Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/dissertation - Première partie

Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 217-237).


Première partie


DIFFERENCE, AU POINT DE VUE GENERAL, DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE CHEZ DEMOCRITE ET EPICURE


I. — Objet de la dissertation


Il semble advenir à la philosophie grecque ce qui ne doit pas advenir à une bonne tragédie : un dénouement essoufflé[1]. Avec Aristote, l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque, il semble que se termine[2], en Grèce, l’histoire objective de la philosophie et que même les stoïciens, malgré leur force virile, ne réussissent pas, comme les Spartiates y avaient réussi dans leurs temples, à enchaîner Athénée à Héraclès assez solidement pour qu’elle ne pût s’enfuir.

Epicuriens, stoïciens, sceptiques, on les considère comme un appendice presque incongru, qui n’entretiendrait aucun rapport avec ses puissantes prémisses. La philosophie épicurienne serait un agrégat syncrétiste de physique démocritéenne et de morale cyrénaïque, le stoïcisme une mixture composée de spéculation sur la nature de style héraclitéen, de conception cynico-éthique du monde, voire d’un soupçon de logique aristotélicienne; le scepticisme, enfin, le mal nécessaire qui se serait opposé à ces dogmatismes. On rattache ainsi, sans le savoir, ces philosophies à la philosophie alexandrine, en en faisant un éclectisme unilatéral et tendancieux. La philosophie alexandrine, enfin, est considérée comme une pure rêverie et une totale désagrégation — un embrouillement où l’on pourrait tout au plus reconnaître l’universalité de l’intention.

Or, c’est une vérité fort banale : naissance, épanouissement et mort forment le cercle d’airain où se trouve confinée toute chose humaine et qu’elle doit parcourir jusqu’au bout. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que la philosophie grecque, après avoir atteint sa fleur la plus haute avec Aristote, se fût ensuite flétrie. Mais la mort des héros ressemble au coucher du soleil et non à l’éclatement d’une grenouille qui s’est enflée.

Et ensuite : naissance, épanouissement, mort sont des représentations tout à fait générales, tout à fait vagues, où l’on peut certes tout ranger, mais qui ne donnent le concept d’aucune chose. La mort elle-même est préformée dans le vivant ; la figure de la mort devrait donc, comme la figure de la vie, être comprise en un caractère spécifique.

Enfin, si nous jetons un coup d’œil sur l’histoire, l’épicurisme, le stoïcisme, le scepticisme sont-ils des phénomènes particuliers ? Ne sont-ils pas les prototypes de l’esprit romain ? La forme sous laquelle la Grèce émigre à Rome ? Ne sont-ils pas d’une essence tellement caractéristique, intensive et éternelle que le monde moderne lui-même a été forcé de leur concéder la plénitude du droit de cité intellectuel ?

Je n’insiste sur ce point que pour remettre en mémoire l’importance historique de ces systèmes ; mais il ne s’agit pas ici de leur importance universelle pour la civilisation en général, il s’agit de leur connexion avec la philosophie grecque antérieure.

N’aurait-on pas dû au moins être incité à faire des recherches au sujet de ce rapport, en voyant la philosophie grecque finir par deux groupes différents de systèmes éclectiques, dont l’un constitue le cycle des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique, et dont l’autre est connu sous le nom de spéculation alexandrine ? N’est-ce pas, en outre, un phénomène remarquable qu’après les philosophies de Platon et d’Aristote qui s’étendent jusqu’à la totalité, de nouveaux systèmes entrent en scène qui ne s’appuient pas sur ces riches figures de l’esprit, mais qui, regardant en arrière, se retournent vers les écoles les plus simplistes — les philosophes de la nature pour la physique, l’école socratique pour l’éthique ? D’où vient-il, en outre, que les systèmes postérieurs à Aristote trouvent pour ainsi dire leurs éléments fondamentaux achevés et tout prêts dans le passé ? Qu’on rapproche Démocrite des Cyrénaïques et Héraclite des Cyniques ? Est-ce un hasard que chez les épicuriens, les stoïciens et les sceptiques tous les moments de la conscience de soi soient représentés dans leur intégralité, mais chaque moment comme une existence particulière ? Que ces systèmes pris ensemble constituent la construction complète de la conscience de soi ? Enfin, le caractère par lequel la philosophie grecque connaît, avec les Sept Sages, son commencement mythique, ce caractère qui, comme pour ainsi dire le point central de cette philosophie, s’incarne dans Socrate, son démiurge, je veux dire le caractère du sage — du σοφός — est-ce par hasard qu’il est affirmé dans ces systèmes comme la réalité effective de la vraie science ?

Il me semble que, si les systèmes antérieurs sont plus significatifs et plus intéressants pour le contenu de la philosophie grecque, les systèmes postaristotéliciens, et surtout le cycle des écoles épicurienne, stoïcienne et sceptique le sont davantage pour la forme subjective, le caractère de cette philosophie. Mais c’est justement la forme subjective, le support spirituel des systèmes philosophiques, qu’on a jusqu’ici presque totalement oubliés au profit des déterminations métaphysiques de ces systèmes.

Je réserve ce point à une étude plus détaillée, qui présentera les philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique dans leur ensemble et dans la totalité de leur rapport à la philosophie grecque antérieure et postérieure.

Il me suffira ici de développer ce rapport en prenant pour ainsi dire un exemple, et d’après un seul aspect : sa relation avec la spéculation antérieure.

