Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Philosophie épicurienne - Extraits du sixième cahier

Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 176-195).


[Extraits du VIe cahier.]


[MEGA : la couverture du VIe cahier manque]


[Extraits de Lucrèce IV 30-32. 52-55. 191-198. 216-238. 251 à 255. 279-288 ; V 95 sq. 108 sq. 240-246. 306-310. 351-363. 373-375. 1169-1182]


[Points nodaux dans le développement de la philosophie]


Le νοῦς d’Anaxagore entre en mouvement chez les sophistes (le νοῦς y devient réellement le non-être du monde) et ce mouvement démonique immédiat comme tel s’objective dans le Δαιμόνιον de Socrate ; de même, le mouvement pratique de Socrate se transforme encore pour devenir chez Platon un mouvement universel et idéel, et le νοῦς s’élargit aux dimensions d’un royaume des idées. Chez Aristote, de nouveau, ce processus est conçu en vue de la singularité, mais qui maintenant est la singularité réelle et conceptuelle.

De même qu’il y a dans la philosophie des points nodaux qui relèvent en elle-même au concret, saisissent les principes abstraits dans une totalité, et brisent ainsi le fil de la ligne droite, il y a aussi des moments où la philosophie tourne son regard vers le monde extérieur, ne cherche plus à le concevoir, mais noue pour ainsi dire, comme une personne en chair et en os, des intrigues avec lui, sort du royaume transparent de l’Amenthès[1] pour se jeter dans les bras de la sirène du monde. C’est le temps du carnaval de la philosophie ; qu’elle se glisse dans une peau de chien comme le cynique, ou dans une soutane comme l’alexandrin, ou encore dans une vaporeuse robe printanière comme l’épicurien. Il lui est alors essentiel de porter des masques de personnages. On nous raconte que Deucalion, lors de la création de l’homme, lança des pierres derrière lui ; ainsi la philosophie lance ses yeux derrière elle (le squelette de sa mère est fait d’yeux brillants)[2], quand son cœur est devenu assez fort pour créer un monde ; mais de même que Prométhée[3], ayant dérobé le feu du ciel, se met à bâtir des maisons et à s’installer sur la terre, la philosophie, qui s’est élargie aux dimensions du monde, se tourne vers le monde des phénomènes. Ainsi de nos jours la philosophie de Hegel.

Tandis que la philosophie s’est enfermée dans un monde achevé, total (la déterminité de cette totalité a sa condition dans le développement de cette totalité en général ; elle est aussi la condition de la forme qui reçoit le mouvement dans lequel cette totalité se renverse en un rapport pratique à la réalité), c’est la totalité du monde qui se trouve en elle-même scindée (dirimée) et cette scission est portée à son plus haut point, car l’existence spirituelle est devenue libre et s’est enrichie jusqu’à être universelle. Le battement de son cœur est en lui-même devenu la différence, d’une manière concrète qui est l’organisme tout entier. La scission du monde n’est pas causale, s’il est vrai que ses côtés sont des totalités. Le monde est donc un monde déchiré qui fait face à une philosophie en soi totale. Le phénomène de l’activité de cette philosophie est donc aussi un phénomène déchiré et contradictoire ; son universalité objective se renverse dans des formes subjectives de la conscience singulière dans lesquelles il est vivant. Des harpes ordinaires font entendre leurs sons sous toutes les mains, mais les harpes éoliennes ne jouent que lorsque la bourrasque les frappe. On ne doit pourtant pas se laisser tromper par l’ouragan qui suit une grande philosophie, une philosophie du monde.

Qui ne reconnaît pas cette nécessité historique est logiquement contraint de nier qu’en général, après une philosophie totale quelle qu’elle soit, des hommes puissent encore vivre, ou alors il doit tenir la dialectique de la mesure comme telle pour la plus haute catégorie de l’esprit qui se sait, et affirmer avec quelques-uns de nos hégéliens qui comprennent mal Hegel que la médiocrité est le phénomène normal de l’esprit absolu. Mais une médiocrité qui se donne pour le phénomène régulier de l’absolu est elle-même tombée dans l’absence de mesure, en l’espèce la démesure dans la prétention. Sans cette nécessité, on ne saurait concevoir la venue au jour, après Aristote, d’un Zenon, d’un Epicure, voire d’un Sextus Empiricus, et après Hegel celle des pauvres tentatives, pour la plupart sans fondement, des philosophes récents.

