◄   VI VIII   ►



Le voyage fut pour moi, mon ami, ce qu'est toujours le premier voyage hors du canton natal, un voyage avec celle qu’on aime : l’ivresse d’abord de se sentir mouvoir et lancer indolemment d’un essor rapide à l’encontre de la destinée ; l’orgueil naïf d’être regardé, envié, le long des villages, sur le devant des maisons, par ceux qui demeurent ; la confusion joyeuse, comme dans une fête, des actes les plus ordinaire ; de la vie ; une curiosité égale à celle de l’enfant qu’on tient entre les genoux, et qui s’écrie, et dont on partage l’allégresse tout en affectant l’insouciance ; beaucoup de côtes que l’on monte à pied par le sentier le plus court, d’un air d’habitude et avec la nouveauté de la découverte ; des conversations infinies, près de la glace baissée, sous toutes les lueurs du ciel, mais qui redoublent quand la lune levée idéalise le paysage et que le sommeil ne vient pas; - puis, quand le sommeil est venu, le silence dont jouit celui qui veille ; les fantaisies qu’il attache aux arbres qui passent ; une légère idée de péril qu’il caresse ; mille gênes délicieuses, ignorées, qu’il s’impose, et qu’interrompent bientôt les gais accidents du souper et de la couchée. Toute cette féerie variée de la route alla expirer, le soir du cinquième ou sixième jour, dans la fatigue, la brume et le tumulte ; nous étions au faubourg de Paris.

Notre descente se fit à deux pas du Val-de-Grâce, en ce même cul-de-sac des Feuillantines dont vous m’avez plus d’une fois entretenu et que l’enfance d’un de vos illustres amis vous a rendu cher. Que de souvenirs, à votre insu, vous suscitiez en moi, quand vous prononciez le nom de ce lieu, en croyant me l’apprendre ! Madame de Cursy, tante de M. de Couaën, ancienne supérieure d’un couvent à Rennes, vivait là en communauté avec quelques religieuses de son âge : elle nous attendait et nous reçut dans sa maison. M. de Couaën avait cru possible d’accepter son hospitalité, pour cette fois, sans la compromettre. C’était une personne de vraie dévotion, d’une soixantaine d’années approchant, petite de taille, ridée, jaunie, macérée de visage, mais avec je ne sais quel éclair de l'aurore inaltérable ; une de ces créatures dont la chair contrite s'est faite de bonne heure à l'image du Crucifié, et qu'un reflet du glorieux suaire illumine au front dans l'ombre comme une des saintes femmes au Sépulcre. Heureuses les âmes qui passent ici-bas de la sorte sous un rayon voilé, et chez qui l'amoureux sourire intérieur anime toujours et ne dissipe jamais le perpétuel nuage ! Sa figure avait bien quelque chose du tour altier de son neveu, mais corrigé par une douceur de chaque moment, et la noblesse subsistante de ses manières se confondait avec son humilité de servante de Dieu pour familiariser tout d'abord et mettre à l'aise en sa présence. Elle connaissait déjà madame de Couaën pour l'avoir reçue dans deux voyages précédents ; mais elle n'avait pas vu encore les enfants. Ils la goûtèrent au premier aspect, et, à notre exemple, l'appelèrent Mère. Je fus accueilli comme de la famille. Un souper abondant nous répara, et, comme on le prolongeait insensiblement en récits, elle se chargea elle-même de nous rappeler notre fatigue. A peine nous avait-elle conduits dans nos chambres à nos lits protégés de Christs et de buis bénits que je sentis le profond silence de cette maison se détacher dans le bruissement lointain de la grande ville, et je rêvai pour la première fois au bord de cet autre Océan.

