Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Épicure et le matérialisme

Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 55-65).


ÉPICURE ET LE MATÉRIALISME

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« … Le ciel — la nature — l’esprit. À bas le ciel ! le matérialisme ». Lénine, Cahiers sur la dialectique de Hegel. N.R.F. p. 159.


Ce cri de Lénine a une résonance tout à fait épicurienne, et, de fait, la tradition marxiste a repris à son compte cette philosophie et la lecture que Marx en a faite. Marx lui-même mentionne Épicure dans la Sainte Famille, puis dans l’Idéologie allemande. Lénine, dans les Cahiers philosophiques, puis Nizan dans les Matérialistes de l’Antiquité, le citent comme matérialiste à part entière. Le matérialisme historique instauré par Marx, qui porte en lui une problématique et des concepts propres, se double d’un discours philosophique matérialiste sur lequel Lénine a particulièrement mis l’accent. Or, ces deux discours ne se recouvrent pas : il existe entre eux le décalage qui distingue la science de l’idéologie[1], ces deux niveaux n’étant pas indifférents l’un à l’autre. Il n’y a pas une histoire philosophique toute faite que la science devrait exhumer pour y appuyer sa recherche et son action. Le matérialisme n’est pas un mot d’ordre qui contiendrait tous ses développements de manière immédiate. Sa signification dépend de la rigueur avec laquelle on construit ses déterminations. Sinon il n’est qu’une catégorie vide dans laquelle on mettra aussi bien Démocrite, Épicure, Gassendi, Diderot, Feuerbach, le Marx du Capital, les savants modernes, etc., et qui n’engendrera que des malentendus.

Marx affirme de la manière la plus nette le résultat de son étude sur la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure : le problème jusqu’alors non résolu de la philosophie grecque est résolu par lui ; le lecteur de la Dissertation connaît la véritable différence qui oppose Épicure à Démocrite et sait que la philosophie de ce dernier est une « science naturelle de la conscience de soi ». Mais la conscience de soi singulière se pose dans son moment essentiel en opposition au monde. Cette opposition de la philosophie et du monde est justement ce qui rapproche la situation de la philosophie épicurienne de celle des Jeunes hégéliens. En tant que philosophie de la conscience de soi abstraite-singulière, l’épicurisme apparaît donc comme une négation idéaliste du monde. Toutes les analyses des Travaux préparatoires vont dans ce sens. La philosophie d’Épicure constitue même le côté stérile de la négation du monde, la fuite hors de lui, auquel s’oppose la négation active du monde, sa transformation énergique et volontaire par la critique. On peut même dire que c’est ce refus du monde matériel concret qui fonde également le rejet de la transcendance religieuse, hypothéquant sa valeur philosophique. Cette philosophie constituerait le refus de toute nécessité réelle, de toute altérité, et son athéisme, renforçant la tendance à rejeter toute contrainte extérieure[2], serait à double tranchant, ne laissant subsister que l’affirmation nue de la conscience de soi abstraite. De ce point de vue, plus Marx établirait de différence entre le matérialiste Démocrite et Épicure, plus il tirerait Épicure dans la direction de l’idéalisme subjectif, et inversement. Or, en 1841 du moins, c’est cette différence qui est expressément affirmée. Sur ce point, Marx est d’ailleurs fidèle en gros au jugement qu’avait porté Hegel dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie : Épicure, vivant à une époque où le monde est devenu irrationnel et n’apparaît plus à la conscience que comme une nécessité monstrueuse dont les lois vont à son encontre, incarne l’individualité singulière et abstraite qui fait abstraction de ce monde, de même que son principe, l’atome, décline de la ligne droite en affirmant sa liberté, sa solidité propre. La vertu principale d’Épicure est alors la franchise et la rigueur avec lesquelles il développe toutes les conséquences de ce principe qui est le sien ; sa logique ouverte révèle ce principe, la conscience de soi prise comme esprit subjectif, qui est aussi le contenu déformé et latent de la religion. À l’égard de la philosophie grecque, Épicure est dans une position de révélateur ; il n’en change pas les déterminations essentielles, mais en accentue les conséquences avec naïveté. Ainsi, comme les philosophes grecs, sa philosophie est une doctrine de la représentation, bien qu’il ne cherche pas à sauver celle-ci et la ramène à la pure possibilité formelle, la « simple possibilité[3] ». Tel est le contenu de l’ataraxie — mot dont la composition étymologique est privative et négative — couronnant la morale de l’Ἡδονή.