Les êtres de demi-mesure ont, à de telles époques, le point de vue inverse des capitaines tout d’une pièce. Ils croient pouvoir réparer le dommage en diminuant les forces, en les éparpillant, en signant un traité de paix avec les nécessités réelles, tandis que Thémistocle, quand Athènes fut menacée d’être dévastée, poussa les Athéniens à l’abandonner tout à fait, et à fonder sur mer, sur un autre élément, une nouvelle Athènes.

Nous ne devons pas non plus oublier que l’époque qui suit de telles catastrophes est une époque de fer, heureuse quand des combats de titans la marquent, lamentable quand elle ressemble aux siècles qui suivent clopin-clopant de grandes époques artistiques, car ces siècles se contentent de mouler dans la cire, le plâtre et le cuivre ce qui a jailli du marbre de Carrare, tout comme Pallas Athéna de la tête de Zeus, le père des dieux. Mais elles sont titanesques, ces époques qui succèdent à une philosophie totale en soi et à ses formes de développement subjectives, car gigantesque est la dissension qui est leur unité. Ainsi vient Rome après les philosophies stoïcienne, sceptique, épicurienne. Ces philosophies sont malheureuses et leur existence est dure, car leurs dieux sont morts et la nouvelle déesse a encore immédiatement la figure sombre du destin, de la pure lumière ou des pures ténèbres. Les couleurs du jour lui manquent encore. Mais le noyau intime du malheur est que l’âme de l’époque, la monade spirituelle, qui se suffit à elle-même et est figurée, à tous les points de vue, idéalement en elle-même, ne doit ensuite reconnaître aucune réalité qui ait été achevée sans elle. La chance dans un tel malheur est donc la forme subjective, la modalité dans laquelle la philosophie comme conscience subjective se rapporte à la réalité effective.

Ainsi par exemple, les philosophies épicurienne et stoïcienne furent le bonheur de leur époque ; le papillon de nuit, quand le soleil universel s’est couché, cherche la lueur de la lampe du privé.

L’autre côté de la question, qui pour l’historien de la philosophie est le plus important, est que ce renversement accompli par les philosophes, leur transsubstantiation en chair et en sang est distincte selon la déterminité que porte en elle, comme la marque de sa naissance, une philosophie en soi totale et concrète. C’est en même temps une réplique à l’usage de ceux qui, sous le prétexte que Hegel tenait la condamnation de Socrate pour juste, c’est-à-dire pour nécessaire, et que Giordano Bruno dut expier sa flamme spirituelle dans les flammes et la fumée de son bûcher, en concluent dans leur partialité que, pour prendre un exemple, la philosophie hégélienne a prononcé elle-même sa propre condamnation. Mais il est important, au point de vue philosophique, d’insister sur ce point, car, à partir de la manière spécifique dont s’effectue ce renversement, on peut faire retour sur la déterminité immanente et sur le caractère qui définit dans l’histoire mondiale le cours d’une philosophie. Ce qui se présentait auparavant comme croissance est maintenant devenu déterminité, ce qui était négativité en soi est devenu négation. Nous voyons ici pour ainsi dire le curriculum vitae d’une philosophie réduit à sa plus simple expression et à la pointe subjective, de même qu’à partir de la mort d’un héros, on peut conclure sur l’histoire de sa vie. Le fait que je tienne le rapport au monde de la philosophie épicurienne pour une telle forme de la philosophie grecque peut me justifier en même temps de ne pas mettre en tête de la philosophie d’Epicure, comme conditions inhérentes à la vie, des moments tirés des philosophies grecques précédentes, mais de conclure plutôt rétrospectivement sur ces philosophies à partir de cette dernière, et ainsi de la laisser exprimer elle-même sa position propre.


[Sur la forme subjective de la philosophie platonicienne, critique de l’écrit de Baur :
l’Elément chrétien dans le platonisme]


Pour déterminer en quelques traits de manière encore plus précise la forme subjective de la philosophie platonicienne, je vais considérer d’assez près quelques vues de M. le Professeur Baur, tirées de son écrit : « l’Elément chrétien dans le platonisme ». Nous obtiendrons ainsi un résultat, en éclairant du même coup des points de vue contradictoires.

« L’Elément chrétien du platonisme, ou Socrate et le Christ  », de D. F. C. Baur, Tubingen, 1837.