Je choisis comme exemple le rapport entre la philosophie de la nature d’Epicure et celle de Démocrite. Je ne crois pas que ce soit le point de départ le plus commode. D’une part, en effet, c’est un préjugé qui s’est implanté d’identifier les physiques de Démocrite et d’Epicure jusqu’à ne voir dans les modifications apportées par Epicure que des initiatives arbitraires ; d’autre part, je suis contraint d’entrer, en ce qui concerne le détail, dans d’apparentes micrologies. Mais c’est justement parce que ce préjugé est aussi ancien que l’histoire de la philosophie, parce que les différences sont si cachées qu’elles ne se révèlent pour ainsi dire qu’au microscope, que le résultat sera d’autant plus important si nous pouvons démontrer une différence essentielle s’étendant jusqu’au détail entre les physiques de Démocrite et d’Epicure, en dépit de leur connexion. Ce que l’on peut démontrer dans le détail, on peut le montrer encore plus facilement quand on prend les rapports dans des dimensions plus larges, tandis qu’inversement des considérations tout à fait générales laissent subsister le doute quant à savoir si le résultat se confirmera dans le détail.


II. — Jugements sur le rapport de la physique chez Démocrite et Epicure


Combien mon opinion diffère en général des opinions précédentes, cela sautera aux yeux si l’on passe en revue rapidement les jugements des anciens sur le rapport des physiques de Démocrite et d’Epicure.

Posidonius le stoïcien, Nicolas et Sotion, reprochent à Epicure d’avoir donné comme sienne la théorie de Démocrite sur les atomes et celle d’Aristippe sur le plaisir[3]. Cotta l’académicien demande dans une œuvre de Cicéron : « Que pourrait-il bien y avoir dans la physique d’Epicure qui n’appartînt à Démocrite ? Il change certes quelques détails, mais pour l’essentiel il le répète[4]. » Et Cicéron dit lui-même : « En physique, où il est le plus prétentieux, Epicure est un parfait barbare. La majeure partie, appartient à Démocrite ; là où il s’écarte de lui, là où il veut l’améliorer, il le gâte et l’altère[5]. » Cependant, bien que de nombreux côtés on reproche à Epicure d’avoir insulté Démocrite, Léontius affirme, au contraire, d’après Plutarque, qu’Epicure a estimé Démocrite d’avoir avant lui professé la vraie doctrine, et d’avoir avant lui découvert les principes de la nature[6]. Dans son écrit De placitis philosophorum, on dit qu’Epicure est en philosophie un disciple de Démocrite[7]. Plutarque, dans son Colotès, va plus loin. Comparant Epicure tour à tour à Démocrite, Empédocle, Parménide, Platon, Socrate, Stilpon, les cyrénaïques et les académiques, il cherche à démontrer « que de toute la philosophie grecque, Epicure s’est approprié le faux et n’a pas compris le vrai[8] » ; le traité De eo quod secundum Epicurum non beate vivi possit fourmille également d’insinuations malveillantes de cette sorte.

Cette opinion défavorable des auteurs anciens se retrouve chez les pères de l’Eglise. Je ne cite, en note, qu’un passage de Clément d’Alexandrie[9], un père de l’Eglise qui mérite d’être cité avant tout autre à propos d’Epicure, parce qu’il interprète la mise en garde de l’apôtre Paul contre la philosophie comme une mise en garde contre la philosophie épicurienne, sous le prétexte que celle-ci n’a jamais déliré à propos de la providence et autres choses du même acabit[10]. Mais la tendance générale que l’on avait de taxer Epicure de plagiat apparaît de la façon la plus frappante chez Sextus Empiricus, qui veut faire de quelques passages tout à fait inadéquats d’Homère et d’Epicharme, les sources principales de la philosophie épicurienne[11].

Les écrivains modernes dans leur ensemble, c’est bien connu, font eux aussi d’Epicure, en tant que philosophe de la nature, un simple plagiaire de Démocrite. La phrase de Leibniz qui suit peut représenter dans l’ensemble leur jugement : « Nous ne savons presque de ce grand homme (Démocrite) que ce qu’Epicure en a emprunté, qui n’était pas capable d’en prendre toujours le meilleur[12][13]. »

Si donc, selon Cicerón, Epicure gâte la doctrine de Démocrite, mais conserve au moins la volonté de l’améliorer, et le regard propre à en voir les défauts, si Plutarque le taxe d’inconséquence et d’un penchant prédéterminé pour le pire[14], allant jusqu’à suspecter ses intentions, Leibniz lui dénie même la capacité de faire seulement avec habileté des extraits de Démocrite.

Mais tous s’accordent sur ce point : Epicure a emprunté sa physique à Démocrite.


III. — Difficultés relatives à l’identité
de la philosophie de la nature
chez Démocrite et Epicure


Outre les témoignages historiques, de nombreux arguments plaident l’identité des physiques de Démocrite et d’Epicure. Les principes — atomes et vide — sont incontestablement les mêmes. Ce n’est qu’en certaines déterminations de détail qu’il semble régner une différence arbitraire, et donc inessentielle.

Mais il reste alors une énigme étrange, insoluble. Deux philosophes enseignent absolument la même science, d’une manière tout à fait semblable, mais — quelle inconséquence ! — ils sont diamétralement opposés pour tout ce qui concerne la vérité, la certitude, l’application de cette science, le rapport de la pensée et de la réalité en général. Je dis qu’ils s’opposent diamétralement, et je vais à présent tenter de le démontrer.

