◄   VII IX   ►



Cette tristesse pourtant n'était, à vrai dire, dans notre cas qu'un pressentiment troublé qui anticipait de peu sur les choses, comme en mer la couleur changée des eaux qui annonce l'approche des fonds dangereux. Les événements bien vite la justifièrent. En arrivant à Couaën fort avant dans le soir, nous apprîmes que plusieurs détachements de soldats s'étaient répandus depuis quelques jours, sur les côtes voisines et que la nôtre, celle de Saint-Pierre-de-Mer, venait elle-même d'être occupée : il paraissait qu'ayant eu vent des débarquements projetés, on les voulait prévenir. Mais, en cet instant, je pus à peine m'enquérir des détails : un mot pour moi, apporté dans le courant de cette dernière journée, me marquait que mon oncle, atteint de paralysie, n'avait probablement que peu d'heures à vivre. Je repartis à cheval avant de m'être assis au salon, et, laissant Couaën dans son anxiété que je partageais, je me hâtai, battu de présages et sous la plus nébuleuse des nuits vers mes propres douleurs.

Vous avez quelquefois mon ami, traversé les crises inévitables ; vous avez perdu quelque être cher, vous avez fermé les yeux de quelqu'un. La nuit, par les chemins ainsi que moi, vous vous êtes hâté, dans quelque froide angoisse, ne sachant si le mourant ne serait pas déjà mort à votre arrivée, ralentissant le trot tout d'un coup quand vous approchiez des fenêtres et que vous touchiez au pavé des rues et de la cour, la peur d'éveiller le moribond chéri, reposant peut-être en ce moment d'un sommeil léger et salutaire, ou de vous heurter peut-être à son sommeil éternel. Vous avez assisté, je suppose, à quelque affliction de mère qui ne veut pas être consolée ; vous avez serré dans une étreinte muette la main d'un père altier et sensible qui a enseveli son unique enfant mâle. Le hasard ou la pitié vous a certes conduit dans quelque galetas hideux de la misère, vous y avez vu sur la paille des accouchées amaigries des nourrissons criant la faim ou aussi deux vieillards paralytiques époux, l'un qui parle encore ne pouvant marcher, l'autre qui se traîne encore ne pouvant se faire entendre ; vous avez respiré cette sueur des membres du pauvre, plus vivifiante ici-bas à qui va l'essuyer, que l'encens que brûlent les anges, et vous êtes sorti de là prêt à confesser la Croix et la charité. - A minuit, secoué en sursaut, au milieu d'un rêve, par des cris lugubres vous avez vu peut-être votre chambre rougie des reflets de l'incendie, et vous couvrant à peine de vêtements la langue épaisse de salive, la lèvre noire et desséchée, vous avez couru droit à votre vieille mère étonnée pour l'emporter hors du péril, vous l'avez déposée en lieu sûr, et, revenu seul alors vous avez, sans espoir de secours, calculé les progrès du désastre, le temps que ce pan de mur mettrait à brûler, puis cet autre, puis ce toit, songeant en vous-même où vous coucheriez demain ! - La pauvreté peut-être aussi, comme il arrive subitement en nos temps de vicissitudes vous a saisi au dépourvu, et vous avez formé des résolutions fortes et pieuses de travail pour le soutien des vôtres. Enfin mon ami, vous avez passé à coup sûr par quelqu'une de ces heures sacrées où la vie humaine s'entrouvre violemment sous la verge d'airain et où le fond réel se découvre... Eh bien ! en ces moments dites-moi, à ces heures de vraie vie, de vie déchirée et profonde, dites si l'idée a pu s'en présenter à vous que vous ont paru les sens et les images qui les flattent, et leurs plaisirs ? dites :

Combien bas ! honteux ! déviés ! extinction de tout esprit et de toute flamme, et pour parler sans nuances crapuleux dans leur ivresse et abrutissants dans leur pâture ! Oui, si durant une veille de la Toussaint, sous les portiques de marbre du plus beau cloître sicilien baigné par les flots quand la procession des moines circule à pieds nus sur les dalles, chantant les prières qui délivrent, - si tout d'un coup, à travers les grilles des soupiraux, s'exhalait une infecte bouffée des égouts de nos grandes villes l'effet ne serait pas autre que celui des plaisirs et de la volupté, quand ils nous reviennent en ces moments où la douleur sévère, la mort, l'amour en ce qu'il a d'éternel, triomphent et nous retrempent dans la réalité des choses de Dieu.