Mais les rapports de la conscience épicurienne et du monde ne sont pas si simples. Dans l’Idéologie allemande — écrite en 1845-1846 — Marx s’élève contre Max Stirner, selon qui Épicure veut tromper le monde qu’il considère comme son ennemi : « Jusqu’ici, on savait seulement que les épicuriens s’étaient exprimés dans le sens que voici : il faut détromper le monde, c’est-à-dire le délivrer de la crainte des dieux, car il est mon ami[4]. » Comment la conscience de soi qui s’oppose au monde peut-elle le considérer comme son ami ? Il faut déterminer précisément de quel monde il s’agit dans chaque cas, car ce terme est ambigu. Épicure souligne lui-même qu’il ne s’occupe pas du monde, mais de l’ataraxie de la conscience individuelle[5]. Pourtant, ce qui permet, au niveau du monde sensible, le libre-arbitre de l’homme, c’est la construction du monde atomistique qui est à l’image de ce libre-arbitre. Le monde auquel s’oppose la conscience de soi, dont elle dévie à l’instar de l’atome, est le monde concret devenu irrationnel, le monde comme autre de la conscience, qui trouve son symbole dans la nécessité inflexible de la ligne droite, image du monde historico-politique réel qui voyait la Grèce asservie. Un tel monde est précisément le monde matérialiste de la possibilité matérielle, le monde positif que développe la philosophie de Démocrite. Épicure est l’ami du monde qui se donne à la représentation subjective[6]. Ce monde familier et soumis est offert à l’expérience quotidienne du philosophe cantonné dans son jardinet. Il est alors aisé de transposer cet univers perceptif restreint en une physique dogmatique, selon le mouvement de la possibilité abstraite infinie. Une fois le monde physique soumis à un monde d’atomes représenté, le monde concret subsiste alors dans le monde céleste indépendant qu’Épicure s’emploie à réduire et même à détruire dans son aspect ordonné et contraignant. De même, le monde politique effectivement réel se réduit à la communauté des amis. L’ami se rapporte à l’ami comme l’atome à l’atome, selon le processus de la répulsion déjà analysé. L’équivalent politique de l’amitié est le contrat[7], condition extérieure liant des volontés abstraites subjectives, au niveau de la seule société civile, et faisant abstraction de l’État. Dans la religion, l’idée de Dieu était ambiguë, et l’on pouvait distinguer de bons dieux et de mauvais dieux ; de même ici le monde : il comporte la ligne droite et la douleur, mais aussi le temps qui ramène la santé, détruit toutes les contraintes de l’être-là, et ramène le monde concret à l’atome. Le temps s’incarne dans la conscience sensible de l’homme. Le sage fait abstraction de la mauvaise partie du monde, — la nécessité concrète qui asservit —, c’est-à-dire tout ce qui fait que le monde est réel et indépendant de la conscience, tout ce qui témoigne d’une raison intérieure au monde et différente de la raison consciente abstraite. Le temps permet de mesurer le monde concret à l’atome. Mais il est exclu de la nature atomistique, la nature véritable. La conscience de soi abstraite s’oppose au monde concret du même geste qu’elle exclut de la physique spatiale qu’elle instaure le temps, de manière à pouvoir conclure à l’éternité de la matière, c’est-à-dire à l’éternité de l’ être atomistique.