Le lendemain dimanche, par un beau soleil d'onze heures et la messe entendue à l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas (car celle du petit couvent s'était dite avant notre lever), nous nous dirigeâmes vers le brillant Paris dont je n'avais saisi la veille que le murmure nocturne. Oh ! quand les ponts furent traversés et que les Tuileries repeuplées nous apparurent ; quand dans cette cour trop étroite, je vis reluire et bondir généraux, aides de camp, garde consulaire, et les jeunes femmes aux fenêtres les saluer ; quand le Premier Consul lui-même sortant à cheval au coup de midi, vingt musiques guerrières jouèrent à la fois, Veillons au salut de l'Empire ; quand tous les coursiers hennirent et se cabrèrent, et que dans l'ondulation croisée des panaches des crinières de casques et des étendards une acclamation tonnante partit jusqu'aux nues..., ô misère ! je me reconnus bien petit alors bien chétif, et plus broyé en chacun de mes membres que la poussière sous le fer des chevaux. La respiration me manquait. Il me revint à l'esprit, en ce moment, ce que j'avais lu chez Plutarque de ces corbeaux qui tombèrent morts dans l'acclamation insensée de la Grèce à son prétendu libérateur. En jetant les yeux sur le marquis qui était près de moi, il me sembla plus déplorable encore. Une désolation livide assiégeait et battait son front, comme eût fait l'aile d'un vautour invisible ; sa lèvre pâlie se rongeait son oeil avait de la haine. Il nous quitta presque aussitôt, en nous recommandant quelque promenade par les jardins. Moi, je n'avais pas de haine, mais plutôt un regret jaloux, un saignement en dedans, suffocant et sans issue. Le sentiment de précoce abnégation, contre lequel s'amassait ainsi ma sève généreuse, fut long, vous le verrez, à s'établir, à s'acclimater en moi. Dans le cours des années oisives qui vont suivre, il se compliqua fréquemment de colères étouffées ; il eut d'ardents accès au milieu de mes autres blessures et les irrita souvent.

Mais, quand on est jeune et qu'on aime, tout va d'abord à l'amour. Toute souffrance l'enrichit, toute passion même étrangère s'y verse et l'augmente. L'ambition ne se plaint d'être indigente que parce qu'elle lui voudrait prodiguer les trônes. La curiosité, qui jouit des sites nouveaux, ne fait que lui quêter de frais asiles et lui choisir en idée des ombrages. Enviez, désirez, imaginez, cœurs de vingt ans ; élargissez-vous ! déplacez vos horizons ; attisez votre soif de guerre ; distrayez-vous le regard ! la fin du désir, le terme et la palme de l'effort est toujours l'amour. Si je l'avais eu alors, l'amour dans sa vérité et sa certitude ; si l'être trop pur, à qui , je vouais un feu sans aliment et sans éclat, ne m'avait fait à jamais douter, jusqu'au fond de moi, du mot souverain. Je l'aime ; si dans ces Tuileries inconnues, sous les marronniers effeuillés autour du vert tapis solitaire que foule Atalante, quelques paroles fatales, éternelles, avaient osé s'embraser et m'échapper ; si enfin coupable et brûlant que j'étais alors, j'avais cru fermement à mon mal, ah ! du moins, que ce mal m'eût paru meilleur que tout !

Comme il eût éclipsé le reste ! Groupes dorés resplendissant matin du siècle, astre consulaire, comme je vous aurais méprisés ! L'homme qui aime et qui est sûr d'aimer, s'il passe à l'écart le long d'une foule enivrée et glorieuse, est pareil au Juif avare qui porterait un diamant hors de prix, solide et limpide, enchâssé dans son cœur, de quoi acheter au centuple cette fête qu'il dédaigne comme mesquine, et ceux qui l'admirent, et ceux qui la donnent, tandis que lui, d'un simple regard sur le cristal magique, il y peut à volonté découvrir plus de conquêtes que Cyrus plus de magnificences que Salomon.

