Volupté (Sainte-Beuve)

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Volupté
1834


Le véritable objet de ce livre est l’analyse d’un penchant, d’une passion, d’un vice même, et de tout le côté de l’âme que ce vice domine, et auquel il donne le ton, du côté languissant, oisif, attachant, secret et privé, mystérieux et furtif, rêveur jusqu’à la subtilité, tendre jusqu’à la mollesse, voluptueux enfin. De là, ce titre de Volupté, qui a l’inconvénient toutefois de ne pas s’offrir de lui-même dans le juste sens, et de faire naître à l’idée quelque chose de plus attrayant qu’il ne convient. Mais ce titre, ayant été d’abord publié un peu à la légère, n’a pu être ensuite retiré.

L’éditeur de cet ouvrage a jugé d’ailleurs que les personnes assez scrupuleuses pour s’éloigner sur un titre équivoque perdraient peu, réellement, à ne pas lire un écrit dont la moralité, toute sérieuse qu’elle est, ne s’adresse qu’à des cœurs moins purs et moins précautionnés. Quant à ceux, au contraire, qui seraient attirés précisément par ce qui pourrait éloigner les autres, comme ils n’y trouveront guère ce qu’ils cherchent, le mal n’est pas grand. L’auteur, le personnage non fictif du récit, est mort, il y a un petit nombre d’années, dans l’Amérique du Nord où il occupait un siège éminent : nous ne l’indiquerons pas davantage. Le dépositaire, l’éditeur, et, s’il est permis de le dire, le rapsode à quelques égards, mais le rapsode toujours fidèle et respectueux de ces pages, a été retenu, avant de les livrer au public par des circonstances autres encore que des soins de forme et d’arrangement. Au nombre des questions de conscience qu’il s’est longuement posées, il faut mettre celle-ci : une telle pensée décrite, détaillée à bonne fin, mais toute confidentielle, une sorte de confession générale sur un point si chatouilleux de l'âme, et dans laquelle le grave et tendre personnage s'accuse si souvent lui-même de dévier de la sévérité du but, n'ira-t-elle pas contre les intentions du chrétien, en sortant ainsi inconsidérément du sein malade où il l'avait déposée, et qu'il voulait par là guérir ? Cette guérison délicate d'un tel vice par son semblable doit-elle se tenter autrement que dans l'ombre et pour un cas tout à fait déterminé et d'exception ? Voilà ce que je me suis demandé longtemps. Puis, quand j'ai reporté les yeux sur les temps où nous vivons, sur cette confusion de systèmes, de désirs, de sentiments éperdus, de confessions et de nudités de toutes sortes, j'ai fini par croire que la publication d'un livre vrai aurait peine à être un mal de plus, et qu'il en pourrait même sortir çà et là quelque bien pour quelques-uns.

S.-B.

1834.

VOLUPTÉ modifier



Mon ami, vous désespérez de vous ; avec l’idée du bien et le désir d’y atteindre, vous vous croyez sans retour emporté dans un cercle d’entraînements inférieurs et d’habitudes mauvaises. Vous vous dites que le pli en est pris, que votre passé pèse sur vous et vous fait choir, et, invoquant une expérience malheureuse, il vous semble que vos résolutions les plus fermes doivent céder toujours au moindre choc comme ces portes banales dont les gonds polis et trop usés ne savent que tourner indifféremment et n’ont pas même assez de résistance pour gémir. Pourtant, vous me l’avez assez de fois confié, votre mal est simple, votre plaie unique. Ce n’est ni de la fausse science, ni de l’orgueilleux amour de la domination, ni du besoin factice d’éblouir et de paraître, que vous êtes travaillé. Vos goûts sont humbles ; votre cœur modeste, après le premier enivrement des doctrines diverses, vous a averti que la vérité n’était pas là, bien qu’il y en eût partout des fragments épars. Vous savez que les disputes fourvoient, que l’étude la plus saine, pour fructifier, doit s’échauffer à quelque chose de plus intime et de plus vif ; que la science n’est qu’un amas mobile qui a besoin de support et de dôme ; océan plein de périls et d’abîmes, dès qu’il ne réfléchit pas les cieux. Vous savez cela, mon ami, et vous me l’avez exprimé souvent dans vos lettres ou dans nos dernières causeries, mieux que je ne le pourrais reproduire. Vous n’avez non plus aucune de ces sottes passions artificielles qui s’incrustent comme des superfétations monstrueuses ou grotesques à l’écorce des sociétés vieillies ; vous êtes une nature vraie, et vous avez su demeurer sincère. Arrivé jeune à un degré honorable dans l’estime publique par votre esprit et vos talents, vous appréciez ces succès à leur valeur ; vous ne prenez pas là votre point d’appui pour vous élever plus haut, et ce n’est nullement par cette anse fragile que vous cherchez à mettre la main sur votre avenir. Exempt de tant de fausses vues, libre de tant de lourdes chaînes, avec des ressources si nombreuses, ce semble, pour accomplir votre destination et vous sauver du naufrage, vous vous plaignez toutefois ; vous ne croyez plus à votre pouvoir, à votre direction, à vous-même, et sans qu’il y ait pour vous encore de quoi désespérer ainsi, vous avez, je l’avoue, quelque raison de craindre. Un seul attrait, mais le plus perfide, le plus insinuant de tous, vous a séduit dès longtemps, et vous vous y êtes livré avec imprudence. La volupté vous tient. Don corrompu du Créateur, vestige, emblème et gage d’un autre amour, trésor pernicieux et cher qu’il nous faut porter dans une sainte ignorance, ensevelir à jamais, s’il se peut, sous nos manteaux obscurs, et qu’on doit, si l’on en fait l’usage, ménager chastement comme le sel le plus blanc de l’autel, la volupté a été pour vous de bonne heure un vœu brillant, une fleur humide, une grappe savoureuse où montaient vos désirs, l’aliment unique en idée, la couronne de votre jeunesse. Votre jeunesse l’a donc cueillie, et elle n’a pas été satisfaite de ce fruit étrange, et, noyée dans ce parfum elle ne s’est pas trouvée plus fraîche ni plus belle.

