmes ne reconnaissent pas comme le bien les puissances universelles de la vie. N’est-ce pas avoir élevé la fierté de l’atome à son plus haut sommet ? N’est-ce pas, dit sèchement, l’aveu de l’arrogance et de la présomption qu’on assigne à l’éternité, et de l’éternité qu’on accorde au sec être pour soi, privé de tout contenu ? Il ne sert à rien de cacher cela sous des fleurs de rhétorique, de dire que personne ici n’est en mesure de satisfaire sa soif de connaissance.

Cette exigence n’exprime rien d’autre que ceci : l’universel devrait être dans la forme de la singularité, en tant que conscience ; cette exigence comble l’universel pour l’éternité. Mais dans la mesure où l’on exige encore que l’universel existe dans cet être pour soi empirique exclusif, cela signifie simplement que ce qui importe, ce n’est pas l’universel, mais au contraire l’atome.

Nous voyons donc Plutarque, dans sa polémique contre Épicure, se jeter pas à pas dans les bras de ce dernier. Mais Épicure développe les conséquences simplement, abstraitement, avec la sécheresse de la vérité ; il sait ce qu’il dit, tandis que Plutarque, dans tout ce qu’il dit, dit autre chose que ce qu’il pense dire, mais au fond pense aussi autre chose que ce qu’il dit. C’est en général le rapport qui existe entre la conscience philosophique et la conscience commune.


[Critique des vues de Plutarque sur d’autres philosophes, nommément sur Platon]


[Extrait de Plut. adv. Col. 1107 E 1]

Si, dans le dialogue précédent, Plutarque a cherché à démontrer à Épicure quod non beate vivi possit (qu’on ne saurait vivre heureux) d’après sa philosophie, il tente à présent de justifier les thèses des autres philosophes contre ce reproche venant des épicuriens. Nous verrons si cette tâche lui réussit mieux que la précédente, où sa polémique peut être appelée pour ainsi dire un panégyrique d’Épicure. Ce dialogue est important en ce qui concerne le rapport d’Épicure aux autres philosophes. Colotès fait un bon mot d’esprit, quand il offre à Socrate du foin à la place de pain, et quand il lui demande pourquoi il mange les plats par la bouche et non par l’oreille. Socrate se mouvait dans le minuscule, conséquence nécessaire de sa situation à l’égard de l’histoire.


[Extraits de Plut. adv. Col. 1108, 2 ; 1110, 6]

Plutarque ressent une démangeaison partout où la logique d’Epicure éclate. Si quelqu’un conteste l’opinion qui veut que le froid ne soit pas froid ou que le chaud ne soit pas chaud selon qu’en juge la foule d’après son sensorium, le philistin estime que cet homme se trompe lui-même s’il n’affirme pas que les deux points de vue sont faux. Notre homme ne se rend pas compte qu’ainsi la différence a purement et simplement glissé hors de la chose dans la conscience. Si l’on veut résoudre cette dialectique de la certitude sensible sans sortir de cette dernière, on doit dire que la propriété réside dans les deux termes pris ensemble, dans la relation du savoir sensible au sensible, et donc qu’elle est immédiatement distincte, étant donné que cette relation est immédiatement distincte. Ainsi, la faute n’est placée ni dans la chose, ni dans le savoir ; c’est au contraire le tout de la certitude sensible qui est considéré comme ce processus vacillant. Qui ne possède pas la puissance dialectique de nier cette sphère dans sa totalité, qui veut la laisser telle quelle, doit aussi se contenter de la vérité telle qu’elle se trouve à l’intérieur de cette sphère. Pour la première attitude, Plutarque est trop impuissant, pour la seconde il est un monsieur trop honnête et avisé[187].


[Extraits de Plut. adv. Col. 1110, 7]

Ainsi, dit Plutarque, à propos de toute propriété, on ne devrait pas plus soutenir qu’elle est, qu’elle n’est pas ; car cela change selon la manière dont chacun est affecté. Mais sa question montre déjà qu’il ne comprend pas la chose. Il parle de l’être ou du non-être solide en tant que prédicat. Mais le propre de l’être du sensible est plutôt de ne pas être un tel prédicat. De ne pas être un être ou un non-être consistant. Lorsque je sépare ces deux termes, je sépare donc justement ce qui n’est pas séparé dans la sensibilité. La pensée commune a toujours des prédicats abstraits tout prêts, qu’elle sépare du sujet. Tous les philosophes ont fait des prédicats eux-mêmes des sujets.


[Extraits de Plut., adv. Colot. 1111 — 1115 sur le rapport à Démocrite, Empédocle, Parménide et Platon]

Quand Plutarque dit de ceux qui enseignent les idées, nommément de Platon, οὐ παρορᾷ τὸ αἰσθτόν, ἀλλὰ τὸ νοητὸν εἶναι λέγει[188]. [Plut. adv. Col. 1116, 15], le stupide éclectique ne voit pas que c’est justement cela qu’on reproche à Platon. Platon ne supprime pas (aufhebt) le sensible, mais il affirme l’être du pensé. L’être sensible n’échoit pas à des pensées, et le pensé tombe aussi dans un être, si bien que deux royaumes possédant l’être subsistent l’un à côté de l’autre. On peut voir ici quels échos trouvent, avec une singulière facilité, le pédantisme platonicien auprès de l’homme du commun, et Plutarque, nous pouvons, au vu de ses opinions philosophiques, le compter au nombre des hommes du commun. Il va de soi que ce qui apparaît chez Platon de manière originelle et nécessaire, à un certain degré de développement de la formation philosophique universelle, cela est, chez un individu qui se tient au sortir du monde antique, le souvenir éventé de l’ivresse d’un mort, une lampe d’un temps antédiluvien, le spectacle répugnant d’un vieil homme retombé en enfance.

On ne saurait trouver mieux pour critiquer Platon que la louange que Plutarque lui adresse : οὐδὲ ἀναιρεῖ τὰ γινόμενα καὶ φαινόμενα περὶ ἡμᾶς τῶν παθῶν ; ἀλλὰ ὅτι βεβαιότερα τοῦτων ἕτερα καὶ μονιμώτερα (des représentations purement inconceptuelles, abstraites de la sensibilité) πρὸς οὐσίαν ἐστί, τὸ μήτε γίνεσθαι, μήτʹἀπόλλυσθαι, μήτε πάσχειν (remarquons μήτε – μήτε – μήτε trois déterminations négatives) μηδὲν ἐνδείκνυται τοῖς ἑπομένοις, καὶ διδάσκει καθαρώτερον τῆς διαφορᾶς ἀπτομένους τοῖς ὀνόμασι. (Exact, la différence est une différence nominale) τὰ μὲν ὀντα, τὰ δὲ γινόμενα προσαγορεύειν[189]. [Plut., adv. Colot. 1116, 15]


[Extrait de Plut., adv. Colot. 1116]

Plutarque se tourne maintenant vers Colotès et demande si ses disciples ne font pas eux-mêmes la différence entre l’être solide et l’être passager, etc.


[Extrait de Plut., adv. Colot. 1116]

Il est amusant d’écouter cette sincérité appréciée, qui se trouve avisée. Lui-même, Plutarque, ramène la différence platonicienne de l’être à deux noms différents, et pourtant il veut que les épicuriens, de l’autre côté, aient tort d’attribuer aux deux côtés un être solide (ils font pourtant assez bien la différence entre l’ἄφθαρτον et ἀγένητον (impérissable et non devenu) et ce qui est par composition) : Platon ne la fait-il pas aussi, quand il dit que l’εἶναι (être) est solidement établi sur l’un des côtés, et le γενέσθαι (devenir) sur l’autre[190] ?


Philosophie épicurienne. 4e cahier. 1839


SEMESTRE D’ÉTÉ


[Extraits de Plut. adv. Col. 1117, 19 ; 1118 ; 1119-1122, 26 sur le rapport d’Epicure à Socrate, Stilpôn, les Cyrénaïques et les Académiciens (Archésilas)]


Il va de soi que Lucrèce ne peut être que peu utilisé.


[Extraits de Lucrèce I 63-79. 150. 159 sq. 267 sq. 328-330. 339 à 346. 382 sq. 419 sq. 461-463. 479-482. 503-509. 540. 600-603. 684-689. 763-766. 783-793. 814-816. 820-822. 847-856. 871 à 895. 907-914. 958-964. 984-997. 1009-1013. 1035-1041.]


[ Plutarque et Lucrèce]


Au printemps, la nature s’étend dans sa nudité, et, consciente de sa victoire, offre au regard tous ses charmes, tandis qu’en hiver elle recouvre de neige et de glace sa honte et son dénuement : telle est la différence entre Lucrèce, le vif, hardi et poétique seigneur du monde, et Plutarque, qui cache la médiocrité de son moi sous la neige et la glace de la morale.

Quand nous voyons un individu craintivement boutonné, blotti en lui-même, nous cherchons involontairement conseil et aide, nous regardons si, nous aussi, nous sommes encore là ; nous craignons pour ainsi dire de nous perdre. Mais, à la vue d’un être aux féeriques couleurs qui gambade, nous nous oublions et nous nous sentons élevés hors de notre peau comme si nous étions des forces universelles, et notre souffle est plus hardi. Qui se sent le plus moral et le plus libre de celui qui sort justement de la salle de classe de Plutarque, pénétré de l’injustice du fait que les hommes bons, avec la mort, perdent le fruit de leur vie, ou de celui qui voit l’éternité comblée et qui entend le chant hardi et tonitruant de Lucrèce :

… Acri
Percussit thyrso laudis spes magna meum cor
et simul incussit suavem mi in pectus amorem
Musarum, quo nunc instinctus mente vigenti
avia Pieridum peragro loca nullus ante
trita solo juvat integros accedere fontis
atque haurire, iuvatque novos decerpere flores
insignemque meo capiti petere inde coronam,
unde prius nulli velarint tempora Musae ;
primum quod magnis doceo de rebus et artis
religionum animum nodis exsolvere pergo,
deinde quod obscura de re tam lucida pango
carmina musaeo contingens cincia lepore.

I 922-934[191].

Celui qui ne prend pas plus plaisir à construire le monde entier avec ses propres moyens, à être un créateur de monde, qu’à rôder éternellement dans sa propre peau, sur lui l’esprit a prononcé son anathème, il est marqué par l’interdit, mais par un interdit inversé ; il est écarté du temple et de la jouissance éternelle de l’esprit et il est reconduit à chanter des berceuses sur sa propre béatitude privée, et, la nuit, à rêver de lui-même.

Beatitudo non virtutis praemium, sed ipsa virtus[192] (Spinoza, Eth. V 42).

Nous verrons aussi que Lucrèce comprend Épicure d’une manière infiniment plus philosophique que Plutarque. Le premier principe d’une recherche philosophique est un esprit libre et hardi.


[La critique que fait Lucrèce des philosophies de la nature antérieures]


Il faut apprécier d’abord la pertinente critique des philosophes de la nature antérieurs du point de vue épicurien. Une raison de plus de la considérer, c’est qu’elle met magistralement en évidence ce qu’il y a de spécifique dans la doctrine d’Épicure.

Nous nous attachons ici particulièrement à ce qui est enseigné sur Empédocle et Anaxagore, parce que cela vaut encore plus pour les autres.

1. Il n’y a pas d’élément déterminé qu’on doive tenir pour la substance, car si tout vient se placer en eux et si tout naît à partir d’eux, qui nous donne le droit, dans ce commerce mutuel, de ne pas plutôt tenir la totalité des autres choses pour les principes de ces éléments, étant donné qu’eux-mêmes ne sont qu’une forme déterminée et limitée de l’existence à côté des autres, et qu’eux aussi sont produits par le processus qui crée ces existences ? Et inversement (I, 764-768) [763-767].

2. Si plusieurs éléments sont tenus pour la substance, d’une part ils manifestent leur unilatéralité naturelle en se maintenant en conflit mutuel, en faisant prévaloir leur état déterminé, et ainsi, au contraire, en se disloquant, d’autre part ils tombent dans un processus naturel, mécanique ou autre, et manifestent que leur capacité de création est limitée à leur singularité.

Si nous pouvons donner comme excuse historique aux philosophes ioniens de la nature que pour eux le feu, l’eau ne sont pas le feu et l’eau sensibles, mais un élément universel il reste vrai que Lucrèce, leur adversaire, a absolument raison de leur imputer cela. Si des éléments manifestes, visibles à la lumière du jour, sont pris comme les substances fondamentales, celles-ci ont leur critérium dans la perception sensible et dans les formes sensibles de leur existence. Si l’on dit que ces éléments sont déterminés tout à fait autrement quand on en fait les principes de ce qui est, il s’agit alors d’une détermination cachée à leur singularité sensible, qui n’est qu’intérieure, donc extérieure, dans laquelle ils sont principes, c’est-à-dire qu’ils ne le sont qu’en tant qu’ils sont cet élément intérieur déterminé, et non dans ce qui les distingue des autres choses en tant que feu, eau, etc. 773 sqq. (771 sq.).

3. Mais, troisièmement, cela ne contredit-il pas le point de vue qui considère des éléments déterminés comme principes, leur être-là limité à côté des autres du nombre desquels ils ont été abstraits arbitrairement et n’ont donc aussi contre eux aucune autre différence que l’état déterminé du nombre, lequel cependant, en tant que limité, semble être plutôt déterminé par principe par la multiplicité, l’infinité des autres nombres ; ce n’est pas seulement leur opposition mutuelle dans leur particularité (laquelle manifeste aussi bien l’exclusion que la capacité créatrice enfermée dans des limites naturelles), mais le processus lui-même par lequel ils doivent produire le monde, qui démontre qu’ils sont en eux-mêmes finis et changeants. Parce qu’ils sont des éléments enfermés dans un état naturel clos, leur acte créateur ne peut être qu’un acte particulier, leur propre être-transformé qui lui aussi, de nouveau, a la figure de la particularité et de la particularité naturelle ; c’est-à-dire que leur acte créateur est leur processus naturel de métamorphose. C’est ainsi que ces philosophes de la nature font se rouler le feu dans l’air : ainsi naît la pluie qui tombe en bas, ainsi naît la terre. Ce qui apparaît ici est donc leur propre aptitude au changement et non leur persistance, non leur être substantiel qu’ils font prévaloir en tant que principe ; car leur création est plutôt la mort de leur existence particulière, et le résultat de cette création est plutôt la négation de leur persistance (783 sqq.). Cette réciprocité des éléments et des choses naturelles nécessaires à leur persistance signifie seulement que leurs conditions, prises comme leurs forces spécifiques, sont aussi bien en dehors d’eux qu’en eux.

4. Lucrèce en vient maintenant aux Homéoméries d’Anaxagore ; il leur reproche d’être des :

imbecilla nimis primordia… sunt[193]. [I 847],


comme en effet les Homéoméries ont la même qualité, sont la même substance que ce dont elles sont homéoméries, nous devons leur attribuer la même caducité que celle que nous avons devant les yeux dans leurs expressions concrètes. Si le feu et la fumée se cachent dans le bois, alors le bois est un mélange ex alienigenis (de différentes sortes de choses). Si chaque corps était fait de toutes les semences sensibles, il devrait, une fois brisé, démontrer qu’il les contient


[Les atomes comme substance]


Il peut paraître étrange qu’une philosophie comme celle d’Epicure, qui part de la sphère du sensible et qui l’estime comme le critère le plus haut, du moins pour la connaissance, pose comme principe un pareil abstrait, une caeca potestas (puissance occulte, indéterminée) comme l’atome. Là-dessus cf. L. I. 773 sqq., 783 sqq. ; il s’y démontre que le principe doit être un être autonome, ne comportant absolument aucune propriété particulière sensible, physique. Il est substance :

Eadem caelum, nuire, terras, flumina, solem constituant, etc.[194] [I 820]


L’universalité lui échoit.

Au sujet du rapport de l’atome et du vide, une remarque importante. Lucrèce dit de cette duplex natura :

Esse utramque sibi per se, puramque necesse est[195].
[I 507 (506)]


En outre, il s’exclut :

Nam quacumque vacat spatium…

corpus ea non est,etc.[196]. [I 508 sqq. (507 sq.)]


Chacun des termes est lui-même le principe. Donc, ce n’est ni l’atome, ni le vide qui est le principe, mais leur fondement, ce qu’exprime chacun comme nature indépendante. Ce moyen terme s’installera sur le trône à la fin de la philosophie épicurienne.

Le vide comme principe du mouvement, cf. L. I 363 (362) sqq., comme principe immanent, cf. 383 (382) sqq. (le vide et l’indivisible), l’opposition objectivée de la pensée et de l’être.


[Extraits de Lucrèce II 7 sq. 14-16. 55-61. 83-85. 90-97]


[La guerre des atomes]


La production des formations à partir des atomes, leur répulsion et leur attraction sont tumultueuses. Un combat bruyant, une tension hostile constituent l’atelier et la forge du monde. Le monde est déchiré intérieurement, au plus profond de lui se produit un grand tumulte. Même le rayon du soleil qui tombe sur les places d’ombre est une image de cette guerre éternelle. [Extrait de Lucrèce II 116-122]

On voit que la puissance aveugle et sinistre du destin se change en la fantaisie de la personne, de l’individu, et brise les formes et substances.


[Extraits de Lucrèce II 125-130. 133-141. 157-162. 177-181. 185 sq.]


[Le Clinamen]


La declinatio atomorum a via recta (déviation des atomes de la ligne droite) est une des conséquences les plus profondes de la philosophie épicurienne, elle est fondée dans sa marche la plus intime. Cicéron peut bien en rire, la philosophie lui est chose aussi étrangère que le président des États libres de l’Amérique du Nord.

La ligne droite, la direction simple, est la suppression de l’être pour soi immédiat, du point ; elle est le point supprimé. L’atome, l’atome ponctuel, qui exclut de soi l’être-autre, est l’être pour soi absolu et immédiat ; il exclut donc la direction simple, la ligne droite, il dévie d’elle. Il démontre que sa nature n’est pas la spatialité, mais l’être pour soi. La loi qu’il suit est une autre loi que celle de la spatialité.

La ligne droite n’est pas seulement l’être-supprimé du point, elle est aussi son être-là. L’atome est indifférent à la largeur de l’être-là ; il ne se sépare pas en différences qui soient ; mais il n’est pas non plus le pur être, l’immédiat, qui, pour ainsi dire, n’est pas jaloux de son être ; il est, au contraire, directement opposé à l’être-là, il se ferme sur lui-même en s’opposant à lui ; en langage concret, il dévie de la ligne droite.

L’atome dévie de sa présupposition, se soustrait à sa nature qualitative et démontre ainsi que cet acte de se soustraire, cet être-refermé-sur-soi, privé de présupposition et de contenu, est pour l’atome lui-même, que c’est ainsi qu’apparaît sa qualité propre : de la même façon, toute la philosophie épicurienne dévie de ses présuppositions ; ainsi, par exemple, le plaisir n’est que la déviation hors de la douleur, il dévie de l’état où l’atome apparaît comme quelque chose de différencié, étant là, entaché d’un non-être et de présupposition[197].

Que cette douleur existe cependant, que ces présuppositions dont on dévie soient pour l’individu, c’est la finitude de cet individu et ce qui fait sa fortuité. À la vérité, nous découvrons déjà que cette présupposition est pour l’atome, car il ne dévierait pas de la ligne droite si elle n’était pas pour lui. Mais cela tient à la situation de la philosophie d’Epicure : elle cherche l’absence de présupposition dans le monde de la présupposition substantiale, ou, en langage logique : comme l’être pour soi est son principe exclusif et immédiat, elle a immédiatement en face d’elle l’être-là, elle n’a pas surmonté logiquement cet être-là. C’est ainsi qu’on dévie du déterminisme en élevant au rang de loi le hasard, la nécessité, l’arbitraire ; le Dieu dévie du monde, le monde n’est pas pour lui, et c’est pour cela qu’il est Dieu.

On peut donc dire que la declinatio atomi a recta via (déclinaison de l’atome de la ligne droite) est la loi, le pouls, la qualité spécifique de l’atome ; c’est pourquoi la doctrine de Démocrite est une philosophie tout à fait différente, non une philosophie du temps comme l’était celle d’Epicure.

quod nisi decinare solerent, omnia deorsum,
… codèrent perinane projundum,
nec offensus natus nec plaga creata
principiis : ita nihil umquam natura creasset[198]

[Lucr. II 221 sqq.]

Tandis que le monde se crée, tandis que l’atome se rapporte à soi, c’est-à-dire à un autre atome, son mouvement n’est pas celui que soumet un être autre, celui de la ligne droite, mais celui qui en dévie, celui qui se rapporte à lui-même. Représenté matériellement, l’atome ne peut se rapporter qu’à l’atome, chacun des atomes déviant de la ligne droite.


[Extraits de Lucrèce II 243-245. 251-258. 281 sq.]


La declinatio a recta via est l’arbitrium (détermination arbitraire, puissance, choix libre), la substance spécifique, la véritable qualité de l’atome. [Extraits de Lucrèce II 284-293.]

Cette declinatio, ce clinamen n’est ni regione loci certa, ni tempore certo (déterminé ni selon le lieu ni selon le temps), il n’est pas une qualité sensible, il est l’âme de l’atome.

Dans le vide, la différence de poids disparaît, car elle n’est pas une condition extrinsèque du mouvement, mais le mouvement lui-même étant-pour-soi, immanent, absolu.


[Extrait de Lucrèce II 235-239.] Lucrèce le fait prévaloir contre le mouvement limité par des conditions sensibles.


[Extrait de Lucrèce II 230-234. 277-280]

Cette potestas (puissance, possibilité), ce declinare (déclinaison, déviation) est l’obstination, l’entêtement de l’atome, son quidam in pectore (le cœur) ; elle n’indique pas son rapport au monde, comme elle indique le rapport du monde mécanique brisé en deux à l’individu singulier.

De même que Jupiter a grandi parmi les danses guerrières déchaînées des Quirites, de même ici le monde grandit au milieu de la lutte tumultueuse des atomes.

Lucrèce est l’authentique poète épique romain, car il chante la substance de l’esprit romain. Au lieu des figures sereines, fortes, toutes d’une pièce d’Homère, nous avons ici des héros solides, à l’armure impénétrable, auxquels manquent toutes les autres propriétés ; nous avons la guerre de tous contre tous, la forme pleine de raideur de l’être pour soi, une nature divinisée et un dieu naturalisé.


[Les qualités extérieures de l’atome]


Nous en venons maintenant à la détermination des qualités extérieures de l’atome ; leur qualité spécifique, intérieure et immanente, mais qui est plutôt leur substance, nous l’avons examinée. Ces déterminations sont très faibles chez Lucrèce, et c’est en général une des parties les plus difficiles et les plus arbitraires de la philosophie d’Epicure dans son ensemble.


[Extraits de Lucrèce II 284-303. 308-316. 333-343. 479-499. sur le mouvement et la figure des atomes]

Cette proposition d’Epicure que la figurarum varietas (variété des figures) n’est pas infinita (infinie), mais que les corpuscula ejusdem figurae infinita sint, e quorum perpetuo concursu mundus perfectus est usque gignuntur[199], est la considération la plus importante et la plus immanente de la position qu’occupent les atomes par rapport à leurs qualités, c’est-à-dire par rapport à eux-mêmes en tant qu’ils sont les principes d’un monde.


[Extraits de Lucrèce II 507-510. 512-514. 522-527]


La distance, la différence des atomes est finie ; si on ne l’acceptait pas comme finie, les atomes seraient en eux-mêmes médiatisés, ils contiendraient en eux une diversité idéale. L’infinité des atomes comme répulsion, comme rapport négatif à soi, engendre un nombre infini d’atomes semblables, quae similis sint infinitas[200] [Lucrèce II 526 sq.], leur infinité n’a rien à voir avec leur différence qualitative. Si l’on accepte l’infinité de l’être-différencié de la forme de l’atome, chaque atome contient en soi l’autre qui est supprimé en lui, et il se trouve dans ce cas des atomes qui représentent toute l’infinité du monde, comme les monades de Leibniz.


[Extraits de Lucrèce II 567 sq. 573-580. 586-588. 646-651 796. 842-846. 861-864. 967-974. 980-982 ; III 179-182. 186 sq. 193 à 195. 201 sq. 229-234. 237-244. 256 sq. 867-869]

On peut dire que dans la philosophie épicurienne l’immortel est la mort. L’atome, le vide, le hasard, l’arbitraire, la composition sont en soi la mort.


[Extraits de Lucrèce III 888-893. 1053-1059]


[Parallèle entre les Épicuriens, les Piétistes et les Supranaturalistes]


Il est connu que chez les épicuriens, le hasard est la catégorie souveraine. Il s’ensuit nécessairement que l’idée n’est considérée que comme un état ; l’état est la persistance en soi fortuite. La catégorie la plus intime du monde, l’atome, sa connexion, etc., a, de ce fait, glissé au loin, est considérée comme un état passé. On trouve la même chose chez les piétistes et les supranaturalistes. La création du monde, le péché originel, la rédemption, toutes ces choses et leurs déterminations dévotes comme le paradis, etc., ne sont pas une détermination éternelle de l’idée, déliée de toute temporalité immanente, mais un état. De même qu’Épicure transporte l’idéalité de son monde, le vide, hors de ce monde, dans la création du monde, de même le supranaturaliste incarne l’absence de présupposition, l’idée du monde dans le paradis.


[Extraits du Ve cahier].


[D’après l’édition MEGA, il n’est resté de ce Ve cahier que la moitié des pages. Elles ne contiennent presque que des extraits : Sen. ep. 9, 1 ; 9, 20 ; 79, 15 ; de otio VII 3 (ou 32, 11) ; ep. 66, 18 ; 67 ; 66, 45. 47 ; 21, 9-11 ; de const. sap. XV 4 ; ep. 24, 22-23 ; de vita beata XIII 1-2 ; ep. 107, 1 ; 9, 20 ; 81, 11 ; 52, 3, 4 ; 18, 9-10 ; 21, 7-8 (se reporter à Stob., flor. XVII 23) ; 12, 10 ; 13, 16-17 ; 14, 17 ; 16, 7 ; 17 ; 11 ; 18, 14-15 ; 19, 10 ; 22, 15 ; 23, 9 ; 25, 4 ; 110 ; 26, 8 ; 27, 9 ; 28, 9 ; 7, 11 ; 8, 7 ; 6, 6 ; 97, 13 ; 22, 5-6 ; de benef. IV 19. Stob., Ecl. I, VI 17 c (§ 206) ; VIII 40 b (§ 252) ; X 14 (§ 306) ; XIV 1 sq. (§ 346) ; XVI 1 (§ 366) ; XVIII 1 a (§ 380). 4 a (§ 388) ; XIX 1 (§ 394) (cf. Diog. X 40) ; XX 1 sq. (§ 418) ; XXI 3 c (§ 442) ; XXII 1 e (§ 490)]. MEGA : Marx remarque ; le passage suivant de Stobée, qui n’appartient pas à Épicure, fait peut-être partie des choses les plus sublimes [XXI 9 (§ 480) ; XXII 3 a (§ 496) ; XXII 3 b-c (§ 496-498) ; XXIV 10 (§ 514) ; XXV 3 f (§ 530-532)]. Plus que le passage cité par Schaubach, celui que j’ai cité plus haut (Stob., Eclog. phys. L. I p. 5) [I 29 b (§ 66)] semble sanctionner le point de vue qui distingue deux sortes d’atomes, quand sont alléguées comme principes immortels, à côté des atomes et du vide, les ὁμοιότητες (ressemblances) qui ne sont pas les εἴδωλα (images), mais que cette phrase explique : αἱ δὲ λέγονται ὁμοιομέρειαι καὶ στοιχεῖα[201] ; ce sont là les atomes qui sont à la base du phénomène, en tant qu’éléments sans homéoméries, qui possèdent des propriétés des corps à la base desquels ils sont. En tout cas, c’est faux. De même, Métrodore allègue comme cause αἱ ἄτομοι καὶ στοιχεῖα[202]. L. I p. 52 [XXII 3 a (§ 496)]


[Extraits de Clem Al. strom. VI 2 ; V 14 ; II 2 ; II 21. 22 ; IV 22 ; II 4. 23 ; I 15 ; IV 8 ; V 9]


D’après Clément d’Alexandrie, l’apôtre Paul visait Épicure quand il dit [nous donnons le passage — I 11, 50, 5 sq. — aussitôt en traduction] : « et encore : « Prenez garde » à ce qu’il n’y ait personne qui fasse de vous son butin par la philosophie et la doctrine vide et pompeuse qui s’inspirent de la tradition humaine, conformes aux éléments du monde et non au Christ. » Par ces paroles, il (l’apôtre Paul) n’injurie pas toutes les philosophies, mais la philosophie épicurienne, à laquelle il s’en est pris également dans les Actes des apôtres, celle qui supprime la Providence et divinise le plaisir, celle qui a autrefois rendu honneur aux éléments sans placer au-dessus d’eux la cause créatrice, sans avoir fait apparaître le créateur du monde. » D’accord : les philosophes ont été rejetés parce qu’ils ne déliraient pas à propos de Dieu. On comprend maintenant mieux le passage, et on sait que Paul a visé tous les philosophes.


[Extraits Sen. nat. quaest. VI 20, 5-7 ; de otio cap. 30 ; de vita beata 12, 4-5 ; 18, 1 ; de benef. IV 2, 1 ; de vita beata 11, 2 ; de benef. IV 13, 1-2 ; ep. 72, 9 ; 89, 11 ; ludus de morte VIII 1 ; ep. 68, 10 ; 24, 18. Stob. flor. XVII 22.23 ; XVI 29 ; XVII 33. 34 ; XLI de republica (non établi) CXVII de morte (non établi) ; XVII 29 ; XXIX 79 ; VI 57 ; VI de in temparantia (non établi) ; ecl. I, I 29 b (§ 66)]


[Extraits du VIe cahier.]


[MEGA : la couverture du VIe cahier manque]


[Extraits de Lucrèce IV 30-32. 52-55. 191-198. 216-238. 251 à 255. 279-288 ; V 95 sq. 108 sq. 240-246. 306-310. 351-363. 373-375. 1169-1182]


[Points nodaux dans le développement de la philosophie]


Le νοῦς d’Anaxagore entre en mouvement chez les sophistes (le νοῦς y devient réellement le non-être du monde) et ce mouvement démonique immédiat comme tel s’objective dans le Δαιμόνιον de Socrate ; de même, le mouvement pratique de Socrate se transforme encore pour devenir chez Platon un mouvement universel et idéel, et le νοῦς s’élargit aux dimensions d’un royaume des idées. Chez Aristote, de nouveau, ce processus est conçu en vue de la singularité, mais qui maintenant est la singularité réelle et conceptuelle.

De même qu’il y a dans la philosophie des points nodaux qui relèvent en elle-même au concret, saisissent les principes abstraits dans une totalité, et brisent ainsi le fil de la ligne droite, il y a aussi des moments où la philosophie tourne son regard vers le monde extérieur, ne cherche plus à le concevoir, mais noue pour ainsi dire, comme une personne en chair et en os, des intrigues avec lui, sort du royaume transparent de l’Amenthès[203] pour se jeter dans les bras de la sirène du monde. C’est le temps du carnaval de la philosophie ; qu’elle se glisse dans une peau de chien comme le cynique, ou dans une soutane comme l’alexandrin, ou encore dans une vaporeuse robe printanière comme l’épicurien. Il lui est alors essentiel de porter des masques de personnages. On nous raconte que Deucalion, lors de la création de l’homme, lança des pierres derrière lui ; ainsi la philosophie lance ses yeux derrière elle (le squelette de sa mère est fait d’yeux brillants)[204], quand son cœur est devenu assez fort pour créer un monde ; mais de même que Prométhée[205], ayant dérobé le feu du ciel, se met à bâtir des maisons et à s’installer sur la terre, la philosophie, qui s’est élargie aux dimensions du monde, se tourne vers le monde des phénomènes. Ainsi de nos jours la philosophie de Hegel.

Tandis que la philosophie s’est enfermée dans un monde achevé, total (la déterminité de cette totalité a sa condition dans le développement de cette totalité en général ; elle est aussi la condition de la forme qui reçoit le mouvement dans lequel cette totalité se renverse en un rapport pratique à la réalité), c’est la totalité du monde qui se trouve en elle-même scindée (dirimée) et cette scission est portée à son plus haut point, car l’existence spirituelle est devenue libre et s’est enrichie jusqu’à être universelle. Le battement de son cœur est en lui-même devenu la différence, d’une manière concrète qui est l’organisme tout entier. La scission du monde n’est pas causale, s’il est vrai que ses côtés sont des totalités. Le monde est donc un monde déchiré qui fait face à une philosophie en soi totale. Le phénomène de l’activité de cette philosophie est donc aussi un phénomène déchiré et contradictoire ; son universalité objective se renverse dans des formes subjectives de la conscience singulière dans lesquelles il est vivant. Des harpes ordinaires font entendre leurs sons sous toutes les mains, mais les harpes éoliennes ne jouent que lorsque la bourrasque les frappe. On ne doit pourtant pas se laisser tromper par l’ouragan qui suit une grande philosophie, une philosophie du monde.

Qui ne reconnaît pas cette nécessité historique est logiquement contraint de nier qu’en général, après une philosophie totale quelle qu’elle soit, des hommes puissent encore vivre, ou alors il doit tenir la dialectique de la mesure comme telle pour la plus haute catégorie de l’esprit qui se sait, et affirmer avec quelques-uns de nos hégéliens qui comprennent mal Hegel que la médiocrité est le phénomène normal de l’esprit absolu. Mais une médiocrité qui se donne pour le phénomène régulier de l’absolu est elle-même tombée dans l’absence de mesure, en l’espèce la démesure dans la prétention. Sans cette nécessité, on ne saurait concevoir la venue au jour, après Aristote, d’un Zenon, d’un Epicure, voire d’un Sextus Empiricus, et après Hegel celle des pauvres tentatives, pour la plupart sans fondement, des philosophes récents.

Les êtres de demi-mesure ont, à de telles époques, le point de vue inverse des capitaines tout d’une pièce. Ils croient pouvoir réparer le dommage en diminuant les forces, en les éparpillant, en signant un traité de paix avec les nécessités réelles, tandis que Thémistocle, quand Athènes fut menacée d’être dévastée, poussa les Athéniens à l’abandonner tout à fait, et à fonder sur mer, sur un autre élément, une nouvelle Athènes.

Nous ne devons pas non plus oublier que l’époque qui suit de telles catastrophes est une époque de fer, heureuse quand des combats de titans la marquent, lamentable quand elle ressemble aux siècles qui suivent clopin-clopant de grandes époques artistiques, car ces siècles se contentent de mouler dans la cire, le plâtre et le cuivre ce qui a jailli du marbre de Carrare, tout comme Pallas Athéna de la tête de Zeus, le père des dieux. Mais elles sont titanesques, ces époques qui succèdent à une philosophie totale en soi et à ses formes de développement subjectives, car gigantesque est la dissension qui est leur unité. Ainsi vient Rome après les philosophies stoïcienne, sceptique, épicurienne. Ces philosophies sont malheureuses et leur existence est dure, car leurs dieux sont morts et la nouvelle déesse a encore immédiatement la figure sombre du destin, de la pure lumière ou des pures ténèbres. Les couleurs du jour lui manquent encore. Mais le noyau intime du malheur est que l’âme de l’époque, la monade spirituelle, qui se suffit à elle-même et est figurée, à tous les points de vue, idéalement en elle-même, ne doit ensuite reconnaître aucune réalité qui ait été achevée sans elle. La chance dans un tel malheur est donc la forme subjective, la modalité dans laquelle la philosophie comme conscience subjective se rapporte à la réalité effective.

Ainsi par exemple, les philosophies épicurienne et stoïcienne furent le bonheur de leur époque ; le papillon de nuit, quand le soleil universel s’est couché, cherche la lueur de la lampe du privé.

L’autre côté de la question, qui pour l’historien de la philosophie est le plus important, est que ce renversement accompli par les philosophes, leur transsubstantiation en chair et en sang est distincte selon la déterminité que porte en elle, comme la marque de sa naissance, une philosophie en soi totale et concrète. C’est en même temps une réplique à l’usage de ceux qui, sous le prétexte que Hegel tenait la condamnation de Socrate pour juste, c’est-à-dire pour nécessaire, et que Giordano Bruno dut expier sa flamme spirituelle dans les flammes et la fumée de son bûcher, en concluent dans leur partialité que, pour prendre un exemple, la philosophie hégélienne a prononcé elle-même sa propre condamnation. Mais il est important, au point de vue philosophique, d’insister sur ce point, car, à partir de la manière spécifique dont s’effectue ce renversement, on peut faire retour sur la déterminité immanente et sur le caractère qui définit dans l’histoire mondiale le cours d’une philosophie. Ce qui se présentait auparavant comme croissance est maintenant devenu déterminité, ce qui était négativité en soi est devenu négation. Nous voyons ici pour ainsi dire le curriculum vitae d’une philosophie réduit à sa plus simple expression et à la pointe subjective, de même qu’à partir de la mort d’un héros, on peut conclure sur l’histoire de sa vie. Le fait que je tienne le rapport au monde de la philosophie épicurienne pour une telle forme de la philosophie grecque peut me justifier en même temps de ne pas mettre en tête de la philosophie d’Epicure, comme conditions inhérentes à la vie, des moments tirés des philosophies grecques précédentes, mais de conclure plutôt rétrospectivement sur ces philosophies à partir de cette dernière, et ainsi de la laisser exprimer elle-même sa position propre.


[Sur la forme subjective de la philosophie platonicienne, critique de l’écrit de Baur :
l’Elément chrétien dans le platonisme]


Pour déterminer en quelques traits de manière encore plus précise la forme subjective de la philosophie platonicienne, je vais considérer d’assez près quelques vues de M. le Professeur Baur, tirées de son écrit : « l’Elément chrétien dans le platonisme ». Nous obtiendrons ainsi un résultat, en éclairant du même coup des points de vue contradictoires.

« L’Elément chrétien du platonisme, ou Socrate et le Christ  », de D. F. C. Baur, Tubingen, 1837.

Baur dit page 24 :

« La philosophie socratique et le christianisme sont par conséquent l’un à l’autre, considérés dans ce point de départ qui est le leur, comme sont la connaissance de soi et la reconnaissance des péchés. »

Il nous semble que la comparaison de Socrate et du Christ présentée ainsi prouve le contraire direct de ce qui doit l’être, le contraire d’une analogie entre Socrate et le Christ. Connaissance de soi et reconnaissance de ses péchés sont sans nul doute comme l’universel et le particulier, comme la philosophie et la religion. Tout philosophe occupe cette position, qu’il appartienne à l’ancien temps ou à l’époque moderne. Ce serait plutôt la séparation éternelle de deux domaines que leur unité, séparation qui est sans doute aussi un rapport, car toute séparation est séparation d’une unité. Cela voudrait seulement dire que le philosophe Socrate est au Christ comme un philosophe à un professeur de religion. On a beau introduire une ressemblance, une analogie entre la grâce et l’art de l’accoucheuse, l’ironie, que pratique Socrate, cela ne fait que porter à l’extrême la contradiction et non l’analogie. L’ironie socratique, telle que la conçoit Baur et telle qu’on l’a comprise avec Hegel, c’est-à-dire le piège dialectique qui fait tomber le sens commun non pas dans un accroissement de savoir bien confortable, mais dans la vérité qui lui est à lui-même immanente, en le faisant sortir de son encroûtement dans le divers, cette ironie n’est rien d’autre que la forme de la philosophie telle qu’elle se rapporte subjectivement à la conscience commune. Le fait qu’elle a en Socrate la forme d’un homme, d’un sage ironique, découle du caractère fondamental de la philosophie grecque et de son rapport spécifique à la réalité : chez nous, c’est Frédéric Schlegel qui a enseigné l’ironie comme formule universelle immanente, pour ainsi dire comme philosophie. Mais, selon l’objectivité, selon le contenu, c’est aussi bien Héraclite, qui non seulement méprise le sens commun mais le déteste, c’est même Thalès qui enseigne que toute chose se compose d’eau, alors que tout Grec savait qu’il ne pouvait pas vivre d’eau, c’est Fichte avec son moi créateur du monde, alors que même Nicholaï reconnaissait qu’il ne pouvait pas créer un monde, ce sont tous les philosophes qui font valoir l’immanence contre la personne empirique, qui sont des ironistes.

Dans la grâce, par contre, ce n’est pas seulement le sujet qui, grâcié, en vient à reconnaître ses péchés, mais c’est aussi celui qui grâcie et celui qui s’élève au-dessus de la reconnaissance des péchés, qui sont des personnes empiriques.

Si donc il y a ici une analogie entre Socrate et le Christ, ce ne peut être que celle-ci : Socrate est la philosophie personnifiée, le Christ est la religion personnifiée. Mais il ne s’agit pas ici d’un rapport universel entre la philosophie et la religion ; la question est au contraire de savoir comment la philosophie incarnée se rapporte à la religion incarnée. Qu’elles se rapportent l’une à l’autre, c’est une vérité très vague, ou plutôt la condition universelle de la question, et non le fondement particulier de la réponse. Dans ce désir de démontrer l’élément chrétien chez Socrate, le rapport des personnalités en présence, le Christ et Socrate, ne reçoit pas de détermination plus précise que celle qui en fait le rapport d’un philosophe à un professeur de religion en général ; or, la même vacuité éclate quand on met en rapport d’une part la structure universelle éthique de l’idée socratique, l’Etat platonicien, avec la structure universelle de l’idée, d’autre part le Christ comme individualité historique avant tout avec l’Eglise.

< On passe aussi sur un point de détail important : la République de Platon est un produit de sa propre activité créatrice, alors que l’Eglise est, par contre, quelque chose de totalement différent du Christ. En même temps [?], la République platonicienne est [?] >


Si le jugement de Hegel, que Baur accepte, est juste, jugement selon lequel Platon, dans sa République, a fait prévaloir la susbstantialité grecque contre le principe naissant de la subjectivité, alors le Christ est diamétralement opposé à Platon, parce que le Christ faisait prévaloir ce moment de la subjectivité contre l’Etat existant, qu’il décrivait comme une chose purement terrestre et donc profane. Le fait que la République de Platon resta un idéal, tandis que l’Eglise chrétienne atteignait la réalité n’était pas encore la vraie différence ; au contraire, ce rapport s’inversa dans le fait que l’idée platonicienne poursuivit son chemin comme réalité, tandis que l’idée chrétienne la précéda.

Bref, il serait beaucoup plus exact de dire qu’il y a des éléments platoniciens dans le christianisme que des éléments chrétiens dans le platonisme, étant donné surtout que les plus anciens pères de l’Église proviennent historiquement, pour une part, de la philosophie platonicienne, par exemple Origène, Hérennius. Il est important au point de vue philosophique que, dans la République de Platon, la première place soit celle des savants ou des sages. Il en va de même pour le rapport des idées platoniciennes au Logos chrétien (p. 38), pour le rapport de la réminiscence platonicienne à la rénovation chrétienne de l’homme par laquelle il revient à son image éternelle (p. 40), pour la chute platonicienne des âmes et la chute dans le péché des chrétiens, qui est un mythe de la préexistence de l’âme (p. 43).

Rapport du mythe à la conscience platonicienne, migration platonicienne des âmes, connexion avec les astres.

Baur dit page 83 :

« Dans aucune autre philosophie de l’antiquité, la philosophie ne porte autant en elle le caractère de la religion que dans le platonisme. »

Cela doit aussi ressortir du fait que Platon définit le « devoir de la philosophie » (p. 86) comme une λύσις (libération), une χωρισμός (séparation, délivrance), une ἀπαλλαγή (séparation) de l’âme à l’égard du corps, comme une mort et une μελετᾶν ἀποθνήσκειν (préparation à la mort).

« Que cette force de rédemption soit encore et toujours attribuée en dernière instance à la philosophie est évidemment le caractère unilatéral du platonisme. » (p. 89.)

D’un côté, on pourrait accepter le jugement de Baur, qu’aucune philosophie de l’antiquité ne porte davantage le caractère de la religion que celle de Platon. Mais la signification n’en serait que celle-ci : aucun philosophe n’a enseigné la philosophie avec plus d’enthousiasme religieux, pour aucun philosophe la philosophie n’avait davantage la détermination et la forme d’un culte religieux. En ce qui concerne les philosophes plus intensifs comme Aristote, Spinoza, Hegel, leur comportement lui-même avait une forme plus universelle, moins plongée dans le sentiment empirique ; mais c’est pour cela que l’enthousiasme d’Aristote, quand il glorifie la θεωρία (contemplation) comme ce qu’il y a de meilleur (τὸ ἥδιστον καὶ ἄριστον, le plus agréable et le meilleur), ou quand il admire la raison de la nature dans le traité περὶ τῆς φύσεως ζωϊκῆς (de animante natura) [Arist. de partibus animalium 645 a], et plus récemment l’enthousiasme de Spinoza, quand il parle de la contemplation sub specie aeternitatis (au regard de l’éternité), de l’amour de Dieu, ou de la libertas mentis humanae (liberté de l’esprit humain), ou encore l’enthousiasme de Hegel quand il développe la réalisation éternelle de l’idée, le grand organisme de l’univers des esprits, sont plus solides, plus chaudes, plus bienfaisantes à l’esprit universel formé par la culture ; c’est aussi pour cela que ces enthousiasmes, une fois consumés, deviennent le pur feu idéal de la science, alors que celui de Platon parvenait à l’extase comme à son plus haut sommet. C’est pourquoi l’inspiration de Platon ne fut que la bouillote d’esprits singuliers, tandis que celles-ci furent le spiritus animant des développements de l’histoire mondiale.

Si donc on peut aussi, d’un autre côté, admettre que dans la religion chrétienne précisément, qui représente le plus haut point du développement religieux, il doit se trouver plus de résonances évoquant la forme subjective de la philosophie platonicienne que celle des autres philosophies antiques, on doit aussi bien affirmer inversement pour la même raison que dans aucune philosophie l’antithèse entre le religieux et le philosophique ne saurait s’exprimer plus clairement, parce qu’ici la philosophie apparaît dans la détermination de la religion, alors que chez Platon la religion apparaît dans la forme de la philosophie.

En outre, les jugements de Platon concernant le salut de l’âme, etc., ne prouvent absolument rien, car tout philosophe veut délivrer l’âme de ses limites empiriques ; ce qui est ici analogue avec la religion serait seulement le manque de philosophie qui consiste à considérer cette rédemption comme le but de la philosophie, tandis qu’elle n’est que la condition du salut de la philosophie, que le commencement du commencement.

Enfin, ce n’est pas un défaut de Platon, une unilatéralité d’attribuer cette force de rédemption en dernière instance à la philosophie : c’est l’unilatéralité qui en fait un philosophe et non un professeur de croyance. Ce n’est pas une unilatéralité de la philosophie de Platon, mais ce par quoi elle est, elle et elle seule, philosophie. Elle est ce par quoi Platon supprime à nouveau la formule qu’on vient de blâmer d’une mission de la philosophie qui ne serait pas la philosophie elle-même.

« Ici donc, dans le désir de donner à ce qui est connu au moyen de la philosophie une base indépendante de la subjectivité de l’individu singulier, se trouve aussi la raison pour laquelle Platon, au moment précis où il développe des vérités qui ont le plus haut intérêt moral et religieux, les présente aussitôt sous une forme mythique. » (p. 94.)

Il reste à savoir si de cette manière on a déterminé quoi que ce soit. Le noyau implicite de cette réponse n’est-il pas la question demandant la raison de cette raison ? On se demande, en effet, pourquoi Platon éprouve le désir de donner à ce qui est connu par la philosophie un statut positif, avant tout mythique ? Un tel désir est la chose la plus extraordinaire qui puisse être dite par un philosophe, quand il trouve la puissance objective non dans son système lui-même, dans la puissance éternelle de l’idée. C’est pourquoi Aristote dit que créer des mythes, c’est créer des sentences.

Sur un plan extérieur, nous pouvons trouver la réponse à cette question dans la forme subjective du système platonicien, la forme du dialogue, et dans l’ironie. Ce qui est jugement d’un individu et se fait prévaloir comme tel, en opposition à des opinions ou à des individus, a besoin d’un point d’appui grâce auquel l’incertitude subjective devienne la vérité objective.

Mais la question se pose en outre de savoir pourquoi cette création de mythes se trouve dans les dialogues qui développent de préférence des vérités d’ordre moral et religieux, tandis que le Parménide, qui est purement métaphysique, en est exempt. On se demande pourquoi le fondement positif est un fondement mythique, un fondement qui s’appuie sur des mythes.

Et c’est ici l’instant critique où l’œuf tressaute avant l’éclosion. Dans les développements de questions déterminées, morales, religieuses, ou même portant sur la philosophie de la nature comme dans le Timée, Platon ne se montre pas à la hauteur avec son interprétation négative de l’absolu ; là, il ne suffit pas de tout noyer au sein d’une de ces nuits où, comme dit Hegel, toutes les vaches sont noires ; c’est alors que Platon empoigne l’interprétation positive de l’absolu, et la forme essentielle de cette interprétation, fondée en elle-même, est le mythe et l’allégorie. Là où l’absolu se tient d’un côté et la réalité positive limitée de l’autre, et où on doit pourtant maintenir le positif, ce positif devient le médium à travers lequel la lumière absolue perce, la lumière absolue éclate en un fabuleux jeu de couleurs, et le fini, le positif indique autre chose que lui-même, il a en lui une âme pour laquelle ce changement en chrysalide est un sujet d’émerveillement ; le monde entier est devenu un monde des mythes. Toute figure est une énigme. Ce phénomène s’est répété aussi à l’époque moderne, conditionné par une loi semblable.

Cette interprétation positive de l’absolu et son vêtement mythico-allégorique sont la source jaillissante, la pulsation de la philosophie de la transcendance, d’une transcendance qui a un rapport essentiel à l’immanence en même temps qu’elle la déchire essentiellement. Ici, sans doute, la philosophie platonicienne s’apparente à toute religion positive et surtout à la religion chrétienne qui est la philosophie achevée de la transcendance. Voilà donc un des points de vue d’où on peut effectuer un rattachement plus profond du christianisme historique à l’histoire de la philosophie ancienne. À cette interprétation positive de l’absolu est lié le fait que pour Platon un individu comme tel, Socrate, est le miroir, pour ainsi dire le mythe de la sagesse, et le fait qu’il le nomme le philosophe de la mort et de l’amour. On ne dit pas ainsi que Platon a dépassé le Socrate historique. L’interprétation positive de l’absolu est liée au caractère subjectif de la philosophie grecque et à la détermination du sage.

Mort et amour sont le mythe de la dialectique[206] négative[207], car la dialectique est la lumière intérieure dans sa simplicité, l’œil pénétrant de l’amour, l’âme intérieure qui n’est pas étouffée par le corps de la scission matérielle, le lieu intérieur de l’esprit. Le mythe de la dialectique est donc l’amour ; mais la dialectique est aussi le fleuve qui arrache, qui brise les multiples et leur limite, qui renverse les figures autonomes, noyant tout dans la mer unique de l’éternité. Son mythe est donc la mort.

La dialectique est donc la mort ; mais elle est en même temps le véhicule de la vie jaillissante, de l’épanouissement dans les jardins de l’esprit, l’écume que laissent, dans la coupe bouillonnante, des soleils ponctuels d’où surgit la fleur d’un des feux de l’esprit. C’est pour cela que Plotin l’appelle moyen pour ἄπλωσις (simplicité) de l’âme, pour l’union immédiate avec Dieu, expression qui unit les deux aspects, et rassemble la θεωρία (contemplation) d’Aristote avec la dialectique de Platon. Mais comme ces déterminations sont chez Platon et Aristote pour ainsi dire prédéterminées, et ne sont pas développées selon une nécessité immanente, leur enfoncement dans la conscience empiriquement singulière apparaît chez Platon comme un état, l’état de l’extase.


