Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Les manuscrits de 1844

Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 90-102).


LES MANUSCRITS DE 1844
PRODUCTION, OBJECTIVATION, ALIENATION


Selon L. Althusser, les Manuscrits de 1844 constituent un texte un peu « à part » dans l’itinéraire de Marx, le seul essai de renversement du système hégélien dans la philosophie de Feuerbach, tranchant sur le fond d’une problématique kantiano-fichtéenne[1]. Comme la Sainte Famille, les Manuscrits de 1844 louent la philosophie de Feuerbach comme celle de Hegel. Il nous semble cependant que si Marx n’a jamais été un penseur hégélien au sens d’un penseur spéculatif, les Manuscrits de 1844 n’en constituent pas moins le prolongement rigoureux de la double exigence témoignée dans les textes de 1839-1841 (cf. supra) et une certaine réponse bien déterminée à l’intérieur du dialogue fondamental avec Hegel. Si on garde à l’esprit les éléments dégagés jusqu’ici, il est frappant de constater la concordance qui règne entre la Sainte Famille, les Manuscrits de 1844, l’Idéologie allemande et même certains textes postérieurs à 1850 (cf. infra). Ce qui explique cette concordance, c’est que Marx définit sa spécificité précisément en s’opposant de manière très précise à la philosophie hégélienne, et qu’il a toujours en vue cette problématique, même s’il la subvertit radicalement en la déplaçant dans le champ de l’économie politique.

1. On lit dans les Manuscrits de 1844 que Hegel a saisi « la production de l’homme par lui-même comme un processus, l’objectivation comme désobjectivation, aliénation et suppression de cette aliénation ». Il a compris l’essence du travail et conçoit l’homme objectif « comme le résultat de son propre travail ». Telle est la grandeur de la Phénoménologie de l’Esprit et de son résultat final, — la « dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur[2] ».

2. Mais Hegel ne conçoit qu’un travail, celui de la pensée. Le travail de l’esprit instaure une série de médiations qui reflètent la conscience et non le développement réel, et sont donc effectivement nulles. Un tel travail est le « devenir pour soi de l’homme à l’intérieur de l’aliénation, en tant qu’homme aliéné ». Rien n’est donc changé à l’aliénation (la vraie, l’historique). Le philosophe est l’homme aliéné qui ne fait que se reconnaître comme tel, sa science est « la science aliénée qui se pense elle-même ». Sur ce plan, avec plus ou moins de bonheur et d’ampleur, tous les philosophes se donnent la main.

3. La différence entre Marx et Hegel ne tient pas au fait que Marx emploierait le concept d’aliénation et Hegel celui d’objectivation. L’élément spéculatif sur lequel se tient Hegel le conduit à déformer et voiler l’objectivation elle-même. Dans l’objectivation hégélienne, l’homme se trouve opposé à lui-même sous la forme de l’autre (la nature ou idée hors de soi). Cette opposition est fictive car ses deux termes sont fictifs. L’objectivation commence par poser une fausse différence entre l’homme et la nature, différence qui n’est ensuite que trop facile à résoudre. En fait, le niveau de l’objectif, du concret, est déjà supprimé au départ. L’aliénation telle que l’entend Marx est la critique directe de cette objectivation hégélienne. Elle est une phase historique nécessaire de la production concrète. Elle est donc à la fois plus contingente (nécessite historique et non d’essence) et plus difficile à surmonter, car elle fait effectivement du travail aliéné un travail négatif. Elle est une négation concrète de l’homme.

Marx dit : Hegel « voit seulement le côté positif du travail et non son côté négatif » (p. 133). Ce côté positif ne l’est en fait que parce que le travail est jugé par Hegel depuis le lieu spéculatif de sa suppression. La positivité du travail tient au fait qu’il se nie nécessairement dans la contemplation. Mais, pris comme tel, le travail est pour Hegel négatif. Le sol de l’opposition de la conscience et du monde qui le caractérise est pris dans l’objectivité, et, s’il ne se supprime pas, doit être condamné. Le travail est donc le négatif changé en positif par la vertu de sa négation. Marx prend le contrepied de cette analyse : c’est en tant que tel que le travail est positif, mais en tant que devenu étranger à lui-même pour des raisons historiques, il devient négatif. Il est donc négatif en tant qu’il est nié, qu’il n’est pas lui-même. La fin de l’aliénation est le retour à soi-même du travail, de la production, prise comme mode d’être générique de l’homme.