A) L’opinion de Démocrite sur la vérité et la certitude du savoir humain semble difficile à découvrir. On trouve des passages contradictoires, ou plutôt ce ne sont pas les passages, mais les idées de Démocrite qui sont contradictoires. En effet, l’affirmation de Trendelenburg dans son commentaire de la psychologie d’Aristote selon laquelle seuls les auteurs postérieurs à Aristote savent quelque chose d’une telle contradiction alors qu’Aristote l’ignore, est de fait inexacte. On lit, en effet, dans la Psychologie d’Aristote : « Démocrite pose l’âme et l’entendement comme une seule et même chose, car pour lui le phénomène est le vrai[15] » ; et dans la Métaphysique, il est dit au contraire : « Démocrite affirme que rien n’est vrai, ou que le vrai nous est caché[16]. » Ces passages d’Aristote ne se contredisent-ils pas ? Si le phénomène est le vrai, comment le vrai peut-il être caché ? L’être-caché ne commence que là où phénomène et vérité se séparent. Or, Diogène Laerce rapporte qu’on a compté Démocrite au nombre des sceptiques. Il cite sa parole : « En ce qui concerne la vérité nous ne savons rien, car la vérité se trouve au fond du puits[17]. » On trouve la même affirmation chez Sextus Empiricus[18].

Cette opinion de Démocrite, sceptique, incertaine et au fond contradictoire avec elle-même, est seulement développée plus largement dans la manière dont le rapport de l’atome et du monde phénoménal sensible est déterminé.

D’une part, le phénomène sensible n’échoit pas aux atomes eux-mêmes. Ce phénomène n’est pas un phénomène objectif, mais une apparence subjective. « Les principes véritables sont les atomes et le vide ; tout le reste est opinion, apparence[19]. » « Le froid n’est froid, le chaud n’est chaud que d’après l’opinion ; au contraire, les atomes et le vide sont en vérité[20]. » « Il ne faut donc pas dire qu’une chose résulte de la pluralité des atomes, mais qu’en vérité par la combinaison des atomes, toute chose semble devenir une[21]. » Il ne faut donc considérer par la raison que les principes qui, à cause même de leur petitesse, sont inaccessibles à l’œil sensible ; c’est pourquoi on les appelle même idées[22] Mais d’autre part, le phénomène sensible est le seul objet (Objekt) véritable, et l’αί́θησις est la φρόνησις (perception sensible.. . opinion) ; mais ce vrai est changeant, instable, phénomène (Phänomen). Or, dire que le phénomène est le vrai est contradictoire[23]. À tour de rôle, chacun des deux côtés devient donc subjectif et objectif. Ainsi les deux termes de la contradiction semblent maintenus séparés, du fait que celle-ci se partage en deux mondes. Démocrite réduit donc la réalité effective sensible à une apparence subjective ; mais l’antinomie, bannie du monde des objets (Objekte) existe maintenant dans sa propre conscience de soi, où le concept de l’atome et l’intuition sensible croisent le fer.

Démocrite n’échappe donc pas à l’antinomie. Ce n’est pas encore le lieu d’expliquer cette dernière. Il suffit que son existence (Existenz) ne puisse être niée.

Ecoutons par contre Epicure. Le sage, dit-il, a un comportement dogmatique et non sceptique[24]. Bien mieux : c’est son avantage sur tous de savoir avec conviction[25]. « Tous les sens sont des hérauts du vrai[26] » « Il n’y a rien qui puisse réfuter la perception sensible ; ni le semblable le semblable à cause de leur validité semblable, ni le dissemblable le dissemblable car ils ne jugent pas de la même chose, ni le concept, car le concept dépend des perceptions sensibles[27] », lit-on dans le canon. Mais tandis que Démocrite réduit le monde sensible à l’apparence subjective, Epicure en fait un phénomène objectif. Et c’est sciemment qu’il se différencie sur ce point, car il affirme partager les mêmes principes, mais ne pas faire des qualités sensibles de simples objets de l’opinion[28].

S’il est donc vrai que la perception sensible fût le critérium d’Epicure et que le phénomène objectif y correspond, on ne peut que considérer comme exacte la conséquence qui fait hausser les épaules à Cicéron. « Le soleil apparaît grand à Démocrite parce qu’il est un savant et un homme versé dans la géométrie ; il apparaît à Epicure d’environ deux pieds de diamètre, car il juge qu’il est aussi grand qu’il paraît[29]. »


B) Cette différence dans les jugements théoriques de Démocrite et d’Epicure sur la certitude de la science et la vérité de ses objets se réalise effectivement dans la disparité de l’énergie et de la pratique scientifique de ces hommes.

Démocrite, pour qui le principe n’entre pas dans le phénomène, reste sans effectivité et sans existence, a par contre en face de lui le monde de la perception sensible comme monde réel (real) et consistant. Ce monde est bien une apparence subjective, mais par là même, détachée du principe et laissée dans sa réalité indépendante ; mais il est en même temps l’unique objet réel (reales Objekt) et il a comme tel valeur et signification. C’est pourquoi Démocrite est poussé à l’observation empirique. Ne trouvant pas sa satisfaction dans la philosophie, il se jette dans les bras du savoir positif. Nous avons déjà vu que Cicéron le nomme un vir eruditus [homme cultivé]. Il est versé en physique, en éthique, en mathématique, dans les disciplines encyclopédiques, dans tous les arts[30]. Déjà le catalogue de ses livres, donné par Diogène Laerte, témoigne de son érudition[31]. Mais le caractère de l’érudition est de s’étendre en largeur, d’amasser et de faire des recherches au-dehors : c’est ainsi que nous voyons Démocrite parcourir la moitié du monde pour échanger des expériences, des connaissances, des observations. « C’est moi », se vante-t-il, « qui, parmi mes contemporains, ai parcouru la plus grande partie de la terre, scrutant les contrées les plus lointaines ; j’ai vu la plupart des régions et des pays, et j’ai entendu la plupart des hommes instruits ; dans la composition des figures avec démonstration, personne ne me surpassa, pas même ceux que chez les Egyptiens on appelait les Arsipédonaptes[32]. »