[Contre la conception de l’atomisme professée par Ritter]


Ritter (dans son Histoire de la philosophie et de l’antiquité, première partie, Hambourg, 1829) parle avec une certaine préciosité répugnante de moralisme de Démocrite et de Leucippe, bref de la doctrine atomiste (il fait de même à propos de Protagoras, Gorgias, etc.). Il n’y a rien de plus facile que de s’octroyer en toute matière la jouissance de son excellence morale ; mais surtout à propos des morts. Même le savoir étendu de Démocrite devient l’objet d’un reproche moraliste (p. 563) ; on dit de ce savoir que l’élan du discours qui feint une haute inspiration devait « trancher » sur les sentiments bas qui sont à la base de son point de vue de la vie et du monde (p. 564). Cela ne doit pas être une remarque historique ! Pourquoi y aurait-il eu, justement, à la base de sa conception, ces sentiments, et non plutôt inversement le mode spécifique de sa conception et de son intelligence du monde à la base de ces sentiments ? Non seulement le dernier principe est plus historique, mais c’est aussi le seul qui donne à l’examen des sentiments d’un philosophe le droit de prendre place dans l’histoire de la philosophie. C’est là que nous voyons ce qui s’est exposé à nous comme système dans la figure d’une personnalité spirituelle ; nous voyons pour ainsi dire le démiurge vivant au milieu de son monde.

« De même teneur est aussi le principe de Démocrite selon lequel on devrait accepter un originel, non devenu, car le temps et l’infini ne sont pas devenus, si bien que chercher leur fondement reviendrait à chercher le commencement de l’infini. On ne peut voir ici qu’un refus sophistique de la question de la cause première de la totalité des phénomènes. » (p. 567.)

Je ne peux voir dans cette explication de Ritter qu’un refus moraliste de la question de la raison de cette définition de Démocrite ; l’infini est placé, en tant que principe, dans l’atome. Cela réside dans sa détermination. Demander une raison pour cette détermination serait évidemment supprimer détermination conceptuelle de l’atome.

« Démocrite n’attribue aux atomes qu’une qualité physique, la pesanteur… on peut ici aussi reconnaître encore l’intérêt mathématique qui cherche à sauver la possibilité d’appliquer la science mathématique au calcul du poids. » (p. 568.)

« Les atomistes dérivaient donc aussi le mouvement de la nécessité, en pensant cette nécessité comme l’absence de raison du mouvement qui retourne à l’indéterminé. » (p. 570.)


[Extraits de Sext. Emp. adv. dogm. III 19-21. 25. 28. 71-72 ; Pyrrh. hyp. III 218 ; adv. dogm. IV 219-221. 240-241. 244.]


[Le jugement de Hegel sur la philosophie épicurienne de la nature]


Si maintenant, d’après Hegel non plus (voir les Œuvres complètes, volume 14, p. 492), il n’y a pas de grande louange à adresser à la philosophie épicurienne de la nature, si l’on fait prévaloir le gain objectif comme critère du jugement critique, il faut, de l’autre côté, selon lequel certains phénomènes historiques ne méritent pas une telle louange, admirer la logique ouverte, authentiquement philosophique, qui étale dans toute leur ampleur les inconséquences de son principe en elles-mêmes. Les Grecs resteront éternellement nos maîtres à cause de cette naïveté grandiose et objective qui fait briller chaque chose dans sa nudité, dans la pure lumière de sa nature, même si cette lumière est obscurcie. C’est surtout notre époque qui a avant tout produit, même dans la philosophie, des phénomènes coupables, entachés du plus grand péché, le péché contre l’esprit et la vérité, tandis que se loge une intention cachée derrière le jugement et un jugement caché derrière la chose.


SCHEMA DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE
[DE HEGEL]


[Première version]


A. — Classification générale (§ 252).


L’idée en tant que nature est :

1) Dans la détermination de l’extériorité réciproque, de la singularisation abstraite[208], hors de laquelle l’unité de la forme, cette forme en tant que forme idéelle n’étant qu’en soi[209], est la matière et son système idéel. La mécanique. Nature universelle[210].

2) Dans la détermination de la particularité, si bien que la réalité est établie avec une détermination formelle immanente et une différence existant en elle, un rapport de réflexion, dont l’être en soi est l’ individualité naturelle[211].

3) Nature singulière [ne se trouve pas chez Hegel]. Détermination de la subjectivité, dans laquelle les différences réelles de la forme sont ramenées tout aussi bien à l’unité idéelle qui s’est trouvée elle-même et est pour soi. Organique (232-233).


I. — MECANIQUE


A. — La mécanique abstraite universelle


a) [§ 254] L’espace. La continuité immédiate, sont en tant qu’extérieurs :

a) [§ 255] Les dimensions : hauteur, longueur et largeur.
b) [§ 256] Point, ligne et surface : d’un côté une déterminité à l’égard de la ligne et du point, d’autre part en tant que rétablissement de la totalité spatiale : surface encerclante qui sécrète un espace singulier total [236-237].


b) Le temps. La discrétion immédiate [§ 258, 259] : Le devenir contemplé [239] : présent, futur et passé (maintenant, etc.).


c) [§261] Unité immédiate de l’espace et du temps dans la détermination de l’espace : le lieu ; dans la détermination du temps, le mouvement ; leur unité, la matière.


B. — [§ 262] La mécanique particulière. Matière.
Mouvement
Répulsion — Attraction — Pesanteur


a) [§ 263] La matière inerte, la masse, ... comme contenu, est indifférente à l’égard de la forme de l’espace et du temps.

[§ 264] Mouvement extérieur - </nowiki>matière inerte.

b) [§ 265] Le choc. Communication du mouvement -poids - vitesse -

[§ 266] centre extérieur, repos, attraction vers le centre - pression.

c) [§ 267, 268] La chute, éloignement du centre.


C. — [§ 269] La mécanique absolue ou mécanique plus restreinte. Gravitation. Mouvement comme système de plusieurs corps [§ 270]. Centre universel. Absence de centre singularité. Les centres individuels.


II. — PHYSIQUE


A. — Universalité dans la physique.

a) [§ 274] Les corps universels. Identité.

a) Lumière (soleil, étoiles) [§ 277] l’obscur (sec). [§ 278] (relation spatiale-directe).
b) [§ 279] Corps de l’opposition. L’obscur.
1) En tant qu’être différencié corporel, raideur, être pour soi matériel.
2) Opposition comme telle. La solution, ou neutralité des corps lunaires et des comètes.
c) [§ 280] Corps de l’individualité. Terre ou planète en général.


b) [§281] Les corps particuliers. Eléments.

a) [§ 282] Air. Universalité négative.
b) [§ 283-284] Eléments de l’opposition. Feu et eau.
c) [§ 285] Elément individuel, terréité, terre.
c) La singularité. Le processus élémentaire.
[§ 286] Processus météorologique.
a) [§ 287] Scission de l’identité individuelle dans les moments de l’opposition autonome, dans la raideur et dans la neutralité impersonnelle [§ 286].
b) [§ 288] La consomption par le feu de l’élément persistant distinct tenté [§ 287]. Ainsi la terre est devenue elle-même, comme individualité réelle et fertile [§ 287].


B. — Physique de l’individualité particulière


a) [§ 293] Pesanteur spécifique. Densité de la matière, rapport du poids à la masse et au volume.
b) Cohésion, qui apparaît comme mode propre de la résistance dans son comportement mécanique à l’égard d’autres masses [§ 293].
[§ 296] Adhésion — Cohésion, etc.
[§ 297] Elasticité.
c) [§ 299-300] Le son.
d) [§ 303-304] La chaleur [§ 305] (Capacité de chaleur spécifique).


C. — Physique de l’individualité singulière


a) [§ 310] Figure.
a) [§ 311] La figure immédiate, l’extrême de la ponctualité de la fragilité cassante, l’extrême de la fluidité qui se met en boule.
b) [§ 312] Le cassant s’ouvre à la différence du concept [§ 308]. Magnétisme.
c) [§ 315] L’activité passée dans son produit, le cristal [§ 312].
b) [§316] Figure particulière.
a) [§ 317] Rapport à la lumière.
1) Transparence.
2) [§ 318] Réfraction. [(§ 319) comparaison intérieure dans le cristal.]
3) [§ 320] Le cassant comme obscurcissement, métallité (couleur).
b) [§ 321, 322] Rapport au feu et à l’eau. Odorat et goût.
c) [§ 323] La totalité dans l’individualité complète. Electricité.
c) [§ 326, 329] Processus chimique.
a) Union.
1) [§ 330] Galvanisme. Métaux. Oxydation, déoxydation.
2) [§ 331] Processus du feu.
3) [§ 332] Neutralisation, processus de l’eau.
4) [§ 333] Processus en totalité, affinités électives.
b) [§ 334] Séparation.


[Deuxième version]
I. — MECANIQUE


A. — Mécanique abstraite
a) Espace. Hauteur, largeur, profondeur. Point, ligne, surface.
b) Temps. Passé, présent, avenir.
c) Lieu. Mouvement et matière (répulsion, attraction, la pesanteur).


B. — Mécanique finie
a) Matière inerte. Masse en tant que contenu. Espace et temps en tant que forme, mouvement extérieur.
b) Choc. Communication du mouvement, poids. Vitesse, centre extérieur, repos, attraction vers le centre. Pression.
c) La chute.


C. — Mécanique absolue. Gravitation

Les centres distincts.


II. — PHYSIQUE


A. — Physique de l’individualité universelle
a) Corps libres.
a) Lumière (corps de la lumière).
b) Raideur (lune) solution (comète).
c) Terre.
b) Eléments.
a) Air.
b) Feu. Eau.
c) Terre.
c) Physique météorologique.


B. — Physique de l’individualité particulière
a) Poids spécifique.
b) Cohésion (adhésion, cohésion, etc. Elasticité).
c) Son et Chaleur.


C. — Physique de l’individualité totale
a) Figure.
a) Ponctualité cassante, fluidité roulante.
b) Magnétisme.
c) Cristal.
b) Figure particulière.
a) Rapport à la lumière. Transparence, réfraction, métallité, couleur.
b) Rapport à l’eau et au feu, odorat, goût.
c) Electricité.


[Troisième version]
A.
a) Espace.
b) Temps.
c) Lieu.
d) Mouvement.
e) Matière, Répulsion, Attraction, Pesanteur.
B.
a) Matière inerte.
b) Choc.
c) Chute.
C.
a) Gravitation, répulsion et attraction réelles (real).


II


A.
a) Corps de la lumière.
b) Corps lunaire et comètes.
c) Terréité.
d) Air, Feu et Eau. Terre.
e) Processus météorologique.
B.
a) Poids spécifique.
b) Cohésion.
c) Son et Chaleur.
C.
a) Magnétisme.
b) Electricité et chimisme.


III


A.
a) Nature géologique.
b) La nature végétale.


Philosophie épicurienne. VIIe cahier.


[Extraits de Cic. de nat. deorum I : VIII 18, XIII 32, XIV 36, XV 39, XVI 43, XVII 44-45, XVIII 46, XX 56, XXI 58, XXIII 62-64, XXIV 66-68, XXV 69-70]


[Le rapport des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique aux philosophies grecques antérieures]


C’est un phénomène en tous points remarquable que le cycle des trois systèmes philosophiques grecs qui forment la fin de la philosophie grecque pure, les systèmes épicurien, stoïcien et sceptique, reçoivent tout prêts et tout trouvés de leur passé les éléments principaux de leur système. C’est ainsi que la philosophie de la nature professée par les stoïciens est pour une large part héraclitéenne, leur logique analogue à celle d’Aristote, si bien que déjà Cicéron remarque Stoici cum peripateticis re concinere videntur, verbis discrepare[212] (de nat. deorum L. I VII). La philosophie de la nature d’Epicure est, dans ses traits fondamentaux, démocritéenne, sa morale analogue à celle des cyrénaïques. Les sceptiques, enfin, sont parmi les philosophes les érudits ; leur travail consiste à mettre en opposition, donc aussi à recevoir les différentes affirmations déjà découvertes. Ils ont lancé par-dessus leur épaule sur les systèmes un regard expert à uniformiser, à aplanir, et ont ainsi mis en évidence la contradiction et l’antithèse. Leur méthode à eux aussi a son prototype universel dans la dialectique des Eléates, des sophistes et des préacadémiciens. Et pourtant ces systèmes sont originels et forment un tout.

Mais ce n’est pas seulement qu’ils aient trouvé tout prêts des éléments pour construire leur science ; les esprits vivants de leurs empires spirituels ont, pour ainsi dire comme des prophètes, précédé ces empires. Les personnalités qui font partie de leur système furent des personnalités historiques ; l’Incarné fut pour ainsi dire système pour le système. Ainsi Aristippe, Antisthène, les sophistes, etc.

Comment comprendre cela ?


[L’atome comme la forme la plus universelle du concept dans la philosophique épicurienne de la nature]

χωρίζεσθαι δὲ τοῦτο μὲν τῶν ἄλλων δυνατόν, τὰ δʹἄλλα τούτον ἀδύνατον ἐν τοῖς θνητοῖς[213]. Cette remarque que fait Aristote à propos de « l’âme nutritive » : de anima L. II c. II [413 b 16 sq.], il faut l’avoir à l’esprit également à propos de la philosophie d’Épicure : en partie la concevoir elle-même, en partie saisir des absurdités apparentes propres à Épicure ou à la maladresse de ses futurs censeurs.

La forme la plus universelle du concept est chez lui l’atome ; il est l’être le plus universel de ce concept, mais qui en soi est concret, est un genre, même une espèce qui s’oppose aux plus hautes déterminations qui doivent concrétiser le concept de sa philosophie.

L’atome reste ainsi l’être en soi abstrait, par exemple celui de la personne, du sage, de Dieu. Ces figures sont des déterminations ultérieures qualitatives plus hautes du même concept. Il n’y a donc pas, lors du développement génétique de cette philosophie, à poser la question maladroite de Bayle, Plutarque et consorts : comment une personne, un sage, un dieu peuvent-ils être faits d’atomes et être des corps composés ? Mais, d’un autre côté, cette question semble être justifiée par Épicure lui-même, car, lors de développements élevés (par exemple : Dieu), il dira que celui-ci est fait d’atomes plus petits et plus fins. Il faut remarquer sur ce point que sa propre conscience se comporte vis-à-vis de ses développements et des déterminations ultérieures de son principe qui s’imposent à lui comme la conscience non scientifique de ceux qui le jugèrent plus tard se comporte à l’égard de son système.

Prenons par exemple le cas de Dieu : quand on demande quelle est son existence et quel est son être en soi, abstraction faite de la détermination formelle plus précise qu’il possède en tant que membre nécessaire dans le système, l’existence (Bestehen) universelle est en général l’atome et la multitude des atomes ; mais c’est justement dans le concept de Dieu, ou du sage, que cette existence s’est dissoute dans une forme plus haute. Son être en soi spécifique est précisément sa détermination conceptuelle ultérieure et sa nécessité dans l’ensemble du système. Si l’on conçoit encore un être, autre que celui-ci, on retombe dans le degré et la forme inférieurs du principe.

Epicure est pourtant contraint de retomber sans cesse ainsi, car sa conscience est une conscience atomistique, de même que son principe. L’essence de sa nature est aussi l’essence de sa conscience de soi effectivement réelle. L’instinct qui le pousse, et les déterminations plus précises de cette essence conforme à l’instinct sont de même encore pour lui un phénomène à côté d’un autre, et, de la haute sphère de sa philosophie, il retombe et s’enfonce dans le plus universel ; la raison principale de ces rechutes est que l’existence (Bestehen] en tant qu’être pour soi en général est pour lui la forme de toute existence en général.

Cette conscience essentielle du philosophe se sépare de son propre savoir phénoménal, mais ce savoir phénoménal lui-même, dans ses monologues sur son propre problème intérieur, sur la pensée qu’il pense, est conditionné, conditionné par le principe qui est l’essence de sa conscience.


[Les tâches de l’historiographie philosophique]


L’historiographie philosophique non seulement ne doit pas gaspiller son temps à concevoir la personnalité, même si c’est la personnalité du philosophe, comme le foyer et la configuration de son système, mais doit encore moins se perdre dans des vétilles et des subtilités psychologiques ; elle doit au contraire séparer dans chaque système les déterminations elles-mêmes, les cristallisations réelles qui le traversent, des arguments, des justifications au cours d’entretiens, de la manière dont les philosophes se présentent, si tant est qu’ils se connaissent eux-mêmes ; elle doit faire la différence entre la taupe du véritable savoir philosophique qui ne cesse jamais son travail et la conscience phénoménologique bavarde, exotérique, aux attitudes multiples et variées, la conscience du sujet qui est le réceptacle et l’énergie de ces développements. C’est dans la séparation de cette conscience que réside justement son unité. Ce moment critique, lors de la présentation d’une philosophie historique, est absolument nécessaire pour concilier la présentation scientifique d’un système avec son existence historique ; cette médiation, il faut commencer par la donner, pour la bonne raison que l’existence en question est une existence historique, mais a été en même temps affirmée comme une existence philosophique, et a donc été développée selon son essence. En présence d’une philosophie, on n’a surtout pas le droit d’accepter sur la base de l’autorité et de la bonne foi sa prétention à être une philosophie, même si l’autorité est un peuple et la foi celle de plusieurs siècles. La preuve ne peut, au contraire, être fournie que par l’exposition de l’essence de la philosophie en question ; ces deux aspects, l’historiographe de la philosophie les sépare, essentiel et inessentiel, présentation et contenu, sinon il devrait se borner à copier, il aurait à peine le droit de traduire, et encore moins celui d’intervenir dans le débat ou de raturer, etc. Il serait le simple copiste d’une copie.


La bonne question serait donc plutôt : comment le concept d’une personne, d’un sage, de Dieu et les déterminations spécifiques de ces concepts entrent-ils dans le système, comment sont-ils développés à partir de lui ?


[La liberté de la conscience en tant que le principe de la philosophie d’Epicure]


[Extraits de Cic. de fin. I : VI 17, 21, VII 22-23, IX 29-30, XI 37-38, XII 40-42, XIII 45 ; XVIII 57-58, XXI 62-63]


Quand nous reconnaissons la nature comme rationnelle, notre dépendance à son égard cesse. Elle n’est plus un sujet d’effroi pour notre conscience ; c’est justement Epicure qui fait de la forme de la conscience dans son immédiateté (l’être pour soi), la forme de la nature. Ce n’est que lorsque la nature est laissée totalement libre à l’égard de la raison consciente, et qu’elle est considérée à l’intérieur d’elle-même comme raison, qu’elle est tout entière possession de la raison. Toute relation à la nature, en tant que telle, est en même temps un être aliéné de cette nature[214].


[Extraits de Cic. de fin. I, XIX 64. XX 65-68. XXI 71-72 ; II, II 4. VII 21. XXVI 82. XXXI 100; III, I 3]


[Coup d’œil sur les cahiers d’extraits de Berlin (1840-1841)]


[1. Cahier (1840) : Aristote, de anima III.
2. Cahier (1840) ou (1841 : Aristote de anima III et I.
3. Cahier (1841) : Spinoza, Traité théologico-politique.
4. Cahier (1841) : Spinoza, Lettres I.
5. Cahier (1841) : Spinoza, Lettres II, et Extraits d’une grammaire italienne.
6. Cahier (1841) : Leibniz, Extraits de différents écrits.
7. Cahier (1841) : David Hume, De la nature humaine, Ier volume (sur l’entendement humain).
8. Cahier (1841) : Karl Rozenkranz, Histoire de la philosophie kantienne, Leipzig 1840 (indications biographiques et bibliographiques tirées des chapitres sur l’extension, le combat et le triomphe de la philosophie kantienne.] >



II


DISSERTATION





Différence
de la
philosophie de la nature
chez
DÉMOCRITE et ÉPICURE


avec un appendice


A SON TRES CHER AMI PATERNEL,
le conseiller intime du gouvernement


M. Ludwig von Westphalen
à TREVES


sont dédiées ces lignes en témoignage d’amour filial
par l’auteur



Vous m’excuserez, mon très cher ami paternel, de placer votre nom si bien-aimé en tête d’une brochure insignifiante. Je n’ai pas la patience d’attendre une autre occasion de vous donner un faible témoignage de mon affection.

Puissent tous ceux qui doutent de l’idée avoir, comme moi, le bonheur d’admirer un vieillard plein de force juvénile, qui salue chaque progrès de notre époque avec le mélange d’enthousiasme et de prudence qui caractérise la vérité, et qui, plein de cet idéalisme profondément convaincu et lumineux qui seul connaît la vérité et devant lequel comparaissent tous les esprits du monde, ne recula jamais d’effroi devant les ombres des fantômes rétrogrades ni devant le ciel souvent plein de sombres nuages de notre époque, mais qui, avec une énergie divine et un regard d’une virile assurance, n’a cessé de contempler à travers tous ses déguisements l’empyrée qui brûle au cœur du monde. Vous, mon paternel ami, vous fûtes toujours pour moi un vivant argumentum ad oculos[215] de ce que l’idéalisme n’est pas une fiction, mais une vérité.

Le bien-être physique, je n’ai pas besoin de vous le souhaiter. C’est l’esprit, le grand médecin magique auquel vous vous êtes confié[216].


AVANT-PROPOS


La forme de cette étude aurait été plus rigoureusement scientifique et d’autre part, pour plusieurs développements, moins pédante, si sa destination primitive n’avait pas été celle d’être une dissertation de doctorat. Des raisons extrinsèques me décident à la faire néanmoins imprimer sous cette forme. Je crois y avoir en outre résolu un problème, insoluble jusqu’ici, de l’histoire de la philosophie grecque.

Les gens compétents savent que pour l’objet de cette étude, il n’existe pas de travaux antérieurs que l’on puisse de quelque manière utiliser. Les papotages de Cicéron et de Plutarque, on les a ressassés jusqu’à l’heure présente. Gassendi, qui a libéré Epicure de l’interdit dont l’avaient frappé les Pères de l’Eglise et tout le Moyen Age, l’époque de la déraison réalisée, ne présente dans son exposé qu’un moment intéressant. Il cherche à accommoder sa foi catholique avec sa science païenne, Epicure avec l’Eglise, ce qui est assurément peine perdue. C’est comme si on voulait jeter la défroque d’une nonne chrétienne sur le corps splendide et florissant de la Lais grecque. Loin de pouvoir nous instruire sur la philosophie d’Epicure, c’est plutôt d’Epicure que Gassendi prend des leçons de philosophie.

On voudra bien ne voir dans cette étude que l’ébauche d’un écrit plus important où j’exposerai par le détail le cycle des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique dans sa connexion avec l’ensemble de la spéculation grecque. Les défauts de cette étude en ce qui concerne la forme, etc., seront alors supprimés.

Hegel, il est vrai, a déterminé dans l’ensemble avec exactitude l’élément général de ces systèmes, mais le plan admirable de grandeur et de hardiesse de son histoire de la philosophie, date de naissance proprement dite de l’histoire de la philosophie, l’empêchait d’entrer dans le détail ; d’autre part, l’idée qu’il se faisait de ce qu’il appelait spéculatif par excellence[217] empêchait ce penseur gigantesque de reconnaître dans ces systèmes la haute importance qu’ils ont pour l’histoire de la philosophie grecque et pour l’esprit grec en général. Ces systèmes sont la clef de la véritable histoire de la philosophie grecque. Au sujet de leur connexion avec la vie grecque on trouve une esquisse assez profonde dans l’écrit de mon ami Köppen : « Frédéric le grand et ses adversaires ».

Si j’ai ajouté en appendice une critique de la polémique menée par Plutarque contre la théologie d’Epicure, c’est parce que cette polémique n’est pas un phénomène isolé, mais le représentant d’une espèce : elle représente le rapport de l’entendement théologisant à la philosophie de manière très pertinente.

Entre autres choses, nous n’envisagerons pas, dans la critique, la fausseté générale du point de vue de Plutarque, quand il traîne, pour l’y juger, la philosophie au forum de la religion. N’importe quel raisonnement peut être remplacé par ce passage de David Hume : « C’est certainement une sorte d’injure pour la philosophie de la contraindre, elle dont l’autorité souveraine devrait être reconnue en tous lieux, à plaider sa cause en toute occasion au sujet des conséquences qu’elle entraîne, et à se justifier auprès de tout art et de toute science qu’elle vient à choquer. On pense alors à un roi qui serait accusé de haute trahison à l’égard de ses propres sujets. »

La philosophie, tant qu’il lui restera une goutte de sang pour faire battre son cœur absolument libre qui soumet l’univers, ne se lassera pas de jeter à ses adversaires le cri d’Epicure : « Ἀσεβὴς δὲ οὐχ ὁ τοὺς τῶν πολλῶν θεοὺς ἀναιρῶν, ἀλλ' ὁ τὰς τῶν πολλῶν δόξας θεοῖς προσάπτων[218]. » [Diog. X 123]

La philosophie ne s’en cache pas. Elle fait sienne la profession de foi de Prométhée :


ἁπλῷ λόγῳ τοὺς πάντας ἐχθαίρω θεούς[219]. [Eschyle 975]


cette profession de foi est sa propre devise qu’elle oppose à tous les dieux du ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas comme la divinité suprême la conscience de soi humaine. Cette conscience de soi ne souffre pas de rival.

Mais aux tristes sires qui jubilent au spectacle de l’apparente dégradation de la situation sociale de la philosophie, elle fait à son tour la réponse que Prométhée fit à Hermès, serviteur des dieux :


τῆς σῆς λατρείας τὴν ἐμὴν δυσπραξίαν,
σαφῶς ἐπίστασ’, οὐκ ἂν ἀλλάξαιμ’ ἐγώ.
Κρεῖσσον γὰρ οἶμαι τῇδε λατρεύειν πέτρᾳ
ἢ πατρὶ φῦναι Ζηνὶ πιστὸν ἄγγελον.
[220]. [Esch. 966]


Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs.


Berlin, mars 1841.


ESQUISSE D’UN NOUVEL AVANT-PROPOS


La dissertation que je livre au public <que je publie> est un travail ancien et ne devait <qui ne devait> trouver place que dans un exposé d’ensemble des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique.

Mais cependant, des travaux politiques <mes occupations professionnelles> <mon activité professionnelle> aussi bien que philosophiques <des questions d’actualité> d’un intérêt plus immédiat <plus important m’empêchent provisoirement d’achever la présentation d’ensemble de ces philosophies <empêchent l’accomplissement de cet ouvrage plus important ; > comme j’ignore quand le hasard <l’occasion> me permettra de revenir à ce sujet <mener à bonne fin ce sujet, > je me contente…


Des occupations politiques et philosophiques d’un tout autre genre ne m’ont pas permis de penser à l’exécution de cet ouvrage.

<Je pense pourtant que même ce sujet>
La philosophie d’Epicure, des stoïciens et des sceptiques, la philosophie de la conscience de soi ont été négligées <ont> <peuvent seulement maintenant> par les philosophes qui se sont succédés jusqu’ici <les philosophes d’école> en tant que non spéculatives <ont été rejetées> tout autant que par les maîtres d’école <historiens> érudits <les historiographes de la philosophie> qui écrivent aussi des histoires de la philosophie comme <décadence> incroyablement vides.

Ce n’est que maintenant que le temps est venu, où on comprendra les systèmes des épicuriens, des stoïciens et des sceptiques. Ce sont les philosophes de la conscience de soi. Ces lignes révéleront au moins combien peu jusqu’ici ce sujet a été éclairci.


CONTENU
SUR LA DIFFÉRENCE DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE CHEZ DÉMOCRITE ET ÉPICURE


Première partie : Différence, au point de vue général, de la philosophie de la Nature chez Démocrite et Épicure.

I. Objet de l’Étude.
II. Jugements sur le rapport de la physique chez Démocrite et Épicure.
III. Difficultés relatives à l’identité de la philosophie de la Nature chez Démocrite et Épicure.
IV. Différence principielle générale de la philosophie de la Nature chez Démocrite et Épicure.
V. Résultat.


Deuxième partie : Différence, considérée dans le détail, de la philosophie de la Nature chez Démocrite et Épicure.

Premier chapitre : La déclinaison de l’atome de la ligne droite.
Deuxième chapitre : Les qualités de l’atome.
Troisième chapitre : ἄτομοι ἀρχαί et ἄτομα στοιχεῖα[221].
Quatrième chapitre : Le temps.
Cinquième chapitre : Les Météores.


Appendice


CRITIQUE DE LA POLEMIQUE DE PLUTARQUE CONTRE LA THEOLOGIE D’EPICURE


Remarque préliminaire :


I. Le rapport de l’homme à Dieu.
1. La crainte et l’être transcendant.
2. Le culte et l’individu.
3. La providence et le Dieu dégradé.


II. L’immortalité individuelle.
1. Du féodalisme religieux. L’enfer de la populace.
2. La nostalgie de la multitude.
3. L’orgueil des élus.


Première partie


DIFFERENCE, AU POINT DE VUE GENERAL, DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE CHEZ DEMOCRITE ET EPICURE


I. — Objet de la dissertation


Il semble advenir à la philosophie grecque ce qui ne doit pas advenir à une bonne tragédie : un dénouement essoufflé[222]. Avec Aristote, l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque, il semble que se termine[223], en Grèce, l’histoire objective de la philosophie et que même les stoïciens, malgré leur force virile, ne réussissent pas, comme les Spartiates y avaient réussi dans leurs temples, à enchaîner Athénée à Héraclès assez solidement pour qu’elle ne pût s’enfuir.

Epicuriens, stoïciens, sceptiques, on les considère comme un appendice presque incongru, qui n’entretiendrait aucun rapport avec ses puissantes prémisses. La philosophie épicurienne serait un agrégat syncrétiste de physique démocritéenne et de morale cyrénaïque, le stoïcisme une mixture composée de spéculation sur la nature de style héraclitéen, de conception cynico-éthique du monde, voire d’un soupçon de logique aristotélicienne; le scepticisme, enfin, le mal nécessaire qui se serait opposé à ces dogmatismes. On rattache ainsi, sans le savoir, ces philosophies à la philosophie alexandrine, en en faisant un éclectisme unilatéral et tendancieux. La philosophie alexandrine, enfin, est considérée comme une pure rêverie et une totale désagrégation — un embrouillement où l’on pourrait tout au plus reconnaître l’universalité de l’intention.

Or, c’est une vérité fort banale : naissance, épanouissement et mort forment le cercle d’airain où se trouve confinée toute chose humaine et qu’elle doit parcourir jusqu’au bout. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que la philosophie grecque, après avoir atteint sa fleur la plus haute avec Aristote, se fût ensuite flétrie. Mais la mort des héros ressemble au coucher du soleil et non à l’éclatement d’une grenouille qui s’est enflée.

Et ensuite : naissance, épanouissement, mort sont des représentations tout à fait générales, tout à fait vagues, où l’on peut certes tout ranger, mais qui ne donnent le concept d’aucune chose. La mort elle-même est préformée dans le vivant ; la figure de la mort devrait donc, comme la figure de la vie, être comprise en un caractère spécifique.

Enfin, si nous jetons un coup d’œil sur l’histoire, l’épicurisme, le stoïcisme, le scepticisme sont-ils des phénomènes particuliers ? Ne sont-ils pas les prototypes de l’esprit romain ? La forme sous laquelle la Grèce émigre à Rome ? Ne sont-ils pas d’une essence tellement caractéristique, intensive et éternelle que le monde moderne lui-même a été forcé de leur concéder la plénitude du droit de cité intellectuel ?

Je n’insiste sur ce point que pour remettre en mémoire l’importance historique de ces systèmes ; mais il ne s’agit pas ici de leur importance universelle pour la civilisation en général, il s’agit de leur connexion avec la philosophie grecque antérieure.

N’aurait-on pas dû au moins être incité à faire des recherches au sujet de ce rapport, en voyant la philosophie grecque finir par deux groupes différents de systèmes éclectiques, dont l’un constitue le cycle des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique, et dont l’autre est connu sous le nom de spéculation alexandrine ? N’est-ce pas, en outre, un phénomène remarquable qu’après les philosophies de Platon et d’Aristote qui s’étendent jusqu’à la totalité, de nouveaux systèmes entrent en scène qui ne s’appuient pas sur ces riches figures de l’esprit, mais qui, regardant en arrière, se retournent vers les écoles les plus simplistes — les philosophes de la nature pour la physique, l’école socratique pour l’éthique ? D’où vient-il, en outre, que les systèmes postérieurs à Aristote trouvent pour ainsi dire leurs éléments fondamentaux achevés et tout prêts dans le passé ? Qu’on rapproche Démocrite des Cyrénaïques et Héraclite des Cyniques ? Est-ce un hasard que chez les épicuriens, les stoïciens et les sceptiques tous les moments de la conscience de soi soient représentés dans leur intégralité, mais chaque moment comme une existence particulière ? Que ces systèmes pris ensemble constituent la construction complète de la conscience de soi ? Enfin, le caractère par lequel la philosophie grecque connaît, avec les Sept Sages, son commencement mythique, ce caractère qui, comme pour ainsi dire le point central de cette philosophie, s’incarne dans Socrate, son démiurge, je veux dire le caractère du sage — du σοφός — est-ce par hasard qu’il est affirmé dans ces systèmes comme la réalité effective de la vraie science ?

Il me semble que, si les systèmes antérieurs sont plus significatifs et plus intéressants pour le contenu de la philosophie grecque, les systèmes postaristotéliciens, et surtout le cycle des écoles épicurienne, stoïcienne et sceptique le sont davantage pour la forme subjective, le caractère de cette philosophie. Mais c’est justement la forme subjective, le support spirituel des systèmes philosophiques, qu’on a jusqu’ici presque totalement oubliés au profit des déterminations métaphysiques de ces systèmes.

Je réserve ce point à une étude plus détaillée, qui présentera les philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique dans leur ensemble et dans la totalité de leur rapport à la philosophie grecque antérieure et postérieure.

Il me suffira ici de développer ce rapport en prenant pour ainsi dire un exemple, et d’après un seul aspect : sa relation avec la spéculation antérieure.

Je choisis comme exemple le rapport entre la philosophie de la nature d’Epicure et celle de Démocrite. Je ne crois pas que ce soit le point de départ le plus commode. D’une part, en effet, c’est un préjugé qui s’est implanté d’identifier les physiques de Démocrite et d’Epicure jusqu’à ne voir dans les modifications apportées par Epicure que des initiatives arbitraires ; d’autre part, je suis contraint d’entrer, en ce qui concerne le détail, dans d’apparentes micrologies. Mais c’est justement parce que ce préjugé est aussi ancien que l’histoire de la philosophie, parce que les différences sont si cachées qu’elles ne se révèlent pour ainsi dire qu’au microscope, que le résultat sera d’autant plus important si nous pouvons démontrer une différence essentielle s’étendant jusqu’au détail entre les physiques de Démocrite et d’Epicure, en dépit de leur connexion. Ce que l’on peut démontrer dans le détail, on peut le montrer encore plus facilement quand on prend les rapports dans des dimensions plus larges, tandis qu’inversement des considérations tout à fait générales laissent subsister le doute quant à savoir si le résultat se confirmera dans le détail.


II. — Jugements sur le rapport de la physique chez Démocrite et Epicure


Combien mon opinion diffère en général des opinions précédentes, cela sautera aux yeux si l’on passe en revue rapidement les jugements des anciens sur le rapport des physiques de Démocrite et d’Epicure.

Posidonius le stoïcien, Nicolas et Sotion, reprochent à Epicure d’avoir donné comme sienne la théorie de Démocrite sur les atomes et celle d’Aristippe sur le plaisir[224]. Cotta l’académicien demande dans une œuvre de Cicéron : « Que pourrait-il bien y avoir dans la physique d’Epicure qui n’appartînt à Démocrite ? Il change certes quelques détails, mais pour l’essentiel il le répète[225]. » Et Cicéron dit lui-même : « En physique, où il est le plus prétentieux, Epicure est un parfait barbare. La majeure partie, appartient à Démocrite ; là où il s’écarte de lui, là où il veut l’améliorer, il le gâte et l’altère[226]. » Cependant, bien que de nombreux côtés on reproche à Epicure d’avoir insulté Démocrite, Léontius affirme, au contraire, d’après Plutarque, qu’Epicure a estimé Démocrite d’avoir avant lui professé la vraie doctrine, et d’avoir avant lui découvert les principes de la nature[227]. Dans son écrit De placitis philosophorum, on dit qu’Epicure est en philosophie un disciple de Démocrite[228]. Plutarque, dans son Colotès, va plus loin. Comparant Epicure tour à tour à Démocrite, Empédocle, Parménide, Platon, Socrate, Stilpon, les cyrénaïques et les académiques, il cherche à démontrer « que de toute la philosophie grecque, Epicure s’est approprié le faux et n’a pas compris le vrai[229] » ; le traité De eo quod secundum Epicurum non beate vivi possit fourmille également d’insinuations malveillantes de cette sorte.

Cette opinion défavorable des auteurs anciens se retrouve chez les pères de l’Eglise. Je ne cite, en note, qu’un passage de Clément d’Alexandrie[230], un père de l’Eglise qui mérite d’être cité avant tout autre à propos d’Epicure, parce qu’il interprète la mise en garde de l’apôtre Paul contre la philosophie comme une mise en garde contre la philosophie épicurienne, sous le prétexte que celle-ci n’a jamais déliré à propos de la providence et autres choses du même acabit[231]. Mais la tendance générale que l’on avait de taxer Epicure de plagiat apparaît de la façon la plus frappante chez Sextus Empiricus, qui veut faire de quelques passages tout à fait inadéquats d’Homère et d’Epicharme, les sources principales de la philosophie épicurienne[232].

Les écrivains modernes dans leur ensemble, c’est bien connu, font eux aussi d’Epicure, en tant que philosophe de la nature, un simple plagiaire de Démocrite. La phrase de Leibniz qui suit peut représenter dans l’ensemble leur jugement : « Nous ne savons presque de ce grand homme (Démocrite) que ce qu’Epicure en a emprunté, qui n’était pas capable d’en prendre toujours le meilleur[233][234]. »

Si donc, selon Cicerón, Epicure gâte la doctrine de Démocrite, mais conserve au moins la volonté de l’améliorer, et le regard propre à en voir les défauts, si Plutarque le taxe d’inconséquence et d’un penchant prédéterminé pour le pire[235], allant jusqu’à suspecter ses intentions, Leibniz lui dénie même la capacité de faire seulement avec habileté des extraits de Démocrite.

Mais tous s’accordent sur ce point : Epicure a emprunté sa physique à Démocrite.


III. — Difficultés relatives à l’identité
de la philosophie de la nature
chez Démocrite et Epicure


Outre les témoignages historiques, de nombreux arguments plaident l’identité des physiques de Démocrite et d’Epicure. Les principes — atomes et vide — sont incontestablement les mêmes. Ce n’est qu’en certaines déterminations de détail qu’il semble régner une différence arbitraire, et donc inessentielle.

Mais il reste alors une énigme étrange, insoluble. Deux philosophes enseignent absolument la même science, d’une manière tout à fait semblable, mais — quelle inconséquence ! — ils sont diamétralement opposés pour tout ce qui concerne la vérité, la certitude, l’application de cette science, le rapport de la pensée et de la réalité en général. Je dis qu’ils s’opposent diamétralement, et je vais à présent tenter de le démontrer.

A) L’opinion de Démocrite sur la vérité et la certitude du savoir humain semble difficile à découvrir. On trouve des passages contradictoires, ou plutôt ce ne sont pas les passages, mais les idées de Démocrite qui sont contradictoires. En effet, l’affirmation de Trendelenburg dans son commentaire de la psychologie d’Aristote selon laquelle seuls les auteurs postérieurs à Aristote savent quelque chose d’une telle contradiction alors qu’Aristote l’ignore, est de fait inexacte. On lit, en effet, dans la Psychologie d’Aristote : « Démocrite pose l’âme et l’entendement comme une seule et même chose, car pour lui le phénomène est le vrai[236] » ; et dans la Métaphysique, il est dit au contraire : « Démocrite affirme que rien n’est vrai, ou que le vrai nous est caché[237]. » Ces passages d’Aristote ne se contredisent-ils pas ? Si le phénomène est le vrai, comment le vrai peut-il être caché ? L’être-caché ne commence que là où phénomène et vérité se séparent. Or, Diogène Laerce rapporte qu’on a compté Démocrite au nombre des sceptiques. Il cite sa parole : « En ce qui concerne la vérité nous ne savons rien, car la vérité se trouve au fond du puits[238]. » On trouve la même affirmation chez Sextus Empiricus[239].

Cette opinion de Démocrite, sceptique, incertaine et au fond contradictoire avec elle-même, est seulement développée plus largement dans la manière dont le rapport de l’atome et du monde phénoménal sensible est déterminé.

D’une part, le phénomène sensible n’échoit pas aux atomes eux-mêmes. Ce phénomène n’est pas un phénomène objectif, mais une apparence subjective. « Les principes véritables sont les atomes et le vide ; tout le reste est opinion, apparence[240]. » « Le froid n’est froid, le chaud n’est chaud que d’après l’opinion ; au contraire, les atomes et le vide sont en vérité[241]. » « Il ne faut donc pas dire qu’une chose résulte de la pluralité des atomes, mais qu’en vérité par la combinaison des atomes, toute chose semble devenir une[242]. » Il ne faut donc considérer par la raison que les principes qui, à cause même de leur petitesse, sont inaccessibles à l’œil sensible ; c’est pourquoi on les appelle même idées[243] Mais d’autre part, le phénomène sensible est le seul objet (Objekt) véritable, et l’αί́θησις est la φρόνησις (perception sensible.. . opinion) ; mais ce vrai est changeant, instable, phénomène (Phänomen). Or, dire que le phénomène est le vrai est contradictoire[244]. À tour de rôle, chacun des deux côtés devient donc subjectif et objectif. Ainsi les deux termes de la contradiction semblent maintenus séparés, du fait que celle-ci se partage en deux mondes. Démocrite réduit donc la réalité effective sensible à une apparence subjective ; mais l’antinomie, bannie du monde des objets (Objekte) existe maintenant dans sa propre conscience de soi, où le concept de l’atome et l’intuition sensible croisent le fer.

Démocrite n’échappe donc pas à l’antinomie. Ce n’est pas encore le lieu d’expliquer cette dernière. Il suffit que son existence (Existenz) ne puisse être niée.

Ecoutons par contre Epicure. Le sage, dit-il, a un comportement dogmatique et non sceptique[245]. Bien mieux : c’est son avantage sur tous de savoir avec conviction[246]. « Tous les sens sont des hérauts du vrai[247] » « Il n’y a rien qui puisse réfuter la perception sensible ; ni le semblable le semblable à cause de leur validité semblable, ni le dissemblable le dissemblable car ils ne jugent pas de la même chose, ni le concept, car le concept dépend des perceptions sensibles[248] », lit-on dans le canon. Mais tandis que Démocrite réduit le monde sensible à l’apparence subjective, Epicure en fait un phénomène objectif. Et c’est sciemment qu’il se différencie sur ce point, car il affirme partager les mêmes principes, mais ne pas faire des qualités sensibles de simples objets de l’opinion[249].

S’il est donc vrai que la perception sensible fût le critérium d’Epicure et que le phénomène objectif y correspond, on ne peut que considérer comme exacte la conséquence qui fait hausser les épaules à Cicéron. « Le soleil apparaît grand à Démocrite parce qu’il est un savant et un homme versé dans la géométrie ; il apparaît à Epicure d’environ deux pieds de diamètre, car il juge qu’il est aussi grand qu’il paraît[250]. »


B) Cette différence dans les jugements théoriques de Démocrite et d’Epicure sur la certitude de la science et la vérité de ses objets se réalise effectivement dans la disparité de l’énergie et de la pratique scientifique de ces hommes.

Démocrite, pour qui le principe n’entre pas dans le phénomène, reste sans effectivité et sans existence, a par contre en face de lui le monde de la perception sensible comme monde réel (real) et consistant. Ce monde est bien une apparence subjective, mais par là même, détachée du principe et laissée dans sa réalité indépendante ; mais il est en même temps l’unique objet réel (reales Objekt) et il a comme tel valeur et signification. C’est pourquoi Démocrite est poussé à l’observation empirique. Ne trouvant pas sa satisfaction dans la philosophie, il se jette dans les bras du savoir positif. Nous avons déjà vu que Cicéron le nomme un vir eruditus [homme cultivé]. Il est versé en physique, en éthique, en mathématique, dans les disciplines encyclopédiques, dans tous les arts[251]. Déjà le catalogue de ses livres, donné par Diogène Laerte, témoigne de son érudition[252]. Mais le caractère de l’érudition est de s’étendre en largeur, d’amasser et de faire des recherches au-dehors : c’est ainsi que nous voyons Démocrite parcourir la moitié du monde pour échanger des expériences, des connaissances, des observations. « C’est moi », se vante-t-il, « qui, parmi mes contemporains, ai parcouru la plus grande partie de la terre, scrutant les contrées les plus lointaines ; j’ai vu la plupart des régions et des pays, et j’ai entendu la plupart des hommes instruits ; dans la composition des figures avec démonstration, personne ne me surpassa, pas même ceux que chez les Egyptiens on appelait les Arsipédonaptes[253]. »

Demetrius dans les όμωνύμοις et Antisthènes dans les διαδοχαι̃ς racontent qu’il se rendit en Égypte auprès des prêtres pour apprendre la géométrie et auprès des Chaldéens en Perse, et qu’il est allé jusqu’à la Mer Rouge. Certains affirment qu’il s’est également rencontré avec les gymnosophistes aux Indes et qu’il est allé en Ethiopie[254]. C’est le goût du savoir qui ne le laisse pas en repos ; mais c’est aussi le fait qu’il ne trouvait pas sa satisfaction dans la science véritable, la philosophie, qui le pousse au loin. Le savoir qu’il tient pour vrai n’a pas de contenu ; le savoir qui lui donne son contenu manque de vérité. Elle a beau être une fable, l’anecdote des anciens est une fable authentique parce qu’elle décrit le caractère contradictoire de son être : Démocrite se serait lui-même crevé les yeux, de peur que la lumière sensible n’obscurcît chez lui l’acuité de l’esprit[255]. C’est le même homme qui, comme dit Cicéron, avait parcouru la moitié du monde. Mais il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait.

Une figure tout opposée nous apparaît avec Epicure.

Epicure trouve sa satisfaction et sa félicité dans la philosophie. « C’est la philosophie », dit-il, « que tu dois servir, afin que la véritable liberté t’échoie. Il n’a pas à attendre, celui qui s’y est soumis et donné ; il est aussitôt émancipé. Car c’est cela même, servir la philosophie, qui est la liberté[256]. » « Que le jeune homme, enseigne-t-il de ce fait, n’hésite pas à philosopher, et que le vieillard ne renonce pas à philosopher. Car nul n’est trop vert, nul n’est trop mûr, pour avoir une âme en bonne santé. Mais celui qui dit que le temps de philosopher n’est pas encore là, ou que ce temps est passé, il est semblable à celui qui prétend que le temps d’être heureux n’est pas encore venu ou qu’il est passé[257]. » Tandis que Démocrite, insatisfait par la philosophie, se jette dans les bras du savoir empirique, Epicure méprise les sciences positives[258] ; car elles ne contribuent en rien à la perfection véritable. On l’appelle un ennemi de la science, un contempteur de la grammaire[259]. On le taxe même d’ignorance ; « mais », dit un épicurien chez Cicéron, « ce n’était pas Epicure qui manquait d’érudition ; au contraire, les ignorants sont ceux qui croient que ce qu’il est honteux pour un enfant de ne pas savoir, le vieillard doit encore le ressasser[260]. »

Mais, tandis que Démocrite cherche à s’instruire auprès des prêtres égyptiens, des Chaldéens de la Perse et des gymnosophistes indiens, Epicure se vante de n’avoir pas eu de maître, d’être autodidacte[261]. Certains, dit-il d’après Sénèque, aspirent à la vérité sans la moindre aide. C’est dans les rangs de ceux-ci qu’il s’est lui-même frayé son chemin. Et ce sont eux, les autodidactes, qu’il couvre le plus d’éloges. Les autres ne seraient que des cerveaux de second plan[262]. Tandis que Démocrite est poussé à se rendre dans toutes les contrées du monde, Épicure quitte à peine deux ou trois fois son jardin d’Athènes pour se rendre en Ionie, non pour entreprendre des recherches, mais pour rendre visite à des amis[263]. Tandis qu’enfin Démocrite, désespérant de la science, se crève les yeux, Épicure, quand il sent s’approcher l’heure de sa mort, se met dans un bain chaud, réclame du vin pur et recommande à ses amis d’être fidèles à la philosophie[264].


C) Les différences que nous avons développées ne doivent pas être attribuées à l’individualité fortuite des deux philosophes ; ce sont deux directions opposées qui s’incarnent. Nous voyons comme différence d’énergie pratique ce qui s’exprime plus haut comme différence de la conscience théorique.

Nous allons enfin considérer la forme de réflexion, qui représente la relation de la pensée à l’être, leur rapport. Dans le rapport réciproque général que le philosophe établit entre le monde et la pensée, il ne fait que s’objectiver la manière dont sa conscience particulière se rapporte au monde réel (real).

Or, Démocrite emploie comme forme de réflexion de la réalité effective la nécessité[265]. Aristote dit de lui qu’il ramène tout à la nécessité[266]. Diogène Laerte rapporte que le tourbillon des atomes, d’où toute chose naît, est la nécessité de Démocrite[267]. Des explications plus satisfaisantes nous sont fournies sur ce point par l’auteur du De placitis philosophorum : la nécessité serait pour Démocrite le destin et le droit, la providence et la créatrice du monde. Mais la substance de cette nécessité serait l’antitypie, le mouvement, l’impulsion de la matière[268]. Un passage semblable se trouve dans les éclogues physiques de Stobée[269] et au livre VI de la Praeparatio evangelica d’Eusèbe[270]. Dans les éclogues éthiques de Stobée se trouve conservée la sentence suivante de Démocrite[271], qui est presque intégralement reproduite au livre XIV : les hommes se sont imaginé le fantôme du hasard — une manifestation de leur propre embarras ; car une pensée forte doit être l’ennemie du hasard. De même, Simplicius rapporte à Démocrite un passage où Aristote parle de la vieille doctrine qui supprime le hasard[272].

Épicure écrit par contre : « La nécessité, qui est mentionnée par certains comme la maîtresse absolue, n’est pas ; bien au contraire, certaines choses sont fortuites, les autres dépendent de notre arbitraire. La nécessité est impossible à convaincre, le hasard au contraire est instable. Il vaudrait mieux suivre le mythe relatif aux dieux que d’être le valet de l’εἰμαρμένη (du destin) des physiciens. Car le premier nous laisse l’espoir de la miséricorde si nous avons honoré les dieux, tandis que la seconde ne laisse que la nécessité inflexible. Mais c’est le hasard qu’il faut admettre, et non pas Dieu, comme la foule le croit[273]. C’est un malheur de vivre dans la nécessité, mais vivre dans la nécessité n’est pas une nécessité. Ouvertes sont partout les voies qui mènent à la liberté, nombreuses, courtes, faciles. Remercions donc la divinité que personne ne puisse être retenu en vie. Dompter la nécessité elle-même est chose permise[274]. »

L’épicurien Velleius dit la même chose chez Cicéron au sujet de la philosophie stoïcienne : « Que doit-on penser d’une philosophie, pour laquelle, comme pour les vieilles commères ignorantes, tout semble se produire par le fatum ?… Epicure nous a délivré, et nous a installé dans la liberté[275]. »

C’est ainsi qu’Epicure lui-même nie le jugement disjonctif, pour n’être pas contraint de reconnaître une quelconque nécessité[276].

On affirme bien aussi de Démocrite qu’il a fait intervenir le hasard ; mais des deux passages qui se trouvent à ce sujet chez Simplicius[277] l’un rend l’autre suspect, car il montre de manière évidente que ce n’est pas Démocrite qui a fait usage des catégories du hasard, mais Simplicius qui les lui a attribuées comme conséquence. Il dit, en effet, que Démocrite ne fournit aucune raison de la création du monde en général, et qu’il semble donc faire du hasard cette raison. Mais il ne s’agit pas ici de la détermination du contenu, mais de la forme, que Démocrite a consciemment utilisée. Il en va de même du témoignage d’Eusèbe : Démocrite aurait fait du hasard le maître absolu de l’universel et du divin, et affirmé que sur ce plan il régissait tout, tandis qu’il l’aurait écarté de la vie humaine et de la nature empirique, tout en traitant de fous ceux qui le proclamaient[278].

D’une part, nous voyons ici une simple déduction fabriquée de toutes pièces de l’évêque chrétien Denys ; d’autre part, là où commencent l’universel et le divin, le concept démocritéen de la nécessité cesse de se différencier du hasard.

Un point est donc historiquement certain : Démocrite fait intervenir la nécessité, Epicure le hasard ; et chacun d’eux rejette le point de vue opposé avec l’âpreté de la polémique.

La conséquence la plus importante de cette différence apparaît dans la manière d’expliquer les divers phénomènes physiques.