Chaque fois que, du sein de ces ondes mobiles et contradictoires où nous errons, le bras du Puissant nous replonge dans le courant secret et glacé, dans cette espèce de Jourdain qui se dirige, d'une onde rigoureuse, au-dessous des tiédeurs et des corruptions de notre Océan, à chaque fois nous éprouvons ce même frisson de dégoût soulevé par l'idée de la Sirène, et nous vomissons les joies de la chair.

Et si cela nous affecte ainsi, parce qu'une douleur purifiante nous visite et que nous assistons à la mort des autres demandonsnous souvent : Que sera-ce donc aux abords de la nôtre ? Que sera-ce après au choc formidable du rivage ?

Quand j'arrivai à la maison mon pauvre oncle respirait encore, mais il n'y avait plus aucun espoir, et son râle suprême était l'unique signe de vie. Depuis plusieurs heures il ne soulevait plus les paupières il ne balbutiait plus et ne témoignait plus rien entendre : ses derniers mots avaient été pour s'enquérir si je venais. Debout près du lit, je serrai doucement sa main dans la mienne et lui adressai la parole en me nommant. Il me sembla sentir une pression légère qui répondait ; une velléité de sourire à l'angle des lèvres acheva sa pensée, et jusqu'au dernier souffle, cette pression de sa main, quand je parlais se renouvela : il m'avait du moins reconnu. Ainsi je perdis l'être qui m'avait le plus aveuglément et le plus naïvement aimé au monde, qui m'avait le plus aimé par les entrailles.

J'étais en effet orphelin de père et de mère dès le bas âge, ce que j'ai omis de vous dire en commençant. Mon père, officier aux armées navales, avait péri sur le pont de sa frégate par un accident survenu dans une manœuvre. Ma mère, qui l'avait suivi de près m'était restée, à l'horizon de la mémoire, comme dans l'azur lointain d'un souvenir. Je me voyais en une antichambre carrelée où l'on me baignait d'ordinaire, les jours de dimanche et de fête : j'étais nu au bain et le soleil, qui entrait par la porte ouverte de la cour, tombait à terre sur le carreau en formant de longs losanges que je dessinerais encore. Mais tout à coup une musique militaire. jouant dans la rue et annonçant le passage de quelque troupe, se fit entendre ; je voulais voir, je m'écriai pour qu'on me portât aux fenêtres de la chambre voisine ; et les femmes qui étaient là hésitaient ou s'y refusaient, quand une autre femme pâle, en noir, entra brusquement, avec un grand bouquet de fleurs rouges, ce me semble, à la main ; et elle me prit humide dans une couverture et me mena aux soldats qui passaient. Cette femme en noir, dans mon idée, ce devait être ma mère. Mais la scène elle-même, le bain, la musique guerrière, tout cela n'était peut-être qu'un songe suscité après coup dans mon imagination attendrie par les récits qu'on me faisait journellement. On me parlait beaucoup de ma mère : mon oncle, qui était son frère germain, et dont la nature casanière, sensible et un peu verbeuse, ne sortait pas de quelques impressions du passé, m'avait nourri du plus pur lait domestique. Quoique d'une naissance fort inférieure à la qualité de mon père, elle était si renommée dans le pays, dès avant son mariage, par sa perle de beauté et de souriante sagesse, que presque personne ne jugea qu'il y eût mésalliance. Ç'avait été un roman que leur rencontre, et les scrupules de la jeune fille, et la poursuite passionnée de mon père, qui accourait de Brest, dès qu'il le pouvait, et quelquefois pour une demi-heure de nuit seulement, durant laquelle, rôdant sous la fenêtre, il n'apercevait qu'une ombre indécise à travers la vitre et le rideau. Tant de soins vainquirent ce cœur ; et un jour, par un radieux après-midi, conduite en chaloupe dans la rade de Brest, la belle mariée avait lestement monté l'échelle de la frégate l'Elisabeth, où un bal galant l'attendait. Sur ce voyage et cette fête dont il avait été dans le temps, mon bon oncle revenait sans cesse, ou plutôt il n'en était pas revenu encore, et jusqu'à la fin il voyait se détacher dans cet encadrement, nouveau pour lui, d'échelles et de cordages les grâces et le triomphe de sa sœur.