Baur dit page 24 :

« La philosophie socratique et le christianisme sont par conséquent l’un à l’autre, considérés dans ce point de départ qui est le leur, comme sont la connaissance de soi et la reconnaissance des péchés. »

Il nous semble que la comparaison de Socrate et du Christ présentée ainsi prouve le contraire direct de ce qui doit l’être, le contraire d’une analogie entre Socrate et le Christ. Connaissance de soi et reconnaissance de ses péchés sont sans nul doute comme l’universel et le particulier, comme la philosophie et la religion. Tout philosophe occupe cette position, qu’il appartienne à l’ancien temps ou à l’époque moderne. Ce serait plutôt la séparation éternelle de deux domaines que leur unité, séparation qui est sans doute aussi un rapport, car toute séparation est séparation d’une unité. Cela voudrait seulement dire que le philosophe Socrate est au Christ comme un philosophe à un professeur de religion. On a beau introduire une ressemblance, une analogie entre la grâce et l’art de l’accoucheuse, l’ironie, que pratique Socrate, cela ne fait que porter à l’extrême la contradiction et non l’analogie. L’ironie socratique, telle que la conçoit Baur et telle qu’on l’a comprise avec Hegel, c’est-à-dire le piège dialectique qui fait tomber le sens commun non pas dans un accroissement de savoir bien confortable, mais dans la vérité qui lui est à lui-même immanente, en le faisant sortir de son encroûtement dans le divers, cette ironie n’est rien d’autre que la forme de la philosophie telle qu’elle se rapporte subjectivement à la conscience commune. Le fait qu’elle a en Socrate la forme d’un homme, d’un sage ironique, découle du caractère fondamental de la philosophie grecque et de son rapport spécifique à la réalité : chez nous, c’est Frédéric Schlegel qui a enseigné l’ironie comme formule universelle immanente, pour ainsi dire comme philosophie. Mais, selon l’objectivité, selon le contenu, c’est aussi bien Héraclite, qui non seulement méprise le sens commun mais le déteste, c’est même Thalès qui enseigne que toute chose se compose d’eau, alors que tout Grec savait qu’il ne pouvait pas vivre d’eau, c’est Fichte avec son moi créateur du monde, alors que même Nicholaï reconnaissait qu’il ne pouvait pas créer un monde, ce sont tous les philosophes qui font valoir l’immanence contre la personne empirique, qui sont des ironistes.

Dans la grâce, par contre, ce n’est pas seulement le sujet qui, grâcié, en vient à reconnaître ses péchés, mais c’est aussi celui qui grâcie et celui qui s’élève au-dessus de la reconnaissance des péchés, qui sont des personnes empiriques.

Si donc il y a ici une analogie entre Socrate et le Christ, ce ne peut être que celle-ci : Socrate est la philosophie personnifiée, le Christ est la religion personnifiée. Mais il ne s’agit pas ici d’un rapport universel entre la philosophie et la religion ; la question est au contraire de savoir comment la philosophie incarnée se rapporte à la religion incarnée. Qu’elles se rapportent l’une à l’autre, c’est une vérité très vague, ou plutôt la condition universelle de la question, et non le fondement particulier de la réponse. Dans ce désir de démontrer l’élément chrétien chez Socrate, le rapport des personnalités en présence, le Christ et Socrate, ne reçoit pas de détermination plus précise que celle qui en fait le rapport d’un philosophe à un professeur de religion en général ; or, la même vacuité éclate quand on met en rapport d’une part la structure universelle éthique de l’idée socratique, l’Etat platonicien, avec la structure universelle de l’idée, d’autre part le Christ comme individualité historique avant tout avec l’Eglise.

< On passe aussi sur un point de détail important : la République de Platon est un produit de sa propre activité créatrice, alors que l’Eglise est, par contre, quelque chose de totalement différent du Christ. En même temps [?], la République platonicienne est [?] >


Si le jugement de Hegel, que Baur accepte, est juste, jugement selon lequel Platon, dans sa République, a fait prévaloir la susbstantialité grecque contre le principe naissant de la subjectivité, alors le Christ est diamétralement opposé à Platon, parce que le Christ faisait prévaloir ce moment de la subjectivité contre l’Etat existant, qu’il décrivait comme une chose purement terrestre et donc profane. Le fait que la République de Platon resta un idéal, tandis que l’Eglise chrétienne atteignait la réalité n’était pas encore la vraie différence ; au contraire, ce rapport s’inversa dans le fait que l’idée platonicienne poursuivit son chemin comme réalité, tandis que l’idée chrétienne la précéda.