La nécessité apparaît, en effet, dans la nature finie comme nécessité relative, comme déterminisme. La nécessité relative ne peut qu’être déduite de la possibilité réelle, ce qui veut dire que c’est un enchaînement de conditions, de causes, de raisons, etc., qui médiatise cette nécessité. La possibilité réelle est l’explication de la nécessité relative. Et nous la trouvons employée par Démocrite. Nous citons à l’appui quelques passages empruntés à Simplicius[279].

Qu’un homme soit altéré, qu’il boive et retrouve la santé de son corps, ce n’est pas le hasard que Démocrite donnera comme cause, mais la soif. Même si, en effet, il a semblé, à propos de la création du monde, faire intervenir le hasard, il affirme cependant que dans les cas particuliers celui-ci n’est la cause de rien, mais qu’au contraire il renvoie à d’autres causes. Ainsi, par exemple, creuser la terre serait l’origine, de la découverte d’un trésor, ou la végétation la cause de l’olivier.

L’enthousiasme et le sérieux avec lequel Démocrite introduit dans la considération de la nature ce mode d’explication, l’importance qu’il attribue à la tendance à établir des raisons s’expriment naïvement dans cette profession de foi : « Je préfère découvrir une nouvelle étiologie que d’obtenir la couronne du roi de Perse[280] ! »

Une fois de plus, Epicure est directement opposé à Démocrite. Le hasard est une réalité qui n’a que la valeur de la possibilité, mais la possibilité abstraite est justement l’antipode de la possibilité réelle. Cette dernière est enfermée dans des limites rigoureuses, comme l’entendement ; la première est illimitée comme l’imagination (Phantasie). La possibilité réelle cherche à fonder la nécessité et la réalité effective de son objet (Objekt) ; la possibilité abstraite ne s’occupe pas de l’objet qui est expliqué mais du sujet qui explique. L’objet (Gegenstand) doit seulement être possible, pensable. Ce qui est possible selon la possibilité abstraite, ce qui peut être pensé, cela ne se dresse pas sur le chemin du sujet pensant, cela n’est pas pour lui une limite, ni une pierre d’achoppement. Peu importe que cette possibilité soit également réelle, car l’intérêt ne se porte pas ici sur l’objet de l’entendement en tant qu’objet de l’entendement (Gegen-stand).

C’est pour cela qu’Epicure procède avec une nonchalance sans borne dans l’explication des divers phénomènes physiques.

La lettre à Pythoclès, que nous examinerons plus loin, éclaircira ce point. Qu’il me suffise ici d’attirer l’attention sur son attitude à l’égard des opinions des physiciens antérieurs. Dans les passages où l’auteur du De placitis philosophorum et Stobée citent les diverses opinions des philosophes sur la substance des astres, la grandeur et la figure du soleil, etc., il est toujours dit d’Epicure : il ne rejette aucune de ces opinions, toutes peuvent être vraies, car selon eux Epicure s’en tient au possible[281]. Bien plus, Epicure polémique même contre le mode d’explication par la possibilité réelle qui détermine selon l’entendement et est donc, justement pour cela, unilatérale.

C’est ainsi que Sénèque déclare dans ses Quaestiones naturales : « Epicure affirme que toutes ces causes peuvent être et tente en outre plusieurs autres explications ; il blâme ceux qui prétendent que parmi toutes ces causes, c’en est une déterminée qui a lieu, car pour lui c’est de la témérité que de porter un jugement apodictique sur ce qui ne peut être déduit que de conjectures[282].

On voit qu’il n’y a aucun intérêt à rechercher les causes réelles des objets (Objekte). Il ne s’agit que d’un apaisement du sujet qui explique. Du fait que tout le possible est admis comme possible, ce qui répond au caractère de la possibilité abstraite, il est évident que le hasard de l’être est purement et simplement traduit dans le hasard de la pensée. La seule règle que prescrit Epicure, « que l’explication ne doit pas être contredite par la perception sensible », se comprend en soi ; c’est, en effet, justement le propre du possible abstrait d’être libre de toute contradiction, laquelle doit pour cela être prévenue[283]. Epicure avoue au bout du compte que son mode d’explication n’a pour but que l’ataraxie de la conscience de soi, et non la reconnaissance de la nature en soi et pour soi[284].

Nous n’avons plus guère besoin de développer ce point : ici encore Epicure est totalement opposé à Démocrite.

Nous voyons donc les deux hommes s’opposer pas à pas. L’un est sceptique, l’autre dogmatique ; l’un tient le monde sensible pour une apparence subjective, l’autre pour un phénomène objectif. Celui qui tient le monde sensible pour une apparence subjective s’adonne à la science empirique de la nature et aux connaissances positives et représente l’inquiétude de l’observation qui expérimente, apprend partout et erre de par le monde. L’autre, qui tient pour réel le monde phénoménal, méprise l’empirie ; ce sont le repos de la pensée qui trouve sa satisfaction en soi-même, l’indépendance qui crée son savoir à partir d’un principio interno (principe intérieur), qu’il incarne. Mais la contradiction va plus loin encore. Le sceptique et empirique, qui tient la nature sensible pour une apparence subjective, la considère du point de vue de la nécessité, cherche à expliquer l’existence réelle des choses et à la comprendre. Le philosophe et dogmatique par contre, qui tient pour réel (real) le phénomène, ne voit partout que hasard, et son mode d’explication tend plutôt à supprimer toute réalité objective de la nature. Ces contradictions semblent renfermer une absurdité certaine.

Mais à peine peut-on encore présumer que ces hommes, partout en contradiction, s’attacheront à une seule et même doctrine. Et, cependant, ils semblent enchaînés l’un à l’autre.

L’étude générale de leur rapport est l’objet du prochain chapitre[285].


IV. — Différence principielle générale de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure


1. Que ce procédé moral anéantisse tout désintéressement théorique et pratique, Plutarque nous en fournit une preuve historique effrayante dans sa biographie de Marius. Après avoir décrit la fin terrible des Cimbres, il raconte que le nombre des cadavres était tel que les Massaliotes pouvaient en fumer leurs vignes. Il ajoute que la pluie étant survenue, cette année avait été la plus fertile en vin et en fruits. Or, quelles sont les réflexions auxquelles se livre le noble historien à propos de la disparition tragique de ce peuple ? Plutarque trouve moral de la part de Dieu d’avoir laissé périr et pourrir tout un grand et noble peuple, pour procurer aux philistins marseillais une riche récolte de fruits. Ainsi donc, il n’est pas jusqu’à la transformation d’un peuple en un tas de fumier qui ne donne l’occasion souhaitée pour se délecter dans la rêverie morale !

2. Même en ce qui concerne Hegel, c’est, de la part de ses disciples, simple ignorance quand ils expliquent telle ou telle détermination de son système par l’accommodation ou quelque chose de ce genre, en un mot moralement. Ils oublient qu’il n’y a pas bien longtemps, comme on peut le leur démontrer de manière évidente d’après leurs propres écrits, ils adhéraient avec enthousiasme à toutes ses déterminations unilatérales.

S’ils avaient été réellement séduits par la science qu’ils recevaient toute prête au point de s’y adonner avec une confiance naïve et non critique, quel n’est pas leur manque de conscience de reprocher au maître de nourrir une intention cachée derrière sa recherche, lui pour qui la science n’était pas toute faite, mais en devenir, lui dont le cœur spirituel le plus intime ne cessa de battre avant qu’il n’ait atteint les limites extrêmes de cette science. Ils jettent plutôt la suspicion sur eux-mêmes et font croire que jadis ils ne prenaient pas la chose au sérieux ; c’est leur propre état passé qu’ils combattent, tout en paraissant l’attribuer à Hegel : mais ils oublient, ce faisant, que lui était dans un rapport immédiat et substantiel avec son système, tandis qu’eux ne sont, à l’égard de ce système, que dans un rapport de réflexion.

Qu’un philosophe commette telle ou telle inconséquence sous l’empire de telle ou telle accommodation, c’est pensable ; lui-même peut en avoir conscience. Mais ce dont il n’a pas conscience, c’est que la possibilité de cette accommodation apparente a sa racine la plus intime dans une insuffisance ou dans une compréhension insuffisante de son principe lui-même. Si donc un philosophe s’était réellement accommodé, ses disciples devraient expliquer à partir de la conscience intime et essentielle de ce philosophe ce qui revêtait pour lui-même la forme d’une conscience exotérique. De cette façon, ce qui apparaît comme un progrès de la conscience est en même temps un progrès de la science. On ne suspecte pas la conscience particulière du philosophe, mais on construit la forme essentielle de sa conscience, on l’élève à une figure et à une signification déterminées et ainsi en même temps on la dépasse.

Je considère d’ailleurs ce tournant vers la non-philosophie d’une grande partie de l’école hégélienne comme un phénomène qui accompagnera toujours le passage de la discipline à la liberté.

C’est une loi psychologique que l’esprit théorique, devenu libre en soi-même, se transforme en énergie pratique, sorte comme volonté du royaume des ombres de l’Amenthes, se tourne contre la réalité mondaine qui existe sans lui. (Mais il est important, au point de vue philosophique, de spécifier davantage les côtés de ce rapport, car à partir du mode déterminé de cette conversion, on peut faire retour sur la déterminité immanente et le caractère historique et mondial d’une philosophie. Nous voyons ici pour ainsi dire son curriculum vitae réduit à l’essentiel, porté à sa pointe subjective.) Mais la pratique de la philosophie est elle-même théorique. C’est la critique qui mesure l’existence singulière à l’essence, la réalité effective particulière à l’idée. Mais cette réalisation immédiate (Realisierung) de la philosophie est, selon son essence la plus intime, affligée de contradictions, et cette essence qui est la sienne prend forme dans le phénomène et lui imprime son sceau.

Tandis que la philosophie, en tant que volonté, se tourne contre le monde phénoménal, le système est tombé au rang d’une totalité abstraite, il est devenu un côté du monde, auquel s’oppose un autre côté. Son rapport au monde est un rapport de réflexion. Animé du désir de se réaliser, il entre en lutte avec l’Autre. L’autosatisfaction et la perfection circulaire qui lui étaient intérieurs sont brisés. Ce qui était lumière intérieure devient flamme dévorante qui se tourne vers l’extérieur. Il en résulte la conséquence que le devenir-philosophique du monde est en même temps un devenir-mondain de la philosophie, que la réalisation effective de la philosophie est en même temps sa perte, que ce qu’elle combat à l’extérieur est son propre défaut intérieur, et que c’est justement au cours de cette lutte qu’elle tombe dans les faiblesses qu’elle combattait comme faiblesse dans son contraire, ne pouvant supprimer ces faiblesses qu’en y tombant. Ce qui s’oppose à elle et ce qu’elle combat, c’est toujours ce qu’elle est elle-même, les facteurs étant seulement intervertis.

Voilà le premier côté, quand nous considérons la chose, au point de vue purement objectif, comme la réalisation immédiate (Realisierung) de la philosophie. Mais elle a aussi, ce qui n’en est qu’une autre forme, un côté subjectif. C’est le rapport du système philosophique, qui se réalise effectivement, à ses supports spirituels, aux consciences de soi singulières dans lesquelles apparaît son progrès. Il résulte du rapport qui fait que la philosophie dans sa réalisation immédiate s’oppose au monde, que ces consciences de soi singulières ont toujours une exigence à deux tranchants, l’un tourné contre le monde, l’autre contre la philosophie elle-même. En effet, ce qui apparaît dans la chose comme un rapport en lui-même inversé, apparaît en elles comme une exigence et un acte doubles, en contradiction avec eux-mêmes. En libérant le monde de la non-philosophie, ces consciences se libèrent elles-mêmes de la philosophie, qui, en tant que système déterminé, les enchaînait. Mais comme elles-mêmes ne sont conçues que dans l’acte et dans l’énergie immédiate du développement, et qu’elles n’ont donc pas encore, au point de vue théorique, dépassé ce système, elles ne ressentent que la contradiction avec l’identité-à-soi-même plastique du système, et ne savent pas qu’en se tournant contre lui, elles ne font qu’en réaliser effectivement les divers moments.

Enfin, cet être-dédoublé de la conscience de soi philosophique se présente comme la lutte de deux tendances, s’opposant entre elles de la manière la plus extrême, dont l’une, le parti libéral, ainsi que nous pouvons le désigner en général, s’en tient, comme détermination principale, au concept et au principe de la philosophie, tandis que l’autre retient le non-concept, le moment de la réalité. Cette deuxième direction est la philosophie positive. L’activité de la première est la critique, donc justement l’acte de se-tourner-vers-l’extérieur de la philosophie ; l’activité de la seconde est l’essai de philosopher, donc l’acte de se-tourner-en-soi de la philosophie, car elle conçoit le défaut comme immanent à la philosophie, tandis que la première le conçoit comme défaut du monde, qu’il s’agit de rendre philosophique. Chacun de ces partis fait précisément ce que l’autre veut faire et ce qu’il ne veut pas faire lui-même. Mais le premier a conscience, au sein de sa contradiction intime, du principe en général et de son but. Dans le second apparaît le travers, la folie pour ainsi dire, comme tel. Pour ce qui est du contenu, le parti libéral seul, parce que parti du concept, parvient à des progrès réels, tandis que la philosophie positive n’est à même que d’arriver à des exigences et à des tendances dont la forme contredit la signification.

Ce qui apparaît donc d’abord comme un rapport interverti et une division hostile de la philosophie et du monde devient ensuite une scission de la conscience de soi philosophique singulière contenue en elle-même, et apparaît enfin comme une séparation extérieure et un être-dédoublé de la philosophie, comme deux tendances philosophiques opposées.

Il va de soi qu’il surgit encore une foule de formations subordonnées, geignantes, sans individualité, qui s’abritent derrière une gigantesque figure philosophique du passé, — mais on ne tarde pas à apercevoir l’âne sous la peau du lion, la voix larmoyante d’un mannequin d’aujourd’hui et d’hier perce, en un contraste comique, sous la puissante voix qui traverse les siècles (celle d’Aristote par exemple), de qui elle s’est faite mal à propos l’organe ; c’est comme si un muet voulait se procurer de la voix au moyen d’un énorme porte-voix, — ou bien nous voyons quelque lilliputien, armé de doubles lunettes, installé dans le petit coin du postérieur du géant, annoncer au monde tout émerveillé quelle nouvelle perspective étonnante se découvre de son punctum visus (point de vue), et faire des efforts risibles pour expliquer que ce n’est pas dans le cœur palpitant, mais dans la région ferme et solide sur laquelle il se tient que se trouve le point d’Archimède, (ποῦ στῶ : là où je dois me trouver), point auquel le monde est suspendu par des gonds. Ainsi naissent des philosophes-cheveux, des philosophes-ongles, des philosophes-orteils, des philosophes-excréments, etc., qui, dans l’homme-monde mystique de Swedenborg, occuperait un poste encore plus bas. Mais conformément à leur essence, tous ces mini-mollusques tombent, comme dans leur élément, dans les deux directions que j’ai indiquées. Quant à ces directions elles-mêmes, j’expliquerai ailleurs de manière plus complète leur rapport entre elles et à la philosophie hégélienne, ainsi que les divers moments historiques dans lesquels se présente ce développement.


3. Diog. IX 44 et X 38.
4. Arist. phys. 187 b.
5. Themist. p. 383.
6. Arist. met. 985 b 4 sq.
7. Themist. p. 326.
8. Simpl. p. 488.
9. Cf. Ibid. p. 514.
10. Diog. X 40 ; Stob. ecl. I, XVIII 4 a (§ 388).
11. Stob. eel. 1, X 14 (§ 306).
12. Simpl. p. 405.
13. Arist. de gen. et corr. 316 a.
14. Diog. IX 40.


Deuxième partie


DIFFERENCE, AU POINT DE VUE PARTICULIER, DES PHYSIQUES DE DEMOCRITE ET D’EPICURE


Chapitre premier
La déclinaison de l’atome de la ligne droite


Epicure admet un triple mouvement des atomes dans le vide[286]. Le premier mouvement est celui de la chute en ligne droite ; le second naît du fait que l’atome dévie de la ligne droite ; et le troisième est posé par la répulsion des nombreux atomes entre eux. Démocrite a, en commun avec Epicure, l’admission du premier et du dernier de ces mouvements, mais la déclinaison de l’atome de la ligne droite différencie de lui Epicure[287].

On a beaucoup raillé ce mouvement de déclinaison. Cicéron surtout est intarissable quand il aborde ce thème. On lit ainsi chez lui, entre autres choses : « Epicure prétend que les atomes sont poussés par leur poids de haut en bas en ligne droite, et que ce mouvement est le mouvement naturel des corps. Mais il lui vint ensuite à l’esprit que si tous les atomes étaient poussés de haut en bas, jamais un atome ne pourrait en rencontrer un autre. Notre homme trouva donc son salut dans un mensonge. Il dit que l’atome déclinait un tout petit peu, ce qui est pourtant absolument impossible. C’est de cette déviation que naîtraient les compositions, les copulations et les adhésions des atomes entre eux et, de celles-ci, le monde et toutes les parties du monde, ainsi que ce qu’il contient. Outre que cette fiction est puérile, Epicure n’atteint même pas son but[288]. » Nous trouvons une autre formule chez Cicéron, au livre I du traité : Sur la nature des dieux : « Quand Epicure s’aperçut que si les atomes étaient poussés vers le bas en vertu de leur propre poids, rien ne serait en notre pouvoir, parce que leur mouvement serait déterminé et nécessaire, il trouva un moyen de se soustraire à la nécessité, ce qui avait échappé à Démocrite. Il dit que l’atome, bien qu’il soit poussé de haut en bas par son poids et la pesanteur, dévie un petit peu. Affirmer une telle chose est plus honteux que de ne pouvoir défendre ce qu’il veut[289]. »

Pierre Bayle a la même opinion : « Avant lui (c’est-à-dire Epicure), on n’avait admis dans les atomes que le mouvement de pesanteur et celui de réflexion. Epicure supposa que même au milieu du vide les atomes déclinaient un peu de la ligne droite ; et de là venait la liberté, disait-il… Remarquons en passant que ce ne fut pas le seul motif qui le porta à inventer ce mouvement de déclinaison ; il le fit servir aussi à expliquer la rencontre des atomes, car il vit bien qu’en supposant qu’ils se mouvaient avec une égale vitesse par des lignes droites qui tendaient toutes de haut en bas, il ne ferait jamais comprendre qu’ils eussent pu se rencontrer, et qu’ainsi la production du monde aurait été impossible. Il fallut donc qu’il supposât qu’ils s’écartaient de la ligne droite[290][291]. »

Je néglige pour le moment la concision de ces réflexions. Ce que chacun pourra remarquer en passant, c’est que Schaubach, le critique le plus récent d’Epicure, a mal compris Cicéron quand il dit : « Les atomes seraient tous poussés vers le bas par la pesanteur, donc poussés selon des lignes parallèles pour des raisons physiques, mais ils recevraient par l’intermédiaire d’une répugnance réciproque une autre direction, d’après Cicéron (de natura deorum I 25) un mouvement oblique, du fait de causes fortuites, et cela de toute éternité[292]. » D’abord, Cicéron, dans le passage cité, ne fait pas de la répulsion la raison de la direction oblique, mais au contraire de la direction oblique la raison de la répulsion. Ensuite, il ne parle pas de causes fortuites mais désapprouve, au contraire, qu’on n’indique pas de causes du tout ; ce serait d’ailleurs une contradiction en et pour soi d’admettre à la fois la répulsion et néanmoins des causes fortuites comme raison de la direction oblique. Tout au plus pourrait-il alors être question de causes fortuites de la répulsion, mais non de la direction oblique.

Une bizarrerie dans les réflexions de Cicéron et de Bayle saute par trop aux yeux pour ne pas être mise aussitôt en évidence. Ils prêtent en effet à Epicure des motifs dont l’un supprime l’autre. Tantôt Epicure doit admettre la déclinaison des atomes pour expliquer la répulsion, tantôt il doit l’admettre pour expliquer la liberté. Mais si les atomes ne se rencontrent pas sans la déclinaison, la déclinaison est superflue comme fondement de la liberté : car le contraire de la liberté ne commence, comme nous l’apprenons de Lucrèce[293], qu’avec la rencontre déterministe et forcée des atomes. Si, d’autre part, les atomes se rencontrent sans la déclinaison, c’est comme fondement de la répulsion que la déclinaison est superflue. Je prétends que cette contradiction naît lorsque les raisons de la déclinaison de l’atome de la ligne droite sont comprises de manière aussi extérieure et incohérente que chez Cicéron et Bayle. Nous trouverons chez Lucrèce, qui est somme toute le seul parmi tous les anciens à avoir compris la physique d’Epicure, un exposé plus profond.

Nous allons maintenant considérer la déclinaison en elle-même.

De même que le point est supprimé dialectiquement dans la ligne, tout corps qui tombe est supprimé dans la ligne droite qu’il décrit. Sa qualité spécifique n’importe pas du tout ici. Une pomme décrit en tombant une ligne droite aussi bien qu’un morceau de fer. Tout corps, pour autant qu’il est considéré dans le mouvement de chute, n’est ainsi rien d’autre qu’un point qui se meut, un point sans autonomie qui abandonne sa singularité dans un être-là déterminé, la ligne droite qu’il décrit. C’est pourquoi Aristote remarque avec juste raison contre les pythagoriciens : « Vous dites que le mouvement de la ligne est la surface et celui du point la ligne ; donc les mouvements des monades seront aussi des lignes[294]. » La conséquence de cela, aussi bien pour les monades que pour les atomes, serait alors qu’ils sont en mouvement continuel, que la monade et l’atome n’existent pas, mais se perdent plutôt dans la ligne droite ; car la solidité de l’atome n’existe pas du tout encore, dans la mesure où il n’est conçu que comme tombant en ligne droite. Tout d’abord, si on se représente le vide comme un espace vide, l’atome est la négation immédiate de l’espace abstrait, donc un point spatial. La solidité, l’intensivité, qui s’affirment contre l’incohésion de l’espace en soi, ne peuvent s’ajouter que par un principe, qui nie l’espace dans la totalité de sa sphère, comme l’est le temps dans la nature effectivement réelle. De plus, en admettant qu’on ne veuille pas accorder ce point, l’atome, dans la mesure où son mouvement est une ligne droite, est purement déterminé par l’espace ; un être-là relatif lui est prescrit et son existence est une pure existence matérielle. Mais nous avons vu qu’un des moments dans le concept de l’atome est d’être une pure forme, la négation de toute relativité, de toute relation à un autre être-là. Nous avons remarqué en même temps qu’Epicure s’objective les deux moments, qui en vérité se contredisent, mais qui sont contenus dans le concept de l’atome[295].

Comment maintenant Epicure peut-il réaliser effectivement la détermination purement formelle de l’atome, le concept de la pure singularité, lequel nie tout être-là déterminé par un autre ?

Comme il se meut dans le domaine de l’être immédiat, toutes les déterminations sont immédiates. Les déterminations opposées sont donc opposées mutuellement comme réalités immédiates.

Mais l’existence relative, qui vient s’opposer à l’atome, l’être-là qu’il doit nier, est la ligne droite. La négation immédiate de ce mouvement est un autre mouvement, donc, représenté spatialement, la déclinaison de la ligne droite.

Les atomes sont des corps purement autonomes, ou plutôt sont le corps, pensé dans une autonomie absolue, comme les corps célestes. Comme ces derniers, ils ne se meuvent pas en ligne droite, mais en ligne oblique. Le mouvement de la chute est le mouvement de la non-autonomie.

Si donc Epicure représente, dans le mouvement de l’atome en ligne droite, la matérialité de cet atome, il a réalisé dans la déclinaison de la ligne droite sa détermination formelle ; et ces déterminations opposées sont représentées comme des mouvements immédiatement opposés.

Lucrèce affirme donc, à juste titre, que la déclinaison brise les fati foedera (déterminations du destin)[296] et, comme il applique aussitôt cela à la conscience[297], on peut dire de l’atome que la déclinaison est dans son cœur ce quelque chose qui peut lutter et résister.

Mais, quand Cicéron reproche à Epicure « de ne pas même obtenir le résultat en vue duquel il a forgé tout cela ; car, si tous les atomes déclinaient, il n’y en aurait jamais qui se lieraient, ou certains dévieraient et d’autres seraient par leur mouvement poussés tout droit ; il faudrait donc pour ainsi dire attribuer aux atomes des tâches déterminées et désigner ceux qui devraient aller tout droit et ceux qui devraient se mouvoir en ligne oblique[298] », ce reproche trouve sa justification dans ce que les deux moments qui sont compris dans le concept de l’atome sont représentés comme deux mouvements immédiatement différents et devraient donc échoir à des individus différents ; mais cette inconséquence est pourtant logique, car la sphère de l’atome est l’immédiateté.

Epicure sent fort bien la contradiction qui réside dans ce point. Il cherche donc à présenter la déclinaison de l’atome de la manière la moins matérielle possible. Elle est

nec regione loci certa nec tempore certo[299][300],


elle a lieu dans le plus petit espace possible[301].

Cicéron[302] et, d’après Plutarque, plusieurs anciens[303] critiquent, en outre, le fait que la déclinaison de l’atome ait lieu sans cause ; et rien de plus honteux, dit Cicéron, ne peut arriver à un physicien[304]. Mais d’abord, une cause physique telle que la veut Cicéron, rejetterait la déclinaison de l’atome dans le cercle du déterminisme, hors duquel elle doit justement nous élever. Mais, en outre, l’atome n’est pas du tout encore achevé avant d’être posé dans la détermination de la déclinaison. Demander la cause de cette détermination revient alors à demander la cause qui fait de l’atome un principe, question évidemment privée de sens pour celui qui croit que l’atome est la cause de tout, et qu’il ne saurait donc avoir une cause.

Lorsque, enfin, Bayle[305], s’appuyant sur l’autorité de saint Augustin[306], selon qui Démocrite a attribué aux atomes un principe spirituel — autorité tout à fait dénuée d’importance, vu son opposition à Aristote et aux autres anciens — reproche à Epicure d’avoir forgé la déclinaison à la place de ce principe spirituel, il faut, au contraire, dire qu’avec l’âme de l’atome, on aurait tout au plus gagné un terme, tandis que dans la déclinaison, c’est l’âme effective de l’atome, le concept de la singularité abstraite qui est représenté.

Avant de considérer la conséquence de la déclinaison de l’atome de la ligne droite, il faut faire ressortir un moment de la plus haute importance, complètement laissé de côté jusqu’à ce jour.

La déclinaison de l’atome de la ligne droite n’est pas, en effet, une détermination particulière, apparaissant au hasard dans la physique d’Epicure. La loi qu’elle exprime traverse plutôt toute la philosophie épicurienne mais de telle sorte, ce qui va de soi, que la déterminité de son apparition dépend de la sphère où elle est appliquée.

La singularité abstraite ne peut, en effet, affirmer son concept, sa détermination formelle, le pur être pour soi, l’indépendance à l’égard de tout être-là immédiat, l’être-supprimé de toute relativité, qu’en faisant abstraction de l’être-là qui vient s’opposer à elle ; car, pour en venir vraiment à bout, elle serait forcée de l’idéaliser, ce dont seule l’universalité est capable.

De même donc que l’atome se libère de son existence relative, la ligne droite, en faisant abstraction d’elle, en déviant d’elle, de même toute la philosophie épicurienne dévie de l’être-là limitatif, partout où le concept de la singularité abstraite, l’autonomie et la négation de tout rapport à un autre, doit être représenté dans son existence.

C’est ainsi que le but de l’action est l’acte de s’abstraire, de dévier de la douleur et du trouble, l’ataraxie[307]. Ainsi, le bien est la fuite devant le mal[308], et le plaisir est la déviation de la peine[309]. Enfin, là où la singularité abstraite apparaît dans sa liberté et dans son indépendance les plus hautes, l’être-là dont on dévie est logiquement tout être-là ; c’est pour cela que les dieux dévient du monde, ne s’en soucient pas, et habitent en dehors de lui[310].

On a raillé ces dieux d’Epicure, qui, semblables aux hommes, habitent dans les intermondes du monde réel, n’ont pas de corps, mais un quasi-corps, n’ont pas de sang, mais un quasi-sang, et, demeurant dans un repos bienheureux, n’exaucent aucune supplication, ne se soucient ni de nous ni du monde et sont honorés pour leur beauté, leur majesté, leur nature excellente, et non par intérêt[311].

Et pourtant, ces dieux ne sont pas une invention d’Epicure. Ils ont existé. Ce sont les dieux plastiques de l’art grec. Cicéron, le Romain, a raison de les persifler[312] ; mais le Grec Plutarque a oublié toute conception grecque quand il estime que cette doctrine touchant les dieux supprime la crainte religieuse et la superstition, qu’elle ne donne aux dieux ni joies ni faveurs, mais nous prête avec eux la même relation que nous avons avec les poissons d’Hyrcanie, dont nous n’attendons ni dommage ni profit[313]. Le calme contemplatif est un moment fondamental du caractère des divinités grecques, comme le dit Aristote lui-même : « Ce qui est le meilleur n’a pas besoin d’action car il est lui-même son propre but[314]. »

Nous allons maintenant considérer la conséquence qui suit immédiatement de la déclinaison des atomes. En elle est exprimé que l’atome nie tout mouvement et toute relation où il est déterminé comme un être-là particulier par un autre. Cela se présente de telle sorte que l’atome fait abstraction de l’être-là qui vient en face de lui et s’y soustrait. Mais ce qui est contenu en ceci, sa négation de toute relation à un Autre, il faut le réaliser effectivement, le poser de manière positive. Cela ne peut se faire que si l’être-là auquel il se rapporte n’est pas un autre être-là que lui-même, donc également un atome, et, comme lui-même est déterminé immédiatement, une multitude d’atomes. Ainsi la répulsion mutuelle des atomes multiples est la réalisation effective nécessaire de la lex atomi[315], selon le nom que Lucrèce donne à la déclinaison. Mais parce qu’ici toute détermination est posée comme un être-là particulier, la répulsion s’ajoute comme troisième mouvement aux mouvements primitifs. Lucrèce a raison de dire que, si les atomes n’avaient pas coutume de décliner, il ne serait né entre eux ni rencontre ni contrecoup, et le monde n’aurait jamais été créé[316]. Car les atomes sont à eux-mêmes leur unique objet (Objekt), ils ne peuvent se rapporter à eux-mêmes, ou — si l’on en donne une expression spatiale — se rencontrer qu’en ayant nié toute existence relative qui les verrait se rapporter à un Autre ; et cette existence relative est, comme nous l’avons vu, leur mouvement d’origine, celui de la chute en ligne droite. Ainsi donc ils ne se rencontrent qu’en déclinant de cette ligne. Il ne s’agit pas de la fragmentation purement matérielle[317].

Et, en vérité, la singularité qui est immédiatement n’est réalisée effectivement selon son concept que dans la mesure où elle se rapporte à un Autre, qui est elle-même, même si l’Autre s’oppose à elle dans la forme de l’existence immédiate. C’est ainsi que l’homme ne cesse d’être un produit naturel que lorsque l’Autre auquel il se rapporte n’est pas une existence différente, mais lui-même un homme singulier, bien que pas encore l’esprit. Mais pour que l’homme en tant qu’homme devienne à lui-même son unique objet effectivement réel, il faut qu’il ait brisé en lui son être-là relatif, la puissance de ses appétits et de la simple nature. La répulsion est la première forme de la conscience de soi ; elle répond donc à la conscience de soi, laquelle se conçoit comme quelque chose d’immédiatement-étant et d’abstraitement-singulier.

La répulsion est donc la réalisation effective du concept de l’atome, selon lequel il est la forme abstraite, mais tout autant du contraire de ce concept, selon lequel il est matière abstraite ; car ce à quoi l’atome se rapporte, ce sont bien des atomes, mais d’autres atomes. Mais si je me rapporte à moi-même comme à un immédiatement-Autre, mon rapport est un rapport matériel. C’est le plus haut degré d’extériorité qui puisse être pensé. Dans la répulsion des atomes, ce sont donc leur matérialité, qui avait été posée dans la chute en ligne droite, et leur détermination formelle, qui avait été posée dans la déclinaison, qui sont synthétiquement unies.

Démocrite, contrairement à Epicure, transforme en mouvement forcé, en acte de l’aveugle nécessité, ce qui pour Epicure est réalisation effective du concept de l’atome. Nous » avons déjà vu plus haut qu’il donne comme substance de la nécessité le tourbillon (δίνη), qui naît de la répulsion et du choc mutuel des atomes. Il n’envisage donc dans la répulsion que le côté matériel, la dispersion, la modification, et non le côté idéel, d’après lequel dans la répulsion toute relation à un Autre est niée et le mouvement est posé comme autodétermination. On le voit clairement dans le fait qu’il se figure d’une manière tout à fait matérielle un seul et même corps divisé en une multitude de corps par l’espace vide comme l’or qu’on a brisé en morceaux[318]. C’est donc à peine s’il conçoit que l’unité est le concept de l’atome.

Aristote a raison dans la polémique qu’il mène contre lui. « C’est pour cela que Leucippe et Démocrite, qui prétendent que les corps primordiaux se meuvent continuellement dans le vide et l’infini, auraient dû nous dire de quelle espèce est ce mouvement et quel est le mouvement adéquat à leur nature. Car si chacun des éléments est mis de force en mouvement par un autre, il est pourtant nécessaire que chacun ait aussi un mouvement naturel, auquel le mouvement forcé soit extérieur ; et ce premier mouvement, il faut bien qu’il ne soit pas forcé, mais naturel. Autrement la progression va à l’infini[319]. »

La déclinaison épicurienne des atomes a donc modifié l’ensemble de la construction interne du monde des atomes, en ayant fait prévaloir la détermination de la forme et réalisé effectivement la contradiction inhérente au concept de l’atome. Épicure est donc le premier à avoir conçu, bien que sous une figure sensible, l’essence de la répulsion, tandis que Démocrite n’en a connu que l’existence matérielle.

Aussi trouvons-nous également des formes plus concrètes de la répulsion employées par Épicure ; en matière politique, c’est le contrat[320], et en matière sociale l’amitié[321] qu’il prône comme le bien suprême.


Chapitre II
Les qualités de l’atome


Il est contradictoire à la notion de l’atome d’avoir des propriétés ; car, comme dit Epicure, toute propriété est modifiable, tandis que les atomes ne se modifient pas[322]. Mais ce n’en est pas moins une conséquence nécessaire de leur attribuer ces propriétés. Car la pluralité des atomes de la répulsion, qui sont séparés par l’espace sensible, doivent être immédiatement différents entre eux et distincts de leur pure essence, c’est-à-dire posséder des qualités.

Dans les développements suivants, je ne tiens donc absolument pas compte de l’affirmation de Schneider et de Nürnberger, selon qui Epicure n’a pas attribué de qualités aux atomes et les § 44 et 54 dans la lettre à Hérodote, chez Diogène Laerte, sont interpolés. Si vraiment ils étaient interpolés, comment pourrait-on ôter toute valeur aux témoignages de Lucrèce, de Plutarque, voire de tous les auteurs qui parlent d’Epicure ? De plus, ce n’est pas dans deux paragraphes seulement que Diogène Laerte mentionne les qualités des atomes, mais dans dix : les 42, 43, 44, 54, 55, 56, 57, 58, 59 et 61. La raison que font valoir ces critiques « qu’ils ne sauraient accorder les qualités de l’atome avec son concept », est bien faible. Spinoza dit que l’ignorance n’est pas un argument. Si chacun voulait raturer chez les anciens les passages qu’il ne comprend pas, on arriverait bien vite à la tabula rasa !

Par les qualités, l’atome acquiert une existence qui contredit à son concept; il est posé comme un être-là aliéné, différent et séparé de son essence. Cette contradiction est ce qui constitue l’intérêt capital d’Epicure. Sitôt donc qu’il pose une propriété, tirant la conséquence de la nature matérielle de l’atome, il contrepose en même temps des déterminations qui anéantissent de nouveau cette propriété dans sa propre sphère et font prévaloir, au contraire, le concept de l’atome. Il détermine donc toutes les qualités de telle façon qu’elles se contredisent elles-mêmes. Au contraire, Démocrite ne considère nulle part les propriétés en rapport à l’atome lui-même, et n’objective pas non plus la contradiction entre concept et existence qu’elles contiennent. La seule chose qui l’intéresse est plutôt de présenter les qualités en rapport à la nature concrète qui doit en être formée. Elles ne sont pour lui que des hypothèses servant à expliquer la diversité phénoménale. Le concept de l’atome n’a donc rien à voir avec elles.

Pour démontrer notre affirmation, il est tout d’abord nécessaire de nous mettre au courant des sources qui semblent se contredire sur ce point.

Dans l’écrit De placitis philosophorum, on lit : « Epicure affirme que ces trois qualités appartiennent aux atomes : la grandeur, la figure, la pesanteur. Démocrite n’en admettait que deux : la grandeur et la figure ; Epicure y ajouta en troisième la pesanteur[323]. Le même passage figure, répété mot pour mot, dans la Praeparatio evangelica d’Eusèbe[324].

Il est confirmé par le témoignage de Simplicius[325] et de Philopon[326] d’après lequel Démocrite n’a attribué aux atomes que la différence de la grandeur et de la figure. En opposition directe avec ces témoignages se trouve Aristote qui, dans le premier livre du De generatione et corruptione assigne aux atomes de Démocrite des différences de pesanteur[327]. À un autre endroit (dans le premier livre du De Caelo, Aristote laisse indécise la question de savoir si Démocrite a ou non attribué la pesanteur aux atomes ; il dit en effet : « Ainsi aucun des corps ne sera absolument léger, si tous ont de la pesanteur ; mais si tous ont de la légèreté, aucun ne sera pesant[328]. » Ritter dans son Histoire de la philosophie ancienne[329] rejette, en s’appuyant sur l’autorité d’Aristote, les données de Plutarque, d’Eusèbe et de Stobée ; quant aux témoignages de Simplicius et de Philopon, il n’en tient pas compte.

Voyons si ces passages sont réellement si contradictoires. Dans les passages cités, ce n’est pas ex professo (formellement) qu’Aristote parle des qualités des atomes. On lit par contre au livre septième de la Métaphysique : « Démocrite pose trois différences des atomes. Car, selon lui, le corps fondamental est au point de vue de la matière un seul et même corps ; mais il est différencié par le ῥυσμὸς, qui signifie la figure, par la τροπή, qui signifie la situation, ou par la διαθιγή qui signifie l’arrangement[330]. » Il découle immédiatement de ce passage[331] que la pesanteur n’est pas mentionnée comme une qualité des atomes de Démocrite. Les fragments de la matière, dispersés et tenus séparés les uns des autres doivent avoir des formes particulières et ces formes leur adviennent absolument de l’extérieur par la considération de l’espace. Ceci ressort encore plus clairement du passage suivant d’Aristote : « Leucippe et son compagnon Démocrite disent que les éléments sont le plein et le vide… qu’ils sont la raison, en tant que matière, de ce qui est. Or, de même que ceux qui posent une substance fondamentale unique font naître ce qui est Autre que cette substance de ses affections, en supposant comme principes des qualités le ténu et le dense, de même ils enseignent que les différences des atomes sont les causes de tout ce qui est autre qu’eux ; car l’être (sein) qui est au fondement ne se différencie que par ῥυσμός, διαθιγή, τροπή. C’est ainsi que A se différencie de N par la figure, AN de NA par l’arrangement, Z de N par la position[332]. »

Il s’ensuit avec évidence de ce passage que Démocrite ne considère les propriétés des atomes qu’en rapport à la formation des différences dans le monde phénoménal, et non en rapport à l’atome lui-même. Il s’ensuit, en outre, que Démocrite ne signale pas la pesanteur comme une propriété essentielle des atomes. Cette propriété va pour lui de soi, car tout ce qui est corporel est pesant. De même, la grandeur elle-même n’est pas pour lui une qualité fondamentale. Elle est une détermination accidentelle, que les atomes ont reçu en même temps que la figure. Seul l’état-différencié des figures — car rien de plus n’est contenu dans la figure, la position et l’arrangement — intéresse Démocrite. Grandeur, figure, pesanteur, prises ensemble comme elles le sont chez Épicure, sont des différences (Differenzen) que l’atome a en lui-même ; figure, arrangement, des différences qui lui appartiennent en rapport à un Autre. Tandis que nous trouvons donc chez Démocrite de simples déterminations hypothétiques visant à expliquer le monde phénoménal, chez Épicure, c’est la conséquence du principe même qui se présentera à nous. C’est pourquoi nous allons considérer en détail ses déterminations des qualités de l’atome.

En premier lieu, les atomes ont une grandeur[333]. Mais d’autre part, la grandeur est aussi niée. Ils n’ont pas, en effet, n’importe quelle grandeur[334], mais, au contraire, il ne faut admettre entre eux que quelques variations de grandeur[335]. Bien mieux, on ne doit leur attribuer que la négation de la grandeur, la petitesse[336] et même pas le minimum, car ce serait une détermination purement spatiale, mais l’infiniment petit, qui exprime la contradiction[337]. Rosinius, dans ses annotations aux fragments d’Epicure, traduit donc faussement un passage et passe complètement l’autre sous silence, quand il déclare : « Hujus modi autem tenuitatem atomorum incredibili parvitate arguebat Epicurus, utpote quas nulla magnitudine praeditas aiebat teste Laertio, X 44[338][339]. »

Je ne tiendrai pas compte de ce que, d’après Eusèbe, Epicure fut le premier à attribuer aux atomes une petitesse infinie[340], tandis que Démocrite avait admis les atomes les plus grands — grands comme le monde, affirme même Stobée[341].

D’une part ceci contredit le témoignage d’Aristote[342], d’autre part Eusèbe, ou plutôt l’évêque alexandrin Denys, qu’il résume, se contredit lui-même ; on lit, en effet, dans le même livre que Démocrite supposait comme principes de la nature des corps indivisibles, concevables par la raison[343]. Mais un point est clair : Démocrite ne prend pas conscience de la contradiction ; elle ne le préoccupe pas, tandis qu’elle constitue pour Epicure l’intérêt principal.

La deuxième propriété des atomes d’Epicure est la figure[344]. Mais cette détermination elle aussi contredit le concept de l’atome, et on doit nécessairement poser son contraire. La singularité abstraite est ce qui est abstraitement-identique-à-soi, et donc sans figure[345]. Les différences des figures des atomes sont donc en vérité indéterminables, mais elles ne sont pas absolument infinies[346]. C’est plutôt un nombre déterminé et fini de figures par quoi les atomes se différencient[347]. Il découle naturellement de ce point qu’il n’y a pas autant de figures différentes que d’atomes[348], alors que Démocrite pose un nombre infini de figures[349]. Si chaque atome avait une figure particulière, il faudrait bien qu’il y ait des atomes de grandeur infinie[350] ; car ils auraient en soi une différence infinie (la différence qui les distinguerait de tous les autres), comme les monades de Leibniz. L’affirmation de Leibniz qu’il n’y a pas deux choses identiques est donc renversée et il y a un nombre infini d’atomes de la même figure[351], ce qui implique manifestement que la détermination de la figure est de nouveau niée, car une figure qui ne se distingue plus des autres n’est pas une figure[352].

Il est enfin de la plus haute importance qu’Epicure mentionne comme troisième qualité la pesanteur[353] ; car c’est dans le point de gravité que la matière possède la singularité idéale qui constitue une détermination principale de l’atome. Dès que les atomes ont été transportés dans le domaine de la représentation, ils doivent nécessairement posséder aussi la pesanteur.

Mais la pesanteur est elle aussi contradictoire au concept de l’atome ; elle est, en effet, la singularité de la matière en tant qu’un point idéal qui se trouve extérieur à cette matière. Or, c’est l’atome lui-même qui est cette singularité, le point de gravité pour ainsi dire, représenté comme une existence singulière. La pesanteur n’existe donc pour Epicure que comme différence de poids, et les atomes sont eux-mêmes des points de gravité substantiels, comme les corps célestes. Si l’on applique cela au concret, il résulte naturellement ce que le vieux Brucker trouve si étonnant[354], et ce que nous confirme Lucrèce[355] : la terre n’a pas de centre vers lequel tout tendrait et il n’y a pas d’antipodes. Comme, en outre, la pesanteur n’appartient qu’à l’atome différencié des autres, donc aliéné et doué de propriétés, il va de soi que lorsque les atomes ne sont pas conçus comme multiples dans leur différence (Differenz), mais seulement en rapport au vide, la détermination du poids disparaît. Les atomes, si différents qu’ils puissent être par la masse et la forme, se meuvent donc dans l’espace vide avec la même vitesse[356]. C’est pour cela qu’Epicure n’applique la théorie de la pesanteur qu’en ce qui concerne la répulsion et les compositions qui naissent de cette répulsion, ce qui a donné prétexte à affirmer que seuls les agglomérats d’atomes étaient doués de pesanteur[357], mais non les atomes eux-mêmes.

Gassendi loue déjà Epicure d’avoir anticipé, uniquement guidé par la raison, sur l’expérience qui montre que tous les corps, malgré leur grande différence de poids et de masse, possèdent cependant la même vitesse, quand ils tombent de haut en bas[358].

La considération des propriétés des atomes nous donne donc le même résultat que celle de la déclinaison : Epicure a objectivé la contradiction incluse, dans le concept de l’atome, entre essence et existence, et a ainsi créé la science de l’atomistique, tandis que chez Démocrite ne se trouve aucune réalisation du principe lui-même, mais seulement le maintien du seul côté matériel et la production d’hypothèses en vue de l’empirie.


Chapitre III
ά̀τομοι άρχαί et ά̀τομα στοιχει̃α


Schaubach, dans sa Dissertation déjà citée sur les concepts astronomiques d’Epicure, affirme : « Epicure a fait, avec Aristote, une distinction entre les principes (ά̀τομοι άρχαί Diogene Laerte X 41) et les éléments ά̀τομα στοιχει̃α Diogene Laerte X 86). Les premiers sont les atomes, qui ne sont connaissables que par l’entendement ; ils ne remplissent aucun espace[359]… On les appelle atomes, non parce qu’ils sont les corps les plus petits, mais parce qu’ils ne sont pas divisibles dans l’espace. D’après ces représentations, on devrait donc croire qu’Epicure n’a pas attribué aux atomes de propriétés qui se rapportent à l’espace[360]. Mais, dans la lettre à Hérodote (Diogene Laerte X 44, 54), il accorde aux atomes non seulement la pesanteur mais aussi la figure et la grandeur… Je range donc ces atomes, qui sont nés des premiers, mais qui sont pourtant considérés encore comme particules élémentaires des corps[361], parmi ceux qui appartiennent à la seconde espèce. »

Considérons de plus près le passage que Schaubach cite de Diogene Laerte. Le voici : οί̃ον ό̀τι τό πα̃ν σω̃μα καί άναφής φύσις ἐστίν ἢ ὅτι ἄτομα στοιχεῖα καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα[362] (Diog. X 86). Épicure enseigne ici à Pytoclès, à qui il écrit, que la doctrine des Météores se distingue de toutes les autres doctrines physiques, par exemple que le tout est fait de corps et de vide, qu’il y a des principes fondamentaux indivisibles[363]. On voit qu’il n’y a ici absolument aucune raison d’admettre qu’il soit question d’une seconde espèce d’atomes. Peut-être semble-t-il que la disjonction entre τὸ πᾶν σῶμα καὶ ἀναφὴς φύσις ὅτι τὰ ἄτομα στοιχεῖα[364] pose une différence entre σῶμα et ἄτομα στοιχεῖα, le terme σῶμα désignant peut-être les atomes du premier genre par opposition aux ἄτομα στοιχεῖα. Mais il n’y faut pas penser. Σῶμα signifie le corporel par opposition au vide, lequel est pour cela nommé également l’ἀσώματον (incorporel)[365]. Dans σῶμα, ce sont donc aussi bien les atomes que les corps composés qui sont compris. C’est ainsi, par exemple, qu’il est dit dans la lettre à Hérodote : τὸ πᾶν ἐστι σῶμα… εἰ μὴ ἢν ὅ κενον καὶ χώραν καὶ ἀναφῆ φύσιν ὀνομάζομεν… τῶν σωμάτων τὰ μέν ἐστι συγκρίσεις. τὰ δʹἐξ ὦν αἱ συγκρίσεις πεποίηνται. Ταῦτα δέ ἐστιν ἄτομα καὶ ἀμετάβλητα ὥστε τάς ἀρχὰς ἀτόμος ἀναγκαῖον εἶναι σωμάτων φύσεις[366]. Dans le passage ci-dessus cité, Épicure parle donc d’abord du corporel en général par opposition au vide, puis du corporel en particulier, les atomes[367].

La référence de Schaubach à Aristote prouve tout aussi peu. La distinction entre ἀρχή et στοιχεῖον, dont font usage surtout les stoïciens[368], se trouve à la vérité aussi chez Aristote[369], mais celui-ci indique non moins l’identité des deux expressions[370]. Il enseigne même expressément que στοιχεῖον désigne surtout l’atome[371]. De même, Leucippe et Démocrite appellent eux aussi « στοιχει̃ον » le πλῆρες καὶ κενὸν[372] (le plein et le vide).

Chez Lucrèce, dans les lettres d’Épicure que l’on trouve chez Diogène Laerte, dans le Colotès de Plutarque[373], chez Sextus Empiricus[374], les propriétés sont attribuées aux atomes eux-mêmes, et c’est pour cela qu’ils ont été déterminés comme se supprimant eux-mêmes.

Mais s’il apparaît antinomique que des corps qui ne sont percevables que par la raison soient doués de qualités spatiales, il est bien plus antinomique que les qualités spatiales elles-mêmes ne puissent être perçues que par l’entendement[375].

Pour fonder davantage son opinion, Schaubach cite enfin le passage suivant de Stobée : Ἐπίκουρος… τὰ πρῶτα (…σώματα) μὲν ἁπλᾶ, τὰ δὲ ἐξ ἐκείνων συγκρίματα πάντα βάρος ἔχειν[376]. À ce passage de Stobée, on pourrait encore ajouter les passages suivants, dans lesquels les ἄτομα στοιχεῖα sont mentionnés comme une espèce particulière d’atomes (Plutarque : De placitis Philosophorum I 246 et 249, et Stobée : Eclog. phys. I, p. 5)[377]. Il n’est d’ailleurs aucunement affirmé dans ces passages que les atomes originels soient sans grandeur, sans figure et sans pesanteur. On n’y parle, au contraire, que de la pesanteur, comme du caractère différentiel des ά̀τομοι άρχαί et des ά̀τομα στοιχει̃α. Mais nous avons déjà remarqué au chapitre précédent que la catégorie de pesanteur n’est appliquée qu’à propos de la répulsion et des conglomérats qui en résultent.

L’invention des ά̀τομα στοιχει̃α ne nous fait d’ailleurs rien gagner. Il est aussi difficile de passer des ά̀τομοι άρχαί aux ά̀τομα στοιχει̃α que d’attribuer aux premiers directement des propriétés. Néanmoins, je ne nie pas absolument cette distinction. La seule chose que je nie, c’est qu’il existe deux espèces fixes et différentes d’atomes. Il s’agit plutôt de déterminations différentes d’une seule et même espèce.

Avant d’analyser cette différence, je vais encore attirer l’attention sur un procédé d’Epicure : il pose volontiers les différentes déterminations d’un concept comme des existences différentes et autonomes. De même que son principe est l’atome, la méthode de son savoir est atomistique. Chaque moment du développement se transforme aussitôt à son insu en une réalité fixe, pour ainsi dire séparée de sa connexion par l’espace vide ; chaque détermination reçoit la figure de la singularité isolée.

L’exemple qui suit éclairera ce procédé.

L’infini, τόά̀πειρον, ou l’infinitio, comme traduit Ciceron, est parfois employé par Epicure comme une nature particulière ; bien plus, c’est justement dans les passages où nous trouvons les στοιχει̃α déterminés comme une Substance fondamentale fixe, que nous trouvons aussi l’ά̀πειρον rendu autonome[378].

Mais pourtant, d’après les propres déterminations d’Epicure, l’infini n’est ni une substance particulière ni quelque chose d’extérieur aux atomes et au vide, mais plutôt une détermination accidentelle de ces deux éléments. Nous trouvons, en effet, trois significations de l’ά̀πειρον. Premièrement, l’ά̀πειρον exprime pour Épicure une qualité qui est commune aux atomes et au vide. Dans cette acception, il signifie l’infinité du tout, qui est infini par l’infinie pluralité des atomes, par l’infinie grandeur du vide[379].