— Eh bien ! oui ! toujours uniquement, jamais assez ! recommencez sans crainte, Oncle maternel, recommencez jusqu'à ce que je me souvienne autant que vous jusqu'à ce que je me figure moi-même avoir vu. L'imagination de l'enfance est tendre, facile non moins que fidèle ; le miroir est vierge et non terni ; gravez-y avec le diamant, ravivez-y cent fois ces pures empreintes ! Comme les souvenirs ainsi communiqués nous font entrer dans la fleur des choses précédentes, et repoussent doucement notre berceau en arrière ! comme ils sont les nuées de notre aurore et le char de notre étoile du matin ! Les plus attrayantes couleurs de notre idéal, par la suite, sont dérobées à ces reflets d'une époque légèrement antérieure où nous berce la tradition de famille et où nous croyons volontiers avoir existé. Mon idéal à moi, quand j'avais un idéal humain s'illuminait de bien des éclairs de ces années dont je n'ai jamais pu recueillir que les échos. Au milieu des rentrées pavoisées de d'Estaing et de Suffren que me déroulait la fantaisie, je me suis peint souvent le grand escalier de Versailles où m'aurait présenté mon père en quelqu'un de ses voyages et, quand je voguais dans les chimères, c'est toujours à l'une des chasses de ces royales forêts que je transportais invinciblement ma première entrevue avec M. de Couaën, mais avec M. de Couaën honoré et puissant alors, comme il le méritait. N'êtes-vous donc pas ainsi, mon ami ? ne vous semble-t-il pas que vous ayez vécu avec pompe et fraîcheur en ces années que je vous raconte ? Ces matins pourprés du Consulat n'ont-ils pas une incroyable fascination de réminiscence pour vous qui n'étiez pas né encore ? N'avez-vous pas remarqué comme le temps où nous aurions le mieux aimé vivre est celui qui précède immédiatement le temps où nous sommes venus ?

Privé de mes parents je ne manquai donc d'aucun des soins affectueux qui cultivent une jeune nature. Mon oncle, qui habitait la campagne où il avait quelque bien et toute la famille de ma mère, éparse aux environs, faisaient de moi l'objet de mille complaisances. Mon père ne m'avait laissé que des cousins éloignés et des amis que la Révolution dispersa encore, mais dont les survivants ne perdirent jamais de vue en ma personne son nom et son pur sang. A un grand fonds de reconnaissance pour la bonne famille qui m'élevait, je joignais moi-même, l'avouerai-je ? une secrète conscience de supériorité de condition ; mais rien n'en perçait au-dehors et, quand plus tard je fus négligent et parus ingrat envers beaucoup de ces bons parents qui m'aimaient et m'avaient comblé dès mon enfance, une si misérable pensée n'entra nullement dans mon oubli : je ne faisais que suivre trop au hasard le fil du courant qui m'écartait. Ces parents en effet, du côté de ma mère, qui me couvaient en mémoire d'elle et que je cessai presque tout à coup de voir en m'émancipant, je les aimais, je ne me souviens d'eux qu'avec émotion ; ils comptent encore maintenant dans le fond de ma vie : mais ils l'ignorent, ils l'ont ignoré ; ils en ont souffert et s'en sont plaints. C'est que la jeunesse est ingrate naturellement, d'humeur fugace et passagère. Elle tourne vite le dos à ses jeux d'enfance, à la verte haie de clôture, à ce champ nourricier dont elle a butiné le miel et mangé les fruits. Elle va, elle part un matin comme l'essaim qui ne doit plus revenir, comme le corbeau de l'Arche qui ne rapporta pas le rameau ; elle garde du passé la fleur et la dissémine au-devant. Rejetant bien loin, et d'un air d'injure, tout ce qu'elle ne s'est pas donné, elle veut des liens à elle, des amis et des êtres rien qu'à elle et qu'elle se soit choisis ; car elle croit sentir en son sein des trésors à acheter des cœurs et des torrents à les féconder. On la voit donc s'éprendre, pour la vie, d'amis d'hier inconnus jusque-là, et prodiguer l'éternité des serments aux vierges à peine entrevues. Toujours excessive et hâtée, elle est peu clémente envers ce qu'elle quitte ; elle déchire ce qu'elle détache ; elle rompt les anciennes racines plutôt que de les laisser tomber. Dans son essor vers les préférences agréables, dans ses chaînes imprudentes au foyer de l'étrangère, elle méprise la bonne nature qui aime sans savoir pourquoi, et parce qu'on est plus ou moins proche par le sang.

