Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Le concret comme production

Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 76-81).


LE CONCRET COMME PRODUCTION


En 1841, la problématique du jeune Marx comporte deux exigences :

1. L’affirmation de l’homme (Marx dit alors, comme Hegel, la conscience de soi), la promotion de la liberté, de la possibilité, de la critique qui soumet le réel à la violence du concept, de la négation du donné au nom d’un savoir qui disqualifie ce donné.

2. L’affirmation de la nature : de la nécessité, de la possibilité réelle, du fait scientifique, de la valeur de la science, de la substance et de l’universel.


Dès 1841, Marx savait que toute réduction de l’un des côtés au profit de l’autre, de même que toute identification immédiate de l’un à l’autre étaient erronées et dangereuses. Entre ces deux termes, seul un rapport dialectique — action et réaction réciproques — était concevable. Sinon, la philosophie tombait soit dans le spiritualisme abstrait, soit dans le matérialisme abstrait qui n’est qu’un « spiritualisme abstrait de la matière[1] ».


Etant donné le schéma I.

 Affirmation de l’homme
 Affirmation de la nature
rapport dialectique


et aussi le schéma II.

Primat du sensible et du monde concret
Critique des déguisements métaphysiques
Renversement de la spéculation,


on peut dire :

— Que c’est l’abstraction critiquée en II. qui permet d’isoler un terme, ce qui donne l’unilatéralité critiquée en I. Car le concret n’est pas simple mais dialectique.

— Que c’est la révolution opérée par Feuerbach dans le cadre de la spéculation qui rend possible la conception matérialiste permettant de lire adéquatement l’histoire de la philosophie comme lutte de la métaphysique et du matérialisme.

— Que la solution de Feuerbach est, dans l’espace philosophique, la seule possible. Il va jusqu’au bout de Hegel et le critique profondément, mais ne peut le surmonter que dans une philosophie privée de mouvement dialectique, incapable de comprendre la pratique concrète de l’histoire.


On conçoit alors de manière assez exacte la place de la philosophie d’Epicure et des textes de 1841 qui lui sont consacrés. Cette philosophie est dominée par une éthique de l’humanisme abstrait :

— A l’égard de la transcendance issue de l’entendement imaginatif, elle est dans une position matérialiste.

— A l’égard d’une pensée du concret, d’une philosophie matérialiste dialectique de la nature et de l’histoire, elle est dans une position idéaliste.

Soit le schéma de la philosophie classique :

Dieu - Homme - Monde matériel


On peut réduire le terme de droite ou celui de gauche : dans le premier cas, on obtient un mysticisme religieux, dans le second un matérialisme philosophique. Mais dans ce second cas, la matière peut jouer le même rôle que Dieu, et le matérialisme être aussi métaphysique que le mysticisme.

Il y a donc deux schémas philosophiques abstraits :

1. Dieu - Homme - Dieu.

2. Matière - Homme - Matière.


Dans le cas du schéma 2, la matière est l’analogue de Dieu, car elle est pensée dans le même schéma et vient seulement prendre la place de Dieu[2]. On peut chercher à sortir du schéma en détruisant les deux termes transcendants. On a ainsi :


HOMME

1. Homme - Homme - Homme

(Dieu)_________(matière)


soit 2. Atome - Atome - Atome

  (dieux) (hommes) (matière)

C’est-à-dire :

— la nature sous la forme de l’homme,

— l’homme sous la forme de la nature[3],


car les deux présentations sont interchangeables. Cette interchangeabilité définit précisément la philosophie d’Epicure, qui est lisible à la fois comme idéalisme et comme matérialisme. Un tel schéma conteste tout rapport dialectique réel entre l’homme et la nature, rapport qui n’a aucun sens à l’intérieur du soliloque atomistique. Nous sommes sur le sol de la philosophie de la conscience de soi professée par Bauer.

Feuerbach semble rétablir les deux termes sur une base matérialiste : l’homme devient « le plus réel des êtres naturels ». Feuerbach pense l’homme et la nature, mais sans voir le contenu véritable du « et ». Le « et », du rapport dialectique concret qu’il désigne dans la pratique matérielle, devient ainsi le fondement de toutes les transmutations possibles entre les deux termes, parce que la distinction réelle entre les deux termes n’est pas pensée comme transformation pratique du monde par l’homme dans la production.

Le fait décisif est que Marx trouve les deux moments exigés dès 1841 (l’homme-en-rapport-à-la-nature et la nature-en-rapport-à-l’homme) réalisés effectivement dans la PRODUCTION ou pratique concrète. L’étude des modes de production constitue donc la suppression matérialiste de la philosophie. Ce n’est pas à proprement parler la science qui supprime la philosophie : celle-ci est déjà supprimée dans le développement réel dont elle n’était que le reflet déformé. Le marxisme est le savoir de cette suppression-réalisation : science de la production, science de l’histoire.

Schéma du matérialisme historique :


Homme/Nature/

_____Histoire :

Production : pratique réelle de transformation de la nature, dont le marxisme est la science.