Nous sommes donc renvoyés au principe de cette philosophie : l’atome. Or, l’atome est défini en rapport au plus petit élément représentable, comme une radicalisation des possibilités de la représentation[8]. C’est donc la pensée subjective qui est d’entrée de jeu la mesure de la matière. La proposition d’allure très matérialiste : la nature est éternelle, l’homme est mortel dans ses propriétés, se renverse, si l’on suit le fil de la définition de l’atome, en celle-ci : la matière est la conscience de soi elle-même projetée. L’homme, en affirmant l’éternité de la matière, ne fait qu’affirmer sa propre éternité, l’éternité de son être atomistique, celle de l’humanité[9]. L’être atomistique ne s’oppose pas à l’homme, l’atome décline de la ligne droite comme l’homme dévie de la douleur. Le monde vrai est la même chose que l’homme, et l’ataraxie est dans son abstraction l’éternité de l’homme lui-même. Cette conception éclate dans la manière dont Épicure ramène, à propos des météores, les phénomènes célestes à ceux « qui se déroulent chez nous, et qui sont observés d’après leur cours réel », et le soleil réel à celui qui apparaît à l’homme[10]. De même, à propos de la « création du monde » dont Marx écrit qu’elle constitue le problème crucial qui décide du point de vue d’une philosophie, Épicure refuse tout simplement de répondre pour se jeter dans une « herméneutique » débridée[11].

C’est donc le monde lui-même qui est ambigu, et non une partie du monde. Si on lit Épicure en accentuant le caractère matérialiste de son principe atomistique, l’homme apparaît dissout dans le monde, comme chez Démocrite. Marx adopte en 1841 un point de vue exactement inverse, ou plutôt il montre la réversibilité des deux points de vue. L’atome d’Épicure apparaît d’abord comme la pure et simple projection de la conscience de soi abstraite[12] et Marx est particulièrement sévère sur ce point, montrant que cela revient ultimement à rester prisonnier de la nature.

Si donc le matérialisme de Démocrite est purement mécanique et unilatéral — inhumain —, celui d’Épicure est en réalité un idéalisme de la conscience de soi abstraite présenté « sous un déguisement matériel », du moins si nous suivons la lecture que nous en donne Marx en 1841. La conscience de soi d’Épicure n’est donc pas la conscience humaine concrète qui fondera l’« humanisme réel » de Feuerbach, car celui-ci suppose qu’on dépasse le résultat hégélien (l’union idéaliste de la conscience et du monde) et non qu’on en reste à un de ses moments. La philosophie d’Épicure représenterait beaucoup plus la tendance de Bauer que fustigera Marx dans la Sainte Famille qu’une tendance matérialiste. Or, Marx s’écarte dès 1841 d’une telle philosophie[13].

Cette mise au point ne doit cependant pas masquer l’extrême importance que revêtait alors pour Marx le semi-matérialisme individualiste éthique d’Épicure. D’une part en effet, l’unilatéralité de son principe, ultimement condamnée par Marx, ne l’avait pas empêché de chercher une philosophie plus totale que celle de Démocrite, qui était de ce point de vue encore plus unilatérale. Dans la répulsion, Épicure avait cherché à unir le moment formel — la singularité — et le moment matériel — la chute en ligne droite. Sa philosophie représente donc un point de départ dans la recherche d’une nouvelle philosophie totale. Les passages où Marx réduit la philosophie d’Épicure à un pur subjectivisme témoignent surtout du souci qu’il a à la fois de se garder de tout retrait du monde et de dégager de la manière la plus précise possible les deux moments qu’il s’agira pour lui ensuite de dépasser dans une synthèse supérieure.

Épicure était d’ailleurs pour ainsi dire condamné à ne pas réussir une philosophie totale, de par sa situation historique. Dans les périodes où la philosophie est devenue abstraite et s’oppose au monde, les philosophes sont nécessairement engagés dans le mouvement pratique critique et doivent mettre l’accent sur la volonté subjective transformatrice du monde. C’est ainsi que Marx peut écrire : « La chance dans un tel malheur est donc la forme subjective, la modalité dans laquelle la philosophie comme conscience subjective se rapporte à la réalité effective[14]. ».

Il est des philosophies qui ne se laissent lire que comme mots d’ordre dans une situation d’urgence.

