◄   V VII   ►




M. de Couaën arriva le jour suivant. Les dépêches étaient graves et plus décisives que nous n'aurions pu croire. Une rupture de l'Angleterre paraissait imminente ; nos amis projetaient de petits débarquements successifs ; tout d'ailleurs se nouait étroitement à Paris. M. de Couaën, ayant le besoin de s'y rendre lui-même, nous annonça qu'il partait incontinent ; mais par réflexion, et pour dérouter les conjectures, il fut convenu qu'il emmènerait sa femme et ses enfants, et que je les accompagnerais : cela ainsi aurait tout l'air d'un voyage en famille. Le vieux serviteur François, durant cette quinzaine, restait chargé du soin de la côte. La veille de ce prompt départ, madame de Couaën étant occupée aux préparatifs, je pris le chemin, désormais bien lumineux, de la colline : je ne J'avais pas encore monté si léger, si bondissant de cœur, avec plus de souffle à la face et dans mes cheveux. Le monde intérieur se peuplait enfin pour moi, le monde du dehors et de l'action allait s'ouvrir ; je n'avais jamais tant goûté à la fois de cette double vie.

L'inquiétude pourtant de l'entreprise si prochaine aggravait un peu mon émotion et, bien qu'il s'y mêlât en perspective mille occasions enviables de services et de dévouement, je ne pouvais me dérober à l'idée d'un bonheur inaccompli, mais cher, mais ignoré, paisible et croissant, qu'on aventure. Le marquis surtout me semblait incompréhensible. Moi, je concevais mon imprévoyance apparente ; je les suivais lui et elle, et leur fortune. Lui, au contraire, que suivait-il ? Quelle fatalité orageuse lui interdisait de jouir ? Il était clair qu'il allait se briser quelque part, nous briser plus ou moins tous ensemble ; je n'osais d'avance augurer, en ce qui le concernait, sur quel écueil ni avec quelle chance de naufrage. Tandis que j'alternais ainsi d'elle à lui et que je me posais inévitablement, au début de toute combinaison attrayante, l'énigme silencieuse de cette noble figure, voilà qu'ayant atteint la bruyère, je l'aperçus lui-même de loin qui marchait à pas lents et s'arrêtait par pauses fréquentes, les mains enfoncées jusqu'au coude dans ses poches de derrière, et la tête sur sa poitrine, comme quelqu'un d'absorbé qui s'oublie. J'étais à son côté qu'il ne m'avait point entendu encore, tant son attention au-dedans était forte, tant aussi le vent de mer soufflait contre nous et chassait les bruits, et tant l'herbe fine de la bruyère assoupissait mes pas ! Quand je le saluai par son nom il se redressa brusquement comme découvert dans sa blessure ; il reprit et garda une attitude de corps moins abandonnée ; mais le bleu amer de ses yeux, l'endolorissement humide de ses tempes, laissaient à jour son âme, et, sous une forme assez abstraite et générale, la conversation qu'il entama poursuivit tout haut sa pensée.

J'ai remarqué maintes fois mon ami, que les hommes d'action, les esprits fermes et résolus même les plus ignorants quand ils s'abattent sur les pures idées y font des percées profondes ; qu'ils se prennent et se heurtent à des angles singuliers et ne les lâchent pas. Jetés à la rencontre dans la métaphysique, ils y chevauchent étrangement et la traversent par les biais les plus courts par des sentiers audacieux et rapides. Comme le nombre des questions sérieuses n'est pas infini pour l'homme, comme le nombre des solutions l'est encore moins, il y a une sorte de curiosité à voir les éternels sujets de méditation remaniés au pli de l'expérience active, et la rude énergie d'un mortel héroïque se tailler, en passant, une ceinture à sa guise, au lieu de la trame oiseuse et subtile, toile de Pénélope des dialecticiens et des philosophes.

M. de Couaën, d'une voix altérée que j'entends encore, me tenait donc de mélancoliques discours dont voici le mouvement et le sens :