Demetrius dans les όμωνύμοις et Antisthènes dans les διαδοχαι̃ς racontent qu’il se rendit en Égypte auprès des prêtres pour apprendre la géométrie et auprès des Chaldéens en Perse, et qu’il est allé jusqu’à la Mer Rouge. Certains affirment qu’il s’est également rencontré avec les gymnosophistes aux Indes et qu’il est allé en Ethiopie[33]. C’est le goût du savoir qui ne le laisse pas en repos ; mais c’est aussi le fait qu’il ne trouvait pas sa satisfaction dans la science véritable, la philosophie, qui le pousse au loin. Le savoir qu’il tient pour vrai n’a pas de contenu ; le savoir qui lui donne son contenu manque de vérité. Elle a beau être une fable, l’anecdote des anciens est une fable authentique parce qu’elle décrit le caractère contradictoire de son être : Démocrite se serait lui-même crevé les yeux, de peur que la lumière sensible n’obscurcît chez lui l’acuité de l’esprit[34]. C’est le même homme qui, comme dit Cicéron, avait parcouru la moitié du monde. Mais il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait.

Une figure tout opposée nous apparaît avec Epicure.

Epicure trouve sa satisfaction et sa félicité dans la philosophie. « C’est la philosophie », dit-il, « que tu dois servir, afin que la véritable liberté t’échoie. Il n’a pas à attendre, celui qui s’y est soumis et donné ; il est aussitôt émancipé. Car c’est cela même, servir la philosophie, qui est la liberté[35]. » « Que le jeune homme, enseigne-t-il de ce fait, n’hésite pas à philosopher, et que le vieillard ne renonce pas à philosopher. Car nul n’est trop vert, nul n’est trop mûr, pour avoir une âme en bonne santé. Mais celui qui dit que le temps de philosopher n’est pas encore là, ou que ce temps est passé, il est semblable à celui qui prétend que le temps d’être heureux n’est pas encore venu ou qu’il est passé[36]. » Tandis que Démocrite, insatisfait par la philosophie, se jette dans les bras du savoir empirique, Epicure méprise les sciences positives[37] ; car elles ne contribuent en rien à la perfection véritable. On l’appelle un ennemi de la science, un contempteur de la grammaire[38]. On le taxe même d’ignorance ; « mais », dit un épicurien chez Cicéron, « ce n’était pas Epicure qui manquait d’érudition ; au contraire, les ignorants sont ceux qui croient que ce qu’il est honteux pour un enfant de ne pas savoir, le vieillard doit encore le ressasser[39]. »

Mais, tandis que Démocrite cherche à s’instruire auprès des prêtres égyptiens, des Chaldéens de la Perse et des gymnosophistes indiens, Epicure se vante de n’avoir pas eu de maître, d’être autodidacte[40]. Certains, dit-il d’après Sénèque, aspirent à la vérité sans la moindre aide. C’est dans les rangs de ceux-ci qu’il s’est lui-même frayé son chemin. Et ce sont eux, les autodidactes, qu’il couvre le plus d’éloges. Les autres ne seraient que des cerveaux de second plan[41]. Tandis que Démocrite est poussé à se rendre dans toutes les contrées du monde, Épicure quitte à peine deux ou trois fois son jardin d’Athènes pour se rendre en Ionie, non pour entreprendre des recherches, mais pour rendre visite à des amis[42]. Tandis qu’enfin Démocrite, désespérant de la science, se crève les yeux, Épicure, quand il sent s’approcher l’heure de sa mort, se met dans un bain chaud, réclame du vin pur et recommande à ses amis d’être fidèles à la philosophie[43].


C) Les différences que nous avons développées ne doivent pas être attribuées à l’individualité fortuite des deux philosophes ; ce sont deux directions opposées qui s’incarnent. Nous voyons comme différence d’énergie pratique ce qui s’exprime plus haut comme différence de la conscience théorique.

Nous allons enfin considérer la forme de réflexion, qui représente la relation de la pensée à l’être, leur rapport. Dans le rapport réciproque général que le philosophe établit entre le monde et la pensée, il ne fait que s’objectiver la manière dont sa conscience particulière se rapporte au monde réel (real).

Or, Démocrite emploie comme forme de réflexion de la réalité effective la nécessité[44]. Aristote dit de lui qu’il ramène tout à la nécessité[45]. Diogène Laerte rapporte que le tourbillon des atomes, d’où toute chose naît, est la nécessité de Démocrite[46]. Des explications plus satisfaisantes nous sont fournies sur ce point par l’auteur du De placitis philosophorum : la nécessité serait pour Démocrite le destin et le droit, la providence et la créatrice du monde. Mais la substance de cette nécessité serait l’antitypie, le mouvement, l’impulsion de la matière[47]. Un passage semblable se trouve dans les éclogues physiques de Stobée[48] et au livre VI de la Praeparatio evangelica d’Eusèbe[49]. Dans les éclogues éthiques de Stobée se trouve conservée la sentence suivante de Démocrite[50], qui est presque intégralement reproduite au livre XIV : les hommes se sont imaginé le fantôme du hasard — une manifestation de leur propre embarras ; car une pensée forte doit être l’ennemie du hasard. De même, Simplicius rapporte à Démocrite un passage où Aristote parle de la vieille doctrine qui supprime le hasard[51].