« Il n’y a rien à craindre des dieux
Il n’y a rien à craindre de la mort
On peut atteindre le bonheur
On peut supporter la douleur. »

Ces douze mots grecs dont Nizan cite la traduction (édit. cit., p. 43) constituaient le τετραφάρμακον d’Épicure, son quadruple remède. Or, le remède est l’équivalent du mot d’ordre pour qui préfère la retraite au combat. Remède et mot d’ordre font partie d’une même alternative. En radicalisant la lecture opérée par Marx, on devrait dire que ce n’est pas la science, non plus que le monde, qui intéressent Épicure, mais le bonheur individuel. La philosophie d’Épicure est l’accomplissement de l’exigence de bonheur que la situation historique réclamait sans pouvoir l’assurer dans la réalité concrète. Il était urgent, au temps d’Épicure, d’être heureux, même s’il fallait pour cela se créer un monde[15]. La consigne, le remède ne sont alors pas des substituts, ils sont la raison même de cette œuvre, le seul tribunal où elle ait à comparaître. Telle est aussi la situation de Marx de 1839 à 1841. La philosophie rend alors compte d’elle-même en termes de stratégie, et cherche alors avant tout à définir une prise de position philosophico-politique. Dans de telles situations, l’adversaire doit être trouvé le plus rapidement possible. Alors : à bas le ciel, à bas la religion au pouvoir et le despotisme des idées reçues…

Mais il reste vrai pour Marx que cette puissance pratique de création demeure vide si elle ne s’appuie pas sur la connaissance des lois matérielles du monde. Toute transformation effective du monde exige que l’on fasse le départ entre la véritable création d’un monde selon la possibilité réelle — création qui est en réalité une transformation effective du concret — et la simple projection par la conscience des images qui la hantent et où elle se voit libre. Cette distinction est justement le fait de la philosophie, dont « la taupe… ne cesse jamais son travail[16] » et dont seuls les effets sont révolutionnaires. Mais le Marx de la « maturité » objecterait que si la philosophie se contente d’une création dans l’ordre de la pensée, d’une transformation du concept du monde et non du monde lui-même, la frontière qui la sépare du mauvais repli sur soi-même que constitue la religion n’est plus si nette, et sa création risque d’être une projection qui s’ignore[17].


  1. . Cette distinction intervient chez Marx à partir de l’Idéologie allemande (1845).
  2. . Cet athéisme ressemblerait alors à celui du « plus hideux des hommes » fustigé par Nietzsche, qui tue Dieu car il ne peut plus supporter sa présence contraignante. Cf. Ainsi parlait Zarathoustra. Edition Hanser, tome II, p. 502.
  3. . Travaux préparatoires, fragment intitulé : La supériorité de la rigueur logique d’Épicure comparée à celle des sceptiques. Ce fragment dit notamment : « Épicure l’emporte sur les sceptiques en cela que chez lui, non seulement les états et les représentations sont ramenés à rien, mais le fait d’en prendre conscience, de méditer sur eux et de raisonner sur leur existence… est quelque chose qui n’est que possible. »

    De même, le fragment précédent intitulé Hasard et possibilité chez Épicure : « Chez Épicure, le principe de la philosophie consiste à démontrer que le monde et la pensée sont pensables, possibles ; le principe d’où cela est tiré et où cela est ramené est encore la possibilité elle-même dans son être pour soi, dont l’expression naturelle est l’atome et l’expression spirituelle le hasard et l’arbitraire.