« Amaury, Amaury, c'est une rude arène que la vie, une ingrate bruyère ; et j'étais en train de me le dire quand vous êtes venu. Il y a une loi probablement, un ordre absolu sur nos têtes quelque horloge vigilante et infaillible des astres et des mondes : mais, pour nous autres, hommes, ces lointains accords sont comme s'ils n'étaient pas. L'ouragan qui souffle sur nos plages peut faire à merveille dans une harmonie plus haute ; mais le grain de sable qui tournoie, s'il a la pensée, doit croire au chaos. Depuis que l'homme est, dit-on, sorti du chêne, il n'est pas moins assujetti à l'aquilon que devant : ici battu, rabougri, stérilisé (et il frappait de sa canne une yeuse maigre et nouée du chemin), plus loin majestueux, dominant et tout en ombrage, et pourtant la vigueur du tronc que voilà n'est pas la moindre. Les destinées des hommes ne répondent point à leur énergie d'âme. Au fond cette énergie est tout dans chacun ; rien ne se fait ou ne se tente sans elle ; mais entre elle et le développement où elle aspire, il y a l'intervalle aride, le règne des choses le hasard des lieux et des rencontres. s'il est un effet général que l'humanité en masse doive accomplir par rapport à l'ensemble de la loi éternelle, je m'en inquiète peu. Les individus ignorent quel est cet effet ; ils y concourent à l'aveugle, l'un en tombant comme l'autre en marchant. Nul ne peut dire qu'il est plus fait que son voisin pour y aider. Il y a une telle infinité d'individus et de coups de dés humains qui conviennent à ce but en se compensant diversement, que la fin s'accomplit sous toutes les contradictions apparentes ; le phénomène ment perpétuellement à la loi ; le monde va, et l'homme pâtit ; l'espèce chemine, et les individus sont broyés !...

« Non en fait de destinée humaine individuelle, en fait même d'événements principaux et de personnages de l'histoire, je ne sais rien à proclamer de nécessairement et régulièrement coordonné ; je ne sais rien qui, selon moi, au point de vue où nous sommes, n'ait pu aussi bien être autre, et offrir une scène et des figures toutes différentes. ” Et il prenait l'exemple le plus saillant, qui m'est toujours resté : " Vous jugez peut-être le 9 thermidor, avec la chute de Robespierre et des siens, un événement nécessaire ; il y a du vrai en un sens : on était las des monstres. Et pourtant si, ce jour de thermidor, la Commune et Robespierre avaient vaincu, ce qui était matériellement fort possible, Robespierre ne serait pas tombé. Qui sait alors la tournure nouvelle ? Il eût ménagé la transition lui-même ; l'hypocrite se serait tempéré ; il aurait parodié jusqu'au bout Octave, et ce serait lui au lieu de l'autre, lui, l'ancien triumvir, que nous aurions à vaincre aujourd'hui, et qui peut-être nous vaincrait...

« Je crois volontiers, cher Amaury, à une loi suprême, absolue, à une ordonnance ou fatalité universelle ; je crois encore à l'énergie individuelle que je sens en moi : mais entre la fatalité souveraine et sacrée, celle de l'ensemble, le ciel d'airain des sphères harmonieuses, et cette énergie propre à chaque mortel, je vois un champ vague, nébuleux, inextricable, région des vents contraires, où rien pour nous ne se rejoint, où toute combinaison humaine peut être ou n'être pas. Dans l'ordre absolu, j'ignore si tout se tient, si le dedans de notre navire terrestre est lié dans ses moindres mouvements aux vicissitudes supérieures. Un remuement de rats, à quelque fond de cale, se rattache-t-il au cours de la lune, aux moussons de l'Océan ? Que cela soit ou non en réalité, pour nous hommes aucun lien de cette sorte n'est appréciable. Tel qu'un équipage nombreux à bord de cette terre, nous nous démêlons donc entre nous. L'heure, le rang, les circonstances, un câble ici ou là entre les jambes une foule de causes variables qu'on peut appeler hasard se combinent avec l'énergie de chacun, pour l'aider ou la combattre. Cette énergie, tantôt triomphe, tantôt succombe ; il n'est qu'heur et malheur, voilà tout...

« Quand on se sent vigoureux d'âme, plein d'aptitude et d'essor, et que pourtant la destinée favorable nous manque, on la voudrait du moins noblement et grandement contraire. A défaut d'éclat glorieux, on réclamerait de sanglantes infortunes et des rigueurs acharnées, pour ne rien éprouver à demi. Mais non : C'est trop demander, à homme ! Aux plus grands cœurs l'infortune souvent elle-même est médiocre ; un guignon obscur vous use. Au lieu du tonnerre, c'est un brouillard. Vous avez un délabrement lent et partiel, et pas une grande ruine...