Épicure écrit par contre : « La nécessité, qui est mentionnée par certains comme la maîtresse absolue, n’est pas ; bien au contraire, certaines choses sont fortuites, les autres dépendent de notre arbitraire. La nécessité est impossible à convaincre, le hasard au contraire est instable. Il vaudrait mieux suivre le mythe relatif aux dieux que d’être le valet de l’εἰμαρμένη (du destin) des physiciens. Car le premier nous laisse l’espoir de la miséricorde si nous avons honoré les dieux, tandis que la seconde ne laisse que la nécessité inflexible. Mais c’est le hasard qu’il faut admettre, et non pas Dieu, comme la foule le croit[52]. C’est un malheur de vivre dans la nécessité, mais vivre dans la nécessité n’est pas une nécessité. Ouvertes sont partout les voies qui mènent à la liberté, nombreuses, courtes, faciles. Remercions donc la divinité que personne ne puisse être retenu en vie. Dompter la nécessité elle-même est chose permise[53]. »

L’épicurien Velleius dit la même chose chez Cicéron au sujet de la philosophie stoïcienne : « Que doit-on penser d’une philosophie, pour laquelle, comme pour les vieilles commères ignorantes, tout semble se produire par le fatum ?… Epicure nous a délivré, et nous a installé dans la liberté[54]. »

C’est ainsi qu’Epicure lui-même nie le jugement disjonctif, pour n’être pas contraint de reconnaître une quelconque nécessité[55].

On affirme bien aussi de Démocrite qu’il a fait intervenir le hasard ; mais des deux passages qui se trouvent à ce sujet chez Simplicius[56] l’un rend l’autre suspect, car il montre de manière évidente que ce n’est pas Démocrite qui a fait usage des catégories du hasard, mais Simplicius qui les lui a attribuées comme conséquence. Il dit, en effet, que Démocrite ne fournit aucune raison de la création du monde en général, et qu’il semble donc faire du hasard cette raison. Mais il ne s’agit pas ici de la détermination du contenu, mais de la forme, que Démocrite a consciemment utilisée. Il en va de même du témoignage d’Eusèbe : Démocrite aurait fait du hasard le maître absolu de l’universel et du divin, et affirmé que sur ce plan il régissait tout, tandis qu’il l’aurait écarté de la vie humaine et de la nature empirique, tout en traitant de fous ceux qui le proclamaient[57].

D’une part, nous voyons ici une simple déduction fabriquée de toutes pièces de l’évêque chrétien Denys ; d’autre part, là où commencent l’universel et le divin, le concept démocritéen de la nécessité cesse de se différencier du hasard.

Un point est donc historiquement certain : Démocrite fait intervenir la nécessité, Epicure le hasard ; et chacun d’eux rejette le point de vue opposé avec l’âpreté de la polémique.

La conséquence la plus importante de cette différence apparaît dans la manière d’expliquer les divers phénomènes physiques.

La nécessité apparaît, en effet, dans la nature finie comme nécessité relative, comme déterminisme. La nécessité relative ne peut qu’être déduite de la possibilité réelle, ce qui veut dire que c’est un enchaînement de conditions, de causes, de raisons, etc., qui médiatise cette nécessité. La possibilité réelle est l’explication de la nécessité relative. Et nous la trouvons employée par Démocrite. Nous citons à l’appui quelques passages empruntés à Simplicius[58].

Qu’un homme soit altéré, qu’il boive et retrouve la santé de son corps, ce n’est pas le hasard que Démocrite donnera comme cause, mais la soif. Même si, en effet, il a semblé, à propos de la création du monde, faire intervenir le hasard, il affirme cependant que dans les cas particuliers celui-ci n’est la cause de rien, mais qu’au contraire il renvoie à d’autres causes. Ainsi, par exemple, creuser la terre serait l’origine, de la découverte d’un trésor, ou la végétation la cause de l’olivier.

L’enthousiasme et le sérieux avec lequel Démocrite introduit dans la considération de la nature ce mode d’explication, l’importance qu’il attribue à la tendance à établir des raisons s’expriment naïvement dans cette profession de foi : « Je préfère découvrir une nouvelle étiologie que d’obtenir la couronne du roi de Perse[59] ! »

Une fois de plus, Epicure est directement opposé à Démocrite. Le hasard est une réalité qui n’a que la valeur de la possibilité, mais la possibilité abstraite est justement l’antipode de la possibilité réelle. Cette dernière est enfermée dans des limites rigoureuses, comme l’entendement ; la première est illimitée comme l’imagination (Phantasie). La possibilité réelle cherche à fonder la nécessité et la réalité effective de son objet (Objekt) ; la possibilité abstraite ne s’occupe pas de l’objet qui est expliqué mais du sujet qui explique. L’objet (Gegenstand) doit seulement être possible, pensable. Ce qui est possible selon la possibilité abstraite, ce qui peut être pensé, cela ne se dresse pas sur le chemin du sujet pensant, cela n’est pas pour lui une limite, ni une pierre d’achoppement. Peu importe que cette possibilité soit également réelle, car l’intérêt ne se porte pas ici sur l’objet de l’entendement en tant qu’objet de l’entendement (Gegen-stand).

C’est pour cela qu’Epicure procède avec une nonchalance sans borne dans l’explication des divers phénomènes physiques.

La lettre à Pythoclès, que nous examinerons plus loin, éclaircira ce point. Qu’il me suffise ici d’attirer l’attention sur son attitude à l’égard des opinions des physiciens antérieurs. Dans les passages où l’auteur du De placitis philosophorum et Stobée citent les diverses opinions des philosophes sur la substance des astres, la grandeur et la figure du soleil, etc., il est toujours dit d’Epicure : il ne rejette aucune de ces opinions, toutes peuvent être vraies, car selon eux Epicure s’en tient au possible[60]. Bien plus, Epicure polémique même contre le mode d’explication par la possibilité réelle qui détermine selon l’entendement et est donc, justement pour cela, unilatérale.