Bref, il serait beaucoup plus exact de dire qu’il y a des éléments platoniciens dans le christianisme que des éléments chrétiens dans le platonisme, étant donné surtout que les plus anciens pères de l’Église proviennent historiquement, pour une part, de la philosophie platonicienne, par exemple Origène, Hérennius. Il est important au point de vue philosophique que, dans la République de Platon, la première place soit celle des savants ou des sages. Il en va de même pour le rapport des idées platoniciennes au Logos chrétien (p. 38), pour le rapport de la réminiscence platonicienne à la rénovation chrétienne de l’homme par laquelle il revient à son image éternelle (p. 40), pour la chute platonicienne des âmes et la chute dans le péché des chrétiens, qui est un mythe de la préexistence de l’âme (p. 43).

Rapport du mythe à la conscience platonicienne, migration platonicienne des âmes, connexion avec les astres.

Baur dit page 83 :

« Dans aucune autre philosophie de l’antiquité, la philosophie ne porte autant en elle le caractère de la religion que dans le platonisme. »

Cela doit aussi ressortir du fait que Platon définit le « devoir de la philosophie » (p. 86) comme une λύσις (libération), une χωρισμός (séparation, délivrance), une ἀπαλλαγή (séparation) de l’âme à l’égard du corps, comme une mort et une μελετᾶν ἀποθνήσκειν (préparation à la mort).

« Que cette force de rédemption soit encore et toujours attribuée en dernière instance à la philosophie est évidemment le caractère unilatéral du platonisme. » (p. 89.)

D’un côté, on pourrait accepter le jugement de Baur, qu’aucune philosophie de l’antiquité ne porte davantage le caractère de la religion que celle de Platon. Mais la signification n’en serait que celle-ci : aucun philosophe n’a enseigné la philosophie avec plus d’enthousiasme religieux, pour aucun philosophe la philosophie n’avait davantage la détermination et la forme d’un culte religieux. En ce qui concerne les philosophes plus intensifs comme Aristote, Spinoza, Hegel, leur comportement lui-même avait une forme plus universelle, moins plongée dans le sentiment empirique ; mais c’est pour cela que l’enthousiasme d’Aristote, quand il glorifie la θεωρία (contemplation) comme ce qu’il y a de meilleur (τὸ ἥδιστον καὶ ἄριστον, le plus agréable et le meilleur), ou quand il admire la raison de la nature dans le traité περὶ τῆς φύσεως ζωϊκῆς (de animante natura) [Arist. de partibus animalium 645 a], et plus récemment l’enthousiasme de Spinoza, quand il parle de la contemplation sub specie aeternitatis (au regard de l’éternité), de l’amour de Dieu, ou de la libertas mentis humanae (liberté de l’esprit humain), ou encore l’enthousiasme de Hegel quand il développe la réalisation éternelle de l’idée, le grand organisme de l’univers des esprits, sont plus solides, plus chaudes, plus bienfaisantes à l’esprit universel formé par la culture ; c’est aussi pour cela que ces enthousiasmes, une fois consumés, deviennent le pur feu idéal de la science, alors que celui de Platon parvenait à l’extase comme à son plus haut sommet. C’est pourquoi l’inspiration de Platon ne fut que la bouillote d’esprits singuliers, tandis que celles-ci furent le spiritus animant des développements de l’histoire mondiale.

Si donc on peut aussi, d’un autre côté, admettre que dans la religion chrétienne précisément, qui représente le plus haut point du développement religieux, il doit se trouver plus de résonances évoquant la forme subjective de la philosophie platonicienne que celle des autres philosophies antiques, on doit aussi bien affirmer inversement pour la même raison que dans aucune philosophie l’antithèse entre le religieux et le philosophique ne saurait s’exprimer plus clairement, parce qu’ici la philosophie apparaît dans la détermination de la religion, alors que chez Platon la religion apparaît dans la forme de la philosophie.

En outre, les jugements de Platon concernant le salut de l’âme, etc., ne prouvent absolument rien, car tout philosophe veut délivrer l’âme de ses limites empiriques ; ce qui est ici analogue avec la religion serait seulement le manque de philosophie qui consiste à considérer cette rédemption comme le but de la philosophie, tandis qu’elle n’est que la condition du salut de la philosophie, que le commencement du commencement.