« Voyez, voyez, s'écriait-il (et il me montrait la mer qui battait la pointe du promontoire : de temps à autre, une vague plus haute jaillissait en écume contre la pointe et montait avec blancheur dans un coin de soleil couchant, qui seul perçait le ciel couvert), voyez cette vague qui brille et s'élance à la crête du rocher, comme une divinité marine :

Voilà le grand homme, l'homme qui arrive à la cime ; mais au prix de combien d'autres avortés ! Bien des vagues se pressaient dans la même ambition, aussi fortes et aussi puissantes : nul oeil ne les discernera ; nulle voix ne les appellera déesses. Les unes en grondant retombent en ce sein mobile qu'elles ont un moment gonflé, les autres expirent dans quelque anse cachée, dans un antre du bord comme un phoque obscur. Pour une qui s'élance et surgit de son piédestal, que de vaincues rongent la base et ne servent qu'à lancer plus haut l'heureuse et la triomphante !

Ainsi sur l'océan des hommes. Une seule différence, C'est que la vague heureuse est lancée au but comme un trait, tandis qu'une fois au-dessus du niveau commun, l'énergie humaine, jusque-là, comprimée, réagit, se déploie, pose le pied où elle veut, et tient l'empire...

« Cet homme qui munte et grandit chaque jour, que j'admire et que je hais ; que demain si l'on n'y met ordre, ses victoires couronneront César ; cet homme dont j'irais baiser le gant, si je ne lui réservais une lame au cœur, vous le croyez sans pareil à son époque : le mugissement public le salue ; écoutez ! on le proclame déjà l'unique, l'indispensable, le géant de notre âge. Il a ses pareils Amaury, j'en réponds ; il a des égaux, peu nombreux, je le sais ; mais il en a ! Il en a jusque dans la foule qui se rue sous ses balcons ; il en a qui mourront sergents dans son armée, ou colonels peut-être ; il en a qui mourront à le haïr et à ne pouvoir le vaincre ; il en a qui vivront assez pour le subir jusqu'au bout dans son orgueil et dans sa démence.

« Vous, Amaury, jeunes gens à l'âge de l'action qu'on se figure prochaine et de l'enthousiasme exubérant, vous ne sentez pas ainsi. Vous ne comptez pas, vous ne mesurez pas. Vous acceptez avec ivresse vos rivaux et l'univers, vous confiant en vous-mêmes, et sans discuter les chances !

(Je n'ai pas besoin de dire qu'ici le marquis se méprenait à mon égard. ) Vous leur faites la part généreuse. Pourvu que le combat s'engage sur l'heure, que vous importe le soleil dans les yeux !) le résultat qui va suivre vous paraît d'avance la justice même, et plus que suffisant à tout redresser. Mais plus tard aux abords de la grise saison quand le sort a chicané sans pudeur, quand la bataille a reculé dès l'aurore et qu'on est harassé de contretemps on se fait chagrin, raisonneur et sévère. Il est dur de voir les occasions, une à une, s'écouler, nos pareils s'ancrer et s'établir, de nouvelles générations qui nous poussent, et la barque de notre fortune, comme un point noir à l'horizon, repartir sans avoir abordé, et se perdre dans l'immensité, le nombre et l'oubli...

« Tel homme vous paraît bizarre, taciturne et déplacé.

Vous avez vécu près de lui, avec lui ; vous l'avez accosté maintes fois. Vous l'avez rencontré aux eaux deux étés consécutif ; ; il a dîné avec vous deux hivers à la table de la garnison ; vous le croyez connaître. Pour vous il est jugé d'un mot : nature incomplète et atrabilaire, dites-vous ; et le voilà retranché des hauts rangs. Savez-vous donc ce que cet homme a dans l'âme, ce qu'il pourrait devenir s'il n'était barré à jamais par les choses, s'il se sentait tant soit peu dans sa voie, s'il lui était donné un matin, au sortir de ses broussailles, d'embrasser d'un coup d'oeil toute sa destinée ?

“ Puis, lorsqu'une fois ils sont arrivés à bon terme, on exagère, on amplifie après coup les hommes ; on fait d'eux des trophées ou des mannequins gigantesques ; on les affuble d'idées quasi surnaturelles ; on leur met dans les poches vingt sortes de systèmes, placets des rêveurs et rhéteurs à la postérité. Niaiserie et mensonge que tout cela !- Eh ! bonnes gens sachez-le bien ; il y a par le monde tel maussade personnage, crotté comme vous peut-être, et tout à fait de même étoffe que vos demi-dieux. Il y a bien des virtualités sans exertion (mot fort juste qui nous manque, Amaury, et que la marquise prononcerait beaucoup mieux que moi), bien des germes pareils, qui avortent obscurément, ou s'arrêtent à des degrés inférieurs, faute d'occasion, de fraîche brise et de soleil. ” Comme je voyais le marquis tourner obstinément sur la même idée et s'y embarrasser avec fatigue, je pris sur moi de l'interrompre : “ Cette multiplicité, cette déperdition des facultés humaines en ce monde, lui dis-je, est consolante à la fois et triste : triste pour tel ou tel individu sans doute ; consolante à l'égard de l'ensemble.