Quoique mon amour ne dût jamais figurer au-dedans un cristal d'une telle transparence et si merveilleusement doué, quoiqu'il ne se dessinât au plus que par lignes tremblantes égarées et confuses, le mouvement toutefois qu'il subissait, et les secousses diverses, aidaient à l'accroître et lui donnaient plus de corps et de réalité. Le dépaysement surtout et la variété des lieux, quand on commence d'aimer, tournent au profit de l'amour ; comme tout ce qu'il rencontre lui est tributaire, il ressemble à ces eaux qui grossissent plus vite en se déplaçant. Si l'on passe d'une longue et calme résidence à un séjour brusquement étranger, cela devient très sensible ; toutes les portions vagues de notre âme, qui là-bas s'enracinaient aux lieux, détachées maintenant et comme veuves, se replient et s'implantent à l'endroit de l'unique pensée. L'excitation des sens, l'échauffement d'imagination, dont les bocages de Couaën m'avaient mal préservé et que des spectacles journaliers, mortels aux scrupules, venaient redoubler en moi, étaient une autre cause, moins délicate, d'accélération passionnée ; ce fut la principale, hélas ! et la plus aveugle ; il faut y insister, j'en rougis de honte ! je n'aurais ici à vous raconter que des ravages.

Vous ne sauriez vous faire qu'une pâle idée, mon ami, du Paris d'alors tel qu'il était dans l'opulence de son désordre, la frénésie de ses plaisirs l'étalage émouvant de ses tableaux. La chute du vieux siècle, en se joignant à l'adolescente vigueur du nôtre, formait un confluent rapide, turbulent, de limon agité et d'écume bouillonnante.

Nos armées oisives et la multitude d'étrangers de toute nation, accourus pendant cette courte paix, étaient comme une crue subite qui faisait déborder le beau fleuve. Je ne pus, il est vrai, qu'entrevoir et deviner tant d'ivresse tumultueuse dans ces deux semaines que dura mon premier séjour ; mais, quoique je sortisse peu seul et que j'accompagnasse d'ordinaire madame de Couaën, mon regard fut prompt à tout construire. En passant sur les places et le long des rues, j'observais mal le précepte du Sage et je laissais ma vue vaguer çà et là : mon coup d'oeil oblique, qu'on aurait jugé nonchalant, franchissait les coins et perçait les murailles. Elle à mon bras on m'eût cru absorbé en un doux soin et j'avais tout vu alentour. Une ou deux fois le soir, après avoir fait route avec M. de Couaën jusqu'à ses rendez-vous politiques, près de Clichy, où je le quittais, je m'en revins seul, et de la Madeleine aux Feuillantines je traversai, comme à la nage, cette mer impure. Je m'y plongeais d'abord à la course au plus profond milieu, multipliant dans ma curiosité déchaînée ce peu d'instants libres :

« L'ombre est épaisse, la foule est inconnue ; les lumières trompeuses du soir éblouissent sans éclairer ; nul oeil redouté ne me voit ”, disais-je en mon cœur. J'allais donc et me lançais avec une furie sauvage. Je me perdais, je me retrouvais toujours. Les plus étroits défilés, les plus populeux carrefours et les plus jonchés de pièges, m'appelaient de préférence ; je les découvrais avec certitude ; un instinct funeste m'y dirigeait. C'étaient des circuits étranges inexplicables, un labyrinthe tournoyant comme celui des damnés luxurieux. Je repassais plusieurs fois tout haletant, aux mêmes angles. Il semblait que je reconnusse d'avance les fosses les plus profondes de peur de n'y pas tomber ; ou encore, je revenais effleurer le péril, de l'air effaré dont on le luit. Mille propos de miel ou de boue m'accueillaient au passage ; mille mortelles images m'atteignaient ; je les emportais dans ma chair palpitante, courant, rebroussant comme un cerf aux abois le front en eau, les pieds brisés les lèvres arides. Une telle fatigue amenait vite avec elle son abrutissement. A peine conservais-je assez d'idées lucides et de ressort pour me tirer de l'attraction empestée, pour rompre cette enlaçante spirale en pente rapide, au bas de laquelle est la ruine. Et lorsque j'avais regagné l'autre rive, lorsque, échappé au naufrage sur ma nouvelle montagne, j'arrivais au petit couvent où les bonnes religieuses et madame de Couaën n'avaient pas achevé de souper, il se trouvait que ma course dévorante à travers ces mondes de corruption n'avait pas duré plus d'une heure.