En second lieu, l’ά̀πειρία (l’état-illimité) est la pluralité des atomes, de sorte que ce n’est pas l’atome, mais la pluralité infinie des atomes qui s’oppose au vide[380].

Enfin, si nous pouvons conclure de Démocrite à Épicure, ά̀πειρον signifie également le contraire direct, le vide infini, qu’on oppose à l’atome déterminé en soi et limité par lui-même[381].

Dans toutes ces significations — et ce sont les seules, et même les seules possibles pour l’atomistique —, l’infini n’est qu’une détermination de l’atome et du vide. Néanmoins, il est rendu autonome et devient une existence particulière, et est même posé comme une nature spécifique à côté des principes dont il exprime la déterminité.

Que ce soit donc Épicure lui-même qui ait fixé la détermination dans laquelle l’atome devient στοιχει̃ον comme une espèce indépendante et originaire d’atomes, ce qui d’ailleurs, d’après la prépondérance historique de l’une des sources sur l’autre, n’est pas le cas ; ou que Métrodore, le disciple d’Épicure, ait été, ce qui nous paraît plus vraisemblable, le premier à transformer la détermination différenciée en une existence différenciée[382], nous devons attribuer au mode subjectif de la conscience atomistique l’autonomisation des moments singuliers. Ce n’est pas parce que l’on prête à des déterminations différentes la forme d’une existence différente qu’on a conçu leur différence.

L’atome n’a pour Démocrite que la signification d’un στοιχει̃ον, d’un substrat matériel. La distinction entre l’atome comme όρχή l’atome comme στοιχει̃ον, entre l’atome comme principe et l’atome comme élément, appartient à Epicure. Ce qui suit nous montrera l’importance de cette distinction.

La contradiction entre l’existence et l’essence, entre la matière et la forme, qui est contenue dans le concept de l’atome, est posée dans l’atome singulier lui-même, du fait qu’on lui attribue des qualités. Par la qualité, l’atome est aliéné de son concept, mais en même temps achevé dans sa construction. De la répulsion et des conglomérats connexes des atomes qualifiés naît maintenant le monde sensible.

C’est avec ce passage du monde de l’essence au monde du phénomène que la contradiction incluse dans le concept de l’atome atteint manifestement sa réalisation la plus tranchante. Car l’atome est selon son concept la forme absolue, essentielle de la nature. Cette forme absolue est maintenant rabaissée à la matière absolue, au substrat informe du monde phénoménal.

Les atomes sont bien la substance de la nature[383], d’où tout sort et où tout se dissout[384]. Mais l’anéantissement perpétuel du monde phénoménal n’aboutit à aucun résultat. Il se forme des phénomènes nouveaux, mais l’atome lui-même reste toujours au fond comme sédiment[385]. Dans la mesure donc où l’atome est pensé selon son pur concept, c’est l’espace vide, la nature anéantie, qui est son existence ; dans la mesure où il passe à la réalité effective, il est ravalé à l’état de base matérielle, laquelle, support d’un monde aux divers rapports, n’existe jamais autrement que dans des formes qui lui sont indifférentes et extérieures. C’est là une conséquence nécessaire, parce que l’atome, présupposé comme un être abstraitement-singulier-et-achevé, ne peut pas s’affirmer comme une puissance qui idéaliserait et dominerait cette multiplicité.

La singularité abstraite est la liberté à l’égard de l’être-là, et non la liberté dans l’être-là. Elle n’est pas à même de resplendir à la lumière de l’être-là. C’est là un élément où elle perd son caractère et devient matérielle. C’est pour cela que l’atome ne vient pas au jour du phénomène[386] ou bien, là où il apparaît, est ravalé à l’état de base matérielle. L’atome comme tel n’existe que dans le vide. C’est ainsi la mort de la nature qui en est devenue la substance immortelle ; et Lucrèce a raison de s’écrier :

« mortalem vitam mors immortalis ademit[387] »
[III 869]

Mais le fait qu’Épicure saisisse et objective la contradiction à son plus haut sommet, en distinguant l’atome qui, comme στοιχεῖον, devient la base du phénomène, de l’atome qui, comme existe dans le vide, voilà ce qui, au plan de la philosophie, le distingue de Démocrite, qui n’objective qu’un des moments. C’est là la même différence qui sépare Épicure de Démocrite dans le monde de l’essence, le domaine des atomes et du vide. Mais comme l’atome qualifié est le seul qui soit achevé, comme ce n’est que de l’atome achevé et aliéné à son concept que le monde phénoménal peut sortir, Épicure exprime ce fait en disant que seul l’atome qualifié devient στοιχεῖον, ou que seul l’ἄτομον στοιχεῖον est doué de qualités.


Chapitre IV
Le temps


Comme, dans l’atome, la matière est, en tant que pure relation à soi, dispensée de toute mutabilité et de toute relativité, il découle immédiatement que le temps est à exclure du concept de l’atome, du monde de l’essence. Car la matière n’est éternelle et autonome que dans la mesure où il est fait, en elle, abstraction du moment de la temporalité. Sur ce point encore, Epicure et Démocrite sont d’accord. Mais ils diffèrent par la manière dont le temps, écarté du monde des atomes, est ensuite déterminé, ainsi que par la sphère où il est transporté.

Selon Démocrite, le temps n’a aucune importance et aucune nécessité pour son système. S’il explique le temps, c’est pour le supprimer. S’il le détermine comme éternel, c’est pour que, comme le disent Aristote[388] et Simplicius[389], la naissance et la mort, c’est-à-dire le temporel, soient écartés des atomes. C’est lui-même, le temps, qui doit fournir la preuve que tout n’a pas nécessairement une origine, un moment du commencement.

Il faut reconnaître ici quelque chose de plus profond. L’entendement imaginant, qui ne conçoit pas l’être-autonome de la substance, pose la question du devenir temporel de cette substance. Il lui échappe alors qu’en faisant de la substance quelque chose de temporel, il fait en même temps du temps quelque chose de substantiel, et en détruit le concept, car le temps rendu absolu n’est plus temporel.

Mais, d’un autre côté, cette solution n’est pas satisfaisante. Le temps, exclu du monde de l’essence, est transféré dans la conscience de soi du sujet qui philosophe, mais ne touche pas le monde lui-même.

Il en va autrement avec Epicure. Selon lui, le temps, exclu du monde de l’essence, devient la forme absolue du phénomène. Le temps est en effet défini comme l’accident de l’accident. L’accident est la modification de la substance en général. L’accident de l’accident est la modification en tant que se réfléchissant en soi, le changement comme changement. Le temps est maintenant cette pure forme du monde, phénoménal[390].

La composition est la forme purement passive de la nature concrète, le temps en est la forme active. Si je considère la composition d’après son être-là, l’atome existe derrière elle, dans le vide, dans l’imaginaire ; si je considère l’atome d’après son concept, ou bien la composition n’existe pas du tout, ou bien elle n’existe que dans la représentation subjective ; car elle est une relation dans laquelle les atomes indépendants, refermés sur eux-mêmes, qui se désintéressent en quelque sorte les uns des autres, ne sont pas davantage rapportés les uns aux autres. Le temps, au contraire, le changement du fini, du fait qu’il est posé comme changement, est aussi bien la forme effectivement réelle qui sépare le phénomène de l’essence, le pose comme phénomène au même titre qu’il le ramène à l’essence. La composition exprime maintenant la matérialité aussi bien des atomes que de la nature qui naît de ces atomes. Le temps, par contre, est, dans le monde du phénomène, ce que le concept de l’atome est dans le monde de l’essence : l’abstraction, l’anéantissement et le retour à l’être pour soi de tout être-là déterminé.

De ces considérations découlent les conséquences suivantes : en premier lieu, Epicure fait de la contradiction entre la matière et la forme, le caractère de la nature phénoménale qui devient ainsi le pendant de la nature essentielle, de l’atome. Cela se produit du fait que le temps est posé en opposition à l’espace, et la forme active du phénomène en opposition à la forme passive. En second lieu, ce n’est que chez Epicure que le phénomène est conçu comme phénomène, c’est-à-dire comme une aliénation de l’essence qui s’affirme comme une telle aliénation dans sa réalité effective. Chez Démocrite, au contraire, pour qui la composition est l’unique forme de la nature phénoménale, le phénomène ne montre pas en lui-même qu’il est un phénomène, une chose différente de l’essence. Si donc nous considérons le phénomène selon son existence, l’essence est totalement confondue avec lui ; si nous le considérons selon son concept, l’essence est totalement séparée de lui, si bien que le phénomène est rabaissé à l’état d’apparence subjective. La composition se montre indifférente et matérielle à l’égard de ses fondements essentiels. Le temps au contraire est le feu de l’essence qui consume éternellement le phénomène et lui imprime le sceau de la dépendance et de l’inessentialité. Enfin, du fait que pour Epicure le temps est le changement comme changement, la réflexion en soi du phénomène, c’est à bon droit que la nature phénoménale est posée comme objective, c’est à bon droit que la perception sensible est prise pour critérium réel de la nature concrète, bien que son fondement, l’atome, ne soit contemplé que par la raison.

C’est en effet parce que le temps est la forme abstraite de la perception sensible qu’existe la nécessité, selon la méthode atomistique de la conscience épicurienne, de la fixer comme une nature douée d’une existence particulière à l’intérieur de la nature. Or, la mutabilité du monde sensible en tant que mutabilité, son changement en tant que changement, cette réflexion en soi du phénomène qui constitue le concept du temps, à son existence distincte dans la sensibilité consciente. La sensibilité de l’homme est donc le temps incarné, la réflexion en soi du monde des sens venue à l’existence.

Ceci découle immédiatement de la détermination conceptuelle du temps que l’on trouve chez Épicure ; mais on peut également le démontrer dans le détail avec une aussi complète certitude. Dans la lettre d’Épicure à Hérodote[391], le temps est déterminé ainsi : il naît quand les accidents des corps perçus par les sens sont pensés comme accidents. C’est donc ici la perception sensible réfléchie en soi qui est la source du temps et le temps lui-même. On ne peut donc déterminer le temps par analogie, ni affirmer de lui un Autre ; on doit s’en tenir à l’Énergie elle-même [ἐνάργεια veut dire chez Épicure l’évidence]. Car, étant donné que la perception sensible réfléchie en soi est le temps lui-même, on ne saurait aller au-delà d’elle.

Par contre, chez Lucrèce, Sextus Empiricus et Stobée[392], l’accident de l’accident, la modification réfléchie en soi sont déterminés comme temps. La réflexion des accidents dans la perception sensible et leur réflexion en eux-mêmes sont donc posées comme une seule et même chose.

Par cette connexion entre le temps et la sensibilité, les εἴδωλα[393], qui se trouvent également chez Démocrite, acquièrent aussi une position plus logique.

Les εἴδωλα sont les formes des corps de la nature ; elles s’en détachent comme d’une peau qui pèle et les font passer au phénomène[394]. Ces formes des choses s’en écoulent constamment, pénétrant dans les sens, et c’est par là même qu’elles font apparaître les objets (Objekte). Dans l’audition, c’est donc la nature qui s’écoute elle-même, dans le sentir, elle se sent elle-même, dans la vue, elle se voit elle-même[395]. La sensibilité humaine est ainsi le médium ou, comme dans un foyer, les processus naturels se réfléchissent et s’allument pour devenir la lumière du phénomène.

Chez Démocrite, ceci est une inconséquence, car le phénomène n’est que subjectif ; chez Épicure, c’est une conséquence nécessaire, car la sensibilité est la réflexion en soi du monde phénoménal, sa temporalité incarnée.

Enfin, la connexion de la sensibilité et du temps apparaît ainsi ; la temporalité des choses et leur apparition aux sens sont posées dans ces choses elles-mêmes comme une seule et même chose[396]. Car, du fait même que les corps apparaissent aux sens, ils périssent.[397]. Comme, en effet, les εί̀δωλα se séparent continuellement des corps et s’écoulent dans les sens, comme ils ont leur être-sensible hors d’eux-mêmes dans une autre nature, et non pas en eux-mêmes, et qu’ils ne reviennent donc pas de la séparation, ils se dissolvent et périssent.

De même donc que l’atome n’est rien que la forme naturelle de la conscience de soi abstraite et singulière, de même la nature sensible n’est que l’objectivation de la conscience de soi empirique et singulière : la conscience de soi sensible. C’est pour cela que les sens sont les seuls critères dans la nature concrète, de même que la raison abstraite est le seul critère dans le monde des atomes.


Chapitre V
Les Météores


Au regard du point de vue de son temps il se peut que les vues de Démocrite soient perspicaces. Mais ces idées ne présentent aucun intérêt philosophique : elles ne sortent pas du cercle de la réflexion empirique et ne sont pas dans une connexion interne assez déterminée avec la doctrine des atomes.

Par contre, la théorie d’Epicure touchant les corps célestes et les processus qui leur sont connexes ou les météores (dans une telle expression, il comprend synthétiquement tout cela) s’oppose non seulement à l’opinion de Démocrite, mais encore à celle de la philosophie grecque. La vénération des corps célestes est un culte que célèbrent tous les philosophes grecs. Le système des corps célestes est la première existence, naïve et déterminée par la nature, de la raison effectivement réelle. La conscience de soi grecque occupe la même position dans le monde de l’esprit. Elle est le système solaire spirituel. Les philosophes grecs adoraient donc, dans les corps célestes, leur propre esprit.

Anaxagore lui-même, qui fut le premier à avoir expliqué le ciel en physicien, et à l’avoir ainsi, dans un autre sens que Socrate, fait descendre sur la terre, répondit à quelqu’un qui lui demandait pourquoi il était né : είς θεωρίαν ήλίου καίσελήνης καί ούρανου̃[398][399]. Quant à Xénophane, il contemplait le ciel et disait que l’Un était la divinité[400]. Pour ce qui est des Pythagoriciens et de Platon, ainsi que d’Aristote, le caractère religieux de leur rapport aux corps célestes est connu.

Bien plus, Épicure s’oppose à la conception de tout le peuple grec.

Il semble parfois, dit Aristote, que le concept témoigne pour les phénomènes, et les phénomènes pour le concept. C’est ainsi que tous les hommes ont une représentation des dieux, et attribuent au divin la place suprême, les barbares aussi bien que les Hellènes, bref tous ceux qui croient à l’existence des dieux, nouant manifestement l’immortel à l’immortel ; car c’est impossible autrement. S’il est donc un divin — comme il est du reste réellement — notre affirmation touchant la substance des corps célestes demeure vraie. Mais cela répond aussi à la perception sensible, et parle en faveur de la conviction des hommes. En effet, dans tout le temps passé, d’après la tradition que les siècles se transmettent mutuellement, rien ne semble s’être transformé, ni dans l’ensemble du ciel, ni dans l’une quelconque de ses parties. Et le nom même semble avoir été transmis des anciens jusqu’au temps présent, puisque ils admettent les choses que nous disons. Car ce n’est pas une fois, ni deux fois, mais une infinité de fois que les mêmes opinions nous sont parvenues. C’est parce que le premier corps est quelque chose de différent, extérieur à la terre, au feu, à l’air et à l’eau qu’ils ont nommé le lieu le plus élevé « l’éther ». de θεῖν ἀεί[401], lui ajoutant le nom de temps éternel[402] Mais le ciel et le lieu supérieur, les anciens les ont attribués aux divinités, parce que seuls ils sont immortels. Or, la théorie actuelle atteste que l’éther est indestructible, sans origine, ne participant à aucune des infortunes humaines. De cette façon, nos conceptions correspondent en même temps à la révélation qui concerne Dieu[403]. Qu’il existe un ciel, c’est évident. C’est une tradition livrée par les ancêtres et les prédécesseurs, ayant survécu dans la figure du mythe des âges postérieurs, que les corps célestes sont des dieux et que le divin embrasse la nature entière. Le reste a été ajouté mythiquement en vue de la croyance de la multitude, se donnant pour utile aux lois et à la vie. Car les hommes font les dieux semblables aux hommes et à quelques-uns des autres êtres vivants, et forgent des choses semblables, connexes et apparentées. Si de tout cela nous séparons ce qui a été ajouté et si nous nous en tenons à l’idée première, leur croyance que les substances premières sont des dieux, nous devons tenir cette idée première pour divine et admettre qu’après que, selon l’occasion, tout art possible, toute philosophie possible eussent été découverts et à nouveau perdus, ces opinions, telles des reliques, ont été transmises au monde actuel[404].

Epicure dit, par contre, qu’à tout cela notre pensée doit ajouter que le plus grand trouble de l’âme humaine naît de ce que les hommes tiennent les corps célestes pour bienheureux et indestructibles, ont des souhaits et font des actes contraires à ces divinités, et se font soupçonneux en se fiant aux mythes[405][406]. En ce qui concerne les météores, il faut croire que chez eux le mouvement, la position, l’éclipsé, le lever et le coucher, et les phénomènes apparentés ne proviennent pas de ce qu’un seul gouverne, ordonne ou a ordonné, qui posséderait à la fois toute béatitude et toute indestructibilité. Car les actes ne s’accordent pas avec la béatitude, mais c’est apparentés surtout avec la faiblesse, la crainte et le besoin qu’ils s’accomplissent. Il ne faut pas croire non plus que certains corps apparentés au feu jouissent du privilège de se soumettre à ces mouvements au gré de leur fantaisie. Or, si l’on n’est pas d’accord sur ce point, cette antinomie elle-même prépare au plus grand trouble des âmes[407].

Si Aristote a donc reproché aux anciens d’avoir cru que le ciel, pour se soutenir, avait besoin d’Atlas[408] qui :

πρὸς ἑσπέρους τόπους
ἕστηκε κίον’ οὐρανοῦ τε καὶ χθονὸς
ὤμοιν ἐρείδων[409].
[Eschyl. Prométh., 348 sq.]


Épicure blâme, par contre, ceux qui croient que l’homme a besoin du ciel ; et Atlas lui-même, sur qui le ciel s’appuie, il le trouve dans la sottise et la superstition humaine. La sottise et la superstition sont, elles aussi, des titans.

Toute la lettre d’Épicure à Pythoclès traite de la théorie des corps célestes, abstraction faite de la dernière section. Celle-ci clôture la lettre par des sentences éthiques[410]. C’est d’ailleurs de manière pertinente que sont ajoutées à la doctrine des météores des maximes éthiques. Cette doctrine est pour Épicure une affaire de conscience. Nous nous appuierons donc principalement sur cet écrit à Pythoclès. Nous compléterons notre étude d’après la lettre à Hérodote à laquelle Épicure se réfère lui-même dans la lettre à Pythoclès.

En premier lieu, il ne faut pas croire que la connaissance des météores, qu’elle soit conçue dans son ensemble ou en particulier, nous fasse parvenir à un autre but qu’à l’ataraxie et à la ferme confiance, tout comme le reste de la science de la nature[411]. Ce dont a besoin notre vie, ce n’est pas de l’idéologie et des vaines hypothèses, mais de ce qui peut nous faire vivre sans trouble. De même que le but de la physiologie en général est de découvrir les raisons de ce qui est le plus important, de même ici, la béatitude dépend de la connaissance des météores. Prise en soi et pour soi, la théorie du lever et du coucher, de la position et de l’éclipse ne contient aucune raison particulière de félicité ; mais la terreur possède ceux qui voient ces phénomènes sans en connaître la nature et les origines principales[412]. La seule chose qui soit niée jusqu’ici, c’est la préséance que devrait avoir la théorie des météores sur les autres sciences ; cette théorie est placée au même niveau que ces sciences.

Mais la théorie des météores se différencie aussi spécifiquement de la méthode de l’éthique comme des autres problèmes physiques, par exemple de l’affirmation qu’il y a des éléments indivisibles et de toutes les affirmations où une seule explication correspond aux phénomènes. Car ceci n’a pas lieu en ce qui concerne les météores[413]. La naissance de ceux-ci n’a pas une cause simple et ils possèdent plus d’une catégorie d’essence qui correspond aux phénomènes. Car ce n’est pas avec des axiomes et des lois vides qu’on doit faire de la physiologie[414] Il est répété sans cesse que les météores doivent être expliqués non pas άπλω̃ς (simplement, absolument), mais πολλαχω̃ς (de multiples manières). Il en est ainsi du lever et du coucher du soleil et de la lune[415], de la croissance et de la décroissance de la lune[416], de l’apparence d’un visage dans la lune[417], de l’alternance des jours et des nuits[418] et de tous les autres phénomènes célestes.

Comment donc doit-on faire l’explication ?

Toute explication est suffisante. Il n’y a que le mythe qu’il faille écarter. Or, il sera écarté si, suivant les phénomènes, on conclut d’eux à l’invisible[419]. Il faut s’en tenir au phénomène, à la perception sensible. Il faut donc employer l’analogie. Ainsi, on peut, par l’explication, se débarrasser de la crainte et s’en libérer, en fournissant des raisons au sujet des météores et de tous les phénomènes qui se produisent continuellement et qui déconcertent le plus les autres hommes[420].

La masse des explications, la pluralité des possibilités ne doivent pas seulement apaiser la conscience et écarter les raisons de l’angoisse, mais en même temps nier l’unité, la loi identique à elle-même et absolue, dans les corps célestes. Ceux-ci peuvent se comporter tantôt d’une façon, tantôt d’une autre ; cette possibilité sans loi serait le caractère de leur réalité.

Tout en eux serait inconstant et instable[421]. La pluralité des explications doit en même temps supprimer l’unité de l’objet.

Ainsi donc, tandis qu’Aristote, en accord avec les autres philosophes grecs, tient les corps célestes pour éternels et immortels, parce qu’ils se comportent toujours de la même façon ; tandis qu’il leur attribue à eux-mêmes un élément propre, supérieur, non soumis à la puissance de la pesanteur, Epicure affirme, en opposition directe, que c’est absolument l’inverse. Ce qui, selon lui, distingue spécifiquement la théorie des météores de toutes les autres doctrines physiques, c’est que dans les météores tout se produit de façon multiple et irrégulière, et que tout y doit être expliqué par des raisons diverses, en nombre indéterminé. Bien plus, c’est avec colère et indignation violente qu’il rejette l’opinion contraire : ceux qui s’en tiennent à un seul mode d’explication et excluent tous les autres, ceux qui admettent un élément unique, et donc éternel et divin, dans les météores, tombent dans la vaine explicasserie et les artifices serviles des astrologues ; ils transgressent les limites de la physiologie et se jettent dans les bras du mythe. C’est l’impossible qu’ils cherchent à réaliser, et ils s’épuisent avec des non-sens ; ils ne savent même pas où l’ataraxie elle-même est en danger. On doit mépriser leur bavardage[422]. Il faut se garder du préjugé selon lequel la recherche portant sur ces objets ne serait pas assez approfondie et subtile, si elle ne se proposait comme but que notre ataraxie et notre félicité[423]. Le principe absolu est par contre que rien ne saurait appartenir à une nature indestructible et éternelle qui puisse troubler l’ataraxie et lui faire courir des dangers. Il faut que la conscience comprenne que c’est là une loi absolue[424].

Epicure conclut donc : c’est parce que l’éternité des corps célestes troublerait l’ataraxie de la conscience de soi, que c’est une conséquence nécessaire et impérieuse, qu’ils ne soient pas éternels.

Comment, maintenant, faut-il comprendre cette opinion propre à Epicure ?

Tous les auteurs qui ont écrit sur la philosophie d’Epicure ont présenté cette doctrine des météores comme ne s’accordant pas avec le reste de la physique, avec la doctrine des atomes. Le combat contre les stoïciens, celui contre la superstition et l’astrologie en seraient les raisons suffisantes.

De plus, nous avons vu qu’Epicure lui-même distingue la méthode qui est employée dans la théorie des météores de celle du reste de la physique. Mais dans quelle détermination de son principe se trouve la nécessité de cette distinction ? Comment lui vient cette idée ?

Et ce n’est pas simplement contre l’astrologie, c’est contre l’astronomie elle-même, contre la loi éternelle et la raison dans le système céleste qu’il combat. Enfin, l’opposition aux stoïciens n’explique rien. Leur superstition et l’ensemble de leur opinion étaient déjà contredites du fait que les corps célestes étaient donnés comme des compositions fortuites d’atomes, et leurs processus comme des mouvements fortuits de ces mêmes atomes. Leur nature éternelle était donc détruite — conséquence que Démocrite s’est contenté de tirer de cette prémisse[425]. Bien plus, leur existence elle-même était ainsi supprimée[426]. L’atomiste n’avait donc pas besoin d’une méthode nouvelle.

Mais ce n’est pas encore toute la difficulté. Une antinomie plus énigmatique surgit.

L’atome est la matière dans la forme de l’autonomie, de la singularité, en quelque sorte la représentation de la pesanteur. Mais la plus haute réalité de la pesanteur, ce sont les corps célestes. En eux sont résolues toutes les antinomies entre forme et matière, entre concept et existence, qui constituaient le développement de l’atome ; en eux sont réalisées toutes les déterminations qui étaient exigées. Les corps célestes sont éternels et non soumis au changement ; ils possèdent en eux-mêmes et non hors d’eux-mêmes, leur point de gravité ; leur unique acte est le mouvement, et, séparés par l’espace vide, ils déclinent de la ligne droite, forment un système de répulsion et d’attraction, dans lequel ils conservent tout autant leur autonomie, et, enfin, ils produisent d’eux-mêmes le temps comme la forme de leur apparition. Les corps célestes sont donc les atomes devenus effectivement réels. En eux, la matière a reçu en elle-même la singularité. C’est donc dans les corps célestes qu’Epicure aurait dû apercevoir l’existence la plus haute de son principe, le sommet et le point ultime de son système. Il prétendait supposer les atomes pour mettre à la base de la nature des fondements immortels. Il prétendait ne s’occuper que de la singularité substantielle de la matière. Mais quand il trouve au bout du compte la réalité de sa conception de la nature — car il ne connaît pas d’autre nature que la nature mécanique —, la matière autonome, indestructible dans les corps célestes, dont l’éternité et l’immutabilité sont démontrées par la croyance de la foule, le jugement de la philosophie, le témoignage des sens, son seul désir est de faire redescendre cette réalité dans la caducité terrestre ; il se tourne alors avec indignation contre ceux qui vénèrent la nature autonome, possédant en soi le point de la singularité. Voilà sa plus grande contradiction.

Epicure sent donc que ses catégories antérieures s’effondrent ici et que la méthode de sa théorie[427] devient une autre méthode. Et c’est la plus profonde reconnaissance qu’il ait de son système, c’est la conséquence la plus extrême de ce système qu’il sente cela et le dise en toute conscience.

Nous avons vu, en effet, que toute la philosophie épicurienne de la nature est imprégnée de la contradiction entre essence et existence, entre forme et matière. Mais dans les corps célestes, cette contradiction est éteinte, les moments contradictoires sont réconciliés. Dans le système céleste, la matière a reçu en soi la forme, elle a admis en soi la singularité et atteint de la sorte son autonomie. Mais c’est sur ce point qu’elle cesse d’être l’affirmation de la conscience de soi abstraite. Dans le monde des atomes comme dans le monde du phénomène, la forme luttait contre la matière ; l’une des déterminations supprimait l’autre, et c’était justement dans cette contradiction que la conscience de soi abstraitement-singulière sentait sa nature objectivée. La forme abstraite qui luttait contre la matière abstraite sous la figure de la matière, c’était elle-même. Mais maintenant que la matière s’est réconciliée avec la forme et s’est rendue autonome, la conscience de soi singulière sort de sa chrysalide, se proclame le véritable principe et lutte contre la nature devenue autonome.

D’un autre côté, cela s’exprime ainsi : en recevant en soi la singularité, la forme, comme c’est le cas dans les corps célestes, la matière a cessé d’être singularité abstraite. Elle est devenue singularité concrète, universalité. Dans les météores, la conscience de soi abstraitement-singulière voit donc briller en face d’elle sa réfutation devenue positive — l’universel devenu existence et nature. Elle reconnaît donc dans ces deux termes son ennemi mortel. Elle leur attribue alors, comme le fait Épicure, toute l’angoisse et tout le trouble des hommes ; car l’angoisse et la dissolution de la singularité abstraite, voilà ce qui constitue l’universel. C’est donc ici que le véritable principe d’Épicure, la conscience de soi abstraitement-singulière, cesse de se cacher. Elle sort de sa cachette et, délivrée de son déguisement matériel, elle cherche, au moyen de l’explication par la possibilité abstraite — ce qui est possible peut aussi être autrement ; le contraire du possible est également possible —, à anéantir la réalité effective de la nature devenue autonome. C’est ce qui explique la polémique contre ceux qui expliquent les corps célestes ἁπλῶς, c’est-à-dire de manière déterminée ; car l’Un est le nécessaire et l’autonome-en-soi.

On voit donc qu’aussi longtemps que la nature exprime, en tant qu’atome et phénomène, la conscience singulière et sa contradiction, la subjectivité de cette dernière ne se présente que sous la forme de la matière elle-même ; lorsque, par contre, la nature devient autonome, la conscience de soi se réfléchit en elle-même et se pose en face de la nature sous sa figure propre : comme forme autonome.

On aurait pu dire a priori que le principe d’Épicure, lorsqu’il se réaliserait, cesserait d’avoir pour lui la réalité. Car, si la conscience de soi singulière était posé realiter (réellement) sous la déterminité de la nature (ou la nature sous la déterminité de la conscience de soi), sa déterminité, c’est-à-dire son existence, aurait cessé, étant donné que l’universel est seul à pouvoir savoir en même temps son affirmation, dans une libre différenciation de soi-même.

C’est donc dans la théorie des météores qu’apparaît l’âme de la philosophie épicurienne de la nature : rien n’est éternel, qui puisse détruire l’ataraxie de la conscience de soi singulière. Les corps célestes troublent son ataraxie, son identité avec soi-même, parce qu’ils sont l’universalité existante, parce qu’en eux la nature est devenue autonome.

Ce n’est donc pas la gastrologie d’Archestrate, comme le veut Chrysippe[428], mais l’absoluité et la liberté de la conscience de soi qui sont le principe de la philosophie épicurienne, même si la conscience de soi n’est conçue que sous la forme de la singularité.

Si la conscience de soi abstraitement-singulière est posée comme principe absolu, toute science véritable et réelle est en vérité supprimée, en ce sens que ce n’est pas la singularité qui règne dans la nature même des choses. Mais c’est aussi l’effondrement de tout ce qui transcende la conscience humaine et appartient donc à l’entendement imaginatif. Si, par contre, la conscience de soi qui ne se sait que sous la forme de l’universalité abstraite, est érigée en principe absolu, c’est la porte ouverte au mysticisme superstitieux et servile[429]. Nous en trouvons la preuve historique dans la philosophie stoïcienne. La conscience de soi abstraitement-universelle possède en effet en soi la tendance à s’affirmer dans les choses mêmes où elle n’est affirmée qu’en les niant.

Epicure est donc, des Grecs, le plus grand philosophe des « lumières », et l’éloge de Lucrèce lui revient.

Humana ante oculos foede quam vita jaceret,
in terris oppressa gravi sub religione
quae caput a caeli regionibus ostendebat,
horribili super aspectu mortalibus instans,
primum Graius homo mortalis tollere contra
est oculos ausus primusque obsistere contra ;
quem nec fama Deum nec fulmina nec minitanti

murmure compressit caelum…
quare religio pedibus subjecta vicissim
opteritur, nos exaequat Victoria caelo[430].

[I 62 sq., 78 sq.]


La différence entre les philosophies de la nature de Démocrite et d’Epicure, que nous avons posée à la fin de la partie générale, s’est trouvée développée et confirmée dans toutes les sphères de la nature. Chez Epicure, l’atomistique avec toutes ses contradictions, est donc, en tant que science naturelle de la conscience de soi (laquelle est à elle-même, sous la forme de la singularité abstraite, un principe absolu), développée et achevée jusqu’à son extrême conséquence, qui est la dissolution de cette atomistique, et son opposition à l’universel. Pour Démocrite, au contraire, l’atome n’est que l’expression universellement objective de l’étude empirique de la nature en général. L’atome reste donc pour lui une catégorie pure et abstraite, une hypothèse qui est le résultat de l’expérience et non pas son principe actif, et qui reste donc sans réalisation, tout comme elle ne détermine pas davantage l’étude réelle de la nature.


[Appendice]


[CRITIQUE DE LA POLEMIQUE DE PLUTARQUE CONTRE LA THEOLOGIE D’EPICURE]


[I. — Le rapport de l’homme à Dieu]


[1. La crainte et l’être transcendant.]
1. Plut. de eo quod 1100, 20.
2. D’Holbach, p. 278 et 327.
3. Plut. ibid. 1101, 21.


[2. Le culte et l’individu.]
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid. 1102, 21.


[3. La providence et le Dieu dégradé.]
7. Ibid. 1102, 22.
8. Ibid.
9.

« Or, la raison faible n’est pas celle qui ne reconnaît aucun Dieu objectif, mais celle qui veut en reconnaître un. » Schelling, Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme, dans les Ecrits philosophiques, premier volume, Landshut, 1809, p. 127, Lettre II. On pourrait en général conseiller à M. Schelling de se remettre en esprit ses premiers écrits. On lit, par exemple, dans son écrit sur le Je, principe de la philosophie : « Si l’on admet, par exemple, que Dieu, dans la mesure où il est déterminé comme objet (Objekt), est le fondement réel (Realgrund) de notre essence, il tombe lui-même, dans la mesure où il est objet, dans la sphère de notre savoir, et ne peut donc pas être pour nous le point dernier dont dépend cette sphère dans son ensemble. » (p. 5, i. c.) Nous rappelons enfin à M. Schelling les mots de conclusion de sa lettre citée plus haut : « Il est temps d’annoncer à l’humanité meilleure la liberté des esprits et de ne pas supporter plus longtemps qu’elle pleure la disparition de ses chaînes.  » (p. 129 L. c.) S’il était déjà temps en l’an de grâce 1795, qu’est-ce donc en 1841 ?

Pour faire mention ici, en passant, d’un thème presque devenu fameux, les preuves de l’existence de Dieu, disons que Hegel a retourné d’un seul geste ces preuves théologiques, c’est-à-dire les a rejetées pour les justifier. Qu’est-ce donc que ces clients que l’avocat ne peut soustraire à la condamnation qu’en les assommant lui-même ? Hegel interprète, par exemple, la conclusion du monde à Dieu sous cette forme : « C’est parce que le fortuit n’est pas que Dieu ou l’absolu est. » Mais la preuve théologique dit à l’inverse : « Parce que le fortuit a un être vrai, Dieu est. » Dieu est la garantie pour le monde fortuit. Il va de soi qu’ainsi l’inverse se trouve également affirmé.

Les preuves pour l’existence de Dieu, ou bien ne sont rien que des tautologies vides — par exemple, la preuve ontologique revient à ceci : « Ce que je me représente réellement (realiter) est pour moi une représentation réelle », cela agit sur moi, et en ce sens tous les dieux, les dieux païens aussi bien que le Dieu chrétien, ont possédé une existence réelle. L’antique Moloch n’a-t-il pas régné ? L’Apollon de Delphes n’était-il pas une puissance réelle dans la vie des Grecs ? Sur ce point, la critique de Kant ne prouve rien elle non plus. Si quelqu’un s’imagine posséder cent thalers, si cette représentation n’est pas pour lui une représentation subjective quelconque, s’il y croit, les cent thalers imaginés ont pour lui la même valeur que les cent thalers. Il contractera, par exemple, des dettes sur sa fortune imaginaire, cette fortune aura le même effet que celle qui a permis à l’humanité entière de contracter des dettes sur ses dieux. Au contraire, l’exemple de Kant aurait pu confirmer la preuve ontologique. Des thalers réels ont la même existence que des dieux imaginés. Un thaler réel a-t-il une existence ailleurs que dans la représentation, même si c’est une représentation universelle ou plutôt commune des hommes ? Apportez du papier monnaie dans un pays où l’on ne connaît cet usage du papier, et chacun rira de votre représentation subjective. Allez-vous-en avec vos dieux dans un pays où d’autres dieux ont cours, et on vous démontrera que vous souffrez d’hallucinations et d’abstractions. Et on aura raison. Celui qui aurait apporté aux anciens Grecs un dieu ouvrant une ère nouvelle aurait trouvé chez eux la preuve de la non-existence de ce dieu. Car, pour les Grecs, il n’existait pas. Ce qu’est un pays déterminé pour des dieux déterminés venus de l’étranger, le pays de la raison l’est pour Dieu en général : c’est une contrée où « son existence cesse. [« l’existence cesse » corrigé en « sa non-existence est démontrée »]

Ou bien, les preuves de l’existence de Dieu ne sont rien d’autre que des preuves de l’existence de la conscience de soi humaine essentielle, des explications logiques de cette conscience de soi. Par exemple, la preuve ontologique. Quel être est immédiatement, dès qu’il est pensé ? La conscience de soi.

En ce sens, toutes les preuves de l’existence de Dieu sont des preuves de sa non-existence, des réfutations de toutes les représentations qu’on se fait d’un dieu. Les véritables preuves devraient dire au contraire : « Parce que la nature est mal organisée, Dieu est. » « Parce qu’il y a un monde déraisonnable, Dieu est. » « Parce que la pensée n’est pas, Dieu est. » Mais qu’est-ce à dire sinon que c’est pour celui qui considère le monde comme déraisonnable, et qui est donc lui-même déraisonnable, que Dieu est ? Autrement dit, la déraison est l’existence de Dieu.

« Si vous supposez l’idée d’un dieu objectif, comment pouvez-vous parler de lois que la raison produit à partir d’elle-même, étant donné que pourtant l’autonomie ne peut échoir qu’à un être absolument libre  » [idée… dieu objectif… raison… autonomie… être libre sont soulignés par Marx.] (Schelling l. c., p. 198.)

« C’est un crime envers l’humanité que de cacher des principes qui sont universellement communicables. » (Du même auteur, l. c, p. 199.)


[Fragment de l’appendice]


[CRITIQUE DE LA POLÉMIQUE DE PLUTARQUE CONTRE LA THÉOLOGIE D’ÉPICURE]


[II. — L’immortalité individuelle]


[1. Du féodalisme religieux. L’enfer de la populace.]


Plutarque divise encore son étude ; il distingue le rapport des ἀδίκων καὶ πονηρῶν, puis des πολλῶν καὶ ἰδιωτῶ et enfin des ἐπιεικῶν καὶ νοῦν ἐχοντῶν[431] [p. 1104] à la doctrine de la persistance de l’âme. Déjà cette classification en distinctions solides, qualitatives, montre combien peu Plutarque comprend Épicure, qui, en philosophe, considère le rapport essentiel de l’âme humaine en général.

Pour les coupables d’injustices, on cite maintenant encore la crainte comme moyen de perfectionnement, et la crainte des Enfers est justifiée pour la conscience sensible. Tandis que dans la crainte, une crainte intérieure et inextinguible, l’homme est déterminé comme animal, chez un animal est, en général, indifférente la manière dont il est retenu dans des barrières.

Nous en venons maintenant à l’opinion des πολλοί, bien qu’il apparaisse, à la fin, que peu en sont exclus ; bien plus, à proprement parier tous, δέω λέγειν πάντας[432] [je peux bien dire tous], jurent fidélité à cet étendard.

« Mais, dans la grande masse, l’espoir de l’immortalité qui correspond aux mythes et l’amour de l’existence, cette pulsion la plus ancienne et la plus puissante d’entre toutes, se mêlent de la crainte de l’Hadès, et la crainte puérile des terreurs de l’Hadès l’emporte sur la joie flatteuse. Quand ils perdent des enfants, des femmes ou des amis, ils préfèrent donc aussi que ceux-ci demeurent quelque part, et conservent l’existence, même sous toutes sortes de tortures, plutôt qu’ils aient tout à fait disparu, qu’ils aient péri et qu’ils se soient anéantis. C’est pour cela qu’ils aiment entendre, même en cas de décès, des expressions comme : « Il cherche une autre demeure », « il change de place », et ce qui, d’ordinaire, caractérise la mort comme une simple transformation de l’âme et non comme sa mort… Des expressions comme : « C’en est fait de lui », ou « il est perdu », ou encore « il n’est plus », les mettent hors d’eux… Ceux qui parlent ainsi se répandent également en formules de ce genre : nous, les hommes, nous ne sommes nés qu’une fois, on ne saurait être engendré deux fois… et pourtant, à leurs yeux, le présent n’est guère plus qu’un instant ou plutôt un néant, comparé à l’éternité en général. C’est pourquoi ils laissent passer le présent sans en faire quelque chose d’utile, ils n’attachent aucune valeur à la vertu et à l’activité, tout entiers dominés par le sentiment décourageant de leur propre nullité, comme s’ils étaient de fugitifs êtres d’un jour, dénués de tout pouvoir d’accomplir une action digne d’éloges. Car l’hypothèse « que ce qui est décomposé est insensible et que ce qui est insensible ne saurait nous toucher » ne supprime en aucune façon la crainte de la mort, mais fournit plutôt la claire preuve de sa justification, car c’est justement ce qui fait reculer d’effroi la nature…, cette décomposition de l’âme en quelque chose qui ne pense ni ne sent. Quand Epicure en fait une dispersion dans le vide et les atomes, il ne fait qu’extirper d’autant plus profondément l’espoir de l’immortalité, espoir pour lequel je peux bien dire tous, hommes et femmes, acceptent sans hésiter de s’exposer aux morsures de Cerbère et de porter de l’eau au tonneau des Danaïdes, pour simplement prolonger leur existence et ne pas être anéantis. »

Ce qui distingue qualitativement ce degré du degré précédent n’existe pas, à proprement parler ; au contraire, ce qui apparaissait auparavant dans la forme de la crainte animale, apparaît ici dans la forme de la crainte humaine, dans la forme du sentiment. Le contenu reste le même.

On nous dit que l’amour le plus ancien va au souhait d’être ; sans doute, l’amour le plus abstrait, et donc le plus ancien, est l’amour de soi, l’amour de son être particulier. Mais c’était déclarer trop nettement la chose, on la reprend de nouveau, et on lance autour d’elle, grâce à l’apparence du sentiment, un éclat épuré.

Ainsi donc, celui qui perd femme et enfants préfère qu’ils soient quelque part, même s’ils y souffrent, plutôt qu’ils n’aient cessé tout à fait d’exister. S’il s’agissait simplement d’amour, la femme et l’enfant de l’individu comme tels sont conservés de la manière la plus profonde et la plus pure dans le cœur de cet individu, un être beaucoup plus élevé que celui de l’existence empirique. Mais il s’agit d’autre chose. La femme et l’enfant ne sont femme et enfant dans l’existence empirique que dans la mesure où l’individu lui-même existe empiriquement. Que celui-ci préfère les savoir n’importe où, dans un espace sensible, même s’ils y souffrent, plutôt que nulle part, signifie seulement que l’individu veut avoir la conscience de son existence empirique propre. Le manteau de l’amour n’était qu’une ombre, le « Je » empirique dans sa nudité, l’amour de soi-même, l’amour le plus ancien est le noyau, il ne s’est pas rajeuni dans une figure plus concrète, plus idéale.

Pour Plutarque, le nom de la transformation rend un son plus agréable que celui de la cessation complète. Mais la transformation ne doit pas être qualitative, le « Je » singulier dans son être singulier doit persister ; le nom est donc simplement la représentation sensible de ce qu’il est et doit signifier le contraire. Le nom est donc une fiction mensongère. La chose ne doit pas être transformée, mais seulement placée dans un lieu obscur ; l’interposition du lointain fantastique doit cacher le saut qualitatif (et toute différence qualitative est un saut, sans ce saut, aucune idéalité).

Plus loin, Plutarque estime…



COMPLÉMENTS




PRÉCISIONS SUR LE RAPPORT À HEGEL
des Travaux préparatoires
et de la Dissertation


I. — LE VOCABULAIRE HEGELIEN


La problématique de ces textes est prise tout entière dans le langage hégélien. La manière dont Marx use du vocabulaire de Hegel montre qu’il ne s’agit pas ici d’un simple exercice encore scolaire, mais d’une appropriation complète qui fait que Marx pose les problèmes qui le préoccupent sur la base de la problématique hégélienne.

Le concept vital de la dialectique de Hegel est l’AUFHEBEN, terme constamment employé par Marx. D’après J. Hyppolite, AUFHEBEN veut dire dans la langue ordinaire : supprimer, conserver, soulever. Dans la Science de la logique, il a le sens de « conserver » (aufbewahren) et de « supprimer » (aufhören lassen). « Dépasser, écrit Hyppolite, surmonter (nous avions longtemps pensé à « transcender » ) ne contiennent pas explicitement le « travail du négatif ». Or, seul ce travail assure le passage à une autre sphère[433]. » Hyppolite traduit finalement par SUPPRIMER, parce que, dans la phénoménologie de l’Esprit, la conscience non encore consciente de soi ne voit que le côté négatif de la dialectique. Une autre raison qui incline à choisir supprimer est le passage de la Science de la logique qui traite de ce concept[434]:« Suppression et le supprimé (l’idéel) est un des concepts les plus importants de la philosophie… détermination qu’il faut surtout bien distinguer du néant. Ce qui se supprime ne devient pas pour cela néant. Le néant est l’immédiat ; une chose supprimée, au contraire, est un médiat. Elle est le non étant, mais en tant que résultat ayant pour source et pour origine un être. Elle garde encore, pour cette raison, le caractère défini de cette source…  ». « Ce qui est supprimé est en même temps ce qui est conservé, mais a seulement perdu son immédiateté. » Il semble donc que même au niveau de la Science de la logique, ce soit la suppression comme telle qui conserve, dans son acte de supprimer comme tel[435].

« On ne supprime une chose qu’en faisant en sorte que cette chose forme une unité avec son contraire ; dans cette détermination plus approchée, on peut lui donner le nom de moment[436]. » Le moment est donc un terme défini par la suppression dialectique. Il se saurait signifier « élément » que dans une pensée non dialectique. Le moment est l’équivalent dialectique de l’élément[437]. Moment et élément renvoient, dans leur distinction, au couple antithétique : opposition (Gegensatz) / contradiction (Widerspruch). « Les opposés sont avant la synthèse quelque chose de tout autre qu’après la synthèse. Avant la synthèse, ils sont des opposés et rien de plus. L’un est ce que l’autre n’est pas, l’autre ce que l’un n’est pas[438]. » La contradiction est donc la seule notion dialectique, elle comporte le mouvement de sa suppression. Dans l’opposition, les deux termes se tiennent simplement l’un en face de l’autre. Mais en fait, c’est d’elle-même que l’opposition devient contradiction, car on ne saurait qu’abstraitement isoler deux termes opposés.

La dialectique hégélienne est élaboration du sens de l’être. Avant sa dialectisation, la notion d’être est à la fois la plus immédiate et la plus indéterminée. Le contenu de tous les mots qui désignent l’être est considéré comme univoque, la diversité tombant dans les expressions de ce contenu. Le contenu lui-même ne connaît que la distinction entre l’être au sens absolu (Existenz, Sein, Dasein) et l’être au sens copulatif déterminant (A est B:Sein). Hegel reprend dialectiquement tous ces termes. L’être (Sein) est le point de départ de la Science de la logique, en tant que le plus immédiat et le plus indéterminé. La sphère de l’être n’est qu’un moment du concept, dont l’autre moment est l’essence (Wesen). Etre et Essence s’opposent.

Le « Sein » en tant qu’être immédiat est libre de la déterminité (Bestimmt-heit). Il s’oppose au néant immédiat et indéterminé.

L’opposition être/néant se résout dans le devenir (Werden). Or, « le devenir, qui est ainsi le passage à l’unité de l’être pur et du néant pur, unité qui est ou qui possède la figure de l’unité unilatérale immédiate de ces moments, est le Dasein. »

La détermination conceptuelle du Dasein est donc l’être immédiatement déterminé. Le Dasein est le premier degré de détermination du Sein. « Il n’est pas un être pur et simple, mais un être-là, pris étymologiquement, un être dans un endroit déterminé ; mais la représentation de l’espace n’est pas ici à sa place[439]. » « Le Dasein est l’être déterminé ; sa déterminité est déterminité qui est : qualité[440]. »

Déterminité traduit ici le terme Bestimmtheit. Ce mot signifie état-déterminé, situation générale dans l’ordre de la détermination sans que cette détermination soit une détermination interne. C’est la définition la plus immédiate et la plus générale de la détermination. Les premiers termes de la Science de la logique sont les plus éloignés de la détermination-en-et-pour-soi. « Déterminité » est la traduction la plus littérale : elle distingue Bestimmtheit — qui d’après sa forme, a une résonance passive — de Bestimmung qui signifie détermination. La déterminité est analogue à la qualité (état-déterminé immédiat), qu’Hegel oppose à la propriété (détermination propre)[441].

La qualité distinguée comme étante est la réalité (Realitas). Dans son aspect immédiat et extérieur, la Realitas s’oppose à la Wirklichkeit (réalité effective, dont la définition suppose le moment de l’essence). La Realitas désigne le réel dans son être brut et abstrait : le fait que ce réel comporte la négation en lui-même est, au niveau de la Realitas, occulté. L’idéalité — ou la négation — est alors extérieure, elle se dit « Idealitas », elle n’est pas comprise comme idéalité du concret. On peut alors apprécier le jeu sur les deux mots : quand Hegel — ou Marx — emploie Realitas, il vise le réel (Real) tel qu’il est pour la conscience qui n’a pas encore supprimé l’extériorité. Au contraire, la Wirklichkeit désigne la réalité effective telle qu’elle est en soi, ou pour le philosophe. La Wirklichkeit est l’unité de l’essence et de l’existence existant en soi, le concret qui doit encore devenir pour soi (au sens de conscient).

La déterminité s’oppose, au niveau de l’être-là, à la détermination (Bestimmung). Hegel souligne que l’être-là et sa déterminité sont encore des déterminations tout à fait abstraites. « La détermination est la déterminité affirmative en tant que l’être en soi auquel reste conforme le quelque chose dans son être-là, s’opposant à son entortillement avec l’Autre qui le déterminerait[442]. » Par exemple, la détermination de l’homme est la raison pensante, sa déterminité simple est penser. Autrement dit, l’homme est en soi pensée (déterminité), mais la pensée est aussi en lui (détermination). La qualité qui est, dans le simple quelque chose, essentiellement en unité avec l’autre moment de celui-ci, l’être en soi (auquel s’oppose l’être-pour-l’autre) peut être appelée sa détermination. La notion de détermination contient ce fait que ce qu’est le quelque chose en soi est aussi en lui. La détermination est le premier degré de la dimension de l’intérieur. Au niveau de l’être, elle affirme la singularité du quelque chose. Dans la détermination, l’être-autre se réfléchit pour devenir être en soi.

A son tour, la détermination s’oppose à la manière d’être, comme l’interne à l’externe. L’unité des deux moments est la limite (Grenze), qui unit l’autre et l’être en soi, introduit l’autre dans l’en soi. L’union de la limite double celle de l’être-là. Ce qui est posé avec sa limite immanente est le Fini.

Le fini doit être pensé en rapport à l’infini. L’opposition dialectique du fini et de l’infini définit le niveau de l’idéel. L’idéel « est le fini tel qu’il est bien distinct, mais n’existe pas de manière indépendante, étant seulement un moment de l’infini[443] ». L’idéalité est la qualité de l’infinité, mais elle est essentiellement le processus du devenir et, par conséquent, un passage : passage du devenir à l’être-là. Comme suppression de la finitude, ce retour en soi est rapport à soi-même, être. Cet être implique une négation, mais celle-ci est négation de la négation, négation se rapportant à elle-même, il en résulte un être-là qu’on appelle être pour soi.


II. — CONCEPTION HEGELIENNE DE L’ATOMISME


L’ÊTRE POUR SOI


C’est l’être qualitatif accompli, l’infini. L’être-là était la suppression immédiate de l’être. Dans l’être-là, l’être subsiste à côté de la négation. L’être-là est donc la sphère du dualisme (p. 161)[444].

Dans l’être-pour-soi, la différence entre la négation (déterminité) et l’être est posée et réduite : l’être-pour-soi est la négation posée de la négation. La négation est conciliée avec l’être dans une déterminité absolue.

L’être-pour-soi est, dans son expression immédiate, l’UN. Au-delà de la négation de la limite, l’être-pour-soi est l’infini retour en soi. Le moment de l’être-là existe encore, mais intégré dans l’être-pour-soi. La déterminité est maintenant intérieure à cet être. Cette intégration définit, dans l’être-pour-soi, l’être-pour-l’Un.