Cela montre que le gros même du genre humain aujourd'hui se compose, se recrute d'une noble et précieuse matière, et qu'il n'est plus destiné en lot au premier Nemrod venu, comme autrefois. J'aime mieux cette nombreuse infortune refoulée et gémissante qu'un niveau dormant ; j'aime mieux ces têtes de princes, de capitaines, d'orateurs, étouffés et luttant à la nage, qu'un paisible troupeau d'animaux sous un ou deux pasteurs. ”

— Mais, lui, n'entendait pas la chose dans le sens de mes conclusions. Toute son ironie contre les individus hors de ligne ne tournait pas à la pensée du grand nombre, à la considération de l'importance croissante et bientôt dominante d'une masse ainsi mue des plus généreux ferments. Il dévorait simplement comme un outrage, de ne pas être un des mortels d'exception qui se tiennent tête et rompent entre eux la paille du sort, un des chasseurs de peuples s'il le fallait, ou des pasteurs.

M. de Couaën n'avait pas le sentiment des temps modernes.

Le soir tombait, nous redescendions tous les deux assez pesamment l'éternelle et chère montagne. C'était presque dans le ciel le même instant de déclin que quand j'étais redescendu la première fois avec elle, il y avait un peu plus d'un an ; et à cette saison avancée, sous cette froide teinte automnale, le souvenir de la soirée sereine se ranimait en moi par le contraste des moindres circonstances. A la conversation remplie de tout à l'heure avaient succédé quelques-uns de ces mots rares et insignifiants qui témoignent la fatigue d'une pensée prolongée : le marquis, de plus en plus sombre, poussait intérieurement la sienne.

Comme je levais les yeux au tournant de la descente, j'aperçus vers l'angle du rempart, à l'endroit juste d'où la première fois il nous avait vus venir, celle même que je conduisais alors. Elle nous guettait du logis à son tour et brillait de loin sur sa plate-forme, comme une apparition de châtelaine, blanche dans l'ombre, calme et clémente :

« Regardez, ne pus-je m'empêcher de m'écrier en touchant le bras du marquis, regardez, ne voilà-t-il pas l'Espérance ?


Lucia nimica di ciascun crudele.


C'est Dante, marquis. Dante le poète des proscrits et des âmes fortes comme la vôtre, qui dit cela. ” Un bref sourire fronça railleusement sa lèvre ; il le recouvrit aussitôt de quelques mots affectueux.

Vous figurez-vous nettement, mon ami, le cours de la pente et le point tournant de l'avenue où se passaient ces choses ? avez-vous bien noté, dans ses accidents les plus simples, cette route toujours la même ? vous y ai-je assez souvent ramené, pour vous la peindre ? si vous la visitiez, la reconnaîtriez-vous. Il si je meurs demain, ce coin désert du monde se conservera-t-il en une mémoire ? Ou plutôt ne vous ai-je pas lassé en pure perte sur des traces sans but ? n'avez-vous pas trouvé, à me suivre la montée bien lente, la contemplation bien longue, et le retour par trop appesanti ? n'avez-vous pas été rebuté devant ces ennuis que j'aime, et cette monotone grandeur ? Si cela est, mon ami, patience ! voici qu'enfin nous quittons ces lieux... Couaën, dans trois semaines, me reverra un instant ; mais non plus la montagne. Une seule fois encore, la dernière et la suprême, quand j'y reviendrai, sept longues années auront pesé sur ma tête : ce sera le lendemain ou le soir des plus formidables et des plus agonisantes de mes heures d'ici-bas ; ma destinée profane sera close, scellée à jamais sous la pierre. Pèlerin courbé et saignant, vous me verrez porter la cendre du sacrifice au haut de cette même colline où naquit mon désir : le marquis et moi, appuyés l'un sur l'autre, nous la monterons !

Et pourtant, un inexprimable regret se mêle à la pensée du premier charme. Les hommes, dont la jeunesse et l'adolescence se sont passées à rêver dans des sentiers déserts, s'y attachent et y laissent, en s'en allant, de bien douces portions d'eux-mêmes, comme les agneaux leur plus blanche laine aux buissons. Ainsi, hélas ! je laissai beaucoup à la bruyère de la Gastine ; ainsi surtout à celle de Couaën. Bruyères chéries, ronces solitaires qui m'avez dérobé, quand je m'en revenais imprudemment, qu'avez-vous fait de mon vêtement de lin et de la blonde toison de ma jeunesse ?