La vue si calme offerte en entrant, la nappe frugale, le sel et l'huile des mets, ces pieux visages silencieux et reposés à droite et à gauche de madame de Cursy, une bonne odeur de Sainte-Cène qui s’exhalait, et les grâces en commun de la fin, tout cela me rafraîchissait un peu d’abord et dissipait le plus épais de mon sang à mes joues et dans mes yeux.Pourtant aucune crainte salutaire ne renaissait en moi ; les sources sacrées ne se rouvraient plus. Il me restait au fond une sécheresse coupable, un souvenir inassouvi que j’entretenais tout le soir, jusque sous le regard chaste et clément. Le reflet de cette lampe modeste, qui n’aurait dû luire que sur un cœur voilé de scrupules, tombait, sans le savoir, en des régions profanées.

Un matin par une légère et blanche gelée de décembre, nous étions au Jardin des Plantes, madame de Couaën et moi avec les enfants que l’idée de la ménagerie poursuivait jusque dans leurs songes. Après bien des allées et des détours, assis sur un banc, tandis qu’ils couraient devant nous, nous jouissions de cette beauté des premiers frimas, de la clarté frissonnante du ciel et de l’allégresse involontaire qu’elle inspire :

« Ainsi, disais-je, ainsi sans doute dans la vie, quand tout est dépouillé en nous, quand nous descendons les avenues sans feuillage, il est de ces jours où les cœurs rajeunis étincellent comme au printemps : les premiers tintements de l’âge glacé nous arrivent dans un angélus presque joyeux. Est-ce illusion décevante ; un écho perdu de la jeunesse sur cette pente qui mène à la mort ? Est-ce annonce et promesse d’un séjour d’au-delà ? ”- “ C’est promesse assurément, ” disait-elle. - “ Oui, reprenais-je, c’est quelque appel lointain, une excitation affectueuse de se hâter et d’avoir confiance à l’entrée des jours ténébreux, de ces jours dont il est dit non placent. ” Et je lui expliquais, dans toute la tristesse que j’y supposais, ce non placent. Mais auprès de nous, sur le même banc, deux personnes, deux femmes d’un âge et d’une apparence assez respectables s’entretenaient, et, comme le mot de machine infernale revenait souvent, nous prêtâmes malgré nous l'oreille ; c'était en effet de l'attentat de nivôse, échoué il y avait juste deux ans à pareil jour, qu'il était question ; et l'horreur naïve avec laquelle ces femmes en parlaient me fit venir une sueur au visage : madame de Couaën elle-même, d'ordinaire indifférente sur ces sujets, pâlit. En quels complots étions-nous donc embarqués ? où tendions-nous ? avec quels hommes ? par quels moyens ? et quel serait le jugement public sur nos têtes ? Cette pensée fut à la fois celle de madame de Couaën et la mienne ; nous n'eûmes pas besoin de nous la communiquer ; un long silence coupa les gracieuses mysticités que nous déduisions tout à l'heure. Elle se plaignit de souffrir, et je la reconnaissais. Mais, moi, remué dans mes plus sombres idées par ce que j'avais entendu, je ne me tins pas au logis et m'en revins seul à la même allée du jardin. Les femmes qui causaient sur le banc n'y étaient plus : deux autres avaient succédé, dont l'une jeune, de mise éclatante et équivoque.