Vous avez continué néanmoins de poursuivre ce qui vous avait fui ; d’exprimer de ces calices de nouvelles odeurs toujours aussi vite dissipées. La volupté, qui vous était d’abord une inexprimable séduction s’est convertie par degrés en habitude ; mais sa fatigue monotone n’ôte rien à son empire. Vous savez à l’avance ce qu’elle vaut, ce qu’elle vous garde, à chaque fois, de mécomptes amers et de regrets ; mais qu’y faire ? Elle a rompu son lien qui la refoulait aux parties inférieures et inconnues ; elle a saisi votre chair, elle flotte dans votre sang, serpente en vos veines, scintille et nage au bord de vos yeux ; un regard échangé où elle se mêle suffit à déjouer les plus austères promesses. C’est là votre mal. Le premier entraînement a fait place à l’habitude, et l’habitude, après quelque durée, et quand aucune violence analogue à l’âge ne la motive plus s’appelle un vice. Vous sentez la pente, et lentement vous y glissez. Hâtez-vous de vous relever, mon ami, il le faut, et vous le pouvez en le voulant. Sevrez-vous une fois et vous admirerez combien il vous est concevable de guérir. Je n’ai pas toujours été tel moi-même que vous me voyez : Avant d’arriver à la base solide, au terme des erreurs et au développement de mes faibles facultés dans un but plus conforme au dessein suprême, – avant cette ardeur décidée pour le vrai dont vous faites honneur à ma nature, et cette existence rude, active et pourtant sereine, qui ne m’est pas venue par enchantement, j’ai vécu, mon jeune ami, d’une vie sans doute assez pareille à la vôtre ; j’ai subi, comme vous un long et lâche malaise provenant de la même cause : les accidents particuliers qui en ont marqué et changé le cours ressemblent peut-être à votre cas plus que vous ne le croyez. Quand on a un peu vieilli et comparé, cela rabat l’orgueil de voir à quel point le fond de nos destinées en ce qu’elles ont de misérable, est le même. On croit posséder en son sein d’incomparables secrets ; on se flatte d’avoir été l’objet de fatalités singulières et, pour peu que le cœur des autres le cœur de ceux qui nous coudoient dans la rue, s’ouvre à nous on s’étonne d’y apercevoir des misères toutes semblables des combinaisons équivalentes. Au point de départ, dans l’essor commun d’une même génération de jeunesse, il semble, à voir ces activités contemporaines qui se projettent diversement, qu’il va en résulter des différences inouïes. Mais un peu de patience, et bientôt toutes ces courbes diverses se seront abaissées avec une sorte d’uniformité ; tous les épis de cette gerbe retomberont, les uns à droite, les autres à gauche, également penchés : heureux le grain mûr qui, en se détachant, résonnera sur l’aire, et qui trouvera grâce dans le van du Vanneur !

Les éléments de nos destinées, mon ami, étant à peu près semblables et tout cœur humain complet, dans la société actuelle, passant par des phases secrètes dont les formes et le caprice même ne varient que légèrement, il ne faut pas plus se désespérer que s’enorgueillir des situations extrêmes, des affaissements profonds où l’on se trouve réduit en sa jeunesse. C’est à l’issue qu’il convient de s’attacher ; c’est dans le mode d’impression intime qu’on reçoit de ces traverses et dans la moralité pratique qu’on en tire, que consiste notre signe original et distinctif, notre mérite propre, notre vertu avec l’aide de Dieu. Vous m’avez plus d’une fois sondé indirectement, mon ami, sur l’époque déjà bien éloignée où j’ai dû subir cette crise, pour moi salutaire : je peux vous répondre à loisir aujourd’hui. Dans cette espèce de retraite forcée où des circonstances passagères me confinent, privé d’études suivies, entouré d’étrangers dont je parle mal la langue, je m’entretiendrai chaque jour quelques heures avec vous ; je recommencerai, une dernière fois, de feuilleter en mon cœur ces pages trop émouvantes auxquelles je n’ai pas osé toucher depuis si longtemps ; je vous les mettrai de côté, une à une, sans art, sans peinture, dans l’ordre un peu confus où elles me viendront, et si plus tard en lisant cela, vous en déduisez quelque profitable application à vous-même, je ne croirai pas avoir tout à fait perdu, pour les devoirs de mon état, ces deux ou trois mois d’inaction et de solitude.