     »
  4. . Editions sociales, p. 164.
  5. . Travaux préparatoires, fragment intitulé, la Philosophie épicurienne des météores. « Comment (Épicure) dit presque carrément que, ne touchant pas à la nature, il ne se soucie que de la liberté de la conscience, on peut déjà le déduire de la monotone répétition qui le caractérise. »
  6. . La phrase de l’Idéologie allemande semble identifier ces deux mondes et marquer un changement d’attitude de Marx. (Cf. infra.)
  7. . Travaux préparatoires, le fragment : Épicure : sur l’État.
  8. . Travaux préparatoires, cf. Le transfert de l’Idéalité dans les atomes et la dialectique immanente de la philosophie épicurienne : « L’idéalité est donc transférée dans les atomes eux-mêmes. Le plus petit d’entre eux n’est pas le plus petit de la représentation, mais il a une analogie avec lui, et rien de précis n’est pensé dans cette démarche. »
  9. . Cf. le fragment : l’Orgueil des élus. « Ils méprisent la vie, mais leur existence atomistique est le bien dans celle-ci, et l’éternité de leur être atomistique, qui est le bien, ils la désirent… N’est-ce pas avoir élevé la fierté de l’atome à son plus haut sommet ? N’est-ce pas, dit sèchement, l’aveu de l’arrogance et de la présomption qu’on assigne à l’éternité, et de l’éternité qu’on accorde au seul être-pour-soi. privé de tout contenu ? »
  10. . Cf. le fragment : la Philosophie épicurienne des météores.
  11. . Cf. le fragment : la Construction épicurienne du monde : « L’insuffisance de cette construction du monde sautera aux yeux de chacun… On se borne à dire que la représentation du retour d’une totalité de différences dans une unité indéterminée, c’est-à-dire la représentation « monde », existe dans la conscience. » « C’est la limite qu’il faut alors déterminer, car une complexion limitée en général n’est pas encore un monde. Or, on lit plus loin que la limite peut être déterminée de toutes les manières qu’on voudra… et, à la fin, Épicure avoue bel et bien qu’il est impossible de déterminer sa différence spécifique. »
  12. . Nous citons les points essentiels de cette critique de la projection :

    a) Le fragment : la Philosophie épicurienne des météores : « La détermination intérieure est… niée et le principe du pensable, du représentable, du hasard, de l’identité et liberté abstraite se manifeste comme ce qu’est celle-ci : comme l’indéterminé, qui justement pour cette raison est déterminé par une réflexion extérieure à lui. Il apparaît ici que la méthode de la conscience productrice de fictions et de représentations ne se bat que contre sa propre ombre. » Quand l’objet défie la conscience par son autonomie — comme dans les météores —, « la conscience éclate dans l’aveu de son activité… elle voit… qu’elle n’a pour en faire son principe que la possibilité, le hasard, et que ce qu’elle cherche, c’est à effectuer de n’importe quelle manière une tautologie entre elle et son objet… Elle affirme que ce n’est pas une explication qui la satisfait, mais plusieurs, c’est-à-dire toute explication possible ; elle avoue ainsi que son activité est une fiction active. Les météores sont… l’image où la conscience contemple son manque… Épicure a exprimé cette image et c’est son mérite, la conséquence implacable de ses conceptions et ses développements ».

    (Signalons que sur ce point précis, Marx semble être injuste envers Épicure : selon lui, la conscience épicurienne se satisfait « de toute explication possible », c’est-à-dire possible selon la possibilité formelle. Or, Épicure fixe comme règle à l’explication astronomique l’accord avec les phénomènes, c’est-à-dire la possibilité réelle, matérielle. Ceci prouve que Marx tient assez à son principe de lecture pour l’étendre exagérément. La question de savoir si ce principe est « un bon principe » selon la vérité de l’histoire de la philosophie nous concerne ici moins que l’importance que revêt pour le jeune Marx une telle lecture. Nous nous interrogeons sur Marx plus que sur Épicure.)

    b) Dissertation, éd. Rk, p. 174 : « On voit donc qu’aussi longtemps que la nature exprime, en tant qu’atome et phénomène, la conscience

    la conscience singulière et sa contradiction, la subjectivité de cette dernière ne se présente que sous la forme de la matière elle-même.  » (Nous soulignons. Marx souligne toute la phrase.)

    « … Si la conscience de soi singulière était posée « realiter » sous la déterminité de la nature (ou la nature sous la déterminité de la conscience de soi), sa déterminité, c’est-à-dire son existence, aurait cessé, étant donné que l’universel est seul à pouvoir savoir en même temps son affirmation, dans une libre différenciation de soi-même. »

    c) Travaux préparatoires, fragment intitulé : la Liberté de la conscience en tant que le principe de la philosophie d’Épicure.