Saisissez bien ma simple idée, mon ami ; je ne blâme point la jeunesse d'être expansive, de ne pas vouloir s'enraciner au seuil paternel et de se porter à la rencontre des autres hommes. Je sais que nous ne vivons plus sous l'ancienne loi, à l'ombre du palmier des patriarches ; que les mots d'inconnus et d'étrangère n'ont plus le même sens que du temps du Sage, et qu'il serait simple, en vérité, de redire avec lui, tant la communion de l'Agneau a tout changé : “ Ne donnez pas à autrui votre fleur, et vos années au cruel, de peur que les étrangers ne s'emplissent de vos forces et que vos sueurs n'aillent dans une autre maison. ” Il y a plus : cet élancement indéfini de la jeunesse, ce détachement des liens du sang et de la race, le peu d'acception qu'elle en fait, et son entière ouverture de cœur, pourraient être des précieux auxiliaires de la nouvelle alliance et de la fusion des hommes. Mais il ne faudrait pas dissiper cette expansion, riche de zèle, en traversée d'inconstance et d'erreur, en prédilections capricieuses et stériles. Et puis, certaines vertus inaliénables de l'ordre de famille ne devraient jamais disparaître même sous la loi de fraternité universelle, et quand le règne évangélique se réaliserait sur la terre.

Avec une nature aimante et qui, bien dirigée, eût suffi aux liens antérieurs comme aux adoptions nouvelles, je sus être à la fois indiscret dans mes attaches au-dehors et ingrat pour ce que je laissais derrière. Mon tort le plus réel à ce dernier égard, et qui me reste toujours au vif, tellement que je saigne encore en y songeant, tomba sur une bonne dame, parente et marraine de ma mère, et qui avait transporté d'elle à moi les mêmes sentiments augmentés de ce qu'y ajoutent l'âge et le souvenir des morts qu'on pleure. Il vint un moment, dans le fort de mes courses et diversions à la Gastine, où je la visitais moins souvent ; et, après mon absorption à Couaën, je ne la vis plus du tout. Sa maison n'était pas très éloignée pourtant de la route qui menait de Couaën au logis de mon oncle ; mais on ne passait pas précisément devant, et, une fois le premier embarras créé, j'attendis, j'ajournai, je n'osai plus. Elle se montra d'abord toute indulgence ; elle s'informait de moi près de mon oncle, et mettait mes irrégularités sur le compte des occupations et des nouveaux devoirs ; mais quand après les mois et les saisons les jours de l'an eux-mêmes se passèrent sans que je la visse, il lui échappa de se plaindre, et elle dit un jour : “ Ne reverrai-je donc plus Amaury, une fois au moins avant ma mort ? " Je sus ce mot, je me promis d'y aller et je ne le fis pas. En partie mauvaise honte, en partie distraction aveugle, j'étais barbare. Qu'avez-vous pu penser de moi, à vieille amie de ma mère ? M'avez-vous cru véritablement ingrat et gâté de cœur ? m'avez-vous jugé plus fier et plus dur avec l'âge, et devenu soudainement méprisant pour ceux qui m'aimaient ? A l'heure suprême, où présent, vous m'eussiez béni comme une aïeule, avez-vous conçu contre mon oubli inexplicable des pensées sévères ? Et aujourd'hui que vous lisez en moi, aujourd'hui que j'ai si souvent prié pour vous et que votre nom fidèle me revient à chaque sacrifice dans la commémoration des morts, Ame bienfaitrice, au sein des joies de Marie, m'avez-vous pardonné ?