Homme/Homme/



C’est la distinction entre développement réel (pratique) et développement « théorique » qui permet la définition de la science comme reflet reproduisant le développement réel par opposition à l’idéologie comme reflet déformant de ce même développement.

Mais l’élément philosophique (idéologique) ne laisse pas intacte l’histoire. Elément de la prise de conscience par les hommes des rapports sociaux, l’idéologie (terme qui désigne la philosophie à partir de 1845, remplaçant le terme « métaphysique » de la Sainte Famille) baigne dans l’élément conscient, la « raison consciente » que déjà les travaux préparatoires critiquaient. La science de la production comporte donc une critique de la conscience. La représentation, comme produit de l’élément conscient, est l’espace de toutes les illusions philosophiques, au premier chef la dialectique idéaliste. Tout matérialisme, dans la fécondité même de son retour au sensible, court donc toujours le risque d’être dévoyé dans une philosophie du donné, c’est-à-dire dans l’empirisme. De ce point de vue, la philosophie de Feuerbach semble ne pas échapper à la règle. Le côté « épicurien » qu’elle reprend (primat des sens et de la perception immédiate, philosophie du bon sens et de la conscience immédiate, accentuation de l’entendement, appel à l’évidence et au sens commun) l’entraîne du côté d’une philosophie de la conscience immédiate, dont elle représente l’accomplissement. Feuerbach achève la philosophie classique comme la bourgeoisie achève l’ancien monde. Les deux ont une nécessité réelle, et sont en un sens irréfutables. Mais cette philosophie humaniste et naturaliste a le même effet que la science économique bourgeoise. Celle-ci éternise en effet sa propre affirmation du même geste qu’elle nie la spécificité d’un développement réel masqué par l’apparence de la représentation. L’analyse du fétichisme de la marchandise qui ouvre le Capital montrera que ce développement réel, objet de la science, doit être connu par la construction de son concept, en quelque sorte contre les fausses évidences de la représentation, royaume de l’idéologie. Toute philosophie de la conscience immédiate est par là ramenée à son statut idéologique, en premier lieu celle de Feuerbach, après celle d’Épicure[4].


  1. . Critique de la philosophie du droit de Hegel, œuvres philosophiques, éd. Costes, p. 183, tome IV.
  2. . C’est-à-dire que la matière est pensée en soi (chose-en-soi) et assume les fonctions du terme rejeté.
  3. . Ce schéma n’échappe pas à la contradiction homme/nature. Cette contradiction est simplement transportée à l’intérieur de l’atome. La conscience épicurienne, comme toute conscience philosophique, est contradictoire : elle n’a fait qu’intérioriser l’opposition homme/nature. Selon Marx, le schéma ternaire Dieu-homme-nature ou savoir absolu-conscience de soi-conscience (= son expression hégélienne) se réduit au schéma homme/nature, puisque Dieu n’est que la projection fictive de l’homme. Par contre, étant donné que la philosophie exprime (en le déformant) le monde concret, ce schéma homme/nature est indépassable, car le monde concret comporte effectivement l’opposition de ces deux termes. Ainsi, dans le schéma Dieu-homme-nature, Dieu représente la négation-solution idéaliste de l’opposition concrète. Le schéma épicurien Atome-atome-atome est alors cette solution (soit Dieu) oubliant la contradiction qu’elle renferme toujours pour ne pas l’avoir effectivement niée, et envahissant tout le réel.

    L’opposition de l’homme et de la nature est l’objet de la philosophie parce qu’elle définit le monde de la production aliénée. L’homme et la nature ne sont pas des entités opposées de toute éternité. La reconnaissance du caractère historique de cette opposition est le premier pas dans la voie de sa suppression. Mais masquer l’opposition est la même chose que l’éterniser.

  4. . Nous avons cependant vu que Feuerbach avait eu l’immense mérite de faire basculer le résultat hégélien dans la nature concrète. En ce sens Feuerbach représente bien l’accomplissement de la philosophie. Mais dans la mesure où cette philosophie est non dialectique, elle constitue une sorte d’impasse. Au niveau du Capital, c’est-à-dire dans l’espace nouveau ouvert grâce à la révolution théorique de Feuerbach repensée par Marx, le dialogue se fera de nouveau avec Hegel, dans l’ombre de Feuerbach.

    Marx lisait dans Hegel l’idée féconde de la critique de l’immédiat : de la confiance dans l’évidence et le donné. Mais le donné, dit la Dissertation, est le lieu de la reconnaissance par elle-même de la conscience sensible contradictoire, de même que l’homme aliéné se « reconnaît » dans le monde de la production capitaliste. Marx vise bien en dernier ressort une négation de la contradiction, une immédiateté retrouvée dans la « société sans classe », mais cette appropriation ne saurait être qu’effective et ne peut que passer par une série de médiations réelles. En d’autres termes, la satisfaction de la conscience épicurienne comme de la conscience feuerbachienne est illusoire parce qu’elle est immédiate, imaginaire et hallucinatoire ; et cela parce que les sujets que ces philosophies mettent en scène sont déjà eux-mêmes abstraits, imaginaires. Une synthèse spéculative resterait sur le plan de l’imaginaire.