L’être-pour-l’Un est l’état du fini dans son unité avec l’infini, c’est-à-dire du fini comme idéel. Au-delà de la fausse dialectique représentée par la pure alternance du fini et de l’infini, le niveau de l’idéel représente l’unité posée, l’accomplissement de cette dialectique de la qualité : c’est à travers l’autre que l’être pour soi se rapporte à lui-même. « L’idéel existe nécessairement pour l’Un, mais il n’existe pas pour un autre. » (p. 164.) L’Un pour lequel il existe n’est autre que lui-même. Exemples de cet idéel : le Moi, l’Esprit, Dieu. Etre-pour-soi et être-pour-l’Un sont les moments inséparables de l’idéalité, leur unité posée sera le résultat de la dialectique répulsion/attraction.

L’être-pour-soi est l’unité de soi-même et de son être pour l’Un. Sa seule détermination est la suppression (Aufhebung) — le mouvement de la négation — se rapportant à elle-même. Cette dialectique étant encore celle de l’être ou immédiateté, l’être-pour-soi est l’étant-pour-soi : l’UN.


UN ET VIDE


L’Un est l’être-pour-soi-(concept) devenu étant-pour-soi, c’est-à-dire tombé dans l’être. L’être-pour-soi devient ainsi sa propre limite, et cette limite est l’Un.

L’Un comporte donc deux négations qui n’en font qu’une tout en s’opposant : la négation immédiate (être-là) et la négation de cette négation. Il comporte en outre l’identité, le rapport à soi, mais aussi le rapport négatif à soi.

Dans l’Un, l’être-pour-soi est l’unité postulée de l’être et de l’être-là, l’unité absolue du rapport à l’autre et du rapport à soi-même. (Cf. les deux moments de l’atome.) Mais l’être (comme immédiat) s’oppose à la négation, si bien que l’Un complet est contradictoire. Il comprend :

— son être en soi. (Il s’oppose à tout autre, est invariable.) Dans cette simple immédiateté, il ne contient rien. Ce rien, est, dans l’Un, le vide ;

— la négation que l’Un en soi exclut : le vide en dehors de l’Un. Ce vide est néant. Les moments de l’être-pour-soi deviennent donc extérieurs les uns aux autres.

L’ensemble glisse alors dans l’être-là : le vide, comme être-là du néant, s’oppose à l’Un.


DIALECTIQUE DE L’UN. RÉPULSION ET ATTRACTION


1. Répulsion interne de l’Un.

L’Un n’est en rapport à lui-même qu’en tant que négation. Comme l’être-pour-soi de l’Un a supprimé la différence de l’être-là et de l’autre, il ne se rapporte qu’à lui-même (sinon il redeviendrait un simple quelque chose). Mais ce rapport est négatif. L’Un se rapporte à lui-même négativement, il exclut l’Un : il s’exclut lui-même, il se repousse hors de lui-même, il devient multiple : répulsion.


2. Répulsion extérieure des Uns.

Cette répulsion est seconde : elle maintient la distance entre plusieurs Uns déjà existants. La répulsion (conceptuelle) devient de ce fait exclusion pure et simple. L’Un repousse des Uns qu’il n’a ni produits, ni posés (p. 176). Cette répulsion-exclusion caractérise l’être-là des Uns et non leur être-pour-soi (opposition simple et directe). Dans son être-pour-soi, l’Un n’est pas (il s’oppose à l’être-là). Donc, l’Un pour lequel il est lui-même. (Cf. détermination formelle de l’atome.) Par contre, dans l’exclusion, l’Un est.


3. Répulsion et attraction.

L’être en soi de l’Un (conservé par l’exclusion) fait que l’Un est Un. Mais tous les Uns sont également des Uns. Leur négation réciproque leur est commune et se transforme ainsi en facteur d’unité. Ils se posent par là même comme identiques. Ils forment ainsi « une seule unité affirmative » (p. 178). Ainsi, la négation par d’autres fait revenir les Uns en eux-mêmes et sauvegarde leur être pour soi. Le comportement négatif réciproque des Uns n’est qu’un rapprochement avec soi-même (p. 179).

La formule de Hegel est donc :

— l’Un se rapporte à lui-même comme à un autre : répulsion ;

— se rapportant à un autre, il revient à lui-même en une unité médiate : attraction.


Ce mouvement n’est pas une simple alternance car l’Un, sorti de l’attraction, est posé médiatement.

L’attraction est l’« idéalité posée de l’Un » (p. 180). La répulsion est sa réalité (idéalité et réalité s’opposent). Dans l’ordre du concept, l’attraction suppose et vient après la répulsion. Mais une attraction achevée serait la fin de la dialectique : elle aboutirait à un Un inerte. L’attraction se nie donc elle-même à son tour dans la répulsion et lui est liée essentiellement. L’attraction a pour condition l’absence de différence entre les Uns : elle pose médiatement leurs différences.

La répulsion n’est pas le vide, car elle est un rapport (négatif). Mais l’exclusion est en fait un lien (elle manifeste la non-indifférence). L’attraction y est donc déjà présente (p. 183). En outre, la répulsion est ce par quoi les Uns se manifestent et s’affirment en tant qu’Uns, ce par quoi ils sont tels. Leur être se confond avec la répulsion même (p. 184). La répulsion se présuppose elle-même. De même pour l’attraction, puisque c’est en tant qu’Un (en tant qu’idéaux) que les Uns sont la même chose. Répulsion et attraction sont donc l’une à l’autre des moments (dialectiques). Chacune se nie elle-même dans l’autre.

L’être-pour-soi est alors totalement développé :

— L’Un se repousse : répulsion.

— Il supprime ce non-être de lui-même : attraction.

— Il reste donc en rapport avec lui-même (p. 185).

Telle est la concrétion de l’être-pour-soi, atteinte en une dialectique dont les moments se présupposent, et où l’attraction joue le rôle de l’infini dans l’opposition infini / fini, étant à la fois l’un des termes du rapport et celui qui en pose la complétude idéelle.

Aucune abstraction ne saurait échapper à la dialectique de sa concrétion : l’Un ne saurait échapper à la dialectique répulsion / attraction. « L’indépendance de l’Un étant-pour-soi, poussée jusqu’à l’extrême limite, est une indépendance abstraite, formelle, qui se détruit elle-même ; elle constitue, de la part de ceux qui l’admettent, la plus grave et la plus opiniâtre erreur qui se donne cependant pour la plus haute vérité ; elle apparaît, sous ses formes un peu concrètes, comme la liberté abstraite, comme le Moi pur… C’est la liberté qui, se méprenant sur sa nature, la pose dans cette abstraction, et se flatte, grâce à cet être-chez-soi, de se retrouver à l’état de pureté. Cette indépendance… est le comportement négatif à l’égard de soi-même, puisqu’en voulant retrouver sa nature propre, elle la détruit. La conciliation consiste plutôt à reconnaître comme étant sa nature propre ce contre quoi est dirigé le comportement négatif, à renoncer à la négativité de son être-pour-soi, au lieu de s’y maintenir. » (Nous soulignons) (p. 179). En d’autres termes, la répulsion contient un mouvement dialectique qui élève l’être-pour-soi à la concrétion. Tenter de figer ce mouvement et de s’en tenir au pur être-pour-soi revient à se crisper dans une liberté qui se nie elle-même.

Hegel écrivait peu avant : « L’atomistique n’admet pas le concept de l’idéalité : elle n’envisage pas l’Un comme contenant en lui-même le moment de l’être pour soi et de l’être-pour-cela, c’est-à-dire comme idéel, mais uniquement comme un être pour soi nu et simple. » (p. 176.) Ce que manque, selon Hegel, l’atomistique sous toutes ses formes, c’est le moment de l’attraction, comme moment idéel. L’atomistique s’en tient le plus souvent à la simple exclusion, forme représentative de la répulsion conceptuelle.


III. — LA DIALECTIQUE REPULSION / ATTRACTION
ET L’IDEE DE DECLINAISON


Marx pense conceptuellement, jusque dans ses moindres détails, une philosophie d’ordre représentatif. L’importance extrême qu’il donne au Clinamen (déclinaison des atomes), sans doute au moins discutable dans une stricte perspective d’histoire de la philosophie[445], déséquilibre nécessairement la dialectique hégélienne de la répulsion et de l’attraction. On note un curieux silence sur l’attraction, tant dans les Travaux préparatoires que dans la Dissertation. La déclinaison précède la répulsion, et l’analyse se termine sur cette même répulsion. Le mot « attraction » apparaît dans la Dissertation à propos du ciel, mais jamais à propos des atomes. Un tel silence est troublant, à propos d’une notion aussi essentielle. C’est le niveau de l’idéalité qui semble ainsi écarté des atomes.

On lit cependant dans les Travaux préparatoires que les atomes se rapportent à eux-mêmes par la déclinaison, en un mouvement qui paraît tenir lieu de l’attraction. La dialectique répulsion/attraction, par elle-même complète, contredit l’importance majeure accordée à la déclinaison, à moins que la déclinaison s’identifie à l’un des deux termes. Dans un premier moment, la déclinaison semble prendre sur elle le statut positif de l’attraction : elle assure l’identité-à-soi de l’atome ainsi que l’identité des atomes entre eux : tous les atomes déclinent. Elle est, dans l’atome, « ce qui peut lutter et résister », la loi, la détermination primordiale, la solidité. Mais la déclinaison ne peut en aucun cas s’identifier à l’attraction : elle ne réalise en effet que la détermination formelle de l’atome, le pur être-pour-soi. Elle ne saurait désigner une unité affirmative médiate. Pourtant, c’est la déclinaison qui brise le mécanisme d’Epicure en y introduisant le concept. La déclinaison a donc la lourde tâche de sauver Epicure de la condamnation générale que Hegel avait portée contre l’atomistique.

« C’est le point de vue de la philosophie atomistique que l’absolu s’y détermine comme être pour soi, comme Uns et de nombreux Uns. On y a admis comme force principale la répulsion se manifestant dans la notion de l’Un : toutefois, ce n’est pas l’attraction qui les réunit, mais le hasard aveugle. L’Un étant fixé comme Un, la réunion de ces Uns doit être évidemment considérée comme quelque chose de tout extérieur[446]. »

Marx admet le fait qu’Epicure fixe l’atome comme Un et l’empêche de se dissoudre dans une unité supérieure. Mais il récuse le pur hasard comme cause de la réunion des atomes, car l’atome, manifestant dans la déclinaison qu’il n’est pas un simple étant-pour-soi, introduit dans la répulsion l’élément idéel qui semblait lui faire défaut. Ainsi l’atome récuse bien la nécessité (envers du hasard), mais il affirme le hasard comme sa nécessité propre.


1. EQUIVOQUE DE L’ETRE-POUR-SOI


Il y a une ambiguïté dans l’être-pour-soi, comme dans toutes les catégories hégéliennes. « Avec lui apparaît déjà, sous sa forme la plus élémentaire, cette réflexion sur soi-même, cette identité médiate avec soi que nous trouvons pleinement réalisée dans la Conscience et plus expressément encore dans la Conscience de Soi[447]. » Hegel le souligne : « La conscience comme telle contient déjà la détermination de l’être-pour-soi, en se représentant un objet qu’elle éprouve, contemple, etc.[448]. » Mais, au niveau de la Conscience, « l’être-pour-soi est l’attitude polémique, négative à l’égard de l’autre qui s’oppose comme limite » (p. 162). Au contraire, « la conscience de soi est l’être pour soi total et postulé : plus aucun rapport avec un autre, avec un objet extérieur. La conscience de soi nous offre ainsi le premier exemple de la présence de l’infini ; d’un infini, il est vrai, toujours abstrait, mais qui n’en est pas moins d’une précision [= déterminité] beaucoup plus concrète que l’être en soi en général dont l’infinité n’est encore que d’ordre purement qualitatif » (p. 162, 163).</nowiki>

L’être-pour-soi incarné dans l’atome est donc le lieu de deux accentuations possibles : l’accentuation de la sphère où il apparaît ici (sphère de l’être) entraîne l’atome vers l’inconceptualité (mécanisme matérialiste du sens commun et de la science). Au contraire, l’accentuation de l’identité-avec-soi entraîne l’atome dans la direction d’une affirmation précoce de la conscience de soi. L’atome est alors la « forme immédiate du concept ». L’introduction de la conscience de soi (conscience encore abstraite puisqu’elle retrouve en face d’elle l’Autre sous la forme de l’autre conscience de soi) « blesse » la dialectique objective de l’Un, et dans cette brèche entre la logique subjective. Dans les Travaux préparatoires, Marx identifie purement et simplement être-pour-soi et être-conscient, identification qui, pour être vraie, suppose d’après Hegel toute une série de médiations. L’idéalisme pénètre du même coup l’atomisme. Du niveau de la pure science, l’atomisme d’Epicure devient philosophie. Dans cette philosophie, c’est l’ensemble de la dialectique qui est en question dans la seule sphère de l’atome.


2. DECLINAISON ET ATTRACTION


Selon Hegel, l’idéalité n’est posée que dans une unité médiate supérieure à l’être-pour-soi pur et immédiat. C’est ce moment synthétique que l’atomisme aurait manqué. L’attraction est seule à pouvoir introduire l’idéalité, car elle représente le retour à soi de l’Un depuis son rapport à l’autre, retour médiat qui comprend les deux moments et a supprimé leur contradiction. La déclinaison d’Epicure reprise par Marx paraît être une infradialectique de l’attraction dominée par la raideur du pur être-pour-soi. Elle semble tenir la place de l’attraction sans en accomplir la fonction idéale et donc maintenir l’atome dans une idéalité abstraite, c’est-à-dire dans une pseudo-idéalité. L’abstraction de la déclinaison serait ce qui est condamné par la dialectique du ciel et de la terre.


a) LA SOLIDITÉ DE L’ATOME


1) L’atome comme point.

L’atome est d’abord un point, un Un spatial. Mais le point spatial, figure de l’être-pour-soi absolument immédiat, n’a pas de consistance propre. En vertu de la célèbre dialectique pythagoricienne point-ligne-surface, reprise par Hegel, l’atome ponctuel passe immédiatement dans son être-supprimé, dans la ligne droite. Le point est limite et élément de la ligne. La limite du simple « Quelque chose » qu’est le point provoque une contradiction qui le pousse à dépasser cette limite. Le point se quitte pour passer dans la ligne, et la ligne résulte du mouvement du point. « Le point est la limite tout à fait abstraite, celle de l’espace abstrait, absolu, indéterminé, au sens d’extra-position continue. » (p. 128.) « En fait, il n’y a pas de point. » « Lorsque la limite est celle d’un être-là déterminé…, le point devient lui aussi spatial, et nous nous trouvons en présence de la contradiction entre la négation abstraite et la continuité qui est celle du passage du point à la ligne, etc. » (Ibidem.) A ce niveau, la solidité de l’atome n’existe pas du tout. Or, l’atomistique exige cette solidité[449].

Dans les Travaux préparatoires, Marx présente la chose ainsi : la ligne droite est bien l’être-supprimé du point, son être-autre. Mais l’atome n’est pas qu’un point spatial : il incarne l’être-pour-soi absolu immédiat. Il exclut donc son être-autre, lequel apparaît dans cette sphère comme un être-là différent du point et s’opposant à lui. Mais il ne saurait l’exclure dans la sphère de l’espace puisqu’il n’y possède aucune solidité. Il faut donc que l’atome soit capable de nier la sphère totale de l’espace[450].

Si donc on maintient la ponctualité de l’atome, la déclinaison semble aboutir à l’opposition entre la négation abstraite et la continuité. Le point est en effet la « négation qualitative poussée à l’extrême[451] » (p. 129). Cette abstraction paraît bien caractériser la déclinaison qui consiste à « faire abstraction » de la ligne droite sans la nier efficacement. Mais il n’en est pas ainsi : la déclinaison fait sortir l’atome de la détermination de l’espace. De simple quelque chose, il devient être-pour-soi. Le point était la négation de l’espace posée dans l’espace, spatiale. Mais l’atome est l’analogue du temps, c’est-à-dire de la négation existant pour soi. Il démontre que « la loi qu’il suit est une autre loi que celle de la spatialité[452] ».

Hegel écrit : « La différence de l’objectivité et de la conscience subjective par rapport à elle ne concerne pas plus le temps que l’espace. Si ces déterminations étaient appliquées à l’espace et au temps, le premier serait l’objectivité abstraite et l’autre la subjectivité abstraite[453]. » Le temps est le même principe que le moi = moi de la conscience de soi pure.

Ce texte fonde Marx à faire de l’atome l’analogue du temps. Mais au niveau du temps (abstraite négativité se rapportant à elle-même), il n’existe pas encore de différence réelle. L’atome doit donc être différent du temps puisque le temps est continu. L’analogie avec le temps est un moment de l’élaboration de la solidité de l’atome.


2) L’atome comme corps.

Marx effectue un premier saut qui fait passer du simple point au corps, c’est-à-dire à la matière consistante, laquelle possède comme moment la continuité. Pour Hegel, le corps est le résultat de différentes médiations : il contient l’espace et le temps, la juxtaposition et la continuité, la répulsion et l’attraction. La consistance du corps est complexe. Son attribut est la pesanteur, en tant que mouvement ayant son origine en lui (point de gravité situé dans le corps). « La chute, dit Hegel, est le mouvement relativement libre ; libre parce que, posé par la notion du corps, il est le phénomène de sa propre pesanteur ; il lui est donc immanent. » La pesanteur est la position (abstraite) d’un centre situé en dehors du corps qui tombe[454]. « L’éloignement qui sépare le corps du centre est, par suite, encore la détermination contingente, posée extérieurement[455]. »

Marx est peu sensible à la liberté relative de la chute, ou plutôt, il place cette liberté dans le point de gravité et non dans le mouvement de chute. La chute n’exprime pour lui que la matérialité de l’atome. Cette matérialité n’exprime que la perte de l’être qualitatif de cet atome, et non une quelconque affirmation de l’atome comme corps. Bien que le corps possède déjà une certaine solidité, Marx soutient que la solidité de l’atome « n’existe pas du tout encore quand on le conçoit comme tombant en ligne droite[456] ». Il ne considère dans la chute que la ligne droite décrite, et cela parce qu’il y retrouve la dialectique du point et de la ligne, que le corps avait, en principe, dépassée. Ce qui fait que nous rencontrons de nouveau la déclinaison au niveau de la pesanteur, fonctionnant exactement comme au niveau de l’espace. Exprimée selon la pesanteur : l’atome qui a son centre en dehors de lui se pose lui-même comme centre, oppose au mouvement de chute son propre mouvement. Il affirme ainsi sa pesanteur spécifique, dépassant le plan de la pure mécanique. Dans cette détermination, il est simplement fait abstraction de la pesanteur matérielle ; celle-ci est donc niée abstraitement et non intégrée. On retrouve l’opposition singularité-pour-soi / unité-universalité-matière.


3) L’atome comme concept.

Au niveau du point comme à celui du corps, l’atome est investi d’une puissance d’affirmer son être-pour-soi contre toute matérialité, puissance qui dépasse chaque fois la sphère considérée. Il contient un principe spirituel. Que son être-pour-soi soit la projection de la conscience de soi abstraite — laquelle est l’être-pour-soi total — lui permet d’affirmer contre tout cet être-pour-soi. L’atome est donc à la fois autre chose qu’un point et autre chose qu’un simple corps : il est, par excellence, la forme. On peut lui appliquer la définition que Hegel donne du concept : « Le concept existant librement pour soi, Moi = Moi, est en et pour soi la liberté et la négativité absolues. Il est la puissance du temps[457]. »

Or, c’est encore la déclinaison qui représente cette conceptualité de l’atome. L’atome n’y dévie pas seulement de la ligne droite, mais de tout être-là en général, de tout être-autre, de toute matérialisation. La dialectique du point et de la ligne comme celle du point de gravité et de la chute sont gommées par un point et un corps anarchiques, investis par un coup de force de la dignité du concept. L’atome est un être-là condamné à n’être point là, car, s’il était là, il ne serait plus ce qu’il est et donc ne serait plus. La déclinaison introduit dans cet être-là la détermination-en-soi-même : « Ce n’est que du clinamen que naît l’automouvement, le rapport qui possède sa déterminité comme déterminité de soi-même et ne l’a pas dans un autre[458]. L’atome est donc bien à la fois matière et forme, mais cet « à la fois » désigne non pas une synthèse, mais une lutte. Dans la mesure où l’atome est concept, il n’est pas forme, et inversement. Il faut alors examiner quel ordre, quelle progression donne Marx au développement des moments de l’atome.


b) L’IDENTITÉ DES ATOMES


L’atome pris selon son concept ne peut se rapporter qu’à lui-même. Nous avons vu que Hegel faisait de l’attraction la position de l’unité affirmative qui assurait l’identité concrète des atomes. Pour Marx, la déclinaison est le principal (sinon le seul) mode d’identité des atomes entre eux et de l’atome avec lui-même. « Tandis que le monde se crée, tandis que l’atome se rapporte à lui-même, c’est-à-dire à un autre atome, son mouvement n’est donc pas celui que soumet un être-autre, celui de la ligne droite, mais celui qui en dévie et se rapporte à lui-même[459]. » L’identité générale qui fait que l’atome est semblable à l’autre atome n’est pas une unité posée (médiate), mais une unité abstraite-formelle, accentuant le moment de l’Un dans son être en soi. L’atome qui dévie se rapporte uniquement à lui-même   ; mais ce mouvement de déviation le conduit nécessairement à rencontrer l’ autre atome. L’atome ne reconnaît pas l’autre atome comme lui-même. Il ne le pourrait qu’en reconnaissant la déclinaison comme attribut universel des atomes, mais le propre de la déclinaison est justement de refermer l’atome sur lui-même. Le rapport des atomes entre eux semble donc bien frappé de la fortuite relevée par Hegel. La différence est cependant que pour Hegel, l’atome subit le hasard qui le conduit à la rencontre, tandis que l’atome épicurien-marxien fait de cette fortuite l’affirmation de lui-même comme pur être-pour-soi.


c) LA RÉPULSION DES ATOMES


La répulsion « est posée avec la loi de l’atome, la déclinaison[460] ». Elle dépend entièrement de celle-ci et ne saurait la précéder. Elle constitue la réalisation de l’atome, en unit le côté formel et le côté matériel. Au sens strict, l’atome n’est pas sans la répulsion, car la forme s’oppose à l’être comme sa négation. La répulsion sauve pour ainsi dire la ligne droite de sa négation par l’atome formel comme elle sauve en retour l’atome du pur néant. Elle fait coexister les deux moments dans leur contradiction. La répulsion a donc un côté matériel et un côté idéel. « Démocrite ne conçoit dans la répulsion que le côté matériel, la fragmentation et non le côté idéel, d’après lequel toute relation à un Autre est niée et le mouvement est posé comme autodétermination[461]. » Marx identifie donc déclinaison, idéalité de l’atome, autodétermination et côté idéel de la répulsion.

Dans les Travaux préparatoires, Marx décrit « l’atelier et la forge du monde ». Le surgissement des compositions à partir des atomes, leur « répulsion et attraction » est tumultueuse. L’attraction (dont on note l’unique apparition dans ce texte) est purement représentée comme un mouvement violent faisant pendant aux chocs de la répulsion, et produisant les compositions[462]. S’agit-il de la représentation de l’ « unité supérieure » de Hegel ? Il semble que non : d’une part, ce double mouvement représente la mort du destin, surmonté dans « l’arbitraire de la personne, de l’individu, qui dissout les formes et les substances » (c’est-à-dire la déclinaison), d’autre part, la composition issue de la répulsion-attraction n’est pas la résolution de l’antinomie de l’atome dans une unité supérieure, mais au contraire son rabaissement à l’état qualitatif (l’atome-principe) et matériel (extérieur). Dans la Dissertation, Marx est encore plus formel : dans la composition, les atomes ne se rapportent pas les uns aux autres et sont indifférents les uns à l’égard des autres. La composition, loin d’être l’idéel, est la matière du monde sensible opposée à son idéalité formelle, le temps (ou l’homme)[463].

Ainsi comprenons-nous mieux l’analyse de la répulsion. À vrai dire, la dialectique répulsion-attraction de Hegel y apparaît comme inversée : l’idéalité de l’Un qui était posée dans l’attraction (concret) est ici placée dans l’être formel (abstrait) de l’atome. Marx dit que, dans la répulsion :

l’atome se rapporte à lui-même [idéalité formelle][464]. comme à quelque chose d’autre [extériorité, matière].

La progression aboutit donc à la matière, à l’extériorité. L’idéalité précède la matérialité, car elle se situe au niveau de l’Un dans son être en soi exclusif. Pour Hegel, cette situation est normale tant que nous restons sur le sol de la pure nature, car le propre de la nature est d’être contradictoire et d’inverser la progression conceptuelle[465]. Mais pour Marx, il ne s’agit pas seulement de la nature, mais aussi de la conscience de soi. L’idéalité doit ici se défendre contre sa réalisation, laquelle reste contradictoire et abstraite, l’homme y étant simplement renversé dans la matière. L’idée de répulsion contient donc le mouvement même de la philosophie d’Epicure, qui ravale la pure forme à la matière abstraite sans renoncer à faire prévaloir la forme, et qui ne peut le taire qu’en opposant la matière à elle-même. La répulsion porte la contradiction au cœur de l’atome, elle représente pour lui l’impossibilité d’échapper à cette contradiction, qui est en définitive celle de l’homme et du monde. Dans cette lutte des deux moments, priorité relative est donnée à la déclinaison, car, si la forme ne peut exister sans s’incarner dans la matière, la matière ne se concrétise que par l’affirmation de la conscience de soi comme forme. L’idéalité étant « derrière » elle, la répulsion ne saurait prolonger la dialectique vers le spéculatif. Mais en retour, la liberté formelle de la conscience de soi est ultimement frappée de nullité.


d) LE SYSTÈME CÉLESTE COMME RÉPULSION CONCRÈTE


Marx définit le ciel comme réalisation effective de l’universel, donc comme résolution de l’opposition matière / forme. L’atome ne peut recevoir en lui son moment opposé sans s’aliéner de son essence et cela parce que l’essence de l’atome est l’abstraction, au sens du mouvement même de s’abstraire du monde. Au contraire, le ciel voit la matière « recevoir en elle » la singularité formelle. La contradiction entre forme et matière y est « éteinte[466]. » Toute concrétion qui n’est pas progression dialectique n’est qu’une projection de l’abstraction, donc une fausse concrétion, un simple déplacement-déguisement. C’est pour cela que la conscience de soi abstraite voit dans le ciel son ennemi mortel. Les Travaux préparatoires nous présentent ce ciel comme le lieu « où la conscience contemple son manque[467]. », c’est-à-dire où elle est ramenée à la prise de conscience de son activité projective. La Dissertation distingue la négation épicurienne du ciel et la religion du ciel propre aux autres Grecs. Dans les deux cas, il s’agit du même ciel : l’objectif-autonome, l’Autre de la conscience abstraite, que cette conscience révère ou rêve de détruire sa réfutation matérielle.

Mais quelle est au juste la progression qui nous fait passer de la répulsion au ciel ? Dans les corps célestes, la forme et la matière cessent de s’entre-déchirer comme dans le monde terrestre. La concrétion gagne en détermination la suppression de l’abstraction. Mais cette suppression ne nous semble pas dialectique. Cette idée du ciel-accomplissement de la nature mécanique et de la pesanteur, Marx la reprend à Hegel, pour qui la gravitation constitue la mécanique absolue. Or, Hegel souligne que la nature mécanique ne peut connaître la suppression de la contradiction, car son essence est d’être contradictoire[468]. Le mouvement absolu est pour Hegel fondé sur la contradiction entre le centre unique de la pesanteur et les centres singuliers des corps célestes. Que la contradiction soit « éteinte » dans le ciel nous semble signifier pour Marx que cette contradiction est désormais concrète, que ses deux termes s’incarnent dans une réalité effective, et que cette contradiction est reconnue comme positive. Les corps célestes se rapportent au centre universel de la pesanteur tout en affirmant leur propre centre, et cette contradiction est admise par le ciel concret. Si l’atome était une pure forme qui devait s’aliéner pour se gagner l’existence, les corps célestes représentent l’atome dont l’existence n’est plus un scandale, l’intégration effective de la forme et de la matière. Le ciel comporte des moments opposés, mais dont l’opposition est positive puisqu’elle produit le mouvement absolument libre. C’est exactement le même rapport qui règne entre l’homme et la nature, dès l’instant où l’homme est reconnu comme être objectif naturel. L’homme est un être-là naturel produit par la nature : ce sol matérialiste est celui où le sujet se découvre comme produisant. Mais la production entraîne une reconsidération totale de ce même sol. Le ciel n’a qu’un mouvement éthéré, comme figé dans sa liberté, « éteint ». Si ce mouvement est éternel, c’est que rien d’effectif ne se produit en dehors du mouvement formel. Aucun rapport de transformation ne régit le ciel, aucune histoire n’y fait surgir un événement. C’est la nature spatiale de Feuerbach. La véritable « solution » à la contradiction forme / matière se trouve dans la pratique transformatrice, qui conteste l’objectivité philosophique. Cette pratique est la seule origine du mouvement concret (historique), car ses deux termes ne sont pas des abstractions, mais des réalités vivantes. Le propre du matérialisme marxiste sera de comprendre l’effectivité subjectivement, comme activité humaine sensible, par opposition au matérialisme antérieur qui la comprenait sous la forme de l’objet, de l’intuition. Ceci ne réduit pas le réel au sujet, mais interdit de penser ce réel en dehors de la connexion dialectique homme / nature comprise comme production réciproque. Le modèle de la nature mécanique, essentiel pour récuser toute spéculation, est donc lui-même dépassé. L’exigence de la réalité effective des deux termes de l’opposition introduit nécessairement la production et l’histoire.


e) CONCLUSION


— L’universel n’est pas spéculatif, dans la mesure où le spéculatif suppose la dissolution de la différence homme / nature (ou objectivité). Il est au contraire l’opposition positive de deux termes réels, laquelle ne se pense que par la production. Cette conception de l’universel explique le silence de Marx sur la notion d’attraction, notion synthétique spéculative.

— Cet universel mesure toute philosophie unilatérale : « La conséquence la plus haute de l’atomistique est « sa dissolution et son opposition consciente à l’universel[469]. »


IV. — HEGEL ET EPICURE[470]



DOGMATISME ET SCEPTICISME


Dans la période qui précède la philosophie alexandrine, il faut, nous dit Hegel, considérer « le dogmatisme et le scepticisme ». Le dogmatisme se divise dans les deux philosophies, la stoïcienne et l’épicurienne ; et le troisième élément, qu’elles partagent toutes deux, est cependant l’Autre qui s’oppose à elles : le scepticisme (p. 423).

Nous avons vu, poursuit Hegel, à la fin de la période précédente, la conscience de l’idée ou de l’universel, conscience qui est en soi but, conscience d’un principe certes universel, mais aussi déterminé en soi et qui est pour cela capable de subsumer le particulier et de lui être appliqué. Ce rapport — l’application de l’universel au particulier — est ici l’élément dominant, car la pensée n’existe pas encore que de l’universel lui-même la particularisation de la totalité procède par développement (p. 424). Mais on y trouve le besoin du système et de l’acte systématisant; en effet, un principe doit être appliqué au particulier de façon conséquente, de telle sorte que la vérité de tout particulier soit connue d’après ce principe. Tel est le dogmatisme. La mesure de telles philosophies doit donc avant tout isoler le Principe, le Critère.

« La grandeur spéculative de Platon et d’Aristote n’existe plus ; c’est plutôt une philosophie de l’entendement. » (p. 424.) Le principe est abstrait, et donc un principe-de-l’entendement. L’objet de la philosophie se définit alors par la recherche d’un critère de la vérité. Comme le Vrai est l’accord de la pensée et de la réalité, ou plutôt l’identité du concept en tant qu’identité du subjectif et de l’objectif, cette recherche est celle d’un principe de discernement de cet accord. Elle se définit par la question : par quoi le Vrai est-il reconnu, jugé comme vrai ? Critère et principe sont donc la même chose. Le scepticisme pénétrera l’unilatéralité de ce principe et du même coup du principe en général en tant que principe dogmatique.

Dans toutes les nombreuses écoles socratiques qui se développent, deux déterminations constituent l’intérêt principal : la première est le critère, un principe à partir d’où tout doit être déterminé, — un principe universel pour soi, un principe qui soit en même temps le déterminant pour le particulier. Hegel donne comme exemple d’un tel principe abstrait l’Etre pur : seul l’Etre est, et le particulier, qui commence avec la négation, avec l’acte par lequel l’Autre est différencié, n’est pas, il est posé comme dénué d’existence. Mais dans l’opposition à ce besoin surgit un universel qui doit être aussi ce qui détermine le particulier et qui doit être contenu dans le particulier. Ainsi le particulier ne reste pas à l’écart, mais sa valeur tient à sa détermination par l’universel.

Une autre conséquence de ce type de philosophie est que le principe, comme formel, était subjectif ; ainsi il a reçu la signification de la subjectivité de la conscience de soi. À cause du caractère formel, extérieur, de l’acte de recevoir la diversité en général, le point le plus haut où la pensée se trouve dans son mode le plus déterminé est la conscience de soi (p. 425). C’est la pure relation à soi de la conscience de soi qui est à ces philosophies prises ensemble leur principe. Ce n’est que dans cette conscience que l’idée se trouve satisfaite. De même, dit Hegel, le formalisme de l’entendement de la prétendue philosophie d’aujourd’hui consiste à croire trouver son accomplissement, le concret qui lui fait face, dans le cœur subjectif, dans le sentiment intérieur. La nature et le monde politique sont bien aussi concrets, mais constituent un concret extérieur. Le concret propre est non pas dans l’idée déterminée universelle mais seulement, dans la conscience de soi, ce qui lui appartient.

La seconde détermination est celle du Sage. La question principale était : Qui est un Sage ? Que fait le Sage ? Ce ne doit pas être seulement le νοῦς, mais ce doit être tout pensé, c’est-à-dire, pris subjectivement, ma pensée. Par quoi est-ce une chose pensée (un pensé) ? Cette essence consiste dans l’identité formelle avec soi. Qu’est en soi un tel pensé ? L’acte de penser (das Denken). L’acte de penser le critère, le principe-Un, acte pris dans sa réalité immédiate, est le sujet en soi. L’acte de penser et le sujet pensant sont connectés immédiatement. Le principe de cette philosophie n’est pas objectif mais dogmatique, il repose sur la tendance à se satisfaire de la conscience de soi. Le sujet est ainsi ce dont on doit se soucier. Le sujet doit être conforme au critère, c’est-à-dire à ce principe tout à fait universel. Il doit s’élever à cette liberté abstraite, à cette indépendance (p. 426). La conscience de soi vit dans la solitude de son acte de penser, et y trouve son contentement[471].

Avec le dogmatisme, la philosophie émigre dans le monde romain. Contre le monde romain, non approprié à la conscience de soi rationnelle pratique, cette conscience, refoulée en soi hors de ce monde, ne pouvait que chercher la rationalité en elle et la concevoir comme destinée à elle. Elle ne pouvait avoir souci que d’elle, de même que les chrétiens ont souci abstraitement du salut de leur âme. Dans le monde grec — défini par la sérénité — le sujet s’enchaînait davantage à son État, à son monde, et y était plus présent. Quand la réalité est malheureuse, l’homme est refoulé en lui et c’est là qu’il a à chercher l’unité qui n’est plus à trouver dans le monde. Le monde romain est le monde abstrait, un maître qui soumet le monde « éclairé ». L’individualité des peuples a été étouffée ; une force étrangère, un universel abstrait a pesé sur le singulier. Dans un tel état de déchirement, on avait besoin de chercher et de trouver satisfaction. Le principe intérieur de la pensée a bien dû être un principe abstrait qui ne pouvait apporter qu’une réconciliation formelle, subjective. La philosophie est alors en connexion étroite avec la représentation du monde (p. 427). La mort des individualités vivantes des peuples, provoquée par Rome, ne pouvait produire une philosophie spéculative, mais seulement un patriotisme formel, ainsi qu’un système de droit accompli. De telles philosophies se posèrent en opposition aux anciennes superstitions romaines. La philosophie prend alors la place de la religion.

Telle est donc la situation qui, pour Hegel, voit venir au jour trois philosophies : le stoïcisme, l’épicurisme, le scepticisme (les deux premières étant dogmatiques). Hegel souligne que la Nouvelle Académie était tout entière passée au scepticisme.


La philosophie dogmatique est celle qui établit un principe, un critère déterminé, et n’établit qu’un tel principe. Voici les principes qui sont alors nécessaires :

1o Le principe de la pensée, celui de l’universalité elle-même, mais de telle sorte que la pensée soit déterminée en soi. La pensée est le critère de la vérité, ce qui la détermine.

2o L’Autre qui fait face à la pensée est déterminé comme tel, le principe de la singularité, la sensation en général, la perception, l’intuition.

Ce sont les principes de la philosophie stoïcienne et épicurienne. Ces deux principes sont unilatéraux. La pensée abstraite n’est pas en elle-même concrète. La déterminité tombe en dehors de la pensée et doit être conçue pour soi, être érigée en principe (p. 427-428). Cette déterminité a en effet un droit absolu en face de la pensée abstraite. C’est l’universel et le singulier.

3o Le scepticisme est la négation de ces deux unilatéralités, la reconnaissance de l’unilatéralité, la négation de tout critère, de tout principe déterminé, de quelque sorte qu’il soit. Le stoïcisme a érigé en principe la pensée abstraite, l’épicurisme la sensation. Le scepticisme est la négation active de tout principe.

Le premier élément est donc le principe, le critère ; l’autre est que le sujet se fait conforme à ce principe, précisément afin de se gagner la liberté, l’indépendance de l’esprit. C’est la liberté interne de l’esprit en soi ; cette liberté de l’esprit, cette impassibilité, cette indifférence, cette imperturbabilité, cette ataraxie, ce caractère inébranlable, cette identité de l’esprit en soi, qui ne souffre de rien, ne se lie à rien, est le but commun de toutes ces philosophies, si désolé qu’on puisse se représenter le scepticisme et si bas qu’on puisse concevoir l’épicurisme. Les vrais épicuriens furent effectivement élevés au-dessus des liens particuliers.

Ces philosophies professent que le contentement de l’esprit est la liberté à l’égard de tout. L’éthicité concrète, la tendance à la réalisation politique qu’on trouvait chez Platon, la science concrète d’Aristote ont disparu. Dans ce monde de l’abstraction, l’individu a dû chercher dans son intérieur, d’une manière abstraite, ce contentement que lui refusait la réalité effective. Il a dû fuir vers l’abstraction comme pensée, vers cette abstraction comme sujet existant, c’est-à-dire vers cette liberté intérieure du sujet comme tel (p. 429).




LA CRITIQUE DE LA PHILOSOPHIE D’EPICURE
(p. 473, sq.)


La philosophie d’Epicure constitue le pendant du stoïcisme qui pose l’être pris comme pensé, le concept, comme le Vrai. Epicure pose l’être non pas en tant qu’être en général, mais comme senti, il pose la conscience dans la forme de la singularité comme l’essence. Ainsi, la nécessité du concept est supprimée, tout tombe en pièces, privé d’intérêt spéculatif, et c’est plutôt la conception commune des choses qui est affirmée. En fait on ne sort pas et on ne s’élève pas au-dessus de l’entendement humain commun (sens commun), ou plutôt, tout est rabaissé à cet entendement. Epicure a élevé à la pensée le principe que le plaisir est but : la jouissance est à chercher par la pensée, dans un universel qui est défini par la pensée.

C’est la sensation, le singulier immédiat, qui est le principe (p. 474). En fait, la philosophie d’Epicure ne doit pas être considérée comme l’affirmation d’un système de concepts, mais au contraire comme l’affirmation de la représentation, de l’être sensible pris comme être sensible, de la manière de voir habituelle (p. 478).

Hegel analyse en détail la doctrine d’Epicure.

D’abord la Canonique. D’après elle, une chose inconnue peut être représentée selon le mode d’une sensation connue. L’inconnu doit être déterminé et conçu d’après le connu. C’est que chaque sensation est pour soi, est quelque chose de solide, et elle est vraie dans la mesure où elle se montre solide (sens commun !). L’intuition sensible en général contient ce qui est. La pensée dans son activité se sert elle-même toujours des images. Elle est l’acte formel de relier les images. La Canonique comporte un côté extérieur (sensation) et un côté intérieur (prolepse). C’est la répétition qui transforme la sensation en représentation (p. 480). Les épicuriens conçoivent l’universalité comme répétition et non dans la forme de la pensée (p. 481).

La représentation est ce qui s’accorde avec une sensation. La reconnaissance de l’objet est sa compréhension, mais non comme pensé, comme représenté. La compréhension appartient au souvenir, à la mémoire. Le plus haut idéel est le nom. Par là, c’est l’opinion qui est fondée au lieu du savoir. L’opinion elle-même n’est que la relation de cette représentation universelle (et de cette image) que nous avons en nous à un objet : l’acte de juger. L’opinion est une représentation prise comme son application à un objet (p. 482).

Ainsi, la progression de la Canonique est tout à fait triviale. Cette Canonique est si simple qu’il ne saurait y avoir plus simple ; elle est abstraite, mais aussi très triviale. Elle existe plus ou moins dans la conscience commune qui commence à réfléchir. Elle ne contient que des représentations psychologiques communes.Elles sont tout à fait exactes, mais tout à fait superficielles.

Hegel analyse ensuite la métaphysique : les mêmes principes se retrouvent pour les météores et la théorie des simulacres (p. 484). Hegel en souligne de nouveau la trivialité (p. 485).

L’atomistique épicurienne est la même que celle de Démocrite et de Leucippe (p. 487). L’atome et le vide sont le corporel en soi. Les atomes, pris comme atomes, doivent demeurer indéterminés, mais les épicuriens ont été contraints à l’inconséquence de leur attribuer des qualités. La pesanteur peut à la rigueur être l’être pour soi abstrait, mais non les autres qualités ; et même la pesanteur est contraire à la répulsion.

L’essentiel serait d’indiquer la relation de l’essence, de l’atome, au phénomène sensible (p. 488). Mais sur ce point, Epicure se meut dans des indéterminités qui n’apportent rien. Les qualités sont données par Epicure comme le produit des compositions d’atomes : pour Hegel, ce sont des mots vides, un discours purement formel.

Le vide est l’interruption du flot des atomes. De même, le mouvement de la pensée est celui qui possède l’interruption (la pensée est dans l’homme précisément ce que sont l’atome et le vide dans les choses : son intérieur) [p. 489]. Le mouvement de la pensée échoit aux atomes de l’âme. Il ne s’agit ici que de l’opposition du positif et du négatif. La pensée est entachée d’un principe négatif, le moment de l’interruption. Le fondement du système d’Epicure est ainsi le plus arbitraire et donc le plus fastidieux qui puisse être pensé.

Hegel insiste sur l’inanité de la théorie du passage de l’atome au sensible. Aucun pont entre la formation des choses et les qualités n’est indiqué. Il se produit la tautologie vide qui dit que les parties sont précisément ordonnées et composées comme l’exige le fait que leur phénomène soit tel (p. 490). Mais la détermination des atomes, formés de telle ou telle manière, est une invention d’un arbitraire absolu. Le passage aux phénomènes, aux corps concrets, ou bien Epicure ne l’a pas du tout effectué, ou bien ce qui est indiqué là dessus est pour soi-même insuffisant. Epicure nie l’unité et la relation des atomes pris comme étant en soi au sens où cette unité et cette relation constituent le but universel. Tout ce que nous appelons formations et organisations (formes organiques), en gros l’unité du but de la nature, échoit selon lui aux propriétés, à une liaison des atomes qui ainsi n’est que fortuite, qui n’est produite que par le mouvement fortuit des atomes.

Hegel s’en prend alors à la déclinaison. Epicure admet comme attribut fondamental des atomes la pesanteur, mais il ne laisse pas les atomes se mouvoir en ligne droite, il les fait au contraire se mouvoir en une ligne qui dévie quelque peu de la droite, en une ligne courbe ; si bien que les atomes se rencontrent et forment une unité qui n’est que superficielle et ne leur est pas essentielle[472]. Autrement dit : Epicure nie en général tout concept et il conteste l’universel comme essence (p. 490). Toutes les naissances sont des combinaisons fortuites, qui se dissolvent avec la même fortuité. Car le divisé est l’élément premier et ce qui est effectivement ; et la fortuité est la loi de la combinaison.

Epicure bannit la pensée comme être-en-soi, sans avoir à l’esprit que ses atomes eux-mêmes ont justement cette nature d’être des objets de pensée, qu’ils ont un tel être qui n’est pas immédiat, mais au contraire essentiel de par la médiation, le négatif, ou l’universel. Inconséquence qui est la première et la seule d’Epicure, et qui est toute l’inconséquence des empiristes (p. 491). C’est de la même manière que les stoïciens font du pensé, de l’universel, l’essence et sont tout aussi incapables d’obtenir l’être et le contenu, tout en le possédant en même temps de manière inconséquente.

Après la métaphysique, la physique. Epicure s’oppose à un but ultime et universel du monde, à la téléologie de l’organique en lui-même, et aux représentations théologiques de la Sagesse d’un Créateur présente au monde ; cela va de soi étant donné qu’il supprime l’unité de quelque manière qu’on se la représente. Tout est événement, déterminé par le rassemblement fortuit, extérieur des figurations des atomes. Ce serait le hasard, la nécessité extérieure qui est le principe de toute union, de toute relation mutuelle (p. 491).

Le principe de l’observation de la nature est l’analogie (que nous avons déjà vu fonctionner dans la Canonique : on peut conclure du connu à l’inconnu, car une communauté analogique unit les deux termes). Hegel souligne que c’est le même principe qui régit aux temps modernes la science de la nature (p. 493).

Epicure est donc très libéral, car l’application de la représentation à l’objet peut se faire de toutes sortes de manières, à volonté. Epicure se livre ainsi à un bavardage vide qui emplit les oreilles et la représentation, mais qui disparaît sitôt qu’on le considère de plus près (p. 494). Aussi vide est la science moderne de la nature. Aristote et les philosophes antérieurs sont partis a priori de pensées universelles dans la philosophie de la nature et ont développé le concept à partir de lui-même. C’est le premier côté. L’autre côté est ce côté nécessaire, que l’expérience a été élevée a l’universalité et que les Lois ont été découvertes (p. 496, 497). C’est que ce qui suit de l’idée abstraite rencontre la représentation universelle à laquelle l’expérience, l’observation est définitivement préparée et élevée (p. 497). Il manque à Aristote le côté de la combinaison, de la connexion avec l’expérience et l’observation. On peut dire ainsi qu’Epicure est celui qui a découvert la science empirique de la nature, la psychologie empirique. Opposés aux buts, aux concepts de l’entendement des stoïciens, on a l’expérience, le présent sensible. Chez les stoïciens règne l’entendement abstrait et borné, n’ayant pas de vérité en soi, donc privé de la présence et de la réalité effective de la nature. Ici, on a le sens de la nature, plus vrai que les hypothèses stoïciennes (p. 497).

C’est une loi générale, dit Hegel, que la connaissance des lois de la nature supprime la superstition. Le procédé de la superstition n’a en tout cas rien de rationnel, il ne se tient pas dans la pensée, mais pareillement dans la représentation, et il procède directement par inventions, ou, si l’on veut, par mensonges. Contre cela, le procédé d’Epicure possède la vérité, s’il s’agit de la représentation et non de la pensée, de s’en tenir au vu et à l’entendu, à ce qui est présent à l’esprit et ne lui est pas étranger (p. 497). La vérité aussi de ne pas parler de choses qui doivent être de telles choses, qui doivent être vues et entendues, mais ne le peuvent, parce qu’elles sont inventées. De cette philosophie sont nées les représentations qui ont tout à fait nié le supra-sensible. Elle a introduit « les Lumières » en considération de l’élément physique. Elle en reste au fini. Or, c’est le propre de ce que l’on appelle l’élément « éclairé » de rester dans le domaine du fini[473]. Mais autant cette méthode est exacte dans la sphère du conditionné, autant elle est fausse dans d’autres sphères. La superstition a donc à la fois tort et raison (p. 498). Si je dis que l’électricité vient de Dieu j’ai raison de chercher une origine, mais tort de l’attribuer à Dieu qui est une origine universelle et non spécifique. Chez Epicure, la superstition disparaît, mais aussi une connexion fondée en soi et le monde de l’idéal (p. 489).

Enfin, la morale d’Epicure est conditionnée par le même principe. La sympathie mutuelle est due au « déversage » des atomes. Le but de la philosophie pratique d’Epicure donne sur la singularité de la conscience de soi, comme celui de la philosophie pratique stoïcienne (p. 500). Le but de sa morale est une jouissance de soi-même sans trouble. La porte est ouverte à tout arbitraire dans l’action. Le sentiment est le fondement de l’action. Mais quand Epicure définit le but comme plaisir, ce n’est que dans la mesure où la jouissance de celui-ci est le résultat de la philosophie. Le plaisir est lié à la pensée. D’un côté la sensation est érigée en principe, mais aussi doivent y être essentiellement liés le Logos, la raison, l’entendement, la pensée, expressions qui ne se distinguent pas ici de manière très précise. Quand Epicure définit le plaisir comme critère du bien, il a exigé de la pensée un empire sur soi-même qui calcule le plaisir pour savoir s’il n’est pas lié à des déplaisirs plus grands (p. 501). Epicure a encore posé comme but l’état du Sage, l’ataraxia, un acte de rester-identique-à-soi-même-dans-le-calme, délivré de la crainte et du désir (p. 502). Le Sage ne recherche que le plaisir pris comme quelque chose d’universel, il tient ce seul plaisir pour positif, il y rencontre l’universel et singulier ; autrement dit, le singulier est supprimé dans la forme de l’universalité, est considéré seulement en sa totalité ; tandis que de façon matérielle (ou selon le contenu), Epicure érige en principe la singularité, il exige d’un autre côté l’universalité de la pensée, s’accordant avec le stoïcisme (p. 503).

Hegel insiste donc ici sur la dualité apparente du principe épicurien : singulier et universel. D’un côté l’universel, la pensée, de l’autre le singulier, la sensation, les deux principes étant tout bonnement opposés (p. 503). La sensation n’est pas le seul principe d’Epicure ; ce principe est la félicité gagnée par la raison et ne pouvant être gagnée que par elle : ainsi les deux principes ont le même but[474].

Enfin, les dieux d’Epicure possèdent l’immortalité et la béatitude que la foule leur attribue. Sous cette idée de divin n’est compris rien d’autre que l’universel en général (p. 506). Les dieux peuvent être connus par la raison (ils n’ont pas de passions) [p. 507]. Ils sont pour une part comparables au nombre : ce qu’il y a d’abstrait dans le sensible. Pour une autre part ils sont l’élément formel humain accompli, les images tout à fait universelles qui sont en nous. Hegel commente : cette image universelle, un concret, qui est d’abord représenté comme humain, est la même chose que ce que nous appelons idéal.

L’auto jouissance est dans sa rigueur inactive, car l’action a toujours en elle comme quelque chose d’étranger, l’opposition entre elle et la réalité effective, et c’est pourquoi le travail, la peine, sont plutôt le côté de la conscience de l’opposition que celui de l’être-réalisé-effectivement[475]. [p. 507-508. Nous soulignons.]


CONCLUSION


L’analyse de Hegel lui permet de conclure par l’identification relative des stoïciens et des épicuriens. « On obtient à proprement parler le même résultat que chez les sceptiques. » (p. 512). Pour les stoïciens, l’universel est l’essence, — non pas le plaisir, la conscience de soi du singulier en tant que singulier. Mais la réalité de cette conscience de soi (universelle) est de la même façon quelque chose d’agréable (p. 512-513). Pour les épicuriens, c’est le plaisir qui est l’essence, mais le plaisir cherché et obtenu, considéré comme un universel.

Aller plus loin qu’Epicure aurait été de la part de ses disciples tomber dans l’acte de concevoir, ce qui n’aurait fait que troubler le système épicurien; car l’absence de pensée est troublée par le concept et cette absence de pensée est érigée en principe (p. 513). Chez Epicure, la pensée est précisément employée à tenir à distance la pensée, elle se comporte négativement à l’égard d’elle-même. Et c’est l’activité philosophique d’Epicure de s’établir et de se maintenir hors du concept qui trouble le sensible, d’établir et de maintenir ce sensible[476].