Enfin, ce n’est pas un défaut de Platon, une unilatéralité d’attribuer cette force de rédemption en dernière instance à la philosophie : c’est l’unilatéralité qui en fait un philosophe et non un professeur de croyance. Ce n’est pas une unilatéralité de la philosophie de Platon, mais ce par quoi elle est, elle et elle seule, philosophie. Elle est ce par quoi Platon supprime à nouveau la formule qu’on vient de blâmer d’une mission de la philosophie qui ne serait pas la philosophie elle-même.

« Ici donc, dans le désir de donner à ce qui est connu au moyen de la philosophie une base indépendante de la subjectivité de l’individu singulier, se trouve aussi la raison pour laquelle Platon, au moment précis où il développe des vérités qui ont le plus haut intérêt moral et religieux, les présente aussitôt sous une forme mythique. » (p. 94.)

Il reste à savoir si de cette manière on a déterminé quoi que ce soit. Le noyau implicite de cette réponse n’est-il pas la question demandant la raison de cette raison ? On se demande, en effet, pourquoi Platon éprouve le désir de donner à ce qui est connu par la philosophie un statut positif, avant tout mythique ? Un tel désir est la chose la plus extraordinaire qui puisse être dite par un philosophe, quand il trouve la puissance objective non dans son système lui-même, dans la puissance éternelle de l’idée. C’est pourquoi Aristote dit que créer des mythes, c’est créer des sentences.

Sur un plan extérieur, nous pouvons trouver la réponse à cette question dans la forme subjective du système platonicien, la forme du dialogue, et dans l’ironie. Ce qui est jugement d’un individu et se fait prévaloir comme tel, en opposition à des opinions ou à des individus, a besoin d’un point d’appui grâce auquel l’incertitude subjective devienne la vérité objective.

Mais la question se pose en outre de savoir pourquoi cette création de mythes se trouve dans les dialogues qui développent de préférence des vérités d’ordre moral et religieux, tandis que le Parménide, qui est purement métaphysique, en est exempt. On se demande pourquoi le fondement positif est un fondement mythique, un fondement qui s’appuie sur des mythes.

Et c’est ici l’instant critique où l’œuf tressaute avant l’éclosion. Dans les développements de questions déterminées, morales, religieuses, ou même portant sur la philosophie de la nature comme dans le Timée, Platon ne se montre pas à la hauteur avec son interprétation négative de l’absolu ; là, il ne suffit pas de tout noyer au sein d’une de ces nuits où, comme dit Hegel, toutes les vaches sont noires ; c’est alors que Platon empoigne l’interprétation positive de l’absolu, et la forme essentielle de cette interprétation, fondée en elle-même, est le mythe et l’allégorie. Là où l’absolu se tient d’un côté et la réalité positive limitée de l’autre, et où on doit pourtant maintenir le positif, ce positif devient le médium à travers lequel la lumière absolue perce, la lumière absolue éclate en un fabuleux jeu de couleurs, et le fini, le positif indique autre chose que lui-même, il a en lui une âme pour laquelle ce changement en chrysalide est un sujet d’émerveillement ; le monde entier est devenu un monde des mythes. Toute figure est une énigme. Ce phénomène s’est répété aussi à l’époque moderne, conditionné par une loi semblable.

Cette interprétation positive de l’absolu et son vêtement mythico-allégorique sont la source jaillissante, la pulsation de la philosophie de la transcendance, d’une transcendance qui a un rapport essentiel à l’immanence en même temps qu’elle la déchire essentiellement. Ici, sans doute, la philosophie platonicienne s’apparente à toute religion positive et surtout à la religion chrétienne qui est la philosophie achevée de la transcendance. Voilà donc un des points de vue d’où on peut effectuer un rattachement plus profond du christianisme historique à l’histoire de la philosophie ancienne. À cette interprétation positive de l’absolu est lié le fait que pour Platon un individu comme tel, Socrate, est le miroir, pour ainsi dire le mythe de la sagesse, et le fait qu’il le nomme le philosophe de la mort et de l’amour. On ne dit pas ainsi que Platon a dépassé le Socrate historique. L’interprétation positive de l’absolu est liée au caractère subjectif de la philosophie grecque et à la détermination du sage.

Mort et amour sont le mythe de la dialectique[4] négative[5], car la dialectique est la lumière intérieure dans sa simplicité, l’œil pénétrant de l’amour, l’âme intérieure qui n’est pas étouffée par le corps de la scission matérielle, le lieu intérieur de l’esprit. Le mythe de la dialectique est donc l’amour ; mais la dialectique est aussi le fleuve qui arrache, qui brise les multiples et leur limite, qui renverse les figures autonomes, noyant tout dans la mer unique de l’éternité. Son mythe est donc la mort.