4. Hegel vise donc bien la fin de l’objectivité, frappée de négativité. « La réappropriation de l’essence objective de l’homme, engendrée comme étrangère dans la détermination de l’aliénation, ne signifie donc pas seulement la suppression de l’aliénation, mais aussi de l’objectivité ; c’est-à-dire que l’homme est un être non objectif, spiritualiste. » (p. 133). Or, le naturalisme nous enseigne que l’homme, en tant qu’être de la nature, est un être objectif. « Quand l’homme… pose ses forces essentielles objectives réelles par son aliénation comme des objets étrangers, ce n’est pas le fait de poser qui est sujet ; c’est la subjectivité de forces essentielles objectives, dont l’action doit être également objective. » L’homme « ne pose des objets » que « parce qu’il est posé lui-même par des objets, parce qu’à l’origine il est nature ». « Son produit objectif ne fait que confirmer son activité objective, son activité d’être objectif naturel. » (p. 136). Ce que Hegel vise à supprimer avec l’objectivation, c’est donc l’être concret de l’homme comme être objectif. C’est le caractère objectif de l’objet qui est pour la conscience de soi l’incongruité et l’aliénation (p. 139).

5. Le travail — la technique — suppose une lutte de l’homme contre la nature, lutte dialectique et objective aboutissant à la production concrète de l’homme par lui-même. La condamnation de l’objectivation comme moment négatif permet à Hegel de dénoncer « l’aliénation fatale de l’homme dans cette société où la production pour la production… n’a pas de raison de se limiter[3] ». La société productive qui ne se dépasse pas vers une société contemplative — c’est-à-dire en fait : qui n’élève pas des philosophes qui la pensent — reste pour Hegel prisonnière de l’objectivité, aliénée. La production suppose que l’homme transforme le monde en s’appuyant sur ses lois objectives (objet de la science), de même que la pratique politique doit voir l’homme transformer le monde social donné en s’appuyant sur la science de ce monde. Production et pratique politique seraient donc prisonnières de l’objectivité que le Sage hégélien doit précisément surmonter. De même, la « société sans classe » de Marx, dans la mesure où elle continuerait à produire, tomberait sous le coup de la même condamnation.

6. La production telle que l’entend Marx ne vise pas à supprimer la sphère de l’objet, à effectuer un saut au-delà de la dualité concrète du produisant et du produit. Elle vise la transformation, l’élaboration de la nature, élaboration qui est seule à rendre possible la reconnaissance de l’homme par lui-même dans son objet. Reconnaissance diffère d’identification comme objectivation de projection ; cette différence est explicitée par le concept de médiation. Pour la pensée de la production, l’objet produit est le support réel de l’universalité, le médium de tout rapport entre les hommes. « Dans l’hypothèse de la propriété privée positivement abolie, l’homme produit l’homme, se produit soi-même et produit l’autre homme… » « L’objet, qui est le produit de l’activité immédiate de son individualité, est en même temps sa propre existence pour l’autre homme, l’existence de celui-ci, et l’existence de ce dernier pour lui[4] ». Dans cette volonté de s’opposer à toute réduction de l’objet ou du sujet et de découvrir l’universalité dans le champ de l’objectivité, Marx semble développer et concrétiser le schéma que la Dissertation de 1841 donnait pour être celui du ciel. Dans le ciel en effet, la contradiction était acceptée et éteinte, rendue positive de par sa concrétion même, et seulement grâce à elle. Le mouvement absolument libre des corps célestes reposait sur la réalité effective de la singularité (subjectivité) et de la matière (centre universel de la pesanteur). Le ciel était la totalité unissant les deux termes. Dans la matière céleste, les deux moments reconnaissaient leur interdépendance et leur appartenance mutuelle sans pour autant se fondre l’un dans l’autre. La production pourrait ainsi apparaître comme la découverte du ciel sur la terre. En fait, il n’en est pas ainsi : la représentation du ciel contenue dans la Dissertation est celle du matérialisme philosophique. Sa valeur polémique à l’égard de toute spéculation ne saurait faire oublier qu’elle reste prisonnière du schéma spatial, du couple reflet-reflétant et de la contradiction formelle qui caractérisent l’idéologie. « Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée, mais il ne considère pas l’activité humaine elle-même en tant qu’activité objective[5]. » La production entraîne une révolution dans le statut de l’objectivité. Si elle fait valoir la dimension de l’objet contre la spéculation, elle le conteste dans la détermination que lui donne le matérialisme philosophique. « Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes — y compris celui de Feuerbach — est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, non en tant que pratique, de façon subjective[6]. » On voit que le matérialisme dialectique récuse à la fois le matérialisme et l’idéalisme philosophiques. Son espace est le statut particulier de l’objet produit, espace qui permet la possibilité réelle de cette réduction de la différence Homme/Nature qui était le but de toutes les philosophies.