Comme les amitiés humaines sont petites, si Dieu ne s'y mêle ! comme elles s'excluent l'une l'autre ! comme elles se succèdent et se chassent, pareilles à des flots ! Voyez, comptez déjà, mon ami. J'avais déserté le logis de la marraine de ma mère pour la Gastine, et voilà que la Gastine elle-même est bien loin. Couaën, qui a succédé, se maintiendra-t-il ? Nous sommes près, hélas ! d'en partir et, durant ces années qui suivront, je vais m'appliquer à l'oublier. O misère ! cette maison où vous allez soir et matin qui vous semble la vôtre et meilleure que la vôtre, et pour laquelle toute précédente douceur est négligée, si l'idée de Dieu n'intervient au seuil et ne vous y accompagne, cette maison soyez-en sûr, aura tort un jour ; elle sera évitée de vous comme un lieu funeste, et, quand votre chemin vous ramènera par hasard auprès, vous ferez le grand tour pour ne point l'apercevoir. Plus vous êtes doué vivement, et plus ce sera ainsi. Vous irez ensuite en une autre maison, puis en une troisième, comme un hôte errant qui essaie de s'établir, mais vous ne reviendrez pas à la première ; et celle qui vous retiendra en vos dernières années et à laquelle vous paraîtrez plus fidèle, le devra simplement à l'habitude prise, à votre fatigue, à votre apathie finale, à cette impuissance d'aller plus loin et de recommencer. Et le sentiment de la fuite et du déplacement inévitable des liaisons purement humaines, lorsqu'on a déjà éprouvé deux ou trois successions de ce genre, devient tel en nous que, souvent, jeunes encore et avides d'un semblant d'aimer, nous n'avons plus assez de foi pour nous livrer sérieusement à des essais nouveaux. Le simulacre de durée qui embellit toute origine ne nous séduit plus.

Nous montons donc l'escalier des amis d'aujourd'hui, nous disant que probablement, dans un an ou deux, nous en monterons quelque autre ; et le jour où cette prévoyance nous vient, nous sommes morts de cœur à l'amitié. Il n'y a de durable et de placé hors de la merci des choses, à l'épreuve de l'absence même, des séparations violentes et des naufrages, que ces amitiés pour parler avec un aimable moderne, en présence desquelles Dieu nous aime et qui nous aiment en présence de Dieu ; sur lesquelles, aux heures orageuses descend comme un câble de salut, la foi aux mêmes objets éternels et qui, aux heures sereines, reconnaissent et suivent la même étoile conductrice, venue d'Orient amitiés diligentes, dont le premier acte est de déposer un noble type d'elles-mêmes dans le trésor céleste, où elles le recherchent ensuite et l'étudient sans cesse afin de l'égaler.

Tant que les derniers moments de mon oncle et les devoirs funéraires m'avaient retenu, je n'eus de nouvelles de Couaën que celles que j'envoyais quérir chaque jour ; mais, le lendemain de l'enterrement, j'y pus aller moi-même passer quelques heures. On m'y apprit plus en détail l'occupation de la côte. Les soldats stationnaient dans les enfoncements, sans se montrer, et ne laissaient approcher personne ; ils évitaient d'allumer des feux et observaient une garde plus rigoureuse surtout durant les nuits comme espérant surprendre les arrivants à la descente. L'officier qui les commandait, et qu'on disait d'un haut grade, paraissait avoir des indications fort précises quant au lieu, bien qu'inexactes pour la date. M. de Couaën m'eut l'air peu ému : soit besoin de tout calmer autour de lui, soit contenance familière à ces caractères énergiques dès que le danger se dessine, soit conviction réelle, il nous soutenait, avec le plus grand sang-froid du monde, que la mine n'était pas éventée, que les indications portaient nécessairement à faux, que ces mouvements même de troupes, deux ou trois mois à l'avance, le prouvaient. Il se refusa absolument aux précautions de sûreté personnelle, et tout ce que je pus obtenir, C'est qu'il réunirait ses papiers compromettants dans une armoire secrète de la tour, avec permission à moi de les détruire en cas d'urgence : nous n'avions par bonheur, rien reçu des armes et des poudres qu'on nous annonçait. Nos autres amis et bruyants conspirateurs des environs n'étaient pas si raffermis probablement ; M. de Couaën n'avait eu révélation d'aucun depuis son retour, tant l'alerte soudaine avait dispersé ces coureurs de lièvres ! Le bon M. de Vacquerie, lui qui ne conspirait pas était encore le seul qui osât donner signe de vie, non pas de sa personne, le pauvre homme ! mais du moins par ses deux gardes-chasse qui, à son ordre, allaient, venaient, s'informant, avertissant, et sur un perpétuel qui-vive. Ils se présentèrent deux fois à Couaën de la part de leur maître, durant la courte après-midi que j'y passai, et, en les voyant, madame de Couaën, toute triste qu'elle était, ne put s'empêcher de répondre à mon sourire. Elle était bien triste en effet, pâle, fixe et dans une monotonie de pensée qui tendait à la stupeur. Une idée, que je n'ose appeler superstitieuse, l'oppressait, et elle me la conta, heureuse de trouver enfin à qui la dire. Notre douce chapelle de Saint Pierre-de-Mer n'avait pas été respectée par les bleus : ils s'y étaient installés dès l'abord comme en une espèce de quartier central. Le matin même de Noël, le vieux François, qui, l'avant-veille encore au soir, était revenu de la côte, laissant les choses à l'ordinaire, avait trouvé le lieu envahi, la lampe éteinte ou brisée, et tout un bivouac dans la nef. d'après certaines particularités du récit et les divers renseignements sur l'heure de l'arrivée des troupes en ce point, madame de Couaën concluait que c'était la veille de Noël, au matin qu'avait eu lieu cette violation et elle s'imaginait que la lampe symbolique de l'autel, depuis tant d'années vigilante, avait dû être éteinte au moment même où, ce jour-là, nous autres assis sur le banc du Jardin des Plantes, avions entendu les paroles de ces femmes, dont elle s'était sentie si instantanément blessée. Elle ne pouvait s'expliquer que de la sorte, disait-elle, sa commotion électrique de là-bas, cette espèce de veine amère qui s'était rompue alors dans sa poitrine, ce froid subit et glacé qui avait soufflé sur son bonheur. L'explication mystérieuse qu'elle se donnait me gagna moi-même, et, tout en essayant de la combattre en elle, j'en restai préoccupé. j'y ai repensé sérieusement depuis : ce n'est jamais moi qui nierai, bien que j'en aie été favorisé en aucun temps, ce mode de communications étranges, ces harmonies intermédiaires que Dieu a tendues pour les rares usages et dont l'aile des esprits bons ou mauvais peut, en passant, tirer des accords justes ou prestigieux.