La dialectique est donc la mort ; mais elle est en même temps le véhicule de la vie jaillissante, de l’épanouissement dans les jardins de l’esprit, l’écume que laissent, dans la coupe bouillonnante, des soleils ponctuels d’où surgit la fleur d’un des feux de l’esprit. C’est pour cela que Plotin l’appelle moyen pour ἄπλωσις (simplicité) de l’âme, pour l’union immédiate avec Dieu, expression qui unit les deux aspects, et rassemble la θεωρία (contemplation) d’Aristote avec la dialectique de Platon. Mais comme ces déterminations sont chez Platon et Aristote pour ainsi dire prédéterminées, et ne sont pas développées selon une nécessité immanente, leur enfoncement dans la conscience empiriquement singulière apparaît chez Platon comme un état, l’état de l’extase.


[Contre la conception de l’atomisme professée par Ritter]


Ritter (dans son Histoire de la philosophie et de l’antiquité, première partie, Hambourg, 1829) parle avec une certaine préciosité répugnante de moralisme de Démocrite et de Leucippe, bref de la doctrine atomiste (il fait de même à propos de Protagoras, Gorgias, etc.). Il n’y a rien de plus facile que de s’octroyer en toute matière la jouissance de son excellence morale ; mais surtout à propos des morts. Même le savoir étendu de Démocrite devient l’objet d’un reproche moraliste (p. 563) ; on dit de ce savoir que l’élan du discours qui feint une haute inspiration devait « trancher » sur les sentiments bas qui sont à la base de son point de vue de la vie et du monde (p. 564). Cela ne doit pas être une remarque historique ! Pourquoi y aurait-il eu, justement, à la base de sa conception, ces sentiments, et non plutôt inversement le mode spécifique de sa conception et de son intelligence du monde à la base de ces sentiments ? Non seulement le dernier principe est plus historique, mais c’est aussi le seul qui donne à l’examen des sentiments d’un philosophe le droit de prendre place dans l’histoire de la philosophie. C’est là que nous voyons ce qui s’est exposé à nous comme système dans la figure d’une personnalité spirituelle ; nous voyons pour ainsi dire le démiurge vivant au milieu de son monde.

« De même teneur est aussi le principe de Démocrite selon lequel on devrait accepter un originel, non devenu, car le temps et l’infini ne sont pas devenus, si bien que chercher leur fondement reviendrait à chercher le commencement de l’infini. On ne peut voir ici qu’un refus sophistique de la question de la cause première de la totalité des phénomènes. » (p. 567.)

Je ne peux voir dans cette explication de Ritter qu’un refus moraliste de la question de la raison de cette définition de Démocrite ; l’infini est placé, en tant que principe, dans l’atome. Cela réside dans sa détermination. Demander une raison pour cette détermination serait évidemment supprimer détermination conceptuelle de l’atome.

« Démocrite n’attribue aux atomes qu’une qualité physique, la pesanteur… on peut ici aussi reconnaître encore l’intérêt mathématique qui cherche à sauver la possibilité d’appliquer la science mathématique au calcul du poids. » (p. 568.)

« Les atomistes dérivaient donc aussi le mouvement de la nécessité, en pensant cette nécessité comme l’absence de raison du mouvement qui retourne à l’indéterminé. » (p. 570.)


[Extraits de Sext. Emp. adv. dogm. III 19-21. 25. 28. 71-72 ; Pyrrh. hyp. III 218 ; adv. dogm. IV 219-221. 240-241. 244.]


[Le jugement de Hegel sur la philosophie épicurienne de la nature]


Si maintenant, d’après Hegel non plus (voir les Œuvres complètes, volume 14, p. 492), il n’y a pas de grande louange à adresser à la philosophie épicurienne de la nature, si l’on fait prévaloir le gain objectif comme critère du jugement critique, il faut, de l’autre côté, selon lequel certains phénomènes historiques ne méritent pas une telle louange, admirer la logique ouverte, authentiquement philosophique, qui étale dans toute leur ampleur les inconséquences de son principe en elles-mêmes. Les Grecs resteront éternellement nos maîtres à cause de cette naïveté grandiose et objective qui fait briller chaque chose dans sa nudité, dans la pure lumière de sa nature, même si cette lumière est obscurcie. C’est surtout notre époque qui a avant tout produit, même dans la philosophie, des phénomènes coupables, entachés du plus grand péché, le péché contre l’esprit et la vérité, tandis que se loge une intention cachée derrière le jugement et un jugement caché derrière la chose.