7. L’étrangeté de la nature trouve son explication dans l’aliénation de la production. On ne saurait rendre « philosophique » le monde puisque la philosophie n’est que le reflet du monde aliéné. Il faut donc analyser l’aliénation de la production elle-même, sur le terrain de l’économie politique. Originairement, la production est la véritable vie générique de l’homme. « La vie productive, c’est la vie générique. C’est la vie engendrant la vie. » L’homme fait ses preuves en tant qu’être générique conscient « par la production pratique d’un monde objectif », l’élaboration de la nature non organique. « En produisant, l’homme reproduit la nature. » Ainsi, « l’homme affronte librement son produit[7] ». Le statut du produit est ainsi ambigu : ni le même que l’homme, ni autre que l’homme. Il participe, comme l’homme, à la nature, mais se distingue de l’homme pour être le lieu concret de l’épanouissement des possibilités humaines. L’épanouissement suppose une sortie hors de soi qui ne s’effectue pas vers un extérieur absolu. Cette formulation paradoxale montre que la philosophie pense difficilement le statut du produit. Du fait que le monde est produit, il n’y a plus d’étrangeté entre l’homme et la nature, ni entre l’homme et son semblable. La nature n’est pas anéantie comme totalité de l’étant, mais son être s’est transformé : d’objet éternel et étranger à l’homme, elle est devenue produit, objectivation de la vie de l’homme, histoire. « La nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. » « L’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme  : car celui-ci ne se double pas lui-même d’une façon seulement intellectuelle, comme c’est le cas dans la conscience, mais activement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde qu’il a créé[8]. » Cette création ne renvoie pas à l’activité purement pensée des Travaux préparatoires. Elle est transformation productrice plus que création. Feuerbach l’avait dit : « Sans objet l’homme n’est rien[9]. » Mais il avait identifié immédiatement l’objet à l’homme objectivé sans comprendre l’objectivation comme transformation productive.