Sous le nuage de mes yeux, elle me sembla belle. Regards, chuchotements, marcher lent et tortueux, rires aigus, aussi perfides que le sifflement de l'oiseleur, tout un manège bientôt commença. Je m'y prêtai de loin plus qu'il n'aurait fallu : la pensée coupable remplaçait en moi la pensée sombre. Aux moments de perplexité et d'amertume, si Dieu est absent, si ce n'est pas à l'autel du bon conseil, si C'est dans les places et les rues qu'on se réfugie, la diversion sensuelle se substitue aisément au souci moral dont elle dispense. L'avenir prochain qui gêne à prévoir, l'éternité entière elle-même, disparaissent dans un point chatouilleux du présent. Les fruits sauvages des haies nous sont bons parce qu'ils engourdissent : l'homme se fait semblable aux petits des brutes. Pour me servir, mon ami, des fortes et chastes comparaisons de l'Ecriture, on est d'abord comme un agneau en gaieté qui suit une autre que sa mère ; qui suit par caprice matinal et comme en se promettant de fuir. Les détours sont longs, riants à l'entrée et fleuris ; la distance rassure : cette allée encore, puis cette autre ; au coin prochain de la charmille, il sera temps de se dérober ; et le coin de la charmille est passé, et l'on suit toujours.

L'entraînement machinal prend le dessus peu à peu ; déjà l'on ne bondit plus ; on ne dit plus : “ A ce coin là-bas, je fuirai ” ; on baisse le front ; les sentiers se resserrent, les pas alourdis s'enchaînent : l'imprudent agneau est devenu comme le bœuf stupide que l'on mène immoler. J'en étais là, mon ami ; je me livrais tête baissée, sans plus savoir, quand une rencontre subite, qu'elles firent au tournant d'une grille, emporta les folles créatures : des éclats bruyants accompagnés de moqueries, m'apprirent que j'étais éconduit et délivré. Mon premier mouvement, l'avouerai-je, fut un âpre et sot dépit ; je me sentais toute la confusion du mal, sans en avoir consommé le grossier bénéfice. Pourtant le remords lui-même arriva. Quand je fus rentré auprès de madame de Couaën ; que je la revis pâle, ayant pleuré et tout entière encore à l'incident du matin ; quand elle me dit : “C'est singulier, voici la première fois que je songe sérieusement aux choses ; d'aujourd'hui seulement elles m'apparaissent dans leur vérité. Les paroles de ces femmes ont été un trait affreux de lumière, dont je reste atteinte. Nous sommes engagés nos amis et nous mon mari, ces chers enfants que voilà (et elle les baisait avec tressaillement), dans une voie de ruine et de crimes. Comment n'avais-je jamais envisagé cela ? Mais non l'idée de ma pauvre mère et notre douce vie ombragée de là-bas m'avaient tout masqué. J'ai toujours été absorbée dans une seule pensée à la fois. ”

— En l'entendant s'exhaler de la sorte, je ne trouvais pas en moi ce que j'y aurais voulu d'inépuisable et de tendre pour mêler à sa blessure ; mon âme n'était plus une pure fontaine à ses pieds, pour réfléchir et noyer ses pleurs. L'esprit sincèrement gémissant se retirait de dessous mes paroles ; tout en les prononçant de bouche. souillé d'intention, j'avais honte de moi, bien autrement honte, je vous assure, qu'après les mauvais soirs où j'avais erré confusément : car ici c'était une figure distincte, la première de cette espèce que j'eusse remarquée, suivie, - et à la face du soleil !