SCHEMA DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE
[DE HEGEL]


[Première version]


A. — Classification générale (§ 252).


L’idée en tant que nature est :

1) Dans la détermination de l’extériorité réciproque, de la singularisation abstraite[6], hors de laquelle l’unité de la forme, cette forme en tant que forme idéelle n’étant qu’en soi[7], est la matière et son système idéel. La mécanique. Nature universelle[8].

2) Dans la détermination de la particularité, si bien que la réalité est établie avec une détermination formelle immanente et une différence existant en elle, un rapport de réflexion, dont l’être en soi est l’ individualité naturelle[9].

3) Nature singulière [ne se trouve pas chez Hegel]. Détermination de la subjectivité, dans laquelle les différences réelles de la forme sont ramenées tout aussi bien à l’unité idéelle qui s’est trouvée elle-même et est pour soi. Organique (232-233).


I. — MECANIQUE


A. — La mécanique abstraite universelle


a) [§ 254] L’espace. La continuité immédiate, sont en tant qu’extérieurs :

a) [§ 255] Les dimensions : hauteur, longueur et largeur.
b) [§ 256] Point, ligne et surface : d’un côté une déterminité à l’égard de la ligne et du point, d’autre part en tant que rétablissement de la totalité spatiale : surface encerclante qui sécrète un espace singulier total [236-237].


b) Le temps. La discrétion immédiate [§ 258, 259] : Le devenir contemplé [239] : présent, futur et passé (maintenant, etc.).


c) [§261] Unité immédiate de l’espace et du temps dans la détermination de l’espace : le lieu ; dans la détermination du temps, le mouvement ; leur unité, la matière.


B. — [§ 262] La mécanique particulière. Matière.
Mouvement
Répulsion — Attraction — Pesanteur


a) [§ 263] La matière inerte, la masse, ... comme contenu, est indifférente à l’égard de la forme de l’espace et du temps.

[§ 264] Mouvement extérieur - </nowiki>matière inerte.

b) [§ 265] Le choc. Communication du mouvement -poids - vitesse -

[§ 266] centre extérieur, repos, attraction vers le centre - pression.

c) [§ 267, 268] La chute, éloignement du centre.


C. — [§ 269] La mécanique absolue ou mécanique plus restreinte. Gravitation. Mouvement comme système de plusieurs corps [§ 270]. Centre universel. Absence de centre singularité. Les centres individuels.


II. — PHYSIQUE


A. — Universalité dans la physique.

a) [§ 274] Les corps universels. Identité.

a) Lumière (soleil, étoiles) [§ 277] l’obscur (sec). [§ 278] (relation spatiale-directe).
b) [§ 279] Corps de l’opposition. L’obscur.
1) En tant qu’être différencié corporel, raideur, être pour soi matériel.
2) Opposition comme telle. La solution, ou neutralité des corps lunaires et des comètes.
c) [§ 280] Corps de l’individualité. Terre ou planète en général.


b) [§281] Les corps particuliers. Eléments.

a) [§ 282] Air. Universalité négative.
b) [§ 283-284] Eléments de l’opposition. Feu et eau.
c) [§ 285] Elément individuel, terréité, terre.
c) La singularité. Le processus élémentaire.
[§ 286] Processus météorologique.
a) [§ 287] Scission de l’identité individuelle dans les moments de l’opposition autonome, dans la raideur et dans la neutralité impersonnelle [§ 286].
b) [§ 288] La consomption par le feu de l’élément persistant distinct tenté [§ 287]. Ainsi la terre est devenue elle-même, comme individualité réelle et fertile [§ 287].


B. — Physique de l’individualité particulière


a) [§ 293] Pesanteur spécifique. Densité de la matière, rapport du poids à la masse et au volume.
b) Cohésion, qui apparaît comme mode propre de la résistance dans son comportement mécanique à l’égard d’autres masses [§ 293].
[§ 296] Adhésion — Cohésion, etc.
[§ 297] Elasticité.
c) [§ 299-300] Le son.
d) [§ 303-304] La chaleur [§ 305] (Capacité de chaleur spécifique).