8. Et pourtant cette production générique passe nécessairement par la phase historique de son aliénation. L’aliénation n’est pas incluse dans l’essence de la production, cette non-inclusion rendant possible le dépassement non contemplatif de l’aliénation. Cependant la possibilité et la nécessité historique de l’aliénation réside dans l’objectivation. Du fait même que l’homme pose un objet qui n’est pas la même chose que lui (position qui est pour l’homme nécessaire à sa vie) naît le risque de voir cet objet se poser pour lui-même sans référence au sujet, devenir étranger à l’homme. L’inexistence de l’objet (spéculation) et son existence souveraine et exclusive sont les deux contraires qu’il faut penser ensemble sans accepter la réduction de l’un d’entre eux. C’est la production aliénée qui est l’objet de l’économie politique. Sa nécessité tient au fait qu’elle est soumise au principe de rendement qui contraint l’homme à humaniser le monde. Mais la production aliénée crée seulement la possibilité d’une reprise du monde des produits. Elle ne tend pas d’elle-même à son annulation, au contraire, elle s’aggrave. « La misère de l’ouvrier est en raison inverse de la puissance et de la grandeur de sa production[10]. » Le travail se produit lui-même et produit l’ouvrier comme marchandise. L’homme est compris seulement comme travailleur et l’existence de ses besoins ne pose au capitaliste que les besoins de sa subsistance. La production, autant qu’elle est aliénée, est la perte totale de l’homme : il voit lui échapper et son objet, et sa propre vie générique. Au stade de l’économie, l’actualisation du travail « apparaît comme la perte pour l’ouvrier de sa réalité, l’objectivation comme la perte de l’objet ou l’asservissement à celui-ci, l’appropriation comme l’aliénation, le dessaisissement ».

Dans ces conditions, la production n’est-elle pas de nouveau le pur négatif, au sens où Hegel la condamnait ? Hegel critiquait la production-pour-la-production. Marx dit aussi que c’est dans la phase de l’aliénation que le monde est humanisé et il donne comme mot d’ordre au communisme l’abolition du travail. Le communisme semble alors réaliser les « retrouvailles du spéculatif » : l’unité immédiate de l’homme avec lui-même, unité qui exclut la sphère du travail. Il semble y avoir un glissement de la production au produit : la production est aliénante, mais le produit fait oublier la production, il est la production supprimée, l’objet des philosophes débarrassé de son « objectivité », pris subjectivement : l’homme lui-même. « Le communisme traite consciemment toutes les conditions naturelles préalables comme des créations des hommes. » « Il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis. » Il est la base réelle qui rend impossible tout ce qui existe indépendamment des individus « dans la mesure toutefois où cet état de choses existant est purement ou simplement un produit des relations antérieures des individus entre eux[11] ».

« La révolution communiste… est dirigée contre le mode d’activité antérieur, elle supprime le travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes[12]. » Le communisme est alors la réalisation du rêve philosophique : l’absence de différence entre l’homme et le monde et entre l’homme et l’homme. Marx dit parfois que l’homme, dans l’aliénation, a développé toutes ses possibilités et que le communisme est la fin et l’appropriation de ce développement. La compréhension de l’histoire est alors hégélienne : le communisme est la fin réalisée de l’histoire, le travail productif cesse avec lui, c’est le royaume des individus se contemplant eux-mêmes dans le monde produit, le dernier avatar de la république des Esprits.

Ce qui est en jeu avec ce problème de la définition du communisme, c’est la réponse aux mêmes questions que posaient déjà les Travaux préparatoires et la Dissertation, ce qui témoigne de la continuité de l’itinéraire de Marx. La preuve en est ce texte des Manuscrits de 1844 : le communisme est

l’appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme ; donc retour total de l’homme pour soi en tant qu’homme social, c’est-à-dire humain, retour conscient et qui s’est opéré en conservant toute la richesse du développement antérieur. Ce communisme en tant que naturalisme achevé = humanisme ; en tant qu’humanisme achevé = naturalisme ; il est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme, la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité, entre individu et genre. Il est l’énigme résolue de l’histoire et il se connaît comme cette solution (p. 7).