    « Quand nous reconnaissons la nature comme rationnelle, notre dépendance à son égard cesse. Elle n’est plus un sujet d’effroi pour notre conscience ; c’est justement Épicure qui fait de la forme de la conscience dans son immédiateté (l’être pour soi) la forme de la nature. Ce n’est que lorsque la nature est laissée totalement libre à l’égard de la raison consciente, et qu’elle est considérée à l’intérieur d’elle-même comme raison, qu’elle est tout entière possession de la raison. » (Nous soulignons.)

    d) Dissertation : « Si la conscience de soi abstraite-singulière est posée comme principe absolu, toute science véritable et réelle est en vérité supprimée, en ce sens que ce n’est pas la singularité qui règne dans la nature même des choses. » (Chapitre : les Météores.)

    e) A. Cornu connecte à cette critique de la projection opérée par Épicure la critique des « Preuves de l’existence de Dieu » que l’on trouve

    dans les remarques à la Dissertation et où on peut lire : « Les preuves de l’existence de Dieu… ne sont que des tautologies vides — par exemple, la preuve ontologique revient à ceci : « Ce que je me représente réellement est pour moi une représentation réelle. » Cf. Cornu, op. cit., p. 204.
  13. Quand donc Nizan, dans un ouvrage où il cite le texte de Marx, (les Matérialistes de l’Antiquité, éd. Maspero) félicite Épicure pour avoir fondé une théorie du monde sans principe transcendant et avoir « pressenti, parce qu’il le fallait, la représentation moderne du monde, rejetant ainsi parmi les « fables des origines » la physique mythique du Timée », il faut reconnaître que la beauté du texte cache un malentendu. Le jeune Marx dirait en effet que le problème que posait le Timée n’est pas résolu, mais gommé par Épicure, qui se jetait ainsi dans un isolement théorique correspondant à celui de son sage. Un tel refus aurait une valeur éthique et non théorique.

    Dans le même texte, Nizan pressent d’ailleurs la limite de cette interprétation purement matérialiste d’Épicure : « Certes, ce matérialisme a des limites… Il laisse subsister une fissure par où l’idéalisme peut passer. L’idéalisme passe en effet chez Lucrèce, au moment même où le philosophe ajoute aux mouvements mécaniques un mouvement autonome et contingent des atomes, analogue au libre arbitre et destiné à l’expliquer. » (Op. cit., p. 46.) Mais ce que le texte de Marx cherche à nous montrer, c’est que cette fissure est en réalité le principe unique de tout l’épicurisme, celui qui rend possible à la fois sa cosmogenèse et l’ataraxie du Sage.

  14. Travaux préparatoires : « Points nodaux dans le développement de la philosophie. »
  15. . Dans le fragment des Travaux préparatoires intitulé : Plutarque et Lucrèce, Marx loue cette attitude : « Celui qui ne prend pas plus plaisir à construire le monde entier avec ses propres moyens, à être un créateur de monde qu’à rôder éternellement dans sa propre peau, sur lui l’esprit a prononcé son anathème… il est reconduit à chanter des berceuses sur sa propre béatitude privée, et, la nuit, à rêver de lui-même. »

    Ce texte montre bien le glissement du critère d’appréciation : ce n’est plus la possibilité réelle qui mesure la philosophie, mais sa puissance pratique créatrice. Il y a deux sortes d’isolement. L’isolement stérile est ici attribué à Plutarque.

  16. . Travaux préparatoires : Jugement de Hegel sur la philosophie épicurienne de la nature.
  17. . Rappelons que c’est en définitive le caractère de la philosophie d’Epicure, et, dans une certaine mesure, de celle de Marx lui-même en 1841.

    Pour ce qui est de savoir si la philosophie d’Epicure est à ce point dominée par son aspect pratique et ne comporte que peu de résultats théoriques (cf. Travaux préparatoires, fragment intitulé : le Jugement de Hegel sur la philosophie épicurienne de la nature), nous renvoyons à l’article de Deleuze (cf. Logique du sens, article cité), qui analyse la valeur théorique de la philosophie de Lucrèce, et surtout au livre de J.-M. Gabaude intitulé le Jeune Marx et le matérialisme antique, qui contient une mise au point sur la lecture opérée par Marx dans la Dissertation qui nous semble définitive. (Editions Privat, Toulouse.)