Donc :

1. Les stoïciens tirent le contenu de leur pensée de l’être, du sensible, exigent que la pensée soit pensée d’un étant.

2. Inversement, les épicuriens élargissent leur principe de la singularité de l’être, en vue des atomes qui sont des objets de pensée, et en vue du plaisir pris comme un universel (p. 514).

Contre ces principes unilatéraux, le mouvement du concept réintroduit la dialectique.

Ce rétablissement de la dialectique est représenté négativement par la Nouvelle Académie et par les sceptiques. Déjà les stoïciens en tant qu’ils avaient leur principe dans la pensée (le penser), développaient la dialectique, mais prise comme une logique commune pour laquelle la forme de la simplicité a la valeur du concept ; un tel concept n’étant pas comme celui que nous avons maintenant, qui présente en lui le négatif et dissout les déterminités qui avaient été reçues dans cette simplicité. C’est une apparition plus haute du concept de l’essence dialectique qui ne s’applique plus seulement à l’être sensible, mais aux concepts déterminés, et porte à la conscience l’opposition du concept et de l’être comme opposition de la pensée et de l’être. Cette apparition exprime l’universel, non comme une idée simple, une universalité, mais comme le point où tout retourne à la conscience prise comme moment essentiel de l’essence.

Le scepticisme représente le dépassement du stoïcisme et de l’épicurisme pris comme unilatéraux, mais cet élément négatif qui ne reste que négatif ne peut se renverser en quelque chose d’affirmatif.


BIBLIOGRAPHIE



I. — 
LES TRAVAUX PREPARATOIRES ET LA DISSERTATION
 335


II. — 
TEXTES CITES PAR MARX. 
 336


III. — 
TEXTES CONTEMPORAINS DES TRAVAUX PREPARATOIRES ET DE LA DISSERTATION. 
 342


IV. — 
OUVRAGES CONCERNANT LE JEUNE MARX ET LES TEXTES DE 1839-1841.
A. Biographies de Marx. 
 345
B. Ouvrages concernant les textes de 1839-1841. 
 346


V. — 
HEGEL ET MARX.
A. Œuvres.
1. De Hegel. 
 348
2. De Marx. 
 349
B. Études sur Hegel. 
 351
C. Études sur Marx. 
 352
D. Études sur le « rapport » Marx / Hegel. 
 354


VI. — 
DEMOCRITE ET EPICURE.
1. Textes et traductions. 
 355
2. Études
 356
A) Démocrite. 
 357
B) Épicure 
 358


I. — LES « TRAVAUX PREPARATOIRES » ET LA « DISSERTATION »


Ces textes ont été édités dans le premier volume du premier tome de l’« Historisch kritische Gesamtausgabe » de K. Marx et F. Engels (MEGA). Cette édition comprend les écrits de Marx et d’Engels à l’exclusion du Capital. Le premier tome renferme les « Œuvres et écrits de K. Marx jusqu’en 1844 ». Le premier volume est paru à Francfort-sur-le-Main en 1927, le second à Berlin, en 1929.

L’édition MEGA est la seule à présenter intégralement le texte de la Dissertation. Celle de Franz Mehring (Stuttgart, 1902), intitulée Aus dem literarischen Nachlass von Karl Marx, Friedrich Engels und Ferdinand Lassalle, ne contient ni les Remarques ni l’Appendice. Elle inclut cependant dans le texte des extraits relativement importants de ces mêmes Remarques. C’est à partir de ce texte incomplet que J. Molitor traduisit en français la Dissertation, dans le tome I des Œuvres philosophiques de Karl Marx (Paris, 1946, éditions Costes). Depuis 1962, on compte une traduction italienne de ce texte : Alfredo Sabatti, Sulla fondazione del materialismo storico, Florence. Faite également d’après Mehring, elle contient en plus l’Appendice. Aucune traduction complète de la Dissertation n’existait donc en français jusqu’ici. Quant aux Travaux préparatoires, ils n’avaient jamais fait l’objet d’aucune tentative de traduction.

Nous avons utilisé le texte de MEGA. Signalons cependant qu’une photocopie de cette édition est disponible aux éditions Rowohlt. Pour faciliter la compréhension des notes de lecture que constituent les Travaux préparatoires, les éditeurs ont intercalé des titres résumant les divers passages. Nous avons maintenu ces intertitres en les signalant par des crochets.

Les Travaux préparatoires citent constamment des textes anciens, en majorité grecs. Il était impossible de faire figurer in extenso les passages auxquels le commentaire fait référence. Nous avons donc simplement indiqué les références. Par contre, quand Marx écrit une citation latine ou grecque, nous la retraduisons en français, de la manière la plus littérale possible, même au mépris du style.

D’une manière générale, nous nous sommes efforcés de traduire littéralement. Le texte de Marx, d’une extrême précision conceptuelle, nous paraissait devoir souffrir d’une transposition cherchant l’élégance du français. Pour ce qui est de la Dissertation, nous n’avons modifié la traduction de J. Molitor que là où elle nous paraissait erronée, tant au niveau de la construction qu’à celui de la précision du vocabulaire.


II. — TEXTES CITES PAR MARX


Aristote.


Arist. Méta.

Métaphysique. Edition critique, traduction anglaise et commentaire par W. D. Ross. Oxford, Clarendon Press, 1924, 2 vol. Traduction et commentaire par J. Tricot [Nouvelle édition]. Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1953, 2 vol. ( « Bibliothèque des textes philosophiques » ).


Arist. Physique.


Physique. Edition critique, traduction anglaise et commentaire par W. D. Ross. Oxford, Clarendon Press, 1936. Texte et traduction française par H. Carteron. Paris. Les Belles Lettres, 1926, 2 vol.


Arist. De gen. et corr.

De generatione et corruptione [De la génération et de la corruption]. Edition et traduction par Ch. Mugler. Paris, Les Belles Lettres, 1966.


Arist. De coelo.

De Coelo [Du Ciel]. Edition et traduction par P. Moraux. Paris, Les Belles Lettres, 1965.


Arist. De part. an.

De partibus animalium [Des parties des animaux]. Edition, traduction et commentaire par J.-M. Le Blond. Paris, Aubier, 1945 ( « Bibliothèque Philosophique » ).

Arist. De gen. an.

De generatione animalium [De la génération des animaux]. Édition, traduction et commentaire par P. Louis. Paris, Les Belles Lettres, 1961.


Baur (Ferdinand-Christian).

« Das Christliche des Platonismus oder Socrates und Christus » [L’Élément chrétien dans le platonisme ou Socrate et le Christ] [in] Zeitschrift für Theologie. Tübingen, 1837, pp. 1-157.


Cicéron.

Cic. De nat deorum.

De natura deorum [De la nature des dieux]. Édition et commentaire anglais par A. Stanley Pease [Ed. du bimillénaire]. Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1958, 2 vol. Traduction française par l’abbé d’Olivet [in] Œuvres complètes de Cicéron. Paris, Garnier, 1878, tome XVIII.

Cic. Tusc.

Tusculanes. Édition, traduction et notes par J. Humbert. Paris, Les Belles Lettres, 1960, 2 vol.

Cic. De Fin.

De finibus bonorum malorum. Édition, traduction et notes par J. Martha. Paris, Les Belles Lettres, 1968. (1 vol. paru, contenant les livres I et II.)

Cic. De Fato.

De Fato [Du Destin]. Édition, traduction et notes par A. Yon. Paris, Les Belles Lettres, 1944.


Clément d’Alexandrie.

Clem. Al. Strom.

Stromates. Clemens Alexandrinus, II (Strom. I-VI) et III (Strom., VII-VIII). Édition O. Stahlin [in] Die Grieschischen Christlichen der ersten drei Jahrhunderte. Leipzig-Berlin, 1897 et sqq., vol. 15 et 17.


Diogène Laerce.

Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. Traduction par R. Genaille. Paris, Garnier-Flammarion, 1965, 2 vol.


Eusèbe de Césarée.

Eus. Prae. ev.

Praeparatio evangelica [Préparation évangélique]. Édition, traduction anglaise et commentaire par E. H. Gifford. Oxford, Clarendon Press, 1903, 4 vol.


Feuerbach (Ludwig Andreas).

Geschichte der neuen Philosophie von Bacon von Verulam bis Benedikt Spinoza [Histoire de la philosophie moderne de Bacon de Vérulam à Benoît Spinoza] (1833) [in] Œuvres complètes, édition Balin et Jald, Stuttgart, 1906, 3 vol.


Gassendi (Pierre).

Opera, Lyon, 1658, 6 vol. (Réimp. Stuttgart, Frommann, 1964).
Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii [Remarques sur les dix livres de Diogene Laerce]. Leyde, 1649.
Syntagma philosophiae Epicuri. La Haye, 1655, 1659.


Holbach (Paul-Henri Thiry d').

Le Système de la nature ou des lois du monde physique et du monde moral. Londres, 1770. Édition critique et commentée publiée sous la direction de Jérôme Vercruysse, en préparation aux éditions Ducros.


Leibniz (G. W.).

Die philosophischen Schriften. Édition Gerhardt, Berlin, 1875, 7 vol. (Réimp. Hildesheim, G. Olms, 1965)


Lucrèce.

Lucr. De rer. nat.

De rerum natura. Édition, traduction et commentaire anglais par C. Bailey. Oxford, Clarendon Press, 1947, 3 vol. Édition, traduction et notes par A. Ernout. Paris, Les Belles Lettres, 1920, 2 vol. Commentaires par A. Ernout et L. Robin. Paris, Les Belles Lettres, 1928, 3 vol.


Plutarque.

Plut. De eo quod.

De eo quod secundum Epicurum non beate vivi possit [On ne peut vivre heureux, même agréablement, en suivant la doctrine d’Épicure] [in] Opera moralia. Édition G. N. Bemardakis. Leipzig, Teubner, 1888-1896, 7 vol.

Plut. Adv. Col.

Adversus Coloten [Contre l’épicurien Colotès] [in] Moralia. Edition M. Polhenz. Leipzig, Teubner, 1960, vol. VII, 2. Traduction Ricard [in] Œuvres morales. Paris, Didier, 1945, T. V.

Plut. De an. procr.

De animae procreatione in Timaeo [De l’engendrement de l’âme dans le Timée] [in] Moralia. Edition C. Hubert. Leipzig, Teubner, 1960, vol. VI, 1.


Pseudo-Plutarque.

De placitis philosophorum [Des sentences des philosophes].


Philopon (Jean).

Philop.

Scholia in Aristotelem, coll. par Ch. A. Brandis [in] Aristoteles Opera. Ed. Bekker, 5 vol. (grec/latin). Berlin, 1830-1870, tome IV.


Ritter (Heinrich).

Ritter.

Geschichte des Philosophie alter Zeit, 1o teil [Histoire de la philosophie antique, 1re partie]. Hamburg, 1829-1853, 12 vol. Traduction française par C.-J. Tissot, J. Trullard et P. Challemel-Lacour. Paris, 1835-1861.


Rossini.

Rossini.

Epicuri e fragmenta librorum de Natura II et XI [Fragments des traités d’Épicure sur la nature]. Leipzig, Teubner, 1818.


Schaubach.

Schaubach.

Uber Epikurs astronomische Begriffe [Sur les concepts astronomiques d’Épicure] [in] Archiv für Philologie und Pädagogik, publiés par Seebode, Jahn et Klotz, 1839, no 4.


Schelling.

Philosophische Briefe über Dogmatismus und Kritizismus [Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme] [in] Œuvres. Ed. Schröter-Munig, 1927-1928, t. I. Traduction par S. Jankélévitch. Paris, éd. Aubier, 1950 (« Bibliothèque Philosophique »).

Schelling, du moi comme princ.

Vom Ich als Prinzip der Philosophie oder über des Umbedingte im menschlichen Wissen [Du Moi comme principe de la philosophie ou de l’Inconditionné dans le savoir humain]. Œuvres, éd. cit.


Senèque.

Sen. De otio.

De otio aut secessus sapientia. Édition, traduction et notes par R. Waltz [in] Cicéron, Dialogues, t. IV. Paris, Les Belles Lettres, 1951 et sqq.

Sen. De brevit. vitae.

De brevitatae vitae [De la brièveté de la vie]. Traduction française, ibidem, t. II. Éd. commentée, P. Grimal. Paris, P.U.F., 1959.

Sen. De vita beata.

De vita beata [De la vie heureuse], [in] Dialogues, éd. citée, tome II.

Sen. De const. sap.

Des constancia sapientis [De la constance du sage], [in] Dialogues, tome IV.

Sen. De benef.

De Beneficiis [Des bienfaits]. Édition, traduction et notes par F. Préchac. Paris, Les Belles Lettres, 2 vol.

Sen. Ep.

Epistolae ad Lucilium [Lettres à Lucilius]. Édition, traduction et notes par H. Noblot et F. Préchac. Paris, Les Belles Lettres, 1957, 5 vol.

Sen. Ludus de morte.

Apokolokyntasis oder ludus de morte claudii [Apocolocynthose du divin Claude]. Édition, traduction et notes par R. Woltz. Paris, Les Belles Lettres.

Sen. Nat. quaest.

Naturales quaestiones [Questions naturelles]. Édition, traduction et notes par P. Oltramare. Paris, Les Belles Lettres, 2 vol.


Sextus Empiricus.

Sext. Emp. Hyp. pyrr.

Hypotyposes pyrrhoniennes [in] Sexti Empirici Opera, recensuit H. Mutschmann. Leipzig, Teubner, 1912, vol. I. Traduction et notes par G. Gordon, [in] Œuvres choisies. Paris, Aubier, 1948, pp. 155-342 (« Bibliothèque Philosophique »).

Sext. Emp. Adv. math.

Adversus mathematicos [Contre les mathématiciens], [in] Sexti Empirici Opera, vol. III (Livres I-VI). Ed. J. Mau. Leipzig, Teubner, 1954.

Sext. Emp. Adv. dogm.

Adversus mathematicos, VII-XI, [Adversus dogmáticos], [in] Sexti Empirici Opera, vol. II. Ed. H. Mutschmann. Leipzig, Teubner, 1912.


Simplicius.

Simpl.

Scholia in Aristotelem. Cf. J. Philopon.


Spinoza (Benoît).

Éthique [in] Opera quotquot reperto sunt, recognoverunt J. Van Vloten et J.P.N. Land. La Haye, Nijhoff, 1882-1883, 2 vol. Traduction, [in] Œuvres, éd. R. Caillois. Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »).


Stobée.

Stob. Ecl. I et II.

Eclogae physicae et ethicae. [Eclogues physiques et éthiques]. Texte latin. Edition C. Wachsmuth et O. Hense. Berlin, Weidmann, 1884 [1958].

Stob. Flor.

Florilegium [Libri duo posteriores]. Edition C. Wachsmuth et O. Hense. Berlin, Weidmann, 1894-1912 [1958].


Thémistius.

Themist.

Scholia in Aristotelem. Cf. J. Philopon.


III. — TEXTES CONTEMPORAINS DES « TRAVAUX PREPARATOIRES » ET DE LA « DISSERTATION »


Bauer (Bruno).

Kritik der Geschichte der Offenbarung. T. I : Die Religion des alten Testaments in der geschichtichen Entwicklung ihrer Prinzipien dargestellt. [Critique de l’histoire de la révélation. I : La religion de l’Ancien Testament exposée dans le développement historique de ses principes.] Berlin, 1838, 2 vol.
Kritik der evangelischen Geschichte der Synoptiker und des Johannes [Critique de l’histoire évangélique des synoptiques et écrits johanniques]. Leipzig, O. Wigand, 1841, 3 vol.
Die Posaune des jüngsten Geritches über Hegel den Atheisten une Antichristen. Ein Ultimatum. [La trompette du Jugement dernier contre Hegel l’athée et l’antéchrist. Un ultimatum]. Leipzig, O. Wigand, 1841.


Biedermann (Friedrich).

Fundemental-Philosophie. Leipzig, 1838.
« Des Preussische Staatsprinzip, Kritisch beleuchtet. » [Le principe de l’Etat prussien, éclairé de manière critique] [in] Les Annales de Halle, Leipzig, 1839, no 273.
Die deutsche Philosophie von Kant bis auf unsere zeit, ihre wissentschaftliche Entwicklung und ihre Stellung den politischen und sozialen Verhältnissen der gegenwest. [La philosophie allemande de Kant à notre époque, son développement scientifique et sa position eu égard aux rapports politiques et sociaux d’aujourd’hui.] Leipzig, 1841, 2 vol.


Cieszkowski (August von).

Prolegomene zur Historiographie [Prolégomènes à l’historiographie]. Berlin, 1838.


Engels (Friedrich).

Lettres à Fr. Groeber (9.XII.1839 ; 5.II.1840), Méga, 1, 2 (Berlin, 1930).
Retrograde Zeichen der Zeit [Traits rétrogrades de notre époque]. Ibidem, 1840.
Ernst Moritz Arndt. Ibidem, 1841.
Schellin über Hegel. Ibidem, 1841.
Schelling und die Offenbarung [Schelling et la révélation]. Ibidem, 1841-1842.
Schelling, der Philosoph in Christo [Schelling, le philosophe dans le Christ]. Ibidem, 1842.


Feuerbach (Ludwig).

Kleine philosophische Schriften. Introduction de M. G. Lange. Leipzig, 1850.
Tadesgedenken (1830), [in] Œuvres complètes. Edition Balin et Joldl. Stuttgart, 1903.
Kritik des christlichen oder positiven Philosophie [Critique de la philosophie positive ou philosophie chrétienne]. 1838.
Zur Kritik der Hegelschen Philosophie [Contribution à la critique de la philosophie de Hegel], 1839. Traduction française par L. Althusser [in] Manifestes philosophiques. Paris, P.U.F. (Collection « Epiméthée »).
Über philosophie und Christentum in beziehung auf den der Hegel-schen Philosophie gemachten Vorwurf der unchristlichkeit. [Sur la philosophie et le christianisme en rapport ou reproche d’impiété à l’égard du christianisme qu’on a fait à la philosophie hégélienne.] (1839).
Zur Charakterisierung der Schrift : über Philosophie und Christentum. [Pour caractériser l’écrit : sur la philosophie et le christianisme.] (1839).
Verhältnis zu Hegel [Rapport à Hegel] (1840).
Das Wesen des Christentums [L’Essence du christianisme] (1841). Traduction par J.-M. Osier. Paris, Maspero, 1968 (Collection « Théorie »).
« Zur Beurteilung der Schrift Das Wesen des Christentums. [Pour juger l’écrit : l’Essence du christianisme.] Annales Allemandes, 16-17 février 1842.
Das Wesen der religion. Leipzig, 1845.


Ouvrages sur Feuerbach :


Arvon (H.), Ludwig Feuerbach et la transformation du sacré. Paris, P.U.F., (Collection « Epiméthée »).
Bolin (W.), L. Feuerbach, Sein Wirken und seine Zeitgenassen. [L. Feuerbach, son influence et ses contemporains.] Stuttgart, 1891.
Levy (A.), La Philosophie de Feuerbach. Paris, 1904.
Schmidt (F.), Die deutsche Philosophie in ihrer Entwicklung zum Sozialismus. Streir zwischen Feuerbach und B. Bauer. [La philosophie allemande considérée dans son développement vers le socialisme : Combat entre Feuerbach et B. Bauer.] Berlin, 1846 (pp. 59-73).


Gans (Edouard),

Vermischte Schriften [Ecrits divers]. Berlin, 1834.
Rückblicke auf Personen und Zustände [Rétrospectives sur des personnes et des états]. Berlin, 1836.
« Meine politischen Meinungen » [Mes opinions politiques] [in] Annales de Halle. Leipzig, 1840, no 113.


Heine (Henri).

Die romantische Schule [L’Ecole romantique] (1833) [in] Œuvres complètes. Muning, (Kindler), 1964, 9 vol.
Zur geschichte der Religion und philosophie in Deutschland [Contribution à l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne]. Ibidem, 1834, 14 vol.
Briefe über Deutschland [Lettres sur l’Allemagne]. Ibidem, 14 vol. Herzen (Alexandre).
Ecrits philosophiques choisis. Moscou, 1949. [Lettres sur l’étude de la nature, pp. 101-325.]


Hess (Moses).

Die Heilige Geschichte der Menschleit. Von einem Jünger Spinozas. [Histoire sainte de l’humanité par un disciple de Spinoza.] Stuttgart, Hallberger, 1837.
Die europäische Triarchie [La triarchie européenne]. Leipzig, O. Wigan, 1841.
« Gegenwartige Krise der deutschen Philosophie » [La crise présente de la philosophie allemande] [in] Athenaeum. Zeitschrift für das gabildete Deutschland. Berlin, 1841, no 40. (Repris [in] Moses Hess, Ecrits philosophiques et socialistes, 1837-1850. Berlin, 1961.)


Köppen (Karl-Friedrich).

Friedrich der Grosse und seine Widersacher.[Frédéric le Grand et ses adversaires]. Leipzig, 1840.


Michelet (Karl Ludwig).

Geschichte der letzten Systeme der Philosophie in Deutschland von Kant bis Hegel. [Histoire des derniers systèmes de la philosophie en Allemagne de Kant à Hegel.] Berlin, 1838.


Ruge (Arnold).

« Der Protestantismus und die Romantik. Zur Verständigung über die zeit und ihre Gegensätze. Ein Manifest. » [Le protestantisme et le romantisme. Pour comprendre ses oppositions. Un manifeste.] [in] Les Annales de Halle, no 245 et sqq.


Schelling.

Berliner Antritsrede [Discours d’ouverture de Berlin] [in] Œuvres, édition Schröter. Munig, 1927-1928, t. VI.


Strauss (David Friedrich).

Das Leben Jesu. Kritisch bearbeitet. [La vie de Jésus, traitée d’un point de vue critique.] Tübingen, 1835-1836, 2 vol.
Streischriften zur Verteidigung meiner Schrift über das Leben Jesu. [Ecrit polémique pour la justification de mon écrit sur la vie de Jésus et pour caractériser la théologie présente.] Tübingen, 1838.
Die christliche Glaubenslehre in ihrer geschichtlichen Entwiklung und im Kampfe mit der modernen Wissenchaft, dargestellt von D. F. Strauss. [La doctrine de la foi chrétienne dans son développement historique et son combat contre la science.] Tübingen et Stuttgart, 1840-1841, 2 vol.


IV. — OUVRAGES CONCERNANT LE
JEUNE MARX ET LES TEXTES DE 1839-1841


A. BIOGRAPHIES DE MARX.


[Collectif]. — Karl Marx, Chronik seines Lebens in Einzeldaten. Institut Marx-Engels-Lénine-Staline. Moscou, 1934.
Engels (F.). — Articles sur Marx publiés dans Handwörterbuch der staatswissenchaften [Dictionnaire de poche des sciences politiques]. 4e éd., 1923, tome VI, p. 496 et sqq.
Mehring (F.).Karl Marx. Geschichte seines Lebens. [Karl Marx, Histoire de sa vie]. 3e édition. Leipzig, 1920.
Maenschen-Helfen (O.) et Nikolajewski (B.).Karl und Jenny Marx. Ein Lebensweg. Berlin, 1933.
Dornemann (L.).Jenny Marx. Berlin, 1954.


B. OUVRAGES CONCERNANT LES TEXTES DE 1839-1841.


Peu de travaux ont été publiés sur la Dissertation de Marx, et encore moins sur les Travaux préparatoires. Ils ne sont pas d’un égal intérêt. Le seul ouvrage à poser la question critique de la validité du jugement de Marx sur Démocrite et Epicure est celui de J.-M. Gabaude, Le Jeune Marx et le matérialisme antique, paru en 1970 chez Privat (Toulouse). Ce travail contient en outre la seule analyse sérieuse de la Dissertation. Il faut y joindre, par ordre d’importance :

Cornu (A.).Karl Marx et Friedrich Engels. Leur vie et leur œuvre. Tome I, Les Années d’enfance et de jeunesse. La gauche hégélienne. Paris, P.U.F., 1955. Tome II, Du libéralisme démocratique au communisme. La Gazette Rhénane, les Annales franco-allemandes. Ibid, 1958. Tome III, Marx à Paris. Ibid, 1962. Tome IV, La Formation du matérialisme historique (1845-1846). Ibid., 1970. [Le premier tome contient d’importantes analyses sur le texte que nous avons traduit.]
Baumgarten (R.). — Ueber den verloren geglaubten Anhang zu Marxens Doktordisserattion [Sur le complément présumé perdu à la thèse de doctorat de Marx.] [in] Gegenwartsprobleme der Soziologie [Problèmes actuels de sociologie]. Akademische Verlagsgesellschaft. Postdam, 1949, pp. 101-115.
Lenz (G.) — « Karl Marx über die epikurische Philosophie. » (Karl Marx et la philosophie épicurienne) [in]Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung. [Archives pour l’histoire du socialisme et du mouvement ouvrier.] 1918, XIII, pp. 218-231.
Mehring (F.). — La Thèse de Karl Marx sur Démocrite et Epicure. Trad. française [in] La Nouvelle Critique, 1955, no 61, pp. 17-29.
Bottigelli (E.). — Article sur l’étude de Mehring, [in] La Nouvelle Critique, 1955, no 62.
Bottigelli (E.).Genèse du socialisme scientifique. Paris, Editions Sociales, 1967.
Togliatti (P.). —. « De Hegel au marxisme », traduit [in] La Nouvelle Critique, 1955, no 62, pp. 22-36, ou [in] Recherches internationales à la lumière du marxisme, 1959, no 19, pp. 36-52. (Ce numéro spécial contient plusieurs études consacrées au « jeune Marx ».)
Abreu-Freire (A. de). — « Critique et idéologie dans les œuvres de jeunesse de Marx », [in] Revue philosophique de Louvain, 1966, février, pp. 34-95.
Milhau (I.). — « Le Jeune Marx et ses problèmes » [in] La Nouvelle Critique, 1961, sept.-octobre, pp. 65-83.
Fins (S. F.). — « Marx' Doctoral Dissertation » [in] A Centenary of Marxism, Science and Society, New York, 1948.
Agazzi (E.). — « La formazione della metodologia di Marx » [in] Rivista storica del socialismo, 1964, no 22-23.
Dal Pra (M.). — Il conflitto di Autocosciencia e Dialettica nella Tesi di Dottorato di Marx, [in] Rivista critica di storia della Filosofia, 1964, no 3.


On trouvera également des indications dans :


Althusser (L.).Pour Marx. Paris, Maspero, 1965 (Collection « Théorie ») (Article sur le « jeune Marx »).
Carrouge (M.).La Mystique du surhomme. Paris, Gallimard, (« Bibliothèque des Idées »).
Cottier (G.-M.-M.).L’Athéisme du jeune Marx, ses origines hégéliennes. Paris, Vrin, 1959.
Chatelet (F.). — « La question de l’athéisme du jeune Marx » [in] Les Etudes Philosophiques, 1966, no 3, pp. 372-374.
Chatelet (F.).Logos et praxis, recherches sur la signification théorique du marxisme. Paris, S.E.D.E.S., 1962 (particulièrement p. 97 et sqq).
Lefebvre (H.).Pour connaître la pensée de Karl Marx. Paris, Bordas, 1947 (pp. 91-92).
Landschut (S.). — Préface des Fruhschriften de Marx, éd. Kroner.
Oizerman (T.). — « Le problème de l’aliénation dans les travaux de jeunesse de Marx » [in] Recherches internationales à la lumière du marxisme, 1962, no 33-34, pp. 68-82.
Lowith (K.).De Hegel à Nietzsche. Traduction de R. Lau-reillard. Paris, Gallimard, 1969 (« Bibliothèque des Idées »).
Kahn (P.). — « Société et État dans les œuvres de jeunesse de Marx » [in] Cahiers Internationaux de Sociologie, tome V, 1948.
Grégoire (F.).Aux sources de la pensée de Marx : Hegel et Feuerbach. Louvain, Institut Supérieur de philosophie. Paris, Vrin, 1943.
Garaudy (R.).Karl Marx. Paris, Seghers, 1964.
Calvez (J.-Y.).La Pensée de Karl Marx. Paris, Editions Le Seuil, 1956.


V. — HEGEL ET MARX


A. — HEGEL ET MARX. — ŒUVRES.


1. — HEGEL.


Hegel (G. W.).Œuvres complètes. Edition du jubilée par Glockner. Stuttgart, 1949 et sqq., 20 vol.
  — La Première Philosophie de l’esprit. Paris, P.U.F., 1969 (Collection « Epiméthée »).
  — La Phénoménologie de l’Esprit. Traduction par J. Hyppolite. Paris, Aubier, 1947 (Coll. « Philosophie de l’Esprit »), 2 vol.
  — Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques. Traduction Gibelin. Paris, Vrin, 1967.
  — Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé. Nouvelle traduction de Maurice de Gandillac. Paris, Gallimard, 1970.
  — Science de la logique. Traduction par S. Jankélévitch. Paris, Aubier, 1949, 2 vol.
  — Vorlesungen über die Geschichte der philosophie [Leçons sur l’histoire de la philosophie]. Edition du jubilée (Frommann) 1959. Trad, française à paraître, par R. Garniron, 7 vol. Paris, Vrin, 1970-1972.
  — Leçons sur la philosophie de l’histoire. Trad, française Gibelin. Paris, Vrin, 1967. Retraduites par K. Papaioannou, sous le titre « La Raison dans l’histoire », Collection 10/18, 1965. Le texte allemand est en outre disponible chez Meiner, 1955.
  — Leçons sur la philosophie de la religion. Trad, française Gibelin. Paris, Vrin, 1959, 5 vol.
  — Esthétique. Trad. S. Jankélévitch. Paris, éd. Aubier-Montaigne, 1964, rééd. de Aubier 1944.
  — Principes de la philosophie du droit. Trad. A. Kaan. Paris, Gallimard (coll. « Idées » ) [1940], 1963.
  — L’Essence du christianisme et son destin. Trad, française J. Martin. Paris, Vrin, 1967.
  — Propédeutique philosophique. Trad, française M. de Gandillac. Paris, éd. Gonthier (Bibliothèque « Médiations » ).
  — Premières Publications. Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling. Trad. Méry. Paris, Vrin, 1953.


2. — MARX.


Œuvres complètes, édition citée Méga.

Description du premier tome :

« Der Kommunismus und die Augsbürger Allgemeine Zeitung » 1.1. p. 260.
« Debatten über das Holzdiebstahlgesetz » (Débats sur la loi concernant le vol des bois), ibid, p. 266.
« Rechtfertigung des Korrespondenten von der Mosel » (Justification du correspondant de la Moselle), ibid., p. 355.
« Kritik des Hegeischen Staatsrechts » (Critique de la philosophie du droit de Hegel), ibid., p. 403. « Zur Judenfrage » (Réflexions sur la question juive), ibid., p. 576.
« Zur Kritik der Hegeischen Rechtsphilosophie, Einleitung » (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, introduction), ibid., p. 607.


Œuvres philosophiques de Karl Marx, trad. fr. J. Molitor. Paris, A. Costes, 1927, 9 vol.


Marx et Engels.Etudes philosophiques. Paris, Editions Sociales, 1968.
Marx et Engels.Sur la religion. Textes choisis, traduits et annotés par G. Badia, P. Bange et E. Bottigelli. Paris, Editions Sociales, 1968.
Marx et Engels.La Sainte Famille, ou Critique de la Critique contre Bruno Bauer et consorts. Trad. E. Cogniot. Paris, Editions Sociales, 1968.
Marx.Manuscrits de 1844, Economie politique et philosophique. Trad. E. Bottigelli. Paris, Editions Sociales, 1962.
Marx et Engels.L’Idéologie allemande. Trad. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle. Paris, Editions Sociales, 1968.
Marx.Misère de la philosophie. Paris, Editions Sociales, 1968.
Marx.Contribution à la critique de l’économie politique. Trad. M. Husson et G. Badia. Paris, Editions Sociales, 1957.


Correspondance Marx-Engels. — Lettres sur le Capital. Trad. G. Badia, J. Chabbert et P. Meier. Paris, Editions Sociales, 1964.
Marx.Fondements de la critique de l’économie politique. Ed.Anthropos 1969, 2 vol. Ed. all. Grundrisse der Kritik der politischen Oekonomie, éd. Dietz, Berlin, 1953.
Marx.Le Capital, critique de l’économie politique. Trad. fr. J. Roy, révisée pour le livre I par l’auteur. Paris, Editions Sociales, 1967, 8 vol.
Marx.Œuvres, « économie I et II ». Préf. de F. Perroux, notes de M. Rubel, 2 vol. Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade »).
Engels.Anti-Dühring. Trad. E. Bottigelli. Paris, Editions Sociales, 1963.
Engels.Dialectique de la nature. Trad. E. Bottigelli. Paris, Editions Sociales, 1968.
Engels.Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande. Paris, Editions Sociales.


B. — ÉTUDES SUR HEGEL.


Asveld (P.). — La Pensée religieuse du jeune Hegel. Louvain et Paris, 1953.
Bréhier (E.). — Histoire de la philosophie allemande. Paris, 1931.
Chatelet (F.). — Hegel. Ed. Le Seuil, 1968.
Croce (B.).Ciò che è vivo e ciò che è morto della filosofia di Hegel [Ce qui est vivant et ce qui est mort dans la philosophie de Hegel]. Bari, 1907. Trad. Burnot, Paris, 1912.
Dilthey (W.). — Die Jugendgeschichte Hegels. Leipzig et Berlin, 1925.
Études sur Hegel (B. Croce, N. Hartmann, Ch. Andler, V. Bäsch, R. Berthelot, M. Guéroult, Ed. Vermeil). Paris, 1931.
Fleischmann.La Science universelle ou la Logique de Hegel. Paris, Plon, 1968.
  — La Philosophie de Hegel (commentaire de la philosophie du droit). Paris, Plon, 1964.
Garaudy (R.). — La Pensée de Hegel. Paris, Bordas, 1966.
Haering (T.). — Hegel, sein Willen und sein Werk [Hegel, son vouloir et son œuvre], 2 vol. Leipzig et Berlin, 1929, 1938.
Hartmann (N.). — Die Philosophie des deutschen Idealismus [La Philosophie de l’idéalisme allemand], 2 vol. Berlin, 1923, 1929.
Hyppolite (J.). — Genèse et structure de la phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Paris, Aubier-Montaigne, 1946.
  — Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel. Paris, Rivière, 1948.
  — Logique et Existence, essai sur la logique de Hegel. Paris, P.U.F., 1961 (coli. « Epiméthée »).
  — Études sur Marx et Hegel. Paris, Marcel Rivière, 1965.
Kojève (A.). — Introduction à la lecture de Hegel, Leçons sur la phénoménologie de l’Esprit. Paris, Gallimard, 1947.
Leisegang (H.). — Denkformen [Formes de pensée]. Berlin, 1928.
Litt (H.). — Hegel. Heidelberg, 1953.
Lénine.Cahiers sur la dialectique de Hegel. Trad. H. Lefebvre et N. Guterman. Paris, Gallimard, 1967.
Lukacs (G.). — Der junge Hegel. Zürich, 1948.
Marcuse.Hegels Ontologie und die Grundlegung einer Theorie der Geschichtlichkeit [L’Ontologie de Hegel et la fondation d’une théorie de l’historicité]. Frankfort, 1932.
Mure (G. R. G.). — A study of Hegel’s Logik [Étude de la Logique de Hegel]. Oxford, 1953.
Niel (H.). — De la médiation dans la philosophie de Hegel. Paris, 1945.
Nink (C). — Kommentar zu den grundlegenden Abschnitten von Hegels Phänomenologie des Geistes [Commentaire des chapitres fondamentaux de la « Phénoménologie de l’Esprit » de Hegel]. Regensburg, 1931.
Noel (G.). — La Logique de Hegel. Paris, 1897 ; 2e éd., Vrin, 1967.
Papaioannou (K.). — Hegel. Paris, Seghers, 1952.
Rosenzweig (F.). — Hegel und der Staat [Hegel et l’État]. 2 vol., Oldenburg, 1920.
Stace (W. T.). — The Philosophy of Hegel. London, 1924.
Wahl (J.). — Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel. Paris, 1930.
  — Commentaires sur la Logique de Hegel. Centre de documentation universitaire, les Cours de Sorbonne, 1959.
Véra (A.). — Logique de Hegel (traduction et commentaire), 2e éd., Germer. Baillère, 1874, 2 vol.
Weil (E.). — Hegel et l’État. 2{e éd., Paris, Vrin, 1966.


C. — ÉTUDES SUR MARX


Althusser (L.). — Lire le Capital (en collaboration avec J. Rancière, P. Macherey, E. Balibar, R. Establet). Paris, Maspero, 1967, 2 vol (coll. « Théorie »).
Arvon (H.). — Le Marxisme. Paris, Armand Colin, 1955.
Axelos (K.). — Marx, penseur de la technique. Paris, éd. de Minuit, 1961.
Baas (E.). — L’Humanisme marxiste. Paris et Colmar, éd. Alsatia, 1947.
  — Introduction critique au marxisme. Alsatia, 1954 (réédition du précédent).
Chatelet (F.). — Logos et praxis… (éd. cit.).
Cornu (A.). — Karl Marx et Friedrich Engels… (éd. cit.).
  — « La formation du matérialisme historique » [in] </nowiki>La Pensée, revue du rationalisme moderne, no 115, juin 1964, pp. 3-11.
Denis (H.). — « Humanisme et matérialisme dans la pensée de Karl Marx » [in] La Pensée, no 14.
Desanti (J.-T.) — « Le jeune Marx et la métaphysique [in] Revue de métaphysique et de morale, 1947.
  — Introduction à l’histoire de la philosophie, les Essais de la nouvelle critique. Paris, Editions Sociales, 1957.
  — Phénoménologie et praxis. Paris, Editions Sociales, 1963.
Gurwitch (G.), Lefebvre, Cuvillier, Dufrenne, Bettelheim, Haubtmann, [in] Cahiers internationaux de sociologie, 1948, IV.
Kojève (A.). — « Hegel, Marx et le christianisme » [in] Critique, no 3, 4.
Korsch.Marxisme et Philosophie. Ed. de Minuit, 1964.
Lacroix (J.). — « Marxisme, existentialisme, personnalisme ». Paris, P.U.F., 1950.
Lefebvre (H.). — A la lumière du matérialisme dialectique, tome I : Logique formelle et logique dialectique. Paris, Editions Sociales, 1947.
  — Le Matérialisme dialectique. Paris, P.U.F., 1949, 3e éd.
  — Lettre sur Hegel [in] Nouvelle Critique, no 22.
  — La Pensée de Marx. Paris, Bordas, 1947.
  — Marx. Paris, P.U.F., 1964.
  — Le Marxisme. Paris, P.U.F. (coll. « Que sais-je ? »).
  — Critique de la vie quotidienne, vol. I. 1958. Paris, L’Arche, Vol. II. Ibidem, 1961.
  — Introduction à la modernité. Paris, éd. de Minuit, 1962.
Lukacs (G.). — Histoire et Conscience de classe. Paris, éd. de Minuit, 1960.
Lôwith (K.). — « L’achèvement de la philosophie classique par Hegel et sa dissolution par Marx et Kierkegaard » [in] Recherches philosophiques.
Mandel (E.). — La Formation de la pensée économique de Marx. Paris, Maspero, 1967.
Merleau-Ponty (M.). — Les Aventures de la dialectique. Paris, Gallimard, 1955.
Mascolo (D.). — Le Communisme (dialectique des besoins et des valeurs). Paris, N.R.F., 1953.
Naville (P.). — Le Nouveau Leviathan, I. De l’aliénation à la jouissance. Nouvelle édition. Paris, Anthropos, 1967, II et III. Le Salaire socialiste, ibidem, 1970.
Plékhanov (G.). — Les Questions fondamentales du marxisme. Paris, Editions Sociales, 1947.
  — La signification de Hegel, no avril-mai 1950 de la Revue internationale.
Prenant (M.). — « Marx et Comte » [in] A la lumière du marxisme, II, 1937.
Rubel (M.). — Karl Marx, essai de biographie intellectuelle. Paris, Marcel Rivière, 1957.
Sandor.Histoire de la dialectique, Hegel. Paris, 1948.
Schaff (A.). — Le Marxisme et l’individu, contribution à la philosophie marxiste de l’homme. Paris, A. Colin, 1968.
Soubise (L.). — Le Marxisme après Marx. Préface de F. Chatelet. Paris, Aubier-Montaigne, 1967.
Tran Duc Thao.Phénoménologie et Matérialisme dialectique. Paris, éd. Minh Tan, 1952.
Weil (E.). — « À propos du matérialisme dialectique » [in] Critique, n" 1.
  — « Marx et la liberté » [in] Critique, n" 8/9.


D. — ETUDES SUR LE « RAPPORT » MARX/HEGEL.


Althussser (L.). — Pour Marx, Lire le Capital. Editions citées.
  — Lénine et la philosophie. Paris, Maspero, 1969 (coll. « Théorie »).
Bekker (K.). — Man philosophische Entwicklung, sein Verhältnis zu Hegel [Le Développement philosophique de Marx, son rapport à Hegel]. Zurich, New York, 1940.
Cornu (A.). — Karl Marx et la pensée moderne. Paris, Editions Sociales.
Habermas (J.). — Zur philosophischen Diskussion um Marx und den marxismus (Contribution à la discussion philosophique portant sur Marx et le marxisme) [in] Theorie und praxis. Neuwied (Luchterhand), 1963.
Hillmann (G.). — Marx und Hegel. Von der Spekulation zur Dialektik [Marx et Hegel. De la spéculation à la dialectique]. Frankfort-sur-le-Main, 1966.
Hook (S.). — From Hegel to Marx. Studies in the intellectual development of Karl Marx [De Hegel à Marx. Études sur le développement philosophique de Karl Marx]. Londres, V. Gollancz, 1936.
Plenge (J.). — Marx und Hegel [Marx et Hegel], Tübingen, 1911.
Marcuse (H.). — Raison et Révolution. Trad. R. Castel et Ph. Gonthier. Paris, éd. de Minuit, 1968.
Stuke (H.). — Philosophie der Tat, Studien zur « Verwirklichung der Philosophie » bei den Junghegelianern und den wahren Sozialisten [Philosophie de l’action, études pour la « réalisation de la philosophie » chez les Jeunes hégéliens et les vrais socialistes]. Stuttgart, Klett, 1963.



VI. — DEMOCRITE ET ÉPICURE


I. — TEXTES ET TRADUCTIONS.


On trouvera les extraits, conservés par la tradition doxographique, traduits dans le recueil de M. Solovine, Démocrite, doctrine philosophique et réflexions morales ; une traduction italienne, précédée d’un commentaire, a été procurée par V. Alfieri dans Gli Atomisti, Bari, 1936. Le texte grec a été édité par H. Diels, Die fragmente der Vorsokratiker (grec-allemand), Berlin, Weidmann, 1903.

Les fragments d’Épicure se trouvent partiellement réunis dans l’ouvrage de Hermann Usener, Epicurea, 1877. Des trois cents rouleaux écrits par Épicure, seuls ont été conservés quelques fragments, issus pour une grande partie de son περὶ φύσεως [de la Nature]. Diogène Laërce nous a transmis le texte des Lettres à Hérodote, à Pythoclès et à Ménécée [éd. cit., II, pp. 212-269] et quelque quarante maximes. Il faut leur ajouter les quatre-vingt-une maximes découvertes à la bibliothèque du Vatican par K. Wotke en 1888. [Cf. Wiener Studien, X, 2, 1888]. Ces fragments ont été traduits par M. Solovine sous le titre : Épicure, doctrine et maximes, Paris, Hermann, 1925. [Nouvelle édition, 1965, préface de J.-P. Faye.] L’ouvrage est précédé d’une Note sur le clinamen. O. Hamelin a procuré une traduction des Lettres en 1910 dans la Revue de métaphysique et de morale. Enfin, un recueil commode a été publié en 1951 par J. Brun aux P.U.F. (Épicure et les Épicuriens).


II. — ÉTUDES.


Le lecteur trouvera des études générales dans les histoires de la philosophie.


Zeller (Édouard). — La Philosophie des Grecs considérée dans son développement historique. [Die Philos. der Griechen in irher gesch. Entwickl. dargestellt.] Traduction inachevée par E. Boutroux. Paris, 1882. Première partie, tome II : L’Atomisme [pp. 279-381, Démocrite].
Gomperz (Théodore). — Les Penseurs de la Grèce. Histoire de la philosophie antique [Griechische Denker]. Traduction A. Raymond. Paris, Alcan, 1908, t. I [pp. 333-388, Les Atomistes].
Bréhier (Émile). — Histoire de la philosophie, I, 1. Introduction, La Période hellénique. I, 2, Période hellénistique et romaine. Paris, Alcan, 1938.
Rivaud (Albert). — Histoire de la philosophie. T. I, Des Origines à la scolastique [1948]. 2e éd. revue par G. Varet, Paris P.U.F., 1950 [pp. 98-108, Démocrite ; pp. 343-371, l’épicurisme].
Robin (Léon). — La Pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique [1948]. Ed. revue par P. M. Séhulh. Paris, Albin Michel, 1963. [Leucippe et Démocrite, pp. 135-146, l’épicurisme, pp. 387-408.]
Chevalier (Jacques). — Histoire de la pensée. I. La Pensée antique. Paris, Flammarion, 1955 [L’atomisme, pp. 109-111 ; l’épicurisme, pp. 455-482].


Études générales sur l’atomisme et le matérialisme anciens.


Lange (F. M.). — Histoire du matérialisme. [Geschichte der materialismus]. Trad. par B. Pommerol. Paris, Reinwald, 1877, 2 vol. [vol. I].
Mabilleau (L.). — Histoire de la philosophie atomistique. Paris, Alcan, 1895.
Huit (Ch.). — De la philosophie de la nature chez les Anciens. Paris, Fontemoing, 1901.
Rey (A.). — La Science dans l’Antiquité. La maturité de la pensée scientifique en Grèce. Paris, Albin Michel, 1903.
Bailey (C). — The Greek atomists and Epicurus. A study. Oxford, 1928.
Bachelard (G.). — Les Intuitions atomistiques. Paris, Boivin, 1935.
Farrington (B.). — Science and politics in the Ancient World. Londres, 1935.
Balmes (D. M.). — « Greek Science and Mechanism. The Atomists » [in] Classical quartely, 1941.
Alfieri (V. E.). — Atomos idea. L’Origine del concetto dell' atomo nel pensiero greco. Florence, 1953.
Mugler (Ch.). — L’Isonomie des atomistes [in], Revue de Philologie, 1956.
Cogniot (G.). — Le Matérialisme gréco-romain. Paris, Editions Sociales, 1964.
Nizan (P.). — Les Matérialistes dans l’Antiquité. Paris, Maspero, 1965.
Moreau (J.). — L’Espace et le temps selon Aristote. Padoue, Antenore, 1965. [Aristote et le mouvement des atomes, p. 181 et sq.]


A. DÉMOCRITE.


Hameljn (O.). — « La Pesanteur de l’atome dans le système de Démocrite » [in] Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux, nouvelle série V, p. 194 et sq. [1888].
Brochard (V.). — « Protagoras et Démocrite » [in] Archiv für Geschichte der philosophie, 1889. [Repris dans Études de philosophie ancienne et moderne. Paris, Vrin, 1912, pp. 23-33].
Natorp (P.). — Die Ethica des Democritos. Text und Untersuchungen. Marburg, 1893.
Enriques (F.) et Maziotti (M.). — La Doctrine de Démocrite. Bologne, 1948.
Brunschvicg (L.). — L’Échec de l’atomisme démocritéen » [in] L’Expérience humaine et la causalité physique. Paris, P.U.F., 1949, I, chap. xii.
Robin (L.). — « L’Atomisme ancien » [in] Revue de Synthèse, VI, p. 205 et sq. [Repris dans La Pensée hellénique des origines à Épicure. Paris, P.U.F., 1967.]


B. ÉPICURE.


Gassendi (P.). — Animadversiones in decimum librum Diogenes Laertii. 1649.
Gassendi (P.). — Syntagma philosophiae Epicuri. 1659. [Repris dans Opera omnia. Lyon, 1658, tome III.
Cf. Rochot (B.). — Les Travaux de Gassendi sur Épicure et l’atomisme. Paris, Vrin, 1944.
Lachelier (J.). — Les Dieux d’Épicure d’après le De natura deorum de Cicerón [in] Revue de Philologie, 1877.
Guyau (M.). — La Morale d’Épicure. Paris, Ballière, 1878.
Thomas (P. F.). — De Epicuri canonica, 1889.
Brochard (V.). — La Théorie du plaisir d’après Épicure [in] Journal des savants, 1904. [Repris dans Étude de philosophie ancienne et moderne. Paris, Vrin, 1912, pp. 252-293.]
Brochard (V.). — « La Morale d’Épicure » [in] Année philosophique, XIV, 1910. [Repris dans op. cit., pp. 294-299.]
Robin (L.). — Sur la conception épicurienne du progrès [axé sur Lucrèce] [in] Revue de métaphysique et de morale, XXIII, 1916. [Repris dans La Pensée hellénique des origines à Épicure. Paris, P.U.F., 1967 2.]
Bignone (E.). — Epicuro, opere, frammenti, testimonianze sulla sua vita, tradotti con introduzione e commento. Bari, 1920.
Bignone (E.). — Nuove ricerche sulla formazione filosofica di Epicuro. Athene e Roma, 1933.
Bignone (E.). — L’Aristotele perduto e la formazione filosofica di Epicuro. Firenze, 1936, 2 vol.
Bignone (E.). — La dottrina epicurea del clinamen. Firenze, Le Monnier, 1940.
Vogliano (A.). — « Autour du jardin d’Épicure » [in] Mélanges Bidez, 1934.
Festugière (A.-J.). — Épicure et ses Dieux. Paris, P.U.F., 1946.

Sartre (J.-P.). — « Matérialisme et révolution » [in] Situations III. Paris, Gallimard, 1949.
Capone-Braga (G.). — Studi su Epicuro. Milano, 1951.
Boyancé (P.). — « Epicure et M. Sartre » [in] Revue Philosophique, 1953, p. 426 et sqq.
Westman (R.). — Plutarch gegen Kolotes, seine Schrift « Adversus Colotem », als eine philosophie geschichtliche Quelle. Helsinki, 1955.
Goldschmidt (V.). — « Epicure » [in] Les Philosophes célèbres. Paris, Mazenod, 1956.
Farrington (B.). — The Faith of Epicurus. Londres, 1967.
Epicurea in memoriam E. Bignone. Gênes, 1959.
Boyancé (P.). — Lucrèce et l’épìcurisme. Paris, P.U.F., 1963.
Questions épicuriennes. — numéro spécial des Etudes philosophiques, 1967. [Bastide (G.), « L’Esthétisme et Lucrèce ». — Escoubas (E.), « Ascétisme stoïcien et ascétisme épicurien ». — Diano (C), « Epicure ; La Philosophie du plaisir et la société des amis ».]
Povarkov (I.). — « Les Quatre Problèmes posés par l’épicurisme » [in] La Pensée, 1967, no 131, février.


Enfin, on trouvera des renseignements intéressants dans les travaux suivants consacrés à Lucrèce.


Royer (J.-B.). — Essai sur les arguments du matérialisme dans Lucrèce. Paris, 1883.
Bergson (H.). — Extraits de Lucrèce avec commentaire, Paris, Delagrave, 1883 ; repris [in] Ecrits et paroles. Paris, P.U.F. 1957, tome I.
Untersteiner (M.). — Sul pensiero di Lucrezio, Torino, Bocca, 1925.
Mesnard (P.). — « Antifinalisme et finalité chez Lucrèce » [in] Revue des Sciences humaines, 1947, XLVI, pp. 97-116.
Vavilov (S. L.). — « Lucrecius physics » [in] Philosophy and phenomenological Research, 1948, IX, pp. 21-40.
Boyancé (I.). — Lucrèce et l’épicurisme. Paris, P.U.F., 1963.
Cogniot (G.). — Lucrèce, textes choisis et commentés. Paris, Editions Sociales, 1954.
Conche (M.). — Lucrèce et l’expérience. Paris, Seghers, 1967.
Deleuze (G.). — « Lucrèce et le simulacre » [in] Logique du sens. Appendice II. Paris, Ed. de Minuit, 1969.


INDEX DES NOMS CITÉS

______


A


Abreu Freire (A. de), 84 n. 2.

Althusser (L.), 23, 88, 89 n. 12, 90, 131.

Anaxagore, 68, 135, 136, 164, 166, 176, 273.

Antisthène, 197, 226.

Araud (r.), 88 n. 1.

Archestrate, 283.

Archimede, 236.