Il est des époques et des nœuds dans notre vie où, après une longue inaction les événements surviennent tous à la fois et s'engorgent comme en une issue trop étroite : ainsi cette courte semaine ne suffisait pas aux accidents. M. de Greneuc infirme et alité depuis quelques mois, étant mort vers le temps de notre voyage, madame de Greneuc se décida à quitter cette résidence de deuil pour une autre terre en Normandie. Je ne fis mes adieux qu'aux derniers moments. La digne dame était morne et sans parole.

Mademoiselle Amélie, égale, attentive comme toujours avait sensiblement pâli, et sa voix, redoublant de douceur dans sa simplicité, avait acquis, même sur les tons très bas, un son liquide continu qui allait à l'âme et faisait peine :

Combien il avait fallu de larmes épanchées au-dedans pour attendrir à ce point et pénétrer cette jeune voix ! Elle se trouvait près de la porte de la chambre quand j'y entrai ; à mon apparition, une subite rougeur la trahit, qui, en s'éteignant presque aussitôt, marqua mieux cette pâleur habituelle. Moi, j'étais gauche, contraint, à faire pitié ; je me rejetais dans les banales ressources de condoléance et de politesse ; je n'entamais rien. Elle eut compassion de mon embarras, et me remit avec aisance dans l'ancien train de causerie et de questions sur Couaën ; elle me fit conter notre voyage. Madame de Greneuc nous ayant laissés seuls un instant, j'essayai enfin d'aborder le point essentiel, sentant que C'était l'heure ou jamais et en même temps ne pouvant et n'osant qu'à demi. Oh ! qu'il est difficile d'avancer d'un pied ferme, quand les longues herbes d'un sentier presque oublié sont devenues glissantes et visqueuses comme des serpents ! " Quelque part qu'elle allât, lui disais-je, elle devait compter sur mon souvenir constant et profond sur l'intérêt fidèle dont je l'accompagnerais dans son séjour nouveau et dans ses ennuis. Cette séparation, d'ailleurs, ne pouvait durer ; nous nous reverrions à coup sûr avant peu, et, jusque-là, il fallait qu'elle crût à la vigilance de toutes mes pensées. ” j'en étais encore à tourner dans ce vague cercle quand madame de Greneuc rentra. Paroles misérables, et pourtant aussi sobres d'artifice que mon intention lâche et double le comportait ! Je tâchais à la fois d'exprimer ce que j'éprouvais réellement, et de paraître exprimer ce que je n'éprouvais pas, d'être sincère avec moi et trompeur avec elle ; ou plutôt, à le bien prendre, je ne cherchais qu'à me tirer décemment d'une crise pénible, sans viser même à donner le change sur le fond ; car cela signifiait trop clairement : “ Comptez sur moi comme moi-même, mais n'y comptez pas plus que moi.