C’est ainsi que Sénèque déclare dans ses Quaestiones naturales : « Epicure affirme que toutes ces causes peuvent être et tente en outre plusieurs autres explications ; il blâme ceux qui prétendent que parmi toutes ces causes, c’en est une déterminée qui a lieu, car pour lui c’est de la témérité que de porter un jugement apodictique sur ce qui ne peut être déduit que de conjectures[61].

On voit qu’il n’y a aucun intérêt à rechercher les causes réelles des objets (Objekte). Il ne s’agit que d’un apaisement du sujet qui explique. Du fait que tout le possible est admis comme possible, ce qui répond au caractère de la possibilité abstraite, il est évident que le hasard de l’être est purement et simplement traduit dans le hasard de la pensée. La seule règle que prescrit Epicure, « que l’explication ne doit pas être contredite par la perception sensible », se comprend en soi ; c’est, en effet, justement le propre du possible abstrait d’être libre de toute contradiction, laquelle doit pour cela être prévenue[62]. Epicure avoue au bout du compte que son mode d’explication n’a pour but que l’ataraxie de la conscience de soi, et non la reconnaissance de la nature en soi et pour soi[63].

Nous n’avons plus guère besoin de développer ce point : ici encore Epicure est totalement opposé à Démocrite.

Nous voyons donc les deux hommes s’opposer pas à pas. L’un est sceptique, l’autre dogmatique ; l’un tient le monde sensible pour une apparence subjective, l’autre pour un phénomène objectif. Celui qui tient le monde sensible pour une apparence subjective s’adonne à la science empirique de la nature et aux connaissances positives et représente l’inquiétude de l’observation qui expérimente, apprend partout et erre de par le monde. L’autre, qui tient pour réel le monde phénoménal, méprise l’empirie ; ce sont le repos de la pensée qui trouve sa satisfaction en soi-même, l’indépendance qui crée son savoir à partir d’un principio interno (principe intérieur), qu’il incarne. Mais la contradiction va plus loin encore. Le sceptique et empirique, qui tient la nature sensible pour une apparence subjective, la considère du point de vue de la nécessité, cherche à expliquer l’existence réelle des choses et à la comprendre. Le philosophe et dogmatique par contre, qui tient pour réel (real) le phénomène, ne voit partout que hasard, et son mode d’explication tend plutôt à supprimer toute réalité objective de la nature. Ces contradictions semblent renfermer une absurdité certaine.

Mais à peine peut-on encore présumer que ces hommes, partout en contradiction, s’attacheront à une seule et même doctrine. Et, cependant, ils semblent enchaînés l’un à l’autre.

L’étude générale de leur rapport est l’objet du prochain chapitre[64].


IV. — Différence principielle générale de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure


1. Que ce procédé moral anéantisse tout désintéressement théorique et pratique, Plutarque nous en fournit une preuve historique effrayante dans sa biographie de Marius. Après avoir décrit la fin terrible des Cimbres, il raconte que le nombre des cadavres était tel que les Massaliotes pouvaient en fumer leurs vignes. Il ajoute que la pluie étant survenue, cette année avait été la plus fertile en vin et en fruits. Or, quelles sont les réflexions auxquelles se livre le noble historien à propos de la disparition tragique de ce peuple ? Plutarque trouve moral de la part de Dieu d’avoir laissé périr et pourrir tout un grand et noble peuple, pour procurer aux philistins marseillais une riche récolte de fruits. Ainsi donc, il n’est pas jusqu’à la transformation d’un peuple en un tas de fumier qui ne donne l’occasion souhaitée pour se délecter dans la rêverie morale !

2. Même en ce qui concerne Hegel, c’est, de la part de ses disciples, simple ignorance quand ils expliquent telle ou telle détermination de son système par l’accommodation ou quelque chose de ce genre, en un mot moralement. Ils oublient qu’il n’y a pas bien longtemps, comme on peut le leur démontrer de manière évidente d’après leurs propres écrits, ils adhéraient avec enthousiasme à toutes ses déterminations unilatérales.

S’ils avaient été réellement séduits par la science qu’ils recevaient toute prête au point de s’y adonner avec une confiance naïve et non critique, quel n’est pas leur manque de conscience de reprocher au maître de nourrir une intention cachée derrière sa recherche, lui pour qui la science n’était pas toute faite, mais en devenir, lui dont le cœur spirituel le plus intime ne cessa de battre avant qu’il n’ait atteint les limites extrêmes de cette science. Ils jettent plutôt la suspicion sur eux-mêmes et font croire que jadis ils ne prenaient pas la chose au sérieux ; c’est leur propre état passé qu’ils combattent, tout en paraissant l’attribuer à Hegel : mais ils oublient, ce faisant, que lui était dans un rapport immédiat et substantiel avec son système, tandis qu’eux ne sont, à l’égard de ce système, que dans un rapport de réflexion.

Qu’un philosophe commette telle ou telle inconséquence sous l’empire de telle ou telle accommodation, c’est pensable ; lui-même peut en avoir conscience. Mais ce dont il n’a pas conscience, c’est que la possibilité de cette accommodation apparente a sa racine la plus intime dans une insuffisance ou dans une compréhension insuffisante de son principe lui-même. Si donc un philosophe s’était réellement accommodé, ses disciples devraient expliquer à partir de la conscience intime et essentielle de ce philosophe ce qui revêtait pour lui-même la forme d’une conscience exotérique. De cette façon, ce qui apparaît comme un progrès de la conscience est en même temps un progrès de la science. On ne suspecte pas la conscience particulière du philosophe, mais on construit la forme essentielle de sa conscience, on l’élève à une figure et à une signification déterminées et ainsi en même temps on la dépasse.