Tous les concepts de la Dissertation sont ici repris et thématisés. Le communisme vient remplacer en tant que vraie solution, l’élément de solution qu’avait donné en 1841 l’analyse du ciel. Mais si nous comprenons le communisme ainsi que nous venons de le faire, la différence entre Marx et Hegel ne réside que dans l’accusation d’abstraction portée contre Hegel : Hegel a défini le travail abstrait de l’esprit. Ce travail reflétait le travail aliéné ; Hegel a supprimé en pensée le travail de la pensée, le communisme supprime pratiquement le travail réel aliéné. En fait cette interprétation conduit à oublier la scission plus profonde qui sépare Marx de Hegel et que le concept de production invite à penser. Le mot d’ordre de « suppression du travail » vise le travail comme forme moderne de l’activité[13] dominée par les classes, c’est-à-dire le travail aliéné. Le capitalisme ne conçoit l’homme que comme travailleur, il le mutile, le coupe de ses autres activités productives (comme l’amour ou la culture). Le travail est alors synonyme de labeur forcé au service du capital. Si la suppression du travail ne fait qu’un avec celle des classes, elle n’est pas la suppression de toute activité. Hegel conçoit l’essence de l’homme comme production de la pensée ou pensée de la production (donc en dernier ressort comme contemplation). Marx la conçoit comme activité : affirmation objective de la liberté et objectivation de cette affirmation dans une œuvre. C’est précisément dans l’aliénation (et pour la science aliénée) que la production disparaît dans le produit. L’homme devrait-il se contenter de jouir de la contemplation d’un monde créé par les hommes qui l’ont précédé ? Marx le dit expressément : que jamais l’homme ne renonce « à la joie de produire et à la jouissance du produit[14] ». Joie de produire et jouissance du produit ne sont qu’une seule et même chose, ils sont rigoureusement inséparables. Il ne saurait y avoir de consommation authentique sans production. La représentation du communisme comme paradis de la consommation est à bannir. L’homme contemplatif qui se réjouit d’un monde tout trouvé à sa ressemblance, c’est celui du paradis de « carte postale » dont rêve l’homme qui souffre de son travail. Ce qui fait le caractère effrayant de l’aliénation, c’est justement que l’homme y est rendu étranger à ce qui devrait constituer sa vie même, la production appropriée. Si la vie de l’homme n’était pas production, il se bornerait à revendiquer du loisir en dehors du travail pour compenser le temps perdu à produire, ce qui est le comble de l’aliénation. Dire que la totalité des forces humaines s’est objectivée et que l’homme communiste n’a plus qu’à jouir de l’objet, c’est se représenter la société sans classe à la manière de l’homme aliéné, lequel est précisément vidé de toutes ses forces authentiquement productives. Le communisme est bien plutôt le retour de la production à elle-même, c’est-à-dire à son véritable sujet qui est l’homme, sans pour autant que ce retour soit un retour en arrière (en effet, la production générique est l’essence de la production et ne décrit pas une société originaire, un état de nature heureux). L’histoire de l’homme qui s’ouvre avec le communisme est la libre affirmation du jeu de ses forces et de leur objectivation dans des formes librement produites. Ce qui rend ambiguë la critique de la production-pour-la-production, c’est que cette critique doit d’abord préciser que la production dont il s’agit n’est que la production pour un autre (le capital), c’est-à-dire la production aliénée à son essence[15].