Aristippe, 197, 221.

Aristote, 11, 29, 43, 123, 127, 132, 135, 141, 142, 175, 178, 184, 186, 187, 196, 197, 201, 217-219, 223, 229, 236, 242, 245, 246, 248, 252, 253, 259, 260, 261, 267, 274, 320, 323, 328.

Augustin (Saint), 244.


B


Bacon, 68.

Balibar (e.), 86.

Bauer (B.), 23, 26, 27, 29, 30, 41, 42, 62, 68-70, 72-75.

Baur, 180, 182, 183.

Bayle, 240, 241, 244.

Boehme (J.), 156.

Bottigelli (e.), 19 n. 13, 75 n. 22, 83 n. 1.

Bruecker, 257.

Bruno (Giordano), 179.


C


Chatelet (F.), 14 n. 3, 15 n. 5, 15 n. 6, 18 n. 11, 18 n. 12, 19 n. 13.

Christ (Le), 175, 180, 181, 182.

Chrysippe, 283.

Ciceron, 47, 168, 196, 207, 221, 222, 225, 226, 227, 229, 239-241, 243, 244, 246, 262.

Cieszkowski, 17, 21, 30.

Clément d’Alexandrie, 175, 221.

Cornu (A.), 11 n. 1, 16 n. 8, 17 n. 9, 21 n. 14, 21 n. 15, 22 n. 15, 23 n. 20, 25 n. 24, 26 n. 25, 26 et 27, 27 n. 28, 29 n. 1, 30 n. 2, 36, 37 n. 12, 39 n. 15, 41 n. 18, 42 n. 20, 62 n. 12.

Cotta, 221.

Cyniques (Les), 219.

Cyrénaiques (Les), 196, 219.


D


Deleuze (G.), 50 n. 27, 65 n. 17, 105 n. 3.

Démétrius de Phalère, 226.

Démocrite, 11, 43-49, 51, 53, 56, 58, 60-62, 67, 68, 111 n. 4, 160, 170, 187, 188, 213, 219-231, 233, 234, 239, 240, 244, 248, 252-257, 261, 263, 265, 267, 269-271, 273, 280, 284, 313, 325.

Denys (L’Évêque), 230, 255.

Descartes, 67, 123.

Diderot, 56.

Diogene Laerce, 128, 223, 226, 228, 251.

Dogmatisme, 319.

Dumézil (G.), 105.

Duns Scot, 68.


E


Echtermayer, 24.

Eléates (Les), 196.

Empédocle, 160, 164, 221.

Engels, 12 n. 2, 69 n. 18, 84 n. 2.

Epicharme, 222.

Epicure, 29, 29 n. 1, 31, 33, 34, 40, 42-52, 52 n. 29, 53-57, 57 n. 3, 58, 60-64, 65 n. 17, 67, 68, 69 n. 18, 70, 77, 79, 81, 87 n. 10, 104 n. 1, 109, 110, 111 n. 3, 112, 113 n. 6, 116, 116 n. 9, 117-119, 119 n. 11, 121, 122, 124-133, 142-153, 155, 157-159, 164, 165, 169 n. 19, 170-175, 178, 180, 196-198, 200. 207, 208, 211, 213, 215/217, 220-222, 224, 225, 227-235, 239-246, 248, 249, 251, 252, 254-257, 259-261, 261 n. 4, 262-271, 273, 275-285, 287, 289, 298 n. 11, 306, 308, 315, 319 n. 1, 322-332.

Eschyle, 145, 177 n. 22, 204, 276.

Euripide, 145.

Eusèbe, 229, 230, 252, 245.


F


Faye (J.-P.), 87 n. 10.

Feuerbach, 11, 12, 19 n. 13, 23, 25-27, 33-35, 41, 42, 56, 61, 70-72, 72 n. 21, 73, 77, 79, 81, 81 n. 27, 83, 84 n. 2, 90, 94, 96, 123, 317.

Fichte, 27, 37, 181.

Freud (S.), 105.


G


Gabaude (J.-M.), 65 n. 17.

Gassendi, 50, 56, 67, 109, 122, 123, 207, 257.

Gorgias, 187.


H

Hegel, 9, 11-13, 14 n. 3, 15, 16 n. 8, 18, 19 n. 3, 21, 22, 24, 26-28, 29 n. 1, 35, 36, 38, 38 n. 13, 39, 41, 42, 42 n. 20, 43, 44, 46, 46 n. 23, 48 n. 24, 49 n. 25, 54 n. 32, 57, 65, 68, 69 n. 18, 71, 72, 72 n. 19 et 21, 73-75, 77 n. 24, 81 n. 27, 84, 98, 99, 102, 102 n. 19, 104 n. 1, 110 n. 2, 114 n. 7, 116 n. 8, 140 n. 16, 169 n. 19, 177-184, 186, 189, 190, 207, 234, 285, 286, 293, 295, 296, 296 n. 8, 297. 302, 303, 306, 306 n. 2, 307-314, 316, 319, 319 n. 1. 320, 321, 321 n. 2, 322, 323, 325-327, 327 n. 3, 328, 330, 331, 331 n. 6.

Hégéliens (Les Jeunes), 12, 17, 19, 20, 22 n. 15, 23-27, 31, 35, 36, 40, 41, 177 n. 22.

Hégéliens (Les vieux), 12, 13,

Hengstenberg, 25.

Heraclite, 181, 219.

Hérennius, 163.

Hérodote, 259, 260, 270, 276.

Hinrichs, 25.

Homère, 171, 222.

Hume (D.), 201, 208.

Hyppolite (J.), 14 n. 3, 54, 93 n. 3, 293, 294.


J


Jankélévitch (S.), 38 n. 13, 294 n. 2, 299 n. 1, 307 n. 4.


K


Kant (E.), 37, 201, 286.

Koeppen (F.), 26, 30, 208.


L


Leclaire (S.), 105.

Leibniz, 68, 130, 201, 222.

Lénine, 55.

Léontius, 221.

Leucippe, 187, 248, 325.

Locke, 68.

Lucrèce, 50 n. 27, 54, 63, 64 n. 15, 117, 118, 162-165, 167, 170-173, 241, 243, 247, 251, 256, 257, 261, 264 n. 21 et 22, 265, 270, 271 n. 8, 283, 325.


M


Malebranche, 68.

Marx (K.), 9, 11, 12, 12 n. 2, 17, 19 n. 3, 22-27, 29, 30, 34-38, 38 n.13, 39-42, 42 n. 20, 43-45, 50-53, 53 n. 31, 54 n. 32, 55-58, 60, 61, 61 n. 12, 62-65, 67-69, 69 n. 18, 70, 72, 72 n. 21, 74-76, 79 n. 26, 80, 81 n. 27, 84-8.7, 88 n. 10, 89, 91, 93, 94, 98, 99, 100, 100 n. 15, 101-104, 109 n. 1, 116 n. 8, 117, 118, 125 n. 12, 169 n. 19, 174, 217 n. 2, 221 n. 1, 223 n. 2, 293, 296 n. 9, 297, 305-310, 312-317, 319 n. 1, 327 n. 3, 329 n. 4, 330 n. 5, 331.

Métrodore, 174, 263.

Molitor, 35, 294 n. 5, 296 n. 8.


N


Nicholai, 181.

Nicholas, 220.

Nietzsche, 34 n. 7, 56 n. 2.

Nizan, 55, 63 n. 13, 64.

Noel (G.), 38 n. 13, 307 n. 3.

Nouvelle Académie, 322, 332.

Nuerberger, 251.


O


Origène, 183.

Osier (J.-M.), 24 n. 23.

Ortigues (E.), 105 n. 4.


P

Parménide, 160, 221.

Paul (Apôtre), 175, 221.

Philopon, 252.

Platon, 16, 43, 140, 141, 158, 160, 161, 175, 182-187, 219, 221, 330, 333.

Plotin, 187.

Plutarque, 31, 32 n. 4, 33, 132, 143-164, 175 n. 20, 207, 208, 215, 221, 222, 234, 244, 246, 251, 261, 285, 287, 289, 290.

Posidonius, 220.

Prométhée, 29, 44, 177, 209.

Protagoras, 187.

Pyrrhon, 128, 130.

Pythagoriciens (Les), 242, 274.

Pytoclès, 260, 276.


R


Ritter, 135, 187, 188, 253.

Rosinius, 254.

Rozenkranz (K.), 201.

Ruge, 12 n. 2, 24.

Rutenberg, 26.

Sceptiques (Les), 30, 109, 110, 111, 117, 128, 130, 131, 131 n. 14, 196, 207, 208, 212, 219, 319, 320, 322, 323, 332.

Schaubach, 174, 240, 259, 260, 261.

Schelling, 116 n. 8, 285-286.

Schlegel, 180.

Schneider, 251.

Sénèque, 232.

Sextus Empiricus, 128, 129, 178, 222, 223, 270.

Simplicius, 229, 231, 252, 267.

Socrate, 16, 134, 136-140, 159, 176, 179, 180-182, 186, 219, 273.

Solovine (M.), 305 n. 1.

Sophistes (Les), 136, 138.

Sotion, 220.

Spinoza, 68, 69, 72 n. 20, 183, 184, 201, 251.

Stilpon, 221.

Stirner (M.), 58, 69 n. 18.

Stobée, 174, 229, 232, 261, 270.

Stoïciens (Les), 30, 109, 196, 196 n. 65, 207, 208, 212, 217-219, 322, 323, 328, 330, 332.

Strauss (D.), 24, 24 n. 21, 25, 27, 70, 72-75.

Swedenborg, 236.


T


Thalès, 133, 181.

Thémistocle, 42, 178.

Trendelenbourg, 223.


V

Velleius, 229.


X

Xénophon, 273.


Z

Zénon, 178.

TABLE DES MATIÈRES



1. 
La crise de la philosophie 
 11
2. 
La philosophie critique 
 17
3. 
La critique de la religion 
 24


1. 
Les travaux préparatoires 
 30
Critique religieuse 
 31
La dialectique 
 35
La théorie de l’alternance  
 37
Conclusion 
 41
2. 
La Dissertation 
 42
Les deux objets de la Dissertation 
 42
Réalisme de l’atomistique 
 44
Différence Démocrite/Épicure : la déclinaison 
 45
La répulsion 
 47
Les qualités de l’atome 
 48
Monde atomistique et monde phénoménal 
 50
Le temps 
 51
La conscience singulière abstraite et les météores 
 51


Épicure, idéaliste de la représentation 
 55
Épicure et le monde 
 57
Éternité de la matière, éternité de l’homme 
 59
L’urgence et le mot d’ordre 
 62
Transformation et projection 
 64


Démocrite et Epicure matérialistes 
 67
Métaphysique et matérialisme 
 69
Le déplacement de la problématique de la Dissertation, Strauss et Bauer, abstraction et unilatéralité 
 70


L’Homme et la Nature 
 76
La production 
 79


Marx et Hegel 
 83
Concret et abstrait 
 86


Production et objectivité 
 90
La production et le ciel 
 94
Objectivation et aliénation 
 95
Communisme et travail 
 97


 102


KARL MARX
DIFFÉRENCE DE LA PHILOSOPHIE
DE LA NATURE CHEZ DÉMOCRITE ET ÉPICURE



Épicure, sur l’État 
 109
Épicure, comme le philosophe de la représentation 
 110
Le transfert de l’idéalité dans les atomes et la dialectique immanente de la philosophie épicurienne 
 111
Hasard et possibilité chez Épicure 
 116
La supériorité de la rigueur logique d’Épicure comparée à celle des sceptiques 
 117
L’atome comme forme immédiate du concept, la déclinaison 
 117


La philosophie épicurienne des météores 
 119
Gassendi et Épicure 
 122
La construction épicurienne du monde 
 124
La philosophie épicurienne et le scepticisme 
 128
L’absence de compréhension de Plutarque à l’égard d’Épicure 
 132
Le concept de sage dans la philosophie grecque (Description conceptuelle de l’histoire de la philosophie grecque) 
 133
Les déterminations essentielles de la philosophie 
 142


L’ataraxie 
 143
Hasard et nécessité 
 146

Le rapport de l’homme à Dieu 
 147
La crainte et l’être transcendant 
 147
Le culte et l’individu 
 149
La providence et le Dieu dégradé 
 150
L’immortalité individuelle 
 152
Du féodalisme religieux. L’enfer de la populace 
 152
La nostalgie de la multitude 
 154
L’orgueil des élus 
 156
Critique des vues de Plutarque sur d’autres philosophes, nommément sur Platon 
 158


Plutarque et Lucrèce 
 162
La critique que fait Lucrèce des philosophies de la nature antérieures 
 164
Les atomes comme substance 
 166
La guerre des atomes 
 167
Le clinamen 
 168
Les qualités extérieures de l’atome 
 171
Parallèle entre les Épicuriens, les Piétistes et les Supra-naturaliste 
 173



Points nodaux dans le développement de la philosophie. 
 176
Sur la forme subjective de la philosophie platonicienne. 
 180
Contre la conception de l’atomisme professée par Ritter. 
 187
Le jugement de Hegel sur la philosophie épicurienne de la nature 
 189
Schéma de la philosophie de la nature (de Hegel), trois versions 
 189


Le rapport des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique aux philosophies grecques antérieures 
 196
L’atome comme la forme la plus universelle du concept dans la philosophie épicurienne de la nature 
 197

Les tâches de l’historiographie philosophique 
 198
La liberté de la conscience en tant que le principe de la philosophie d’Épicure 
 200


COUP D’ŒIL SUR LES CAHIERS D’EXTRAITS DE BERLIN (1840-1841) 
 201




1. Objet de la Dissertation 
 217
2. Jugements sur le rapport de la physique chez Démocrite et Épicure 
 220
3. Difficultés relatives à l’identité de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure 
 222
4. Différence principielle générale de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure 
 234


1. La déclinaison de l’atome de la ligne droite (Déclinaison et répulsion) 
 239
2. Les qualités de l’atome 
 251
3. Atomes-principes et atomes-éléments 
 259
4. Le temps 
 267
5. Les météores 
 273


 285
Les preuves de l’existence de Dieu 
 285
Critique de Plutarque 
 287



1. Le vocabulaire hégélien 
 293
2. Conception hégélienne de l’atomisme 
 299
3. La dialectique répulsion/attraction et l’idée de déclinaison (étude sur le rapport Marx-Hegel) 
 305
4. Hegel et Épicure (résumé du texte des Leçons sur l’histoire de la philosophie) 
 319






La Dissertation sur la Différence de la philosophie de la Nature chez Démocrite et Épicure et les Travaux préparatoires à l’étude des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique ne constituent pas une œuvre « scolaire », mais une œuvre philosophique. Marx y construit, avec passion, une réflexion rigoureuse tentant de répondre à la crise idéologique de l’Allemagne posthégélienne. Une connaissance profonde du matérialisme antique s’y mêle à un geste violent d’auto-affirmation.

La traduction de ces textes est accompagnée d’une présentation qui cherche à en dégager les lignes de force afin de cerner la cohérence d’une pensée qui se cherche à la fois dans et contre la philosophie hégélienne. L’auteur s’autorise de textes ultérieurs pour inclure ces écrits de 1839-1841 dans l’itinéraire qui conduit Marx à son objet : la production, et à la science s’y appliquant : l’économie politique. Il tente de montrer la haute importance, tant positive que négative, de ces lignes pour comprendre la spécificité du marxisme.


Collection dirigée par Charles PORSET



À paraître dans la même collection :

Dubois (C.-G.). — Mythes et langage au seizième siècle.
Thurot (Fr.). — Tableau du progrès des doctrines grammaticales. Edition, introduction et notes par A. Joly.
Condillac.Essai sur l’origine des connaissances humaines. Edition, introduction et notes par J. Derrida.

  1. . Cornu (Auguste) : Karl Marx et Friedrich Engels, Presses Universitaires de France, tome premier, p. 134.
  2. . Marx adhère aux thèmes feuerbachiens de 1842 à 1844. Mais cette adhésion ne sera jamais totale. Déjà une lettre à Ruge de 1843 accuse Feuerbach de ne pas se référer assez « à la politique ». La Sainte Famille, écrite à partir du milieu de l’année 1844 et publiée en février 1845, inaugure le mouvement du dépassement de Feuerbach vers l’élaboration du matérialisme historique. L’Idéologie allemande, dont la première partie est une critique en règle de Feuerbach, consomme la rupture. Envisagée par Marx et Engels au printemps 1845, elle fut écrite au long des années 1845-1846. Fin 1845, Marx avait quitté l’Allemagne pour un voyage en Angleterre, et c’est de l’extérieur qu’il jugeait alors cette période de l’histoire allemande.
  3. . Chatelet (François) : Logos et Praxis. S.E.D.E.S., pp. 89-90.
  4. . Hegel distingue trois moments dans la morale concrète et objective : la Famille, qui représente l’état immédiat de cette morale, la Société bourgeoise qui est l’état de la nécessité et de l’entendement et qui correspond au moment de la vie privée dans lequel l’État n’apparaît encore que comme un moyen au service des individus pris dans leur isolement, l’État enfin à proprement parler qui représente l’unité organique de la vie politique. Le troisième moment, l’État, apparaît à la fois comme l’idée qui commande en principe le développement des autres moments et comme le résultat de ce développement (d’après J. Hyppolite : Études sur Marx et Hegel, Rivière, p. 123). Ce n’est que dans l’État que les individus sont conscients d’eux-mêmes comme de la volonté générale (ibidem, p. 124). Or, l’idée consciente d’elle-même doit se poser pour soi comme une réalité particulière dans la constitution et le souverain. La constitution est donc l’expression concrète de l’idée objective, de l’État. L’État moderne, contrairement à la Cité antique, « est assez puissant pour laisser le principe de la subjectivité s’accomplir jusqu’à l’extrémité de la particularité personnelle autonome et en même temps le ramener à l’unité substantielle, et ainsi maintenir cette unité dans ce principe lui-même ».
  5. . Chatelet (F.), op cit., p. 90.
  6. . Chatelet (F.), op. cit., p. 91.
  7. . Ibidem, p. 92.
  8. . C’est bien plutôt le contraire qui se produit : en 1840, Frédéric-Guillaume IV refuse l’octroi d’une constitution libérale et oriente ensuite définitivement sa politique dans une voie ouvertement cléricale et réactionnaire. L’État prussien devait alors régresser par rapport à celui qu’avait analysé Hegel. (Cornu, op. cit. I, pp. 166 et 167.)
  9. . Cornu (A.), op. cit., I, 135.
  10. . Travaux préparatoires : Points nodaux dans le développement de la philosophie.
  11. . Chatelet (F.), op. cit.
  12. . Idem, ibidem, p. 97.
  13. . La véritable critique de l’activité critique devra donc passer par une critique profonde de la philosophie de l’État de Hegel. Marx travaille sur ce texte dès 1841. Sa Critique de la philosophie de l’État de Hegel fut rédigée en 1841-1842. [La date de cet écrit n’est pas absolument fixée : si F. Chatelet indique 1841-1842, E. Bottigelli donne plutôt 1843. Préface aux Manuscrits de 1844, Editions Sociales, p. XXVII.] Elle se situe sur le seul plan de la Constitution et de l’État interne, montrant que le sujet réel (l’homme empirique, l’individu, la société civile et la famille) trouve chez Hegel sa vérité en dehors de lui-même, dans l’État, qui n’est que le prédicat de ce sujet. Cette critique, inspirée par Feuerbach, sera approfondie par l’Introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, publiée en 1844. Se dégageant quelque peu de Feuerbach, Marx y pourra analyser la signification économique de la toute-puissance administrative, montrant que la société civile (sphère des intérêts économiques) détermine l’État (sphère politique) et qu’en conséquence l’État n’est que l’expression d’intérêts économiques particuliers.
    On voit que le rapport de Marx à la Critique autant que sa réflexion politique est étroitement lié à l’itinéraire philosophique qui le voit atteindre et dépasser Feuerbach, sans jamais cesser de se définir par rapport à Hegel.
  14. . Cornu, op. cit., I, 142.
  15. . On a pu souligner le caractère équivoque d’une telle philosophie. Auguste Cornu y voit un pur et simple retour à la philosophie kantienne et fichtéenne : « La philosophie de l’action, qui fixait comme tâche essentielle à la philosophie la détermination de l’avenir en opposant à l’être un devoir-être, au monde présent l’idéal qu’il doit réaliser, modifiait en effet radicalement la doctrine de Hegel en la rattachant à celle de Fichte. » (p. 143.) Et encore : « Cette philosophie de l’action qui se proposait de régler le cours de l’histoire par l’activité spirituelle conçue sous la forme de volonté devait devenir la philosophie des Jeunes hégéliens qui étaient portés à croire que le devenir de l’histoire pouvait être déterminé par la simple critique de la réalité présente. » (p. 144.)
    De même, F. Chatelet parle d’un retour en deçà des découvertes de Kant et de Hegel, qui implique la renonciation aux conquêtes hégéliennes. En effet « l’idée d’une application de la science compromet gravement la notion de science telle que l’a définie Hegel » (op. cit., p. 97). La philosophie n’est plus que savoir du rationnel et non pas du réel, elle est donc partielle. La philosophie découvre l’être caché et important, qu’elle oppose au donné comme un devoir-être. Signalons que Herbert Marcuse, dans son livre Raison et Révolution, met l’accent sur le fait que cette interprétation n’est pas tellement éloignée du jeune Hegel. Il nous propose du même coup une lecture « Jeune hégélienne » de Hegel, lecture qu’il étend à Marx : la pensée de Hegel est à l’origine une pensée négative qui oppose l’être-réel-et-idéal au donné, mais elle se termine sur une apologie de ce donné. Ce faisant, elle connaît à la fois son apothéose et sa suppression, déférant la charge de l’idéal à la critique, à la « théorie sociale ». La philosophie n’a cessé d’être critique. C’est la critique qui préexiste au triomphe de la philosophie et qui ne fait, avec Marx, que changer de forme (éditions de Minuit, p. 75).

  16. . Cf. Marx Avant-propos de la Dissertation. « C’est justement la forme subjective, le support spirituel des systèmes philosophiques qu’on a jusqu’ici presque totalement oubliés au profit des déterminations métaphysiques de ces systèmes. »
  17. . Marx, Remarques à la Dissertation.
  18. . Idéologie allemande, Editions Sociales, p. 42.
  19. . Cf. Althusser (L.) : Pour Marx, pp. 71-72.
  20. . Cité dans Cornu (A.), op. cit., I, p. 162.
  21. . Ibidem, p. 139. L’Idéologie allemande donne Strauss pour origine de la « décomposition de l’esprit absolu », p. 41.
  22. . Editions Costes, Œuvres complètes de Marx, tome I, p. 83.
  23. . Osier (J.-P.) : Présentation de l’Essence du christianisme, de Feuerbach, coll. Théorie, p. 49.
  24. . Cornu, op. cit., I, 140.
  25. . Ibidem, I, 151.
  26. . Ibidem, I, 151.
  27. . Ibidem, I, 151.
  28. . Ibidem, I, 133.
  29. . Ibidem, I, 160.
  30. . Cornu, op. cit., I, 158. Cette opposition soulignée par A. Cornu n’est peut-être pas aussi tranchée, car Hegel, dans un passage des Vorlesungen Ueber die Geschichte der Philosophie, compare le dogmatisme abstrait d’Épicure et des stoïciens à l’attitude des chrétiens, qui « se soucient abstraitement du salut de leur âme ». Ed. Frommann, Tome XVIII, p. 425.
  31. . Cornu, op. cit., I, 173.
  32. . Travaux préparatoires, fragment intitulé : la Crainte et l’Etre transcendant.
  33. . Travaux préparatoires, fragment intitulé : le Culte et l’individu. L’innocence grecque est donc dévoyée, chez Plutarque, par la conception morale du Dieu juge et bourreau. La projection religieuse identifie innocence et moralité (bonne volonté) rejetant l’homme hors de l’innocence afin de la lui promettre au terme d’une conduite morale.
  34. . Travaux préparatoires, fragment intitulé : le Culte et l’individu.
  35. . Dissertation, chapitre : les Météores.
  36. . Cf. Nietzsche : Généalogie de la morale, II, 24. Edition « Mercure de France ». « Les Grecs se sont longtemps servi de leurs dieux pour se prémunir contre toute velléité de « mauvaise conscience », pour avoir le droit de jouir en paix de leur liberté d’âme : donc dans un sens opposé à la conception que s’était faite de son Dieu le christianisme. »
    Cette analyse renvoie aussi au monde grec conçu comme moment heureux de la pure substance. Épicure ne serait-il pas un Grec confronté à la naissance de la subjectivité « chrétienne », et s’en défendant par les dieux plastiques de l’art grec ? Il ferait ainsi valoir le calme théorique grec contre la complexité affective de la conscience chrétienne, conçue comme conscience religieuse par excellence…
  37. . Traduction Molitor, p. 83-84 (Editions Costes. Œuvres philosophiques, tome I).
  38. . Travaux préparatoires, fragment : le Transfert de l’idéalité dans les atomes.
  39. . Ibidem, fragment : Sur la forme subjective de la philosophie platonicienne.
  40. . Une fois accompli le renversement matérialiste qui distingue radicalement le développement réel du développement pensé, la dialectique sera libérée et pourra être utilisée pour construire le reflet du développement réel. On ne pourra plus être tenté d’y réduire le développement réel, car l’exposition dialectique du mouvement devra toujours composer avec une analyse historique rigoureuse. Ceci est mis au point dans l’introduction à la Critique de l’économie politique (1857).
  41. . Cornu, op. cit., I, 191.
  42. . L’alternance est davantage l’indication d’une difficulté que la production d’une solution : difficulté à penser la scission histoire/philosophie dans les termes d’une philosophie dont l’esprit et l’expression récusent une telle scission. Hegel avait critiqué cette notion d’alternance, à propos de la dialectique fini/infini. « Dans l’alternance monotone des deux termes, la contradiction un instant écartée reparaît l’instant d’après. La solution toujours différée apparaît à la fois nécessaire et impossible. » (G. Noël, la Logique de Hegel, éd. Vrin, p. 29.)

    Hegel dit : « Il y a un dépassement abstrait qui reste incomplet en ce sens qu’on ne le dépasse pas lui-même. L’infini existe ; il se laisse cependant dépasser, et on le fait en posant une nouvelle limite, auquel cas on retourne au fini. Ce mauvais infini est en soi la même chose que le devoir-être éternel… Cet infini n’est tel que par rapport à son autre, qui est le fini. La progression à l’infini n’est, par conséquent, qu’une répétition monotone, une alternance fastidieuse, toujours la même, du fini et de l’infini. » Science de la logique, trad. S. Jankélévitch, éd. Aubier, tome I, p. 144. Ce texte traduit la difficulté centrale de la pensée dialectique :

    — ne pas pouvoir penser l’absence de solution dans la dialectique ;

    — ne pouvoir empêcher que la solution, indéfiniment affirmée, ne puisse l’être que dans une répétition ;

    — ne pouvoir concevoir un processus de développement infini sans retomber dans l’alternance condamnée.

    Rien n’est plus étranger à Hegel qu’une pensée de l’alternance, car l’alternance est en son fond répétition, et la répétition nie la dialectique comme sens. Soulignons que la théorie de l’alternance ne sera jamais pour Marx unique et souveraine. Nous verrons que la Sainte Famille, et plus encore les Manuscrits de 1844, la soumettent à un processus d’élaboration et d’accomplissement. Dans l’exposition du « mouvement d’ensemble » du capital (le Capital), cette progression devient celle d’un « organisme social donné ». Mais Marx ne cède pas à la tentation de nier l’alternance en faveur d’un accomplissement total et définitif de l’histoire. L’analyse des Manuscrits de 1844 (infra) montrera que la conception marxiste de l’histoire fonde la dialectique de l’accomplissement (aliénation et fin de l’aliénation) dans une dialectique plus profonde de l’objectivation fondée sur l’alternance des rapports homme/nature. Cette seconde dialectique constituant au sens propre l’histoire par opposition à la préhistoire. Ce débat central dialectique/alternance s’origine dans la réflexion présente des textes de 1839-1841.

  43. . Travaux préparatoires, « Points nodaux dans le développement de la philosophie. »
  44. . Cornu, op. cit., I, 187.
  45. . Ibidem. I, 188.
  46. . Travaux préparatoires : « Points nodaux dans le développement de la philosophie. »
  47. . Cornu, op. cit.. I, 178.
  48. . L’itinéraire philosophique de Marx peut être décrit comme la recherche constante de l’insuffisance du principe hégélien. Il écrit dans les Manuscrits de 1844 : « Ainsi, il ne peut même plus être question de concessions faites par Hegel à la religion, à l’Etat, etc., car ce mensonge est le mensonge de son principe même. » (À savoir le faux positivisme qui s’affirme comme aliéné.) [Cf. éd. citée,p. 141.]
  49. . Rester sur le même terrain que Hegel signifie conserver sans cesse l’exigence de penser ensemble le subjectif et l’objectif. Maintenir ces deux côtés revient à récuser d’avance toute philosophie unilatérale. (Philosophie fichtéenne du sujet, philosophie néo-spinoziste de l’objet.) Il y a donc bien chez Marx un dépassement des Jeunes hégéliens qui s’effectue par un « retour » à l’exigence hégélienne (c’est l’interprétation d’A. Cornu). Nous pensons cependant que cette double exigence situe le problème que se posait Hegel, mais que Marx, à aucun moment, ne résout ce problème par une synthèse spéculative. Il ne s’agit pas pour lui de s’élever à un lieu de pensée où les moments se fondent en une unité supérieure. Dès 1841, le dualisme sujet-objet est un problème qui apparaît comme insoluble à l’intérieur du système spéculatif de Hegel. La synthèse spéculative a démontré sa caducité et l’homme est de nouveau opposé au monde. L’analyse de la Dissertation montrera la distance qui sépare la compréhension qu’a Marx de l’universel de la définition hégélienne du spéculatif (cf. infra, le Ciel comme répulsion concrète).
  50. . Dissertation, chapitre : les Météores.
  51. . Dissertation, chapitre I : Objet de la dissertation.
  52. . Cf. Hegel : Philosophie de la nature, in Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques. Editions Vrin, p. 152.
  53. . La matérialité est ici définie formellement, comme extériorité du rapport. Cette définition est reprise de Hegel. La matière est donc le moment purement négatif de l’être-hors-de-soi. Cette définition formelle commence par réduire la matière à l’antithèse de l’être-auprès-de-soi qui caractérise l’effectivement réel (idée), d’où l’aversion de Hegel pour le matérialisme
  54. . Hegel, op. cit., p. 150-154.
  55. . Travaux préparatoires, fragment intitulé : Gassendi et Epicure.
  56. . Peut-on faire une lecture « contradictoire » de la pensée épicurienne qui procède toujours par degrés, par analogie ? Sur cette difficulté, cf. Gilles Deleuze, Lucrèce et le simulacre, in Logique du sens, éditions de Minuit.
  57. . Dissertation, deuxième partie, chapitre III.
  58. . Fragment intitulé : la Philosophie épicurienne des Météores. Qu’elle y soit fondée comme théorique veut dire que c’est la connaissance positive des météores qui doit donner le calme et non pas n’importe quel mythe explicatif. Mais en fait, cette proclamation « positiviste » cache la volonté de détruire les météores en les expliquant de différentes manières.
  59. . Dissertation, deuxième partie chapitre V.
  60. . Sur l’idée que se fait Marx de l’universel, cf. infra, la Dialectique répulsion-attraction et l’idée de déclinaison.
  61. . Cet anachronisme est très suggestif. La « Philosophie des Lumières » — Aufklärung — désigne en fait un courant rationaliste dont le conflit avec la foi remplit tout le dix-huitième siècle. Ce conflit est celui « de la conscience de soi, qui se sait la vérité de toute objectivité et de la pure pensée objectivée dans un monde de l’au-delà ». (J. Hyppolite : Études sur Marx et Hegel, éd. Rivière, p. 66.) L’Aufklärung engage la lutte contre un royaume de l’erreur : conscience naïve de la masse, mauvaise intention des prêtres, despotisme. L’Aufklärung entreprend de réformer directement la masse. Mais sa victoire ne laisse subsister que la catégorie vide de l’utilité. « Il ne reste qu’un monde plat et inconsistant. » (Ibidem, p. 69.)

    Pour Hegel, c’est le spéculatif qui est ainsi extirpé. Mais l’utilité est une fausse affirmation de la subjectivité, qui, en fait, la nie. Elle n’est « que le prédicat de l’objet ». (Ibidem, p. 70. Citation tirée de la Phénoménologie de l’Esprit, p. 399.) [Ed. Lasson, t. II.] Il faut que l’homme se révèle comme la profondeur de ce monde plat et découvre l’Absolu dans sa conscience de soi universelle.

    Revenir à l’Aufklärung dans sa valeur polémique et critique, c’est donc de la part de Marx s’opposer doublement à Hegel : en montrant d’une part que les superstitions subsistent à la victoire de la « Philosophie des Lumières », et que cette philosophie doit être reprise, en récusant d’autre part le rapport de Hegel à la religion. Pour Hegel, la découverte par l’homme de l’Absolu récupère la religion comme contenu symbolique de cet Absolu. La critique opérée par Marx de cet accueil de la religion se prolonge dès lors par celle de la philosophie de l’État qui en est tributaire. Ce refus de toute récupération de la religion est un motif fondamental d’opposition entre Marx et Hegel. Mais Marx est également sensible au fait que l’Aufklärung a surtout un contenu négatif et critique, et qu’elle constitue davantage une arme et un point de départ qu’une philosophie positive.

  62. . Cette distinction intervient chez Marx à partir de l’Idéologie allemande (1845).
  63. . Cet athéisme ressemblerait alors à celui du « plus hideux des hommes » fustigé par Nietzsche, qui tue Dieu car il ne peut plus supporter sa présence contraignante. Cf. Ainsi parlait Zarathoustra. Edition Hanser, tome II, p. 502.
  64. . Travaux préparatoires, fragment intitulé : La supériorité de la rigueur logique d’Épicure comparée à celle des sceptiques. Ce fragment dit notamment : « Épicure l’emporte sur les sceptiques en cela que chez lui, non seulement les états et les représentations sont ramenés à rien, mais le fait d’en prendre conscience, de méditer sur eux et de raisonner sur leur existence… est quelque chose qui n’est que possible. »

    De même, le fragment précédent intitulé Hasard et possibilité chez Épicure : « Chez Épicure, le principe de la philosophie consiste à démontrer que le monde et la pensée sont pensables, possibles ; le principe d’où cela est tiré et où cela est ramené est encore la possibilité elle-même dans son être pour soi, dont l’expression naturelle est l’atome et l’expression spirituelle le hasard et l’arbitraire.

     »
  65. . Editions sociales, p. 164.
  66. . Travaux préparatoires, fragment intitulé, la Philosophie épicurienne des météores. « Comment (Épicure) dit presque carrément que, ne touchant pas à la nature, il ne se soucie que de la liberté de la conscience, on peut déjà le déduire de la monotone répétition qui le caractérise. »
  67. . La phrase de l’Idéologie allemande semble identifier ces deux mondes et marquer un changement d’attitude de Marx. (Cf. infra.)
  68. . Travaux préparatoires, le fragment : Épicure : sur l’État.
  69. . Travaux préparatoires, cf. Le transfert de l’Idéalité dans les atomes et la dialectique immanente de la philosophie épicurienne : « L’idéalité est donc transférée dans les atomes eux-mêmes. Le plus petit d’entre eux n’est pas le plus petit de la représentation, mais il a une analogie avec lui, et rien de précis n’est pensé dans cette démarche. »
  70. . Cf. le fragment : l’Orgueil des élus. « Ils méprisent la vie, mais leur existence atomistique est le bien dans celle-ci, et l’éternité de leur être atomistique, qui est le bien, ils la désirent… N’est-ce pas avoir élevé la fierté de l’atome à son plus haut sommet ? N’est-ce pas, dit sèchement, l’aveu de l’arrogance et de la présomption qu’on assigne à l’éternité, et de l’éternité qu’on accorde au seul être-pour-soi. privé de tout contenu ? »
  71. . Cf. le fragment : la Philosophie épicurienne des météores.
  72. . Cf. le fragment : la Construction épicurienne du monde : « L’insuffisance de cette construction du monde sautera aux yeux de chacun… On se borne à dire que la représentation du retour d’une totalité de différences dans une unité indéterminée, c’est-à-dire la représentation « monde », existe dans la conscience. » « C’est la limite qu’il faut alors déterminer, car une complexion limitée en général n’est pas encore un monde. Or, on lit plus loin que la limite peut être déterminée de toutes les manières qu’on voudra… et, à la fin, Épicure avoue bel et bien qu’il est impossible de déterminer sa différence spécifique. »
  73. . Nous citons les points essentiels de cette critique de la projection :

    a) Le fragment : la Philosophie épicurienne des météores : « La détermination intérieure est… niée et le principe du pensable, du représentable, du hasard, de l’identité et liberté abstraite se manifeste comme ce qu’est celle-ci : comme l’indéterminé, qui justement pour cette raison est déterminé par une réflexion extérieure à lui. Il apparaît ici que la méthode de la conscience productrice de fictions et de représentations ne se bat que contre sa propre ombre. » Quand l’objet défie la conscience par son autonomie — comme dans les météores —, « la conscience éclate dans l’aveu de son activité… elle voit… qu’elle n’a pour en faire son principe que la possibilité, le hasard, et que ce qu’elle cherche, c’est à effectuer de n’importe quelle manière une tautologie entre elle et son objet… Elle affirme que ce n’est pas une explication qui la satisfait, mais plusieurs, c’est-à-dire toute explication possible ; elle avoue ainsi que son activité est une fiction active. Les météores sont… l’image où la conscience contemple son manque… Épicure a exprimé cette image et c’est son mérite, la conséquence implacable de ses conceptions et ses développements ».

    (Signalons que sur ce point précis, Marx semble être injuste envers Épicure : selon lui, la conscience épicurienne se satisfait « de toute explication possible », c’est-à-dire possible selon la possibilité formelle. Or, Épicure fixe comme règle à l’explication astronomique l’accord avec les phénomènes, c’est-à-dire la possibilité réelle, matérielle. Ceci prouve que Marx tient assez à son principe de lecture pour l’étendre exagérément. La question de savoir si ce principe est « un bon principe » selon la vérité de l’histoire de la philosophie nous concerne ici moins que l’importance que revêt pour le jeune Marx une telle lecture. Nous nous interrogeons sur Marx plus que sur Épicure.)

    b) Dissertation, éd. Rk, p. 174 : « On voit donc qu’aussi longtemps que la nature exprime, en tant qu’atome et phénomène, la conscience

    la conscience singulière et sa contradiction, la subjectivité de cette dernière ne se présente que sous la forme de la matière elle-même.  » (Nous soulignons. Marx souligne toute la phrase.)

    « … Si la conscience de soi singulière était posée « realiter » sous la déterminité de la nature (ou la nature sous la déterminité de la conscience de soi), sa déterminité, c’est-à-dire son existence, aurait cessé, étant donné que l’universel est seul à pouvoir savoir en même temps son affirmation, dans une libre différenciation de soi-même. »

    c) Travaux préparatoires, fragment intitulé : la Liberté de la conscience en tant que le principe de la philosophie d’Épicure.

    « Quand nous reconnaissons la nature comme rationnelle, notre dépendance à son égard cesse. Elle n’est plus un sujet d’effroi pour notre conscience ; c’est justement Épicure qui fait de la forme de la conscience dans son immédiateté (l’être pour soi) la forme de la nature. Ce n’est que lorsque la nature est laissée totalement libre à l’égard de la raison consciente, et qu’elle est considérée à l’intérieur d’elle-même comme raison, qu’elle est tout entière possession de la raison. » (Nous soulignons.)

    d) Dissertation : « Si la conscience de soi abstraite-singulière est posée comme principe absolu, toute science véritable et réelle est en vérité supprimée, en ce sens que ce n’est pas la singularité qui règne dans la nature même des choses. » (Chapitre : les Météores.)

    e) A. Cornu connecte à cette critique de la projection opérée par Épicure la critique des « Preuves de l’existence de Dieu » que l’on trouve

    dans les remarques à la Dissertation et où on peut lire : « Les preuves de l’existence de Dieu… ne sont que des tautologies vides — par exemple, la preuve ontologique revient à ceci : « Ce que je me représente réellement est pour moi une représentation réelle. » Cf. Cornu, op. cit., p. 204.
  74. Quand donc Nizan, dans un ouvrage où il cite le texte de Marx, (les Matérialistes de l’Antiquité, éd. Maspero) félicite Épicure pour avoir fondé une théorie du monde sans principe transcendant et avoir « pressenti, parce qu’il le fallait, la représentation moderne du monde, rejetant ainsi parmi les « fables des origines » la physique mythique du Timée », il faut reconnaître que la beauté du texte cache un malentendu. Le jeune Marx dirait en effet que le problème que posait le Timée n’est pas résolu, mais gommé par Épicure, qui se jetait ainsi dans un isolement théorique correspondant à celui de son sage. Un tel refus aurait une valeur éthique et non théorique.

    Dans le même texte, Nizan pressent d’ailleurs la limite de cette interprétation purement matérialiste d’Épicure : « Certes, ce matérialisme a des limites… Il laisse subsister une fissure par où l’idéalisme peut passer. L’idéalisme passe en effet chez Lucrèce, au moment même où le philosophe ajoute aux mouvements mécaniques un mouvement autonome et contingent des atomes, analogue au libre arbitre et destiné à l’expliquer. » (Op. cit., p. 46.) Mais ce que le texte de Marx cherche à nous montrer, c’est que cette fissure est en réalité le principe unique de tout l’épicurisme, celui qui rend possible à la fois sa cosmogenèse et l’ataraxie du Sage.

  75. Travaux préparatoires : « Points nodaux dans le développement de la philosophie. »
  76. . Dans le fragment des Travaux préparatoires intitulé : Plutarque et Lucrèce, Marx loue cette attitude : « Celui qui ne prend pas plus plaisir à construire le monde entier avec ses propres moyens, à être un créateur de monde qu’à rôder éternellement dans sa propre peau, sur lui l’esprit a prononcé son anathème… il est reconduit à chanter des berceuses sur sa propre béatitude privée, et, la nuit, à rêver de lui-même. »

    Ce texte montre bien le glissement du critère d’appréciation : ce n’est plus la possibilité réelle qui mesure la philosophie, mais sa puissance pratique créatrice. Il y a deux sortes d’isolement. L’isolement stérile est ici attribué à Plutarque.

  77. . Travaux préparatoires : Jugement de Hegel sur la philosophie épicurienne de la nature.
  78. . Rappelons que c’est en définitive le caractère de la philosophie d’Epicure, et, dans une certaine mesure, de celle de Marx lui-même en 1841.

    Pour ce qui est de savoir si la philosophie d’Epicure est à ce point dominée par son aspect pratique et ne comporte que peu de résultats théoriques (cf. Travaux préparatoires, fragment intitulé : le Jugement de Hegel sur la philosophie épicurienne de la nature), nous renvoyons à l’article de Deleuze (cf. Logique du sens, article cité), qui analyse la valeur théorique de la philosophie de Lucrèce, et surtout au livre de J.-M. Gabaude intitulé le Jeune Marx et le matérialisme antique, qui contient une mise au point sur la lecture opérée par Marx dans la Dissertation qui nous semble définitive. (Editions Privat, Toulouse.)

  79. . L’examen des passages consacrés aux atomistes antiques que l’on trouve dans les textes ultérieurs de Marx et d’Engels semble confirmer une modification dans l’attitude adoptée par Marx à l’égard de ces philosophies. D’une part, le matérialisme de Démocrite est revalorisé de par la position matérialiste de Marx. D’autre part, Marx est beaucoup plus sensible à l’aspect matérialiste de la philosophie d’Épicure. Épicure est même présenté dans l’Idéologie allemande comme un « ami du monde » sans que le monde dont il s’agit soit un monde projeté par la conscience abstraite, mais le monde réel-concret. Ceci est d’autant plus significatif que l’objet principal de l’Idéologie allemande est justement la lutte contre toutes les philosophies idéologiques de l’opposition au monde, représentées alors par Bauer et par Stirner. Marx commence, dans le chapitre contre Stirner, par réhabiliter Démocrite. Selon Stirner, « toute l’activité de Démocrite se réduit à l’effort qu’il fait pour se détacher du monde », « donc pour refuser ce monde ». Marx reprend contre cette affirmation les passages de la Dissertation qui montrent la vie itinérante de Démocrite, sa soif de savoir positif, le caractère scientifique de ses travaux. Tout ceci vient à l’appui de Démocrite. (Ed. sociales, p. 164.)

    Quant à Épicure, Stirner le présente comme un ennemi du monde. Nous avons vu qu’en 1841, Marx aurait été relativement d’accord avec ce point de vue. Or, il insiste dans ce texte sur l’amitié avec le monde réel qui caractérise Épicure, et surtout sur la valeur de son athéisme, ainsi que sur sa théorie politique du Contrat. Il dénonce la condamnation qu’avait portée Hegel contre les philosophies postaristotéliciennes et qu’avait reprise Stirner, mais la dénonce comme idéaliste. On mesure la différence avec l’état d’esprit des textes de 1839-1841. Marx pourra alors conseiller à Engels des citations qui prouvent la valeur prémonitoire de l’atomisme antique, à l’usage du livre de ce dernier : la Dialectique de la nature (cf. éditions sociales, p. 189-190).

    Cette évolution justifie la lecture d’Épicure qui en fait un matérialiste avant toute chose. Mais on ne saurait éviter le problème posé par une telle philosophie qui supporte d’être lue de deux manières différentes. De plus, la problématique de la Dissertation, relativement abandonnée en ce qui concerne Épicure, n’est pas détruite pour autant. Elle est revenue à son véritable objet : la définition d’une pensée nouvelle, par-delà la confrontation avec Hegel.

  80. . Hegel, Science de la logique, trad. Jankélévitch, Aubier, tome I, p. 158.
  81. . Passage de la Phénoménologie de l’Esprit, cité dans la Sainte Famille, p. 158. Il s’agit de Spinoza et le principe en question est celui d’un Absolu sans prédicat.
  82. . Cette analyse de la critique du système hégélien ne doit pas être comprise dialectiquement, c’est-à-dire à la manière de Hegel. Les deux moments unilatéraux ne sont pas en position de progrès dialectique et les éléments qu’ils travestissent (l’homme, la nature) préexistent comme la vérité vers laquelle la philosophie se dirige. Ceci ne contredit pas l’idée d’un développement intérieur à la spéculation. Simplement, Marx se place ici du point de vue de l’achèvement de ce développement, c’est-à-dire au-delà de Hegel. Le ton n’est plus dialectique parce que le renversement de Feuerbach aboutit à une philosophie non dialectique. C’est donc le mouvement même de la philosophie de Hegel (développement qui s’arrête et s’accomplit) qui se trouve ici repris et « renversé ».
  83. . Manuscrits de 1844, traduction E. Bottigelli, Editions Sociales, p. 132.
  84. . Ibidem, p. 140.
  85. . Critique de la philosophie du droit de Hegel, œuvres philosophiques, éd. Costes, p. 183, tome IV.
  86. . C’est-à-dire que la matière est pensée en soi (chose-en-soi) et assume les fonctions du terme rejeté.
  87. . Ce schéma n’échappe pas à la contradiction homme/nature. Cette contradiction est simplement transportée à l’intérieur de l’atome. La conscience épicurienne, comme toute conscience philosophique, est contradictoire : elle n’a fait qu’intérioriser l’opposition homme/nature. Selon Marx, le schéma ternaire Dieu-homme-nature ou savoir absolu-conscience de soi-conscience (= son expression hégélienne) se réduit au schéma homme/nature, puisque Dieu n’est que la projection fictive de l’homme. Par contre, étant donné que la philosophie exprime (en le déformant) le monde concret, ce schéma homme/nature est indépassable, car le monde concret comporte effectivement l’opposition de ces deux termes. Ainsi, dans le schéma Dieu-homme-nature, Dieu représente la négation-solution idéaliste de l’opposition concrète. Le schéma épicurien Atome-atome-atome est alors cette solution (soit Dieu) oubliant la contradiction qu’elle renferme toujours pour ne pas l’avoir effectivement niée, et envahissant tout le réel.

    L’opposition de l’homme et de la nature est l’objet de la philosophie parce qu’elle définit le monde de la production aliénée. L’homme et la nature ne sont pas des entités opposées de toute éternité. La reconnaissance du caractère historique de cette opposition est le premier pas dans la voie de sa suppression. Mais masquer l’opposition est la même chose que l’éterniser.

  88. . Nous avons cependant vu que Feuerbach avait eu l’immense mérite de faire basculer le résultat hégélien dans la nature concrète. En ce sens Feuerbach représente bien l’accomplissement de la philosophie. Mais dans la mesure où cette philosophie est non dialectique, elle constitue une sorte d’impasse. Au niveau du Capital, c’est-à-dire dans l’espace nouveau ouvert grâce à la révolution théorique de Feuerbach repensée par Marx, le dialogue se fera de nouveau avec Hegel, dans l’ombre de Feuerbach.

    Marx lisait dans Hegel l’idée féconde de la critique de l’immédiat : de la confiance dans l’évidence et le donné. Mais le donné, dit la Dissertation, est le lieu de la reconnaissance par elle-même de la conscience sensible contradictoire, de même que l’homme aliéné se « reconnaît » dans le monde de la production capitaliste. Marx vise bien en dernier ressort une négation de la contradiction, une immédiateté retrouvée dans la « société sans classe », mais cette appropriation ne saurait être qu’effective et ne peut que passer par une série de médiations réelles. En d’autres termes, la satisfaction de la conscience épicurienne comme de la conscience feuerbachienne est illusoire parce qu’elle est immédiate, imaginaire et hallucinatoire ; et cela parce que les sujets que ces philosophies mettent en scène sont déjà eux-mêmes abstraits, imaginaires. Une synthèse spéculative resterait sur le plan de l’imaginaire.

  89. . E. Bottigelli. Préface aux Manuscrits de 1844, éd. cit. p. LXIV.
  90. . La lettre de Engels à Marx du 19 novembre 1844 est significative : « L’homme de Feuerbach est dérivé de Dieu. C’est de Dieu que Feuerbach est arrivé à l’homme, et ainsi l’homme est encore, il est vrai, couronné de l’auréole théologique de l’abstraction. » Citée par A. de Abreu-Freire, Critique et idéologie chez le jeune Marx, in Revue philosophique de Louvain, tome LXIV.
  91. . K. Marx, Œuvres, collection de la Pléiade, N.R.F., tome I, p. 556. Ibidem, p. 558.
  92. . Postface à la seconde édition allemande du Capital, éd. cit., p. 558.
  93. Ibidem, p. 559.
  94. Postface, éd. cit., p. 558.
  95. . Il paraît difficile d’isoler un tel texte du Capital, ne serait-ce qu’à cause de la date tardive de sa rédaction et de sa position clef par rapport à l’ouvrage. Il cherche à expliquer et à éclairer le mouvement d’ensemble du Capital. Que le passage au plan scientifique entraîne des modifications profondes dans la forme même de la dialectique (espace « structural », pluralité de temporalités et distorsion entre ces temporalités, etc.), qu’il s’agisse au sens strict d’un « espace » nouveau, tout ceci ne saurait remettre en cause l’aspect dialectique de l’œuvre de Marx en lui ôtant son caractère révolutionnaire. Pour prendre un exemple, l’analyse de la reproduction du capital menée par E. Balibar selon un modèle non dialectique fait abstraction de la théorie des crises, c’est-à-dire du mouvement d’ensemble dialectique du mode de production capitaliste (cf. Lire le Capital, éd. Maspero, coll. Théorie, tome II).
  96. . Introduction à la Critique de l’économie politique, collection de la Pléiade. N.R.F., tome I, p. 255.
  97. . Ibidem, p. 255.
  98. . J.-P. Faye relève bien cette dualité irréductible de la dialectique et de la représentation. Avec Épicure, « Voici venir l’ère de la vue ». On ne doit considérer comme vrai, dit la Lettre à Hérodote, que ce qu’on peut voir réellement. (Épicure, édition Herman, p. 16). « Est vrai ce qui peut se voir et ce qui se voit. »

    Donc, « découvrir ce qui est à la base des mots ». L’ère de la vue considère la dialectique comme superflue. « Ces deux traits vont ouvrir un grand écart dans la pensée d’Occident ; entre ces ciseaux-là vont s’engouffrer toutes les révolutions. » (Ibidem, p. 17.)