Je considère d’ailleurs ce tournant vers la non-philosophie d’une grande partie de l’école hégélienne comme un phénomène qui accompagnera toujours le passage de la discipline à la liberté.

C’est une loi psychologique que l’esprit théorique, devenu libre en soi-même, se transforme en énergie pratique, sorte comme volonté du royaume des ombres de l’Amenthes, se tourne contre la réalité mondaine qui existe sans lui. (Mais il est important, au point de vue philosophique, de spécifier davantage les côtés de ce rapport, car à partir du mode déterminé de cette conversion, on peut faire retour sur la déterminité immanente et le caractère historique et mondial d’une philosophie. Nous voyons ici pour ainsi dire son curriculum vitae réduit à l’essentiel, porté à sa pointe subjective.) Mais la pratique de la philosophie est elle-même théorique. C’est la critique qui mesure l’existence singulière à l’essence, la réalité effective particulière à l’idée. Mais cette réalisation immédiate (Realisierung) de la philosophie est, selon son essence la plus intime, affligée de contradictions, et cette essence qui est la sienne prend forme dans le phénomène et lui imprime son sceau.

Tandis que la philosophie, en tant que volonté, se tourne contre le monde phénoménal, le système est tombé au rang d’une totalité abstraite, il est devenu un côté du monde, auquel s’oppose un autre côté. Son rapport au monde est un rapport de réflexion. Animé du désir de se réaliser, il entre en lutte avec l’Autre. L’autosatisfaction et la perfection circulaire qui lui étaient intérieurs sont brisés. Ce qui était lumière intérieure devient flamme dévorante qui se tourne vers l’extérieur. Il en résulte la conséquence que le devenir-philosophique du monde est en même temps un devenir-mondain de la philosophie, que la réalisation effective de la philosophie est en même temps sa perte, que ce qu’elle combat à l’extérieur est son propre défaut intérieur, et que c’est justement au cours de cette lutte qu’elle tombe dans les faiblesses qu’elle combattait comme faiblesse dans son contraire, ne pouvant supprimer ces faiblesses qu’en y tombant. Ce qui s’oppose à elle et ce qu’elle combat, c’est toujours ce qu’elle est elle-même, les facteurs étant seulement intervertis.

Voilà le premier côté, quand nous considérons la chose, au point de vue purement objectif, comme la réalisation immédiate (Realisierung) de la philosophie. Mais elle a aussi, ce qui n’en est qu’une autre forme, un côté subjectif. C’est le rapport du système philosophique, qui se réalise effectivement, à ses supports spirituels, aux consciences de soi singulières dans lesquelles apparaît son progrès. Il résulte du rapport qui fait que la philosophie dans sa réalisation immédiate s’oppose au monde, que ces consciences de soi singulières ont toujours une exigence à deux tranchants, l’un tourné contre le monde, l’autre contre la philosophie elle-même. En effet, ce qui apparaît dans la chose comme un rapport en lui-même inversé, apparaît en elles comme une exigence et un acte doubles, en contradiction avec eux-mêmes. En libérant le monde de la non-philosophie, ces consciences se libèrent elles-mêmes de la philosophie, qui, en tant que système déterminé, les enchaînait. Mais comme elles-mêmes ne sont conçues que dans l’acte et dans l’énergie immédiate du développement, et qu’elles n’ont donc pas encore, au point de vue théorique, dépassé ce système, elles ne ressentent que la contradiction avec l’identité-à-soi-même plastique du système, et ne savent pas qu’en se tournant contre lui, elles ne font qu’en réaliser effectivement les divers moments.

Enfin, cet être-dédoublé de la conscience de soi philosophique se présente comme la lutte de deux tendances, s’opposant entre elles de la manière la plus extrême, dont l’une, le parti libéral, ainsi que nous pouvons le désigner en général, s’en tient, comme détermination principale, au concept et au principe de la philosophie, tandis que l’autre retient le non-concept, le moment de la réalité. Cette deuxième direction est la philosophie positive. L’activité de la première est la critique, donc justement l’acte de se-tourner-vers-l’extérieur de la philosophie ; l’activité de la seconde est l’essai de philosopher, donc l’acte de se-tourner-en-soi de la philosophie, car elle conçoit le défaut comme immanent à la philosophie, tandis que la première le conçoit comme défaut du monde, qu’il s’agit de rendre philosophique. Chacun de ces partis fait précisément ce que l’autre veut faire et ce qu’il ne veut pas faire lui-même. Mais le premier a conscience, au sein de sa contradiction intime, du principe en général et de son but. Dans le second apparaît le travers, la folie pour ainsi dire, comme tel. Pour ce qui est du contenu, le parti libéral seul, parce que parti du concept, parvient à des progrès réels, tandis que la philosophie positive n’est à même que d’arriver à des exigences et à des tendances dont la forme contredit la signification.

Ce qui apparaît donc d’abord comme un rapport interverti et une division hostile de la philosophie et du monde devient ensuite une scission de la conscience de soi philosophique singulière contenue en elle-même, et apparaît enfin comme une séparation extérieure et un être-dédoublé de la philosophie, comme deux tendances philosophiques opposées.