Ceci se passait la veille de Noël, l'avant-veille de notre départ. M. de Couaën c'était suffisamment entendu avec les personnages du parti ; pour moi, je n'avais été immiscé à aucune relation directe. Cette journée de Noël fut employée par nous au repos et aux saints offices. Le petit couvent s'emplit, bien avant l'aube, de cantiques, de lampes et d'encens : ces vieilles voix de Carmélites semblaient rajeunir. Nous allâmes toutefois le matin à Saint Jacques-du-Haut-Pas, pour y jouir plus en grand de la solennité renaissante. L'impression de madame de Couaën ne s'était pas dissipée ; sa souffrance, qui avait pris un air de calme, reparaissait dans l'attitude insistante et profondément affectée de sa prière. Rempli de cette vue, sollicité par de si touchants alentours convaincu au-dedans d'humiliante fragilité, l'idole de ma raison ne tint pas ; un rayon du berceau divin, du berceau de Bethléem m'effleura un moment ; je me retrouvai en présence de mes jours les plus vifs de croyance et de grâce, avec un indicible sentiment de leur fuite ; je souhaitai de les ressaisir, j'étendis la main vers ce berceau rédempteur qui me les offrait. Oh ! qu'elle demeure étendue, cette main suppliante, qu'elle ne se lasse pas, qu'elle se dessèche avant que de retomber ! Où étiez-vous, Anges du ciel, mes bons patrons pour la soutenir ?

J'ai faibli jusque-là sans doute, j'ai divagué dangereusement, j'ai convoité et caressé l'écueil ; mais il y avait lieu au simple retour encore ; cette année chrétienne, en commençant, m'eût pu prendre dans son cours, comme le flux d'une marée plus haute reprend l'esquif oublié des marées précédentes. Ma réforme se serait faite avant l'entière chute ; rien d'absolument mortel n'était consommé. Hélas ! non pourtant, j'étais déjà trop sous la prise mortelle, trop au bord de ma perte, pour qu'un autre effort qu'un effort désespéré m'en tirât ; je m'agenouillai et m'agitai vainement sur la pente. Dans ce geste d'un moment vers le berceau lumineux, C'était moins une arche abritée et sûre, à l'entrée du déluge des grandes eaux, que j'invoquais pour mon salut de l'avenir, qu'une innocente corbeille de fruits aimables et regrettés que je saluais d'une imagination passagère. La volonté en moi ne voulut pas ; la grâce d'en haut glissa comme une lueur. Combien d'autres Noëls semblables, que celui-ci m'eût épargnés, combien de Pâques me revirent de la sorte, mais ayant déjà roulé au fond et tout dégradé, à mon Dieu ! formant des vœux impuissants, des résolutions à chaque heure contredites ; me proposant, Seigneur, des points d'appui et des temps d'arrêt solennels dans cette rechute insensée, tantôt suspendue à votre crèche, tantôt aux angles du saint tombeau ; implorant pour me tenir un des clous mêmes de votre Croix, et m'écriant : " A partir de cette Pâques du moins ou de ce Noël, je veux mourir et renaître ; je jure de ne plus retomber ! ” et la facilité déplorable, énervante, semblait redoubler avec mes efforts ; jusqu'au jour enfin, où la volonté et la grâce concordant mystérieusement, et comme deux ailes égales venues à la fois me portèrent à l'asile de tendresse et de fixité, au roc solide qui donne la source jaillissante.

Nous quittâmes Paris après beaucoup d'adieux à madame de Cursy, qui nous fit promettre de bientôt revenir. Notre retour, par des pluies continuelles, fut morne et peu riant. Madame de Couaën demeurait pâle, préoccupée, le marquis s'absorbait en silence dans les desseins qu'il venait d'explorer de près, et moi, outre l'inquiétude commune, j'avais mon propre désordre, l'embrasement et la lutte animée sur tous les points intérieurs. Si je m'occupais avec quelque attention des enfants qui seuls n'avaient pas changé en gaieté, mes yeux, rencontrant ceux de madame de Couaën constamment attachés à ces chers objets, y faisaient déborder l'amertume. Dans ce court voyage, si gracieux au départ, et durant lequel rien d'effectif en apparence, rien de matériellement sensible, n'était survenu, que de calme détruit sans retour, que d'illusions envolées ! Infirmité de nos vues et de nos désirs ! un peu plus d'éclaircissement çà et là, un horizon plus agrandi sous nos regards, suffisent pour tout déjouer.