    Le Clinamen ne se voit pas, il rend possible le voir (p. 21). Il est ce qui, dans l’ère de la vue, introduit la subversion dialectique.

    Vue : lecture d’un sens présent à la nature (Matière).

    Dialectique : négation de la vue par le logos (Idéalité). La production pense les deux moments. On le voit dans l’analyse de la science comme pratique théorique, produite par Althusser dans Pour Marx (éd. Maspero, coll. Théorie) : ni création de sens, ni lecture d’un sens, mais production d’un sens par transformation du visible (ou du lisible).

    Ainsi, dans le texte de Marx, le concret est-il ce qui peut se voir, s’étudier. Mais le procès de la science est celui de la pensée : il vise ce concret comme résultat produit à partir de l’abstrait. Cet abstrait est pour Hegel l’universel abstrait (car jamais Hegel ne s’attache vraiment au réel qui s’offre à l’observation). Pour Marx, c’est l’aspect général de la totalité vue (observée), c’est-à-dire la première généralisation des faits observés, faits dont il faudra produire les déterminations spécifiques. L’investigation, après s’être approprié sa matière (les faits), effectue un travail d’analyse aboutissant à la détermination d’une structure de catégories simples et «abstraites». Ces catégories sont transformées ensuite en vue de l’obtention du tout complexe et articulé qui constitue le concret-pensé. C’est ce dernier mouvement que Hegel a correctement décrit. Sur ce difficile problème, on consultera l’article clair et précis de R. Araud. Actes du 14e Congrès des sociétés de philosophies de langue française. P.U.F., 1969.

  99. . Ibidem, p. 256.
  100. . Cf. là-dessus les belles analyses de L. Althusser : Sur la dialectique matérialiste dans Pour Marx, coll. Théorie, Maspero. Et Lire le Capital, même collection, en particulier le tome II, l’Objet du Capital.
  101. . Pour Marx, article « sur le jeune Marx », p. 27.
  102. . Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 132.
  103. . Hyppolite (J.), Études sur Marx et Hegel, Rivière, p. 95.
  104. . Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 89.
  105. . Idéologie allemande, éd. cit., p. 31.
  106. . Ibidem.
  107. . Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 62-64.
  108. . Idem, p. 64.
  109. . Manifestes philosophiques, P.U.F., coll. Epiméthée, p. 65.
  110. . Manuscrits de 1844, éd. citée, p. 57.
  111. . Idéologie allemande, éd. citée, p. 97.
  112. . Ibidem, p. 68.
  113. . Cf. ibidem, fragment biffé par Marx et cité en note.
  114. . Manuscrits de 1844, éd. citée, p. 65.
  115. . La production apparaît donc ici comme « solution » ou interprétation « positive » de la totalité de l’étant. La question portant sur l’essence de la production — en particulier sur le statut de l’objectivité qu’elle comporte — surgit néanmoins comme l’inquiétude de tout effort pour penser l’être comme production. Au-delà de toutes les réponses philosophiques, Marx déploie dans toute son étendue ce qui, pour notre temps, fait question.
  116. . Manuscrits de 1844, éd. citée, p. 99.
  117. . Idéologie allemande, éd. citée, p. 70.
  118. . Avant-propos, collection de la Pléiade, tome 1, p. 274.
  119. . Cette histoire nous est difficilement pensable car, dans la phase de l’aliénation, nous concevons le sens comme négation / contradiction / suppression, et, en ce sens, Hegel est le philosophe accompli. Comment concevoir une histoire de la pleine positivité, d’où tout antagonisme soit écarté et qui pourtant se « développe » ? En 1841, la contestation de l’arrêt de l’histoire opéré par Hegel supposait une théorie de l’alternance (cyclique) doublée d’une progression. Si le communisme n’est pas le dernier mode de production pensable, tout en étant soustrait au négatif, son développement doit se concevoir comme incessante production du sens. L’histoire se pense alors de nouveau en termes d’alternance et de répétition. Histoire de la production du sens, elle est elle-même répétition insignifiante. Pour qui pense l’histoire, un sens absolument plein et présent est impossible à concevoir, puisque le développement est irréductible. Le monde de l’objectivation apparaît donc comme le milieu formel du recommencement perpétuel des forces productives.
  120. . Il est significatif de constater que la critique de la spéculation ramènera en définitive la pensée de Hegel au schéma contradictoire d’Epicure. Hegel disait en effet : dans le Savoir absolu, la conscience de soi est « dans son être autre en tant que tel près de soi-même ». Marx renverse la formule : « Cela veut dire que l’homme se trouve près de soi-même dans son être autre en tant que tel. » (Manuscrits, p. 140)… ce qui est la formule même de la REPULSION d’Epicure. La philosophie est ainsi incapable de dépasser le niveau épicurien. Elle est le reflet d’une contradiction concrète qui tient au fait que l’opposition positive de l’homme à l’objectivité est aliénée à elle-même par sa soumission à un Autre (le Capital).
  121. . Comme l’écrit Serge Leclaire, « la psychanalyse… n’existe en réalité et ne se développe qu’au niveau des représentations. » (Psychanalyser, Le Seuil, p. 57.)
  122. . Développant le renversement nietzschéen du platonisme, G. Deleuze produit une semblable critique de la représentation, critique qu’il étend au concept hégélien. (Différence et répétition, éditions de Minuit.)
  123. . Cf. E. Ortigues : le Discours et le symbole, p. 195 et sqq.
  124. . La pagination employée par Marx renvoie à l’ouvrage sur Épicure de Gassendi. Pour ce qui est des auteurs grecs, nous conservons les références de l’édition allemande.
  125. . Cette remarque sur la nature politique, sur l’État, est la seule de ces notes. Il ne faut cependant pas croire que la dimension politique est absente de ce texte. C’est que, dans le champ hégélien, il n’y a pas d’autonomie des divers domaines : un même principe régit ces domaines et y est présent, le principe étant l’essentiel, et l’espace philosophique transparent, l’homogénéité des domaines est assurée par leur degré d’expression du principe. La théorie politique propre à l’atomistique n’est donc pas différente de sa théorie physique ou de son éthique : les volontés particulières sont, dans l’ordre politique, ce que sont les atomes dans la physique, et la conscience humaine dans la morale. Hegel a montré la logique du lien de cette pensée politique du contrat avec l’atomistique en général : « Les volontés individuelles sont le principe de l’état. » (Encyclopédie des sciences philosophiques). Pour l’atomistique antique, ce qui réunit les une n’est pas l’attraction (détermination conceptuelle découlant du concept de l’Un), mais la déterminité extérieure du Hasard (du moins chez Épicure). Donc « le général, l’État repose sur la condition extérieure du contrat ». Le contrat est imposé de l’extérieur aux volontés individuelles, c’est donc un lien abstrait qui ne représente pas un dépassement. On sait que cette question du rapport d’opposition entre les volontés particulières et l’État comme universel n’est pas vraiment résolu par Hegel. Dans l’État, la conscience de soi doit être consciente de soi comme de l’universel. Or, la révolution française n’a pas pu supprimer le personnage du Bourgeois, figure de la volonté particulière. La volonté générale de Rousseau compose avec les volontés individuelles par la détermination du contrat. La société civile et bourgeoise s’oppose chez Hegel à la vie politique. Selon lui, l’État moderne, contrairement à la cité antique, est assez puissant « pour laisser le principe de la subjectivité s’accomplir jusqu’à l’extrémité de la particularité personnelle autonome, et en même temps le ramener à l’unité substantielle et ainsi maintenir cette unité dans ce principe lui-même ». (Philosophie du droit, p. 195, cité par J. Hyppolite : Études sur Marx et Hegel, p. 125.) Marx pourra montrer que les médiations établies par Hegel ne sont que des contingences historiques de son temps. La philosophie du contrat propre à Épicure est donc revêtue pour Marx d’une singulière actualité.
  126. . Épicure n’est pas tant un philosophe qui apporte des contenus nouveaux que celui qui achève et révèle la philosophie antérieure. Dans la conception hégélienne, le philosophe est le support du développement de l’idée qui passe par différentes figures. Le texte est donc déjà écrit, et ce qu’il faut, c’est le déchiffrer. C’est pour cela que la vertu principale du philosophe est la rigueur. La rigueur est la faculté qui correspond au développement de l’idée, parce que ce développement est déjà rigoureux. La définition d’Épicure comme philosophe de la représentation renvoie à un double centre d’intérêt.

    — son rapport à la philosophie grecque, puisque le propre de cette philosophie est de « savoir qu’il y a des représentations dans la conscience » sans savoir ce qu’elles sont ;

    — l’élucidation de la représentation comme figure de la conscience, et de ses rapports avec l’idéel.

    La position d’Épicure, achevant la philosophie grecque, est confirmée et développée dans les textes sur le Sage (cf. infra).

  127. . Les atomes ont une grandeur, mais cette grandeur est à la fois déterminée et indéterminée. Ils n’ont pas n’importe quelle grandeur, car dans ce cas il y aurait des atomes grands comme le monde (ce qu’admet Démocrite). Mais ils n’ont pas non plus une grandeur déterminée mesurable, puisque l’atome est au-delà du minimum représentable. Il faut donc comprendre ici : les atomes ont une grandeur déterminée comme pure grandeur différentielle, leur grandeur traduit seulement leur différence de grandeur. (Cf. la différence de poids des atomes.)
  128. . Communauté qui existe entre elles.
  129. . Si l’atome est fait de parties nécessairement agencées, il n’est plus le terme ultime de l’analyse et le principe de l’atomistique. Il n’est plus seul à rendre compte de lui-même, mais comprend en lui « l’idéel et nécessaire ». Or, l’atome incarne dans l’être immédiat et fictif la liberté de la représentation. Y introduire la nécessité ou l’idéel consiste à reconnaître cet idéel comme contenu latent de la représentation, donc à nier l’être-libre de celle-ci. L’idéel conteste l’illusion, le mirage de la représentation.

    La représentation et l’idéel, qui sont, dans leur opposition, deux moments du concept, sont ici réalisés, dans la forme de l’être, dans la figure unique de l’atome. Cette réalisation (abstraite) dans un même étant de deux moments contradictoires fait de l’atome lui-même un étant contradictoire.

  130. . En outre, les atomes possèdent nécessairement la même vitesse si, au cours de leur mouvement dans le vide, ils ne heurtent aucun obstacle.
  131. . Selon les compositions.
  132. . Épicure lui-même est contraint de nuancer cette affirmation : l’atome qui est la base matérielle du monde est l’atome qualifié, complet, et non l’atome selon son concept, l’absence de présupposition. La contradiction qui est ici entre l’atome et le monde se retrouve alors à l’intérieur de l’atome lui-même (cf. Dissertation).

    C’est malgré tout entre le monde concret et l’atome (c’est-à-dire l’atome dans son concept et l’atome qualifié), que réside la forme la plus extrême de la contradiction propre à cette philosophie. D’où l’importance du problème de la création du monde. Comme l’idéel-est donné dans la forme de l’être, il constitue un monde à part dont l’être conteste celui du monde phénoménal. On a ainsi deux mondes à l’image l’un de l’autre, contradictoires tous deux, et la conscience abstraite contradictoire se reconnaît séparément dans chacun de ces deux mondes.

  133. . Que l’âme est un corps composé de parties ténues, répandu sur tout le corps.
  134. . L’analogie est le caractère de la méthode de la philosophie de la représentation :

    — elle procède par images, ressemblances, contiguïtés, symboles (comme la magie et l’herméneutique) ;

    — elle part de la représentation elle-même (sens commun) et non de l’idéel lui-même. L’atomistique est une philosophie de la conscience et non une logique au sens hégélien. Elle définit l’idéel avant tout négativement, comme une radicalisation de la représentation. Son intérêt est donc, moins que son contenu littéral, la contradiction dans laquelle la place cette démarche et qui révèle l’idéel dans le représenté. C’est aussi ce qui explique que l’atomistique donne une telle importance à la conscience individuelle du philosophe (du sage).

    La conscience qui représente est donc la conscience abstraite, coupée du monde concret. Son rapport à l’être a pour caractère cette extériorité de la réflexion que Hegel définit comme le moment de l’essence. Dans l’atome, cette extériorité est inscrite dans l’être.

  135. . C’est la pensée de l’uniformité et de la mesure qui est définie ainsi. Pour la « belle âme », il n’y a que des différences, donc tout est pareil. La dialectique doit commencer par réintroduire la différence masquée. L’identité immédiate, c’est l’identité trompeuse de la représentation et non l’identité concrète des troisièmes termes dialectiques. Marx reprend à ce sujet la critique portée par Hegel contre Schelling.
  136. . La liberté de la représentation est celle de la conscience abstraite qui a son principe dans la possibilité formelle, régie par le seul principe de non-contradiction. La fiction consiste, pour cette conscience, à projeter son être-libre dans l’objet de la représentation (das vorgestellte), à se donner comme la nature. Cette projection crée le monde contradictoire qui ressemble à la conscience abstraite. Épicure ne s’en tient pas à cette projection, il pense également l’idéel, mais sans penser ensemble les deux moments contradictoires.
  137. . La répulsion est posée avec la déclinaison comme la vérité de deux moments de la chute et de la déclinaison. Elle ne saurait être posée avant. La déclinaison n’est pas accidentelle, elle n’est pas une hypothèse explicative, elle est l’expression de l’essence de l’atome (cf. Dissertation).
  138. . Déviation de l’atome… Rencontre ni aucune création de monde.
  139. . « Enfin, si la chaîne du mouvement total sans cesse se boucle / si le nouvel anneau, infailliblement, s’ajoute au précédent / si les atomes ne dévient pas de la verticale et ne produisent pas, à travers cette déclinaison, / ce commencement de mouvement qui brise les chaînes du destin, / et sans lequel celui-ci boucle sans lacune la chaîne infinie des causes, / il s’ensuit que…
  140. . Connaissance.
  141. . L’ataraxie (absence de trouble) et une solide confiance intérieure, de même que pour tout le reste.
  142. . Il s’agit en effet de réduire à l’impuissance les corps célestes, considérés, à l’inverse du monde terrestre, comme l’ennemi de l’homme. Ce texte montre formellement que le monde d’Épicure est la projection de sa conscience. Moins qu’un matérialisme théorique, sa philosophie est une éthique purificatrice, dégageant la conscience de sa gangue d’illusions.
  143. . Car pour ce qui est de la science de la nature dans sa spécificité, on ne doit pas s’en tenir à des règles et à des notions communes vides ; on doit au contraire s’accommoder des exigences des phénomènes eux-mêmes… afin que nous puissions vivre hors du trouble.
  144. . Tout s’effectue sans secousse, même si tout doit être purifié par l’explication de multiples manières, en accord avec les phénomènes ; on le voit quand on admet, comme il convient, ce qui est dit de convaincant à leur sujet ; mais si on admet une explication, mais qu’on en rejette une autre, alors que les deux s’accordent également avec les phénomènes, il est évident qu’on quitte le sol entier de la science de la nature pour tomber dans le pays du mythe.
  145. . Certains des phénomènes, observables d’après leur marche réelle, qui se produisent parmi nous contiennent des signes qui expliquent les phénomènes qui s’accomplissent dans les météores ; en effet, comme ceux des météores, ils peuvent se produire de multiples manières ; mais il faut bien observer le mode d’apparition de chacun et distinguer des phénomènes connexes ceux dont les phénomènes qui se déroulent chez nous ne contredisent pas qu’ils se déroulent de multiples manières.
  146. . Être contredit.
  147. . Les âmes sont immortelles, contre Épicure, remarques de Pierre Gassendi sur le livre 10 de Diogene Laerte… Dieu est l’auteur du monde, contre Épicure… Dieu se soucie des Hommes, contre Épicure.
  148. . Toutefois
  149. . La tautologie est ici une définition circulaire.
  150. . Le monde n’est pas une représentation parmi d’autres. Il est la représentation de la totalité du phénomène et appelle cette totalité à se supprimer dans la sphère de l’essence : il clôture la sphère du phénomène. Marx montre que le monde, chez Épicure, n’est fondé par rien d’autre que par lui, qu’il est à la fois ce qui fonde et ce qui est fondé. Mais Épicure refuse de sortir de la sphère atomistique et accepte telle quelle la contradiction.
  151. . Différence spécifique, marque distinctive de son être.
  152. . Ils croyaient que le limité et l’illimité (et l’un) n’étaient pas des natures différentes, comme le feu, la terre ou toute autre chose différente, mais que l’illimité lui-même et l’Un lui-même étaient l’essence de ce dont ils se disaient… : ils tenaient pour l’essence de la chose la première chose dans laquelle la définition en question se rencontrait.
  153. . Le sage se comportera dogmatiquement et non aporétiquement.
  154. La réfutation de ceux qui s’occupent des sciences semble avoir été exposée assez souvent par les adeptes d’Épicure comme par les disciples de Pyrrhon, mais non à partir du même système. Les épicuriens condamnent les sciences en disant qu’elles ne contribuent en rien à l’accomplissement de la sagesse.
  155. Certains conjecturent aussi qu’ils pensaient que cette théorie voilerait leur propre manque de culture ; sur de nombreux sujets en effet, Épicure est convaincu d’ignorance, et, même dans les conversations de tous les jours, il faisait des fautes de langage.
  156. Mais si les sceptiques condamnent les sciences, ce n’est pas parce qu’elles ne contribuent en rien à la sagesse, car cette proposition serait dogmatique ; ce n’est pas non plus parce qu’ils n’ont pas de culture…, (mais) c’est parce qu’ils éprouvent les mêmes sentiments à l’égard des sciences qu’à l’égard de la philosophie tout entière.
  157. . Mais peut-être les cinq manières de suspendre son jugement suffisent-elles à réfuter la recherche des raisons. En effet, ou bien on expose une raison qui s’accorde avec toutes les manières de penser qui se trouvent dans la philosophie, avec le scepticisme et avec le phénomène, ou bien on ne le fait pas. Or, il est peut-être impossible de fournir une telle raison.
  158. . Le mot allemand Grund a une résonance différente du mot grec αἰτία qui veut dire la cause ouvrière, le motif. Grund comporte en même temps l’idée de profondeur : il désigne ce qui fonde, ce qui est au fond. Chez Leibniz cette notion est traduite par l’idée de « raison ». Le principe de raison est le principe de ce qui fonde. Il y a donc une équivoque dans la traduction de αἰτία par Grund. Le terme leibnizien rend un peu compte de cette équivoque.
  159. . Car la contradiction règne aussi bien sur les phénomènes que sur toutes les choses qui n’apparaissent pas. Mais s’il (l’étiologue) est en contradiction, on lui demandera de rendre raison également de celle-ci (cette raison).
  160. . Et sitôt qu’il (l’étiologue) admettra une raison de l’ordre du phénomène pour expliquer un phénomène, ou une raison invisible pour une chose invisible, il sera renvoyé à l’infini.
  161. . Cette critique du scepticisme contient en même temps celle de tout empirisme. Le scepticisme, comme l’empirisme, est le refus de sortir de la sphère du phénomène, le refus de la « systématicité des essences » dont parle Althusser. Mais dans ce texte hégélien, l’essence ou fondement est l’être-supprimé du phénomène, tandis que, pour le matérialisme dialectique développé, il y a indépendance relative des deux processus, et distorsion entre les deux temporalités.
  162. . Sitôt qu’il (l’étiologue) s’arrête quelque part, il devra dire, selon ce qui a été dit, si la raison a été instituée, et il dira à l’égard de quoi, supprimant l’en rapport à la nature, ou bien, s’il admet quelque chose par présupposition, nous l’arrêterons.
  163. . Le sage fait abstraction de la différence. Il la gomme sans la supprimer effectivement. Il change son attitude à l’égard de la maladie et non la maladie elle-même, ses désirs et non l’ordre du monde. L’ataraxie est, à l’image de cette philosophie, un mot négatif : il désigne l’absence de trouble. (ταφαττεσθαι : être troublé.)
  164. . Ce long texte définit bien les deux moments de la substance et de la subjectivité, et le processus d’appropriation de l’idéalité par le sujet, processus qui fait tomber ce sujet dans une opposition à la substance privée de sens. Si la Grèce connaissait l’identité abstraite substance-sujet, c’est que le sujet proprement dit n’avait pas surgi. La naissance de ce sujet est la blessure de la nature. La philosophie moderne se mesure, à l’image d’Epicure, au monde devenu irrationnel, elle désire reconquérir l’identité, supprimer la dimension de l’objectivité, l’aliénation. Mais la subjectivité réclame une philosophie qui mette l’accent sur le support (Träger) de l’idéalité, dans son existence (Existenz), et non un système qui gomme ce support au profit du seul développement idéel, comme celui de Hegel. Gommer la dimension du sujet individuel, c’est déjà avoir identifié substance et sujet en faisant de l’idéel une substance, c’est-à-dire s’être donné le résultat auquel on voulait parvenir.
  165. . Car les formes sont presque semblables, et presque aussi nombreuses que les choses dont partent ces penseurs, en quête de leur origine, pour atteindre les formes.
  166. . Mais quand bien même il y aurait des formes, ce n’est pas pour cela qu’il pourrait naître aucune chose qui participe d’elles, à moins qu’il n’existe autre chose qui engendre le mouvement.
  167. . Dans le Phédon, on parle comme si les formes étaient l’origine aussi bien de l’être que de la génération.
  168. En outre, les formes devraient être non seulement des paradigmes des objets des sens, mais aussi des paradigmes d’elles-mêmes — par exemple, le genre comme genre de formes — si bien qu’une seule et même chose serait à la fois modèle et copie.
  169. . De la jouissance corporelle à la jouissance de l’âme.
  170. . Pays inconnu.
  171. . Son plus haut droit.
  172. . Les criminels et les hors-la-loi, disent-ils, vivent sans cesse misérablement et dans la crainte ; même si, en effet, ils peuvent se cacher, il leur est impossible d’avoir confiance dans leur cachette. C’est pourquoi la crainte de l’avenir qui pèse sans cesse sur eux ne les laisse pas être heureux et leur interdit d’avoir confiance dans l’instant présent. Mais ils ont oublié qu’ils disaient cela aussi à leur propos, car il est possible au corps de connaître l’équilibre et d’être en bonne santé, mais il est impossible d’avoir confiance dans la durée de cet état ; il est nécessaire d’être troublé et d’être continuellement dans l’angoisse à propos de l’avenir du corps.
  173. Ne pas se rendre coupable d’une faute ne donne encore aucun droit à être confiant, car ce n’est pas le fait de souffrir justement, mais c’est la souffrance qui provoque la crainte.
  174. Car le nécessaire n’est pas encore un bien, mais ce n’est qu’au-delà de la fuite des maux que se trouvent le désirable et le souhaitable.
  175. En effet, craignant Dieu comme un maître clément aux bons et hostile aux méchants, par cette seule crainte, qui ne les prive pas de grand-chose, ils sont préservés des mauvaises actions ; ils conservent en eux, sans trouble, leur disposition au mal qui se flétrit, et ainsi sont moins troublés que ceux qui s’adonnent à cette disposition et s’aventurent, pour être ensuite soudain saisis par la crainte et le repentir.
  176. Les méchants et la grande masse.
  177. Les hommes excellents, remplis d’amour pour Dieu.
  178. . Croyez-vous que ceux qui nient la Providence méritent une autre punition et qu’ils ne soient pas suffisamment punis, écartant d’eux le plaisir et la joie ?
  179. . Elle doit ressentir la plus haute félicité quand elle entend cette maxime divine et pleine de sagesse, selon laquelle la fin de tout mal est pour l’âme la perte, la destruction, et le néant.
  180. . Des êtres coupables d’injustice et méchants.
  181. . La grande masse des incultes.
  182. . Les honnêtes gens doués de raison.
  183. . Cet adjectif différencie l’homme bon de la masse qui reste un peu animale. Mot à mot, il désigne celui qui possède l’entendement, c’est-à-dire celui qui est capable de jugement, l’homme sensé. Il faut donc ici comprendre la raison comme la faculté qui fait de l’homme « un animal raisonnable ».
  184. . Je peux bien dire tous.
  185. . Avec la doctrine de l’immortalité, ils enlèvent à la foule ses espoirs les plus grands et les plus beaux.
  186. Ne surmonte pas la crainte de la mort, produis au contraire la preuve qui la justifie.
  187. . Pour tout ce qui concerne la certitude sensible, cf. Hegel : Phénoménologie de l’Esprit, chapitre I. La certitude sensible doit être supprimée comme telle.
  188. . Il ne méprise pas le sensible, mais il affirme l’être de l’Intelligible.
  189. Et il ne méprise pas les événements qui se produisent et apparaissent parmi nous, mais il enseigne à ses disciples qu’il en est d’autres, plus solides et plus durables dans leur essence, leur fait voir qu’ils ne sont pas nés, qu’ils ne connaissent pas la destruction et ne sont soumis à aucune affection, et leur apprend à s’attacher de manière plus précise aux noms de la différence, et à formuler explicitement ce qui est et ce qui devient.
  190. MEGA : la dernière page du cahier est arrachée.
  191. . Mais l’espoir de la renommée m’a fortement frappé l’esprit de son bâton de thyrse / et cet espoir éveilla en mon âme le désir si doux / des muses, et maintenant, plein de désir et l’esprit vigoureux, / je me promène dans la lointaine contrée du mont Pierus, que personne n’avait encore foulée. / C’est là que j’ai la joie de trouver des sources vierges / et d’y puiser, et celle de cueillir des fleurs fraîchement écloses / et de me les tresser autour de la tête comme une couronne royale ; / à personne auparavant les Muses n’avaient ainsi couvert les tempes. / D’abord, en effet, mon poème enseigne des choses de première grandeur. / Je cherche à délivrer l’âme des liens de la religion, / ensuite, au sujet d’une chose obscure, j’écris un poème si lumineux / qui atteint dans sa totalité la grâce des Muses.
  192. . La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même.
  193. . Les éléments primordiaux sont trop faibles.
  194. . Les mêmes matières sont à la base du ciel et de la terre, de la mer, des fleuves, du soleil, etc.
  195. . Double nature : chacun doit être pour lui par lui-même, et doit rester pur.
  196. . Car là où s’étend l’espace… jamais ne se trouve aucun corps.
  197. Nous avons vu l’importance essentielle de la compréhension conceptuelle de la déclinaison pour la lecture que Marx fait d’Epicure. Ce texte évoque la dialectique du point et de la ligne (et de la surface) produite par Hegel. Le passage de l’espace au temps est donné par Hegel comme dialectique : il résulte nécessairement de la suppression de l’espace. L’espace est l’immédiat de l’indifférence, de l’être hors de soi qui caractérise la nature. Le point est la négation de l’espace, mais ne sort pas de lui. Le temps est ainsi la vérité de l’espace. Le matérialisme d’Epicure est la crispation du moment de l’espace, ce qui explique l’éternité de l’être atomistique, laquelle est plutôt une atemporalité. C’est ce qui distingue sa philosophie de tout matérialisme dialectique : la réalité effective est histoire. C’est encore de ce point de vue que la conscience de soi abstraite a en face d’elle l’effectivité. Elle ne saurait réduire cette différence qu’en se posant elle-même comme temps.

    En tant que point, l’atome incarne le refus de la dissolution de l’espace dans le temps. Contre « chronos », il cherche dans l’espace sa solidité. Mais cette solidité est illusoire, puisque le point est une limite abstraite et inconsistante. L’Analyse se renverse donc : dans l’impossibilité de se maintenir dans l’espace, l’atome nie l’espace dans sa totalité. Il est alors l’analogue du temps, « forme immédiate du concept ». On voit en quel sens Marx peut dire de la doctrine d’Epicure qu’elle est une « philosophie du temps ». Mais le réalisme de la représentation interdit à cette conception de se libérer de la toute-puissance de l’espace et de l’atemporalité. L’atome reste conçu comme un point ayant les vertus du concept (c’est-à-dire du temps). La déclinaison ne se comprend que dans un schéma spatial, alors qu’elle représente le temps.

  198. . S’ils ne déclinaient pas ainsi, tous / tomberaient tout droit en bas, dans le vide profond. / Aucune rencontre ne serait née entre eux et les corps primordiaux / n’auraient subi aucun choc : jamais dans ces conditions la nature n’aurait créé.
  199. . Il y a un nombre infini d’atomes de même figure, c’est de leur choc perpétuel que le monde a été fait, ils sont engendrés… (on ne sait pas à quoi se rapportent ces derniers mots).
  200. . Le nombre de ceux qui sont semblables est infini.
  201. Mais elles sont appelées homéoméries et éléments.
  202. Les atomes et éléments.
  203. Amenthès : lieu où vont les âmes selon la croyance égyptienne, mentionné par Plutarque.
  204. . Cette métaphore un peu lourde marque le fait que la philosophie renonce à son attitude contemplative, spéculative, à sa contemplation du monde, pour transformer effectivement le monde : elle se fait pratique.
  205. . Prométhée est le héros de la critique des Jeunes hégéliens. C’est le héros antireligieux par excellence, celui qui ravit le feu aux dieux et organise la terre en lui apportant la culture (cf. Eschyle). Prométhée est à la fois le symbole de l’orgueil de la conscience de soi humaine qui vient à bout de tous les dieux, et celui de la volonté transformatrice du monde.
  206. Corrigé en : à ceci se rattache la dialectique négative.
  207. MEGA : pourrait aussi vouloir dire : de la dialectique ancienne.
  208. . Chez Hegel infinie (d’après MEGA, de même que les notes qui suivent).
  209. . Chez Hegel étant, et donc n’étant que cherchée.
  210. . Ne se trouve pas chez Hegel.
  211. . Chez Hegel se trouve le mot physique.
  212. . Les stoïciens ont semblé être d’accord avec les péripatéticiens sur la chose et ne s’en séparer que par les mots.
  213. Cette fonction peut être séparée des autres, mais à l’inverse celles-ci ne peuvent, chez les mortels, être séparées de celle-là.
  214. . La remarque la plus profonde du texte : il faut considérer la rationalité propre à la nature et non la penser selon la rationalité consciente (donc abstraite). Le principe d’un véritable matérialisme est ici énoncé, bien que la conception d’une raison finalement commune aux deux termes témoigne de l’esprit hégélien de cette remarque. Tout l’esprit du texte y est donc concentré.
  215. . Démonstration évidente.
  216. . MEGA : à l’origine, le troisième paragraphe était rédigé ainsi : Ce messager d’affection que je vous envoie, je souhaite pouvoir marcher sur sa trace, et, à votre côté, traverser de nouveau, au gré de notre fantaisie, nos montagnes et nos forêts merveilleusement pittoresques. Le bien-être physique, je n’ai pas besoin de vous le souhaiter. L’esprit et la nature sont les grands médecins magiques auxquels vous vous êtes confiés. [Au côté de la page, on note encore cette instruction typographique : cette dédicace doit être imprimée en caractères plus grands.]
  217. . En français dans le texte.
  218. . Impie n’est pas celui qui fait table rase des dieux de la foule, mais celui qui pare les dieux des représentations de la foule.
  219. . En un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux. [Prométhée enchaîné.]
  220. . Sache que je ne changerais pas ma misère contre ton esclavage. J’aime mieux être lié à ce roc que d’être le messager fidèle de Zeus, ton père ! [Ibid., V, 966-970.]
  221. . Atomes principes et Atomes éléments.
  222. . Après « dénouement », raturé : un final incohérent [d’après MEGA, comme du reste les notes appelées par un chiffre1].
  223. . Semble… se terminer corrigé par Marx en :les ailes de la chouette de Minerve semblent ne plus la porter. (N. R.)
  224. . Diog. X 4.
  225. . Cic. de nat. deorum I, XXVI 73.
  226. . Cic. de fin. I, VI 21.17.18.
  227. . Plut. adv. Col. 1108, 3 (cf. 1111, 8).
  228. . Pseudoplut. 877 D.
  229. . Plut. 1111, 1112, 1114, 1115, 1117, 1119, 1120 sq.
  230. . Clem. Al. strom. VI 2, 27, 4.
  231. . eb. I, 11, 50, 5 sq.
  232. . Sext. Emp. adv. math. i 273.
  233. . Leibniz, p. 536.
  234. . En français dans le texte.
  235. . Plut. 1111, 8.
  236. . Arist. de an 404 a 28 sq.
  237. . Arist. met. 1009 b 11 sq. (remarque de Marx : dans ce passage est d’ailleurs exprimée la contradiction de la métaphysique elle-même).
  238. . Diog. IX 72.
  239. . Ritter, p. 571.
  240. . Diog. IX 44.
  241. . eb 72.
  242. . Simpl. p. 488.
  243. . Plut. 1111, 8.
  244. . Cf. Arist.
  245. . Diog. X 121.
  246. . Plut. 1117, 19.
  247. . Cic. de nai. deorum I, XXV 70 ; cf. de fin. 1, VII 22 ; Pseudoplut. 899 F.
  248. . Diog. X 31 sq.
  249. . Plut. 1111, 8.
  250. . Cic. de fin. I, VI 20 ; cf. Pseudoplut. 890 C.
  251. . Diog. IX 37.
  252. . ibid. 46 sq.
  253. . Euseb. X 472.
  254. . Diog. IX 35.
  255. . Cic. disp. Tusc. V 39 ; cf. de fin. V, XXIX 87.
  256. . Sen. ep. 8.
  257. . Diog. X 122 ; cf. Clem. Al. strom. IV 8, 69, 2 sq.
  258. . Sext Emp. ibid. 1 1.
  259. . Ibid. I 49.272 ; cf. Plut, de eo quod 1095, 13.
  260. . Cic. ibid. I, XXI 72.
  261. . Diog. X 13 ; Cic. de nat. deorum I, XXVI 72.
  262. . Sen. ep. 52.
  263. . Diog. X 10.
  264. . Ibid. 15 et 16.
  265. . Cic. de fato X 22, 23 ; de nat. deorum I, XXV 69 ; Euseb. I 23 sq.
  266. . Arist. de gen. an. 89 b.
  267. . Diog. IX 45.
  268. Pseudoplut. 884 E.
  269. Stob. ecl. I, IV 7c (§ 158 et 160).
  270. Euseb. VI 257.
  271. Stob. ecl. II, VIII, 16 (§ 346).
  272. Simpl. P. 351.
  273. Diog. X 133 sq.
  274. Sen. ep. 12.
  275. . Cic. ibid. I, XX 55 sq.
  276. . Ibid. XXV 70.
  277. . Simpl. ibid.
  278. . Cf. Euseb. XIV 781 sq.
  279. . Simpl. P. 351, 352.
  280. . Euseb. XIV 781.
  281. . Pseudoplut. 888 F et 890 C ; Stob. ecl. I, XXIV 10 (§ 514).
  282. . Sen. nat. quaest. VI 20, 5.
  283. . Cf. 2e partie, chap. V (de la Dissertation de Marx) ; Diog. X 88.
  284. . Ibid. 80.
  285. . MEGA : les chapitres IV et V, mentionnés dans le sommaire, n’ont pas été conservés.
  286. . Stob. ecl. I, XIV, 1 sq (§ 346) ; cf. Cic. de fin. I, VI 18 sq ; Pseudoplut. 883 a sq ; Stob. ecl. I, XIX 1 (§ 394).
  287. . Cic. de nat. deorum I, XXVI 73.
  288. . Cic. de fin. ibid.
  289. . Cic. de nat. deorum I, XXV 69 ; cf. D.m.A. de fato X 22 sq.
  290. . Bayle.
  291. . En français dans le texte.
  292. . Schaubach, p. 549.
  293. . Lucrèce II, 251 sq.
  294. . Arist. de an. 409 a 10 sq.
  295. . Diog. X 43 ; Simpl. p. 425.
  296. . Lucrèce II 253 sq.
  297. . Ibid. 279 sq.
  298. . Cic. de fin. I, VI 19 sq.
  299. . Lucrèce II 293.
  300. . Ni dans un temps déterminé ni dans un lieu précis.
  301. . Cic. de fato X 22.
  302. . Ibid.
  303. . Plut, de an. Procr. 1015 C.
  304. . Cic. de fin I, VI, 19.
  305. . Bayle.
  306. . Saint Augustin, lettre 118 (nouveau dénombrement), 28 (à Dioscore).
  307. . Diog. X 128.
  308. . Plut, de eo quod 1091, 7.
  309. . Clem. Al. Strom. II 21, 127, 1.
  310. . Sen. de benef. IV.
  311. . Cic. de nat. deorum, I, XXIV, 68.
  312. . Ibid. XL 112 et XLI 115 sq.
  313. . Plut. ibid. 1100 sq, 20.
  314. . Arist. de caelo 292 b.
  315. . Loi de l’atome.
  316. . Lucrèce II 221 sq.
  317. . Ibid. 284 sq.
  318. . Arist. ibid. 275 b.
  319. . Ibid. 300 b.
  320. . Diog. X 150.
  321. . (Marx n’a rien écrit à cette remarque ; cf. par exemple Diog. X 120 ou Cic. de fin. 11, XXVI, 82, etc.)
  322. . Diog. X 54 ; Lucrèce II 861 sq.
  323. . Pseudoplut. 877 E ; cf. Sext. Emp. adv. dogm. IV 240.
  324. . Eusèb. XIV 749.
  325. . Simpl. p. 362.
  326. . Philop. p. 362.
  327. . Arist. de gen. et corr. 362 a.
  328. . D.m.A. de caelo 276 a.
  329. . Ritter p. 568, rem. 2.
  330. Arist. met. 1042 b 12 sq.
  331. MEGA. Après passage, barré : Démocrite ne pose pas la contradiction entre la qualité de l’atome et son concept.
  332. . Ibid. 985 b 4 sq.
  333. Diog. X 44.
  334. Ibid. 56.
  335. Ibid. 55.
  336. Ibid. 59.
  337. Cf. Ibid. 58 ; Stob. ecl. I, X 14 (§ 306).
  338. . Rosini, p. 26.
  339. . Mais, de cette façon, Epicure démontrait la ténuité des atomes par leur incroyable petitesse, en disant, selon le témoignage de Laerte (X 44), qu’ils n’avaient pas de grandeur.
  340. . Euseb. XIV 773.
  341. . Stob. ecl. I, XIV 1 sq (§ 348) ; cf. Pseudoplut. 877 D-F.
  342. . Arist. de gen. et corr. 326 a.
  343. . Euseb. XIV 749 ; cf. Pseudoplut. ibid.
  344. . Diog. X 54 ; cf. 44.
  345. . Ibid. 42.
  346. . Ibid.
  347. . Lucrèce II 513 sq ; Euseb. ibid. (14, 5) ; cf. Pseudoplut. ibid.
  348. . Diog. X 42 ; Lucrèce II 525 sq.
  349. . Arist. de caelo 303 a ; Philop. ibid.
  350. . Lucrèce II 479 sq.
  351. . Cf. Anm. 25.
  352. . Cf. MEGA : Après « figure », le paragraphe suivant est barré verticalement : Epicure s’est donc, sur ce point, également objectivé la contradiction tandis que Démocrite, s’en tenant au côté matériel, ne laisse plus apparaître, dans ses déterminations ultérieures, aucune conséquence du principe.
  353. . Diog. X 44.54.
  354. . Brucker, p. 224.
  355. . Lucrèce 1 1052 sq.
  356. . Diog. X 43.61 ; Lucrèce II 235 sq.
  357. . Cf. chap. III (de la Dissertation de Marx).
  358. . Feuerbach, p. 120.
  359. . άμέτοχα κενου̃ ne veut absolument pas dire ne remplissent aucun espace mais sont indivisibles selon l’espace, c’est la même chose que lorsqu’il est dit ailleurs chez Diogene Laerte διάλειψιν δε μέρον ου̃κ έ̀χουσιν. C’est de la même manière qu’il faut expliquer cette expression (Plutarque) De placit. Philosoph. 1, p. 286 (Pseudoplut. I 3, chez Kaltwasser : vol. 7, p. 14) et Simplicius, p. 405.
  360. . Ceci aussi est une fausse conséquence. Ce qui ne peut être divisé dans l’espace n’est pas pour cela extérieur à l’espace et soustrait à toute relation spatiale.
  361. . Schaubach, p. 550.
  362. Par exemple que le Tout est corps et nature impalpable (c’est-à-dire espace vide), que les atomes sont les éléments, et toutes les autres affirmations de même ordre.
  363. Diog. X 44 [se rapporte à un passage raturé par Marx et que nous avons laissé de côté ; l’édition MEGA en fait mention dans une note en bas de page.]
  364. Le Tout est corps et nature impalpable… (et) que les atomes sont les éléments…
  365. Ibid. 67.
  366. Le Tout est corps… mais s’il n’existait pas ce que nous appelons le vide, la place et la nature impalpable… Parmi les corps, les uns sont des compositions, les autres ceux dont sont faites les compositions. Ces derniers sont indivisibles et insécables, si bien qu’il est nécessaire que les principes indivisibles constituent la nature des corps.
  367. Ibid. 39, 40 et 41.
  368. Ibid. VII 134.
  369. Arist. met. V 1.3 (1012 b 34-1013 a 23 et 1014 a 26-1014 b 15).
  370. Cf. ibid.
  371. Ibid. V 3 (1014 a 26-1014 b 15).
  372. Ibid. 985 b 4 sq.
  373. Diog. X 54 ; Plut., adv. Colot. 1111,8.
  374. Sextus Empiricus : adv. dogm. IV 42.
  375. Euseb. XIV. 773, 749.
  376. Épicure (dit) que les corps primordiaux sont simples, mais que ceux qui résultent de leur composition possèdent tous la pesanteur.
  377. Pseudoplut. I 7, 882 A et I 12,883 A ; Stob. ecl. I, XXII 3 a (§ 496) et I, I 29 b (§ 66).
  378. . Cf. ibid. ; Cic. de fin. I VI 21.
  379. . Diog. X 41.
  380. . Plut. ibid. 1114 B, 13.
  381. . Simpl., p. 488.
  382. . Pseudoplut. 879 B-C (1 S) ; Stob. ecl. I, XXII 3 a (§ 496).
  383. . Lucrèce 1 820 sq ; Diog. X 39.
  384. . Ibid. 73 ; Lucrèce V 108 sq et 373 sq.
  385. . Simpl., p. 425.
  386. Lucrèce II 796.
  387. . L’immortelle mort nous a pris la vie mortelle.
  388. . Arist. phys. 251 b.
  389. . Simpl., p. 426.
  390. . Lucrèce I 459.461 sq. 479 sq. ; Sext. Emp. adv. dogm. IV 219 ; cf. Stob. ibid.
  391. Diog. X. 72 sq.
  392. Lucrèce ibid. ; Sext. Emp., adv. dogm., IV, 219 sq. et Stob., ibid.
  393. . Images, figures, « idoles ».
  394. . Diog. X 46.48 ; Lucrèce IV 30 sq. 52 sq.
  395. . Diog. X 49.50.52.53.
  396. . Lucrèce II 1139 sq.
  397. Lucrèce II 1139 sq.
  398. . Diog. II 10.
  399. . Pour contempler le soleil, la lune et le ciel.
  400. Arist. met. 986 b 25.
  401. Cours éternel (d’après I. B. Hoffmann, αἰθήρ est plutôt en connexion avec αἴθειν, qui veut dire brûler).
  402. DmA de caelo 270 b.
  403. . Ibid.
  404. . DmA. met. 1074 a 38 et 1074 b 1 sq.
  405. . Diog. X 81.
  406. . [Le texte grec dit : « Soupçonnent sans cesse quelque mauvais présage en se fiant aux mythes.]
  407. Ibid. 76.77.
  408. Arist. de caelo 284 a.
  409. Qui, à l’Occident, se tient debout, portant sur ses épaules les colonnes du ciel et de la terre.
  410. Diog. X 85.
  411. Ibid. 85.82.
  412. . Ibid. 87.78.79.
  413. . Ibid. 86.
  414. . Ibid.
  415. . Ibid. 92.
  416. . Ibid. 94.
  417. . Ibid. 95.96.
  418. . Ibid. 98.
  419. . Ibid. 104.
  420. . Ibid. 80. 82. 87 sq.
  421. . Ibid. 78. 86. 87.
  422. . Ibid. 98. 113. 97. 93. 87. 80.
  423. . Ibid.
  424. . Ibid. 78.
  425. . Arist. ibid. 279 b.
  426. . Ibid.
  427. . MEGA : corrigé par Marx en : théorie de sa méthode.
  428. . Athénée 111 104 b (63).
  429. . Lucrèce 1 62 sq. 78 sq.
  430. . L’humanité gisait honteusement à terre / écrasée sous le poids de la religion / Qui, du milieu du ciel, montrait sa tête / et dont les yeux effrayants menaçaient d’en haut les mortels. / Le premier, un homme, un Grec, osa lever contre elle / ses yeux humains, osa se redresser contre elle. / Ainsi la superstition est à son tour terrassée, foulée aux pieds, et cette victoire nous élève jusqu’aux cieux. (Trad. Henri Clouard.)
  431. Les coupables d’injustices, les méchants… La grande masse des incultes… Les honnêtes gens doués de raison.
  432. . Nous donnons aussitôt en traduction les passages suivants de Plutarque (De eo quod, 1104, 26 — 1105, 27), que Marx cite en grec.
  433. . Note au bas de la traduction de la Préface de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, éditions Aubier, tome I, p. 19.
  434. . Science de la logique, traduction S. Jankélévitch, tome I, p. 101.
  435. . Nous avons donc traduit Aufheben par supprimer, et quelquefois, sous la pression du contexte, opté pour « dépasser ».
  436. . Science de la logique, éd. cité, p. 102.
  437. . Molitor, dans la traduction de la Dissertation, traduit systématiquement par élément.
  438. . Science de la logique, éd. citée, p. 72 sqq.
  439. . Science de la logique, édition Félix Meiner, tome I, p. 93.
  440. . Ibidem, p. 95. Traduire Dasein par « mode d’être » — comme le fait Molitor — entraîne de grandes difficultés pour comprendre certaines phrases de la Dissertation (par exemple : les dieux dévient de tout « mode d’être »… la liberté à l’égard du mode d’être, etc.). D’autre part, la « manière d’être », qui s’oppose à la détermination interne, est plus précise et ne constitue qu’un moment du Dasein. Il faut comprendre Dasein littéralement, comme « être-là », en accentuant l’aspect immédiat et non l’aspect spatial.

    La pression du contexte oblige parfois à opter pour le sens traditionnel d’existence (ex. : les preuves de l’existence de Dieu). Cela ne tire pas à conséquence, car s’il est bon de réserver le mot « existence » à la traduction d’ « Existenz » (qui est un concept du moment de l’essence de non de l’être). Hegel souligne lui-même qu’au niveau du Sein, être et existence ne se différencient pas encore. En tout cas, « existence » est plus proche de Dasein que « mode d’être ».

  441. . Marx semble peu sensible à la distinction propriété/qualité. Dans le chapitre de la Dissertation consacré aux qualités de l’atome, il emploie les deux mots indifféremment. Par contre, il est très sensible à la distinction Wirklichkeit/Realität. Nous avons presque toujours traduit Wirklichkeit par réalité effective pour bien distinguer les deux termes.
  442. . Science de la logique, F. Meiner, p. 110 sq.
  443. Le terme idéel est donc ambigu : on définit d’abord le principe, le général, l’universel comme idéels, mais on doit du même coup étendre ce terme au concept, à l’idée, à l’esprit, et « aux choses particulières sensibles, pour autant que leur caractère particulier et sensible se trouve supprimé dans le principe, dans le concept, et surtout dans l’esprit. Tantôt donc l’idéel est le concret, tantôt ce sont les moments, supprimés dans le concret qui sont l’idéel, « alors qu’en fait il n’existe qu’un seul tout concret, inséparable de ses moments ». C’est ce qui nous permet de comprendre que l’idée est le concept et sa réalisation au niveau spéculatif, tout en désignant l’un des côtés du rapport quand les deux moments s’opposent. Dans ce second sens, l’idéel est la vérité du réel, tout en lui restant encore extérieur. L’idéel se pose en opposition au réel. Ce niveau de l’opposition des deux termes définit l’abstraction, niveau de la philosophie d’Epicure.
  444. . Ces références renvoient à l’édition Aubier de la Science de la logique, trad. S. Jankélévitch, tome I.
  445. . M. Solovine va même jusqu’à contester l’existence de la déclinaison chez Epicure. Cf. Epicure, édition Herman.
  446. . Hegel, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Gibelin, édition Vrin, p. 83.
  447. . Noël (G.), la Logique de Hegel, édition Vrin.
  448. . Toutes les citations de Hegel renvoient de nouveau à la Science de la logique, traduction S. Jankélévitch, édition Aubier, tome I.
  449. . Hegel reprend cette dialectique dans l’Encyclopédie, éd. cit., p. 142-144.
  450. . Travaux préparatoires, fragment : le Clinamen.
  451. . Hegel, Science de la logique, éd. cit.
  452. . Travaux préparatoires, fragment : le Clinamen.
  453. . Encyclopédie, éd. cit., p. 144.
  454. . Encyclopédie, éd. cit., p. 152.
  455. . Ibidem.
  456. . Cf. Dissertation : chapitre « la Déclinaison ».
  457. . Encyclopédie, éd. cit., p. 145.
  458. . Travaux préparatoires, fragment : l’Atome comme forme immédiate du concept, la Déclinaison.
  459. . Travaux préparatoires, le Clinamen (nous soulignons).
  460. . Travaux préparatoires : l’Atome comme forme…
  461. . Dissertation, chapitre : la Déclinaison (nous soulignons).
  462. . Travaux préparatoires, fragment : la Guerre des atomes.
  463. . Dissertation, chapitre : le Temps.
  464. . Dissertation, chapitre : la Déclinaison.
  465. . Encyclopédie, éd. cit., p. 138-141.
  466. . Dissertation, chapitre : les Météores.
  467. . Travaux préparatoires : la Philosophie épicurienne des météores.
  468. . Encyclopédie, éd. cit., p. 154.
  469. . Conclusion de la Dissertation.
  470. . Nous estimons indispensable au lecteur des Travaux préparatoires et de la Dissertation de connaître le texte des Vorlesungen Ueber Die Geschichte der Philosophie consacré à Epicure et aux philosophies post-aristotéliciennes, qui constitue la base de départ de l’analyse du jeune Marx. Nous n’avons pas la prétention de traduire ce texte malheureusement encore inédit en français — mais seulement d’en donner un résumé. La pagination renvoie à l’édition Frommann, Œuvres complètes de Hegel, édition du Jubilé, tome XVIII.
  471. . C’est la preuve que Hegel condamne toute satisfaction abstraite et imaginative. Ce texte pourrait critiquer aussi bien les Jeunes hégéliens, ce qui en retour prouve le caractère néo-kantien de leur attitude. Il reste, bien sûr, à savoir au nom de quoi fonctionne ici cette critique.
  472. . On voit que Hegel accepte l’explication de la déclinaison qui sera âprement critiquée par Marx. Ce point est essentiel : les Travaux préparatoires commencent par reprendre Hegel pour critiquer la faiblesse de la « construction du monde » d’Epicure, avant que l’analyse positive de la déclinaison ne vienne rendre raison de ce passage contradictoire, sinon en résoudre la contradiction.
  473. . On sait que Marx pratique en 1841 un « retour » à la philosophie des Lumières, tout en restant conscient des limites d’une telle philosophie.
  474. . Cette opposition entre le plaisir comme universel et la sensation comme singularité n’est pas retenue par Marx, parce que l’universalité de l’ataraxie est essentiellement liée à l’acte de s’abstraire du monde analysé dans la déclinaison. La déclinaison unit la singularité et l’universalité formelle. Sensation et plaisir renvoient à l’atome singulier déclinant. Dans le premier cas, l’atome est soumis à la matière (être-là), et retenu hors de l’universalité. Mais le Sage, à l’instar des dieux, fait abstraction de l’être-là gagnant l’universalité abstraite du monde des atomes, semblables dans l’acte même qui les voit décliner…
  475. . Ce texte montre de manière très forte l’incompatibilité de la pensée de Marx et de celle de Hegel. Pour Marx, la pratique, la transformation concrète de la nature est la réalité effective. On aperçoit la distance qui le sépare et de la conscience immédiate (Epicure) et de la conscience spéculative (Hegel). Pour Hegel, le dépassement du travail aliéné ne peut se faire que dans le non-travail, dans la contemplation, étant donné qu’il ne saurait échapper à l’abstraction, à l’objectivation (cf. supra : Objectivation et Aliénation).
  476. . « Troubler » (verwirren) doit s’entendre aussi au sens physique : se mélanger avec, être embrouillé avec.