Il va de soi qu’il surgit encore une foule de formations subordonnées, geignantes, sans individualité, qui s’abritent derrière une gigantesque figure philosophique du passé, — mais on ne tarde pas à apercevoir l’âne sous la peau du lion, la voix larmoyante d’un mannequin d’aujourd’hui et d’hier perce, en un contraste comique, sous la puissante voix qui traverse les siècles (celle d’Aristote par exemple), de qui elle s’est faite mal à propos l’organe ; c’est comme si un muet voulait se procurer de la voix au moyen d’un énorme porte-voix, — ou bien nous voyons quelque lilliputien, armé de doubles lunettes, installé dans le petit coin du postérieur du géant, annoncer au monde tout émerveillé quelle nouvelle perspective étonnante se découvre de son punctum visus (point de vue), et faire des efforts risibles pour expliquer que ce n’est pas dans le cœur palpitant, mais dans la région ferme et solide sur laquelle il se tient que se trouve le point d’Archimède, (ποῦ στῶ : là où je dois me trouver), point auquel le monde est suspendu par des gonds. Ainsi naissent des philosophes-cheveux, des philosophes-ongles, des philosophes-orteils, des philosophes-excréments, etc., qui, dans l’homme-monde mystique de Swedenborg, occuperait un poste encore plus bas. Mais conformément à leur essence, tous ces mini-mollusques tombent, comme dans leur élément, dans les deux directions que j’ai indiquées. Quant à ces directions elles-mêmes, j’expliquerai ailleurs de manière plus complète leur rapport entre elles et à la philosophie hégélienne, ainsi que les divers moments historiques dans lesquels se présente ce développement.


3. Diog. IX 44 et X 38.
4. Arist. phys. 187 b.
5. Themist. p. 383.
6. Arist. met. 985 b 4 sq.
7. Themist. p. 326.
8. Simpl. p. 488.
9. Cf. Ibid. p. 514.
10. Diog. X 40 ; Stob. ecl. I, XVIII 4 a (§ 388).
11. Stob. eel. 1, X 14 (§ 306).
12. Simpl. p. 405.
13. Arist. de gen. et corr. 316 a.
14. Diog. IX 40.


  1. . Après « dénouement », raturé : un final incohérent [d’après MEGA, comme du reste les notes appelées par un chiffre1].
  2. . Semble… se terminer corrigé par Marx en :les ailes de la chouette de Minerve semblent ne plus la porter. (N. R.)
  3. . Diog. X 4.
  4. . Cic. de nat. deorum I, XXVI 73.
  5. . Cic. de fin. I, VI 21.17.18.
  6. . Plut. adv. Col. 1108, 3 (cf. 1111, 8).
  7. . Pseudoplut. 877 D.
  8. . Plut. 1111, 1112, 1114, 1115, 1117, 1119, 1120 sq.
  9. . Clem. Al. strom. VI 2, 27, 4.
  10. . eb. I, 11, 50, 5 sq.
  11. . Sext. Emp. adv. math. i 273.
  12. . Leibniz, p. 536.
  13. . En français dans le texte.
  14. . Plut. 1111, 8.
  15. . Arist. de an 404 a 28 sq.
  16. . Arist. met. 1009 b 11 sq. (remarque de Marx : dans ce passage est d’ailleurs exprimée la contradiction de la métaphysique elle-même).
  17. . Diog. IX 72.
  18. . Ritter, p. 571.
  19. . Diog. IX 44.
  20. . eb 72.
  21. . Simpl. p. 488.
  22. . Plut. 1111, 8.
  23. . Cf. Arist.
  24. . Diog. X 121.
  25. . Plut. 1117, 19.
  26. . Cic. de nai. deorum I, XXV 70 ; cf. de fin. 1, VII 22 ; Pseudoplut. 899 F.
  27. . Diog. X 31 sq.
  28. . Plut. 1111, 8.
  29. . Cic. de fin. I, VI 20 ; cf. Pseudoplut. 890 C.
  30. . Diog. IX 37.
  31. . ibid. 46 sq.
  32. . Euseb. X 472.
  33. . Diog. IX 35.
  34. . Cic. disp. Tusc. V 39 ; cf. de fin. V, XXIX 87.
  35. . Sen. ep. 8.
  36. . Diog. X 122 ; cf. Clem. Al. strom. IV 8, 69, 2 sq.
  37. . Sext Emp. ibid. 1 1.
  38. . Ibid. I 49.272 ; cf. Plut, de eo quod 1095, 13.
  39. . Cic. ibid. I, XXI 72.
  40. . Diog. X 13 ; Cic. de nat. deorum I, XXVI 72.
  41. . Sen. ep. 52.
  42. . Diog. X 10.
  43. . Ibid. 15 et 16.
  44. . Cic. de fato X 22, 23 ; de nat. deorum I, XXV 69 ; Euseb. I 23 sq.
  45. . Arist. de gen. an. 89 b.
  46. . Diog. IX 45.
  47. Pseudoplut. 884 E.
  48. Stob. ecl. I, IV 7c (§ 158 et 160).
  49. Euseb. VI 257.
  50. Stob. ecl. II, VIII, 16 (§ 346).
  51. Simpl. P. 351.
  52. Diog. X 133 sq.
  53. Sen. ep. 12.
  54. . Cic. ibid. I, XX 55 sq.
  55. . Ibid. XXV 70.
  56. . Simpl. ibid.
  57. . Cf. Euseb. XIV 781 sq.
  58. . Simpl. P. 351, 352.
  59. . Euseb. XIV 781.
  60. . Pseudoplut. 888 F et 890 C ; Stob. ecl. I, XXIV 10 (§ 514).
  61. . Sen. nat. quaest. VI 20, 5.
  62. . Cf. 2e partie, chap. V (de la Dissertation de Marx) ; Diog. X 88.
  63. . Ibid. 80.
  64. . MEGA : les chapitres IV et V, mentionnés dans le sommaire, n’ont pas été conservés.