C. — Physique de l’individualité singulière


a) [§ 310] Figure.
a) [§ 311] La figure immédiate, l’extrême de la ponctualité de la fragilité cassante, l’extrême de la fluidité qui se met en boule.
b) [§ 312] Le cassant s’ouvre à la différence du concept [§ 308]. Magnétisme.
c) [§ 315] L’activité passée dans son produit, le cristal [§ 312].
b) [§316] Figure particulière.
a) [§ 317] Rapport à la lumière.
1) Transparence.
2) [§ 318] Réfraction. [(§ 319) comparaison intérieure dans le cristal.]
3) [§ 320] Le cassant comme obscurcissement, métallité (couleur).
b) [§ 321, 322] Rapport au feu et à l’eau. Odorat et goût.
c) [§ 323] La totalité dans l’individualité complète. Electricité.
c) [§ 326, 329] Processus chimique.
a) Union.
1) [§ 330] Galvanisme. Métaux. Oxydation, déoxydation.
2) [§ 331] Processus du feu.
3) [§ 332] Neutralisation, processus de l’eau.
4) [§ 333] Processus en totalité, affinités électives.
b) [§ 334] Séparation.


[Deuxième version]
I. — MECANIQUE


A. — Mécanique abstraite
a) Espace. Hauteur, largeur, profondeur. Point, ligne, surface.
b) Temps. Passé, présent, avenir.
c) Lieu. Mouvement et matière (répulsion, attraction, la pesanteur).


B. — Mécanique finie
a) Matière inerte. Masse en tant que contenu. Espace et temps en tant que forme, mouvement extérieur.
b) Choc. Communication du mouvement, poids. Vitesse, centre extérieur, repos, attraction vers le centre. Pression.
c) La chute.


C. — Mécanique absolue. Gravitation

Les centres distincts.


II. — PHYSIQUE


A. — Physique de l’individualité universelle
a) Corps libres.
a) Lumière (corps de la lumière).
b) Raideur (lune) solution (comète).
c) Terre.
b) Eléments.
a) Air.
b) Feu. Eau.
c) Terre.
c) Physique météorologique.


B. — Physique de l’individualité particulière
a) Poids spécifique.
b) Cohésion (adhésion, cohésion, etc. Elasticité).
c) Son et Chaleur.


C. — Physique de l’individualité totale
a) Figure.
a) Ponctualité cassante, fluidité roulante.
b) Magnétisme.
c) Cristal.
b) Figure particulière.
a) Rapport à la lumière. Transparence, réfraction, métallité, couleur.
b) Rapport à l’eau et au feu, odorat, goût.
c) Electricité.


[Troisième version]
A.
a) Espace.
b) Temps.
c) Lieu.
d) Mouvement.
e) Matière, Répulsion, Attraction, Pesanteur.
B.
a) Matière inerte.
b) Choc.
c) Chute.
C.
a) Gravitation, répulsion et attraction réelles (real).


II


A.
a) Corps de la lumière.
b) Corps lunaire et comètes.
c) Terréité.
d) Air, Feu et Eau. Terre.
e) Processus météorologique.
B.
a) Poids spécifique.
b) Cohésion.
c) Son et Chaleur.
C.
a) Magnétisme.
b) Electricité et chimisme.


III


A.
a) Nature géologique.
b) La nature végétale.

  1. Amenthès : lieu où vont les âmes selon la croyance égyptienne, mentionné par Plutarque.
  2. . Cette métaphore un peu lourde marque le fait que la philosophie renonce à son attitude contemplative, spéculative, à sa contemplation du monde, pour transformer effectivement le monde : elle se fait pratique.
  3. . Prométhée est le héros de la critique des Jeunes hégéliens. C’est le héros antireligieux par excellence, celui qui ravit le feu aux dieux et organise la terre en lui apportant la culture (cf. Eschyle). Prométhée est à la fois le symbole de l’orgueil de la conscience de soi humaine qui vient à bout de tous les dieux, et celui de la volonté transformatrice du monde.
  4. Corrigé en : à ceci se rattache la dialectique négative.
  5. MEGA : pourrait aussi vouloir dire : de la dialectique ancienne.
  6. . Chez Hegel infinie (d’après MEGA, de même que les notes qui suivent).
  7. . Chez Hegel étant, et donc n’étant que cherchée.
  8. . Ne se trouve pas chez Hegel.
  9. . Chez Hegel se trouve le mot physique.