9. La production exprime l’essence de l’homme. L’aliénation constituant une phase de la production dont la nécessité n’est qu’historique, le mode capitaliste de production se trouve condamné par le développement dialectique de l’histoire réelle. Le schéma dialectique de l’accomplissement, qui fait du communisme l’affirmation de l’homme total et l’aboutissement de tout le procès antérieur se fonde dans la conception de l’homme comme produisant. Dans la production, l’objet est humain et l’homme est objectif, mais cette identification n’a pas de sens en dehors du procès même de la production. Si l’homme ne se saisit plus comme produisant (ou cesse de produire), l’objet devient uniquement le résultat d’une production qui n’est plus celle de l’homme présent et retombe dans l’étrangeté. Or, Marx développe l’idée de l’histoire qui suit la préhistoire de l’homme. « La préhistoire de l’homme est une partie de son histoire naturelle. » « Le communisme, principe énergétique du futur prochain, n’est pas en tant que tel le but du développement humain[16]. » Le communisme ne représente donc en aucun cas l’arrêt du développement. Ainsi retrouvons-nous la pensée de la dialectique présente dès les textes de 1841 : aucune « fin » de l’histoire n’est assignable, l’histoire est affirmée comme telle, c’est-à-dire comme devenir. La Postface à la seconde édition allemande du Capital voyait dans la dialectique réelle la loi de développement d’un « organisme social donné » et la nécessité de son remplacement par un autre organisme. Dans l’Ideologie allemande, Marx écrit : « La fin de l’histoire n’est pas de se résoudre en conscience de soi comme esprit de l’esprit, mais qu’à chaque stade se trouvent donnés un résultat matériel, une somme de forces productives, un rapport avec la nature et entre les individus créés historiquement et transmis à chaque génération par celle qui la précède[17]. » Et dans la Critique de l’économie politique, il précise encore : « Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès social de la production[18]. » (Nous soulignons). La production est ici distinguée de la forme antagonique qu’elle revêt. Ceci ne veut pas dire qu’il y ait une production en soi, mais simplement que la production ne disparaît pas avec le changement d’une quelconque de ses figures spécifiques. Moins que de la fin de l’histoire, il s’agit plutôt du passage (discontinu) à une nouvelle forme de l’histoire, ne se développant plus par le déchirement de la contradiction. C’est la notion même de développement qu’il faut alors repenser. Quand on a reconnu le statut de la production, on ne saurait plus préjuger de l’histoire, la réduire spéculativement. La production est le lieu de réserve de toutes les possibilités humaines : avec elle, l’histoire ne fait que commencer. La destruction de la nature comme objet étranger à l’homme est liée à l’affirmation de l’histoire, car l’homme n’est lui-même que s’il se reconnaît dans un objet concret, c’est-à-dire un objet qu’il doit sans cesse produire dans une libre différenciation de soi-même. Le contraire de la projection philosophique est alors conçu comme « épanouissement », concept dont la production artistique pourrait peut-être fournir une voie d’approche[19].


  1. . Pour Marx, article « sur le jeune Marx », p. 27.
  2. . Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 132.
  3. . Hyppolite (J.), Études sur Marx et Hegel, Rivière, p. 95.
  4. . Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 89.
  5. . Idéologie allemande, éd. cit., p. 31.
  6. . Ibidem.
  7. . Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 62-64.
  8. . Idem, p. 64.
  9. . Manifestes philosophiques, P.U.F., coll. Epiméthée, p. 65.
  10. . Manuscrits de 1844, éd. citée, p. 57.
  11. . Idéologie allemande, éd. citée, p. 97.
  12. . Ibidem, p. 68.
  13. . Cf. ibidem, fragment biffé par Marx et cité en note.
  14. . Manuscrits de 1844, éd. citée, p. 65.
  15. . La production apparaît donc ici comme « solution » ou interprétation « positive » de la totalité de l’étant. La question portant sur l’essence de la production — en particulier sur le statut de l’objectivité qu’elle comporte — surgit néanmoins comme l’inquiétude de tout effort pour penser l’être comme production. Au-delà de toutes les réponses philosophiques, Marx déploie dans toute son étendue ce qui, pour notre temps, fait question.
  16. . Manuscrits de 1844, éd. citée, p. 99.
  17. . Idéologie allemande, éd. citée, p. 70.
  18. . Avant-propos, collection de la Pléiade, tome 1, p. 274.
  19. . Cette histoire nous est difficilement pensable car, dans la phase de l’aliénation, nous concevons le sens comme négation / contradiction / suppression, et, en ce sens, Hegel est le philosophe accompli. Comment concevoir une histoire de la pleine positivité, d’où tout antagonisme soit écarté et qui pourtant se « développe » ? En 1841, la contestation de l’arrêt de l’histoire opéré par Hegel supposait une théorie de l’alternance (cyclique) doublée d’une progression. Si le communisme n’est pas le dernier mode de production pensable, tout en étant soustrait au négatif, son développement doit se concevoir comme incessante production du sens. L’histoire se pense alors de nouveau en termes d’alternance et de répétition. Histoire de la production du sens, elle est elle-même répétition insignifiante. Pour qui pense l’histoire, un sens absolument plein et présent est impossible à concevoir, puisque le développement est irréductible. Le monde de l’objectivation apparaît donc comme le milieu formel du recommencement perpétuel des forces productives.