Je suis tout vôtre, si jamais je puis l'être ; je voudrais vouloir, et je ne veux pas !” Mademoiselle Amélie, en m'entendant, était restée naturelle, patiente, m'acceptant à ma mesure, ne venant que jusqu'où j'allais, ne témoignant dépit ni surprise, ni persuasion outrée, ni résignation qui se mortifie : à un moment où je lui tendais la main, elle me la toucha. Enhardi pourtant par la rentrée de madame de Greneuc et souhaitant arriver à une espèce de conclusion, je me mis à parler vivement des circonstances politiques et de l'incertitude qui enveloppait encore toutes les existences de jeunes hommes d'ici à un temps plus ou moins long, à deux ans au moins, et je revins avec assez d'affectation sur ce terme de deux ans auquel il fallait ajourner, disais-je, toute détermination définitive. Mademoiselle Amélie, en relevant le mot, m'indiqua qu'elle avait compris et qu'elle consentait : “ Vous avez raison, reprit-elle ; avant deux ans au moins, rien n'est possible dans les existences privées, grâce à tout ce qui s'agite ; il serait peu sensé d'asseoir d'ici là aucun projet de vie ” ; et elle ajouta : “ Mais soyez prudent, vos amis vous en supplient, soyez-le plus que par le passé. ” Je me levai là-dessus, profitant de son sourire.

Je pris congé de madame de Greneuc et d'elle ; je les embrassai, et je partis. Elle m'accompagna jusqu'à la barrière de la cour, tout comme autrefois, malgré la neige qui était tombée. Quelle supériorité de jeune fille elle garda jusqu'au bout, et quelle dignité généreuse ! Tels furent mes derniers adieux à la Gastine ; tel j'en sortis pour n'y jamais revenir, embarrassé, honteux, la tête peu haute, peu loyal, et ne pouvant sans inconvénient l'être plus.

Combien cette sortie humiliée différait d'avec les anciennes ! Où était-elle cette molle et idéale soirée de mon triomphe rêveur ! et qu'avais-je donc tant gagné depuis, qu'avais-je osé de si grand et goûté de si vif pour dédaigner et fouler toutes ces virginales promesses ? - Je m'arrêtai court à cette pensée, et me repentis de l'avoir eue : assez d'ingratitude, à mon Ame ! plains et pleure ce que tu perds mais ne renie pas ce que tu as trouvé !

En rentrant au logis après cette visite, je rencontrai d'abord l'un des deux éternels gardes-chasse de M. de Vacquerie. Ce dernier était à la ville au moment où M. de Couaën qui y avait aussi fait un tour ; venait d'être arrêté par ordre supérieur et dirigé immédiatement sur Paris. Le bon M. de Vacquerie avait à l'instant dépêché l'un de ses gardes vers madame de Couaën au château, et l'autre à moi-même : ces pauvres gens ne s'étaient jamais vus si utiles. J'arrivai à Couaën avant la nuit ; les officiers de police et magistrats partis de la ville à la minute de l'arrestation, mais fourvoyés et attardés dans les ravins neigeux, n'y furent qu'une heure après moi ; ce qu'il y avait de papiers dangereux était déjà anéanti. Madame de Couaën reçut ce monde avec une sorte de tranquillité, et me laissa tout faire ; ils se saisirent de quelques lettres insignifiantes que j'avais oubliées à dessein. Le matin suivant, nous étions elle et moi avec les enfants en route pour Paris. Stricte convenance ou non dans ce rôle de conducteur à mon âge, il n'y avait pas ici à hésiter ; j'étais l'ami le plus intime, le seul présent. les autres en fuite et en frayeur. Elle accepta mes offres. non comme des offres, sans objection sans remerciement ;. absorbée qu'elle était et douloureuse, toute à cette pensée du danger des siens.

Ce fut ainsi durant le voyage : elle recevait chaque soin passivement, et comme un enfant docile. J'en étais à la fois touché comme de l'amitié la plus naïve, et blessé peut-être un peu dans cette portion d'égoïsme qui se mêle toujours au dévouement. J'agissais pourtant sans réserve : son inquiétude était bien la mienne. Je me demandais par moments avec effroi ce qu'elle deviendrait si l'on m'arrêtait aussi. Un grand besoin d'arriver nous occupait ; notre éternel entretien cette fois dépouillé de charme, se composait de deux ou trois questions qu'elle me répétait sans cesse, et de mes réponses de vague assurance que je variais de mon mieux.