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V

Le lendemain et les jours suivants mon humeur me parut comme changée ; ma douleur même était un signe que j'interrogeais avec espoir. Toutes mes sensations toutes mes idées vacillantes commençaient à s'ébranler, à se mouvoir dans un certain ordre ; j'étais sorti de mon néant, j'aimais. Une fumée légère de supériorité, l'orgueil d'un cœur qui s'était cru longtemps stérile, m'exaltèrent durant les premiers moments de cette découverte. Au lieu d'être plus triste et rêveur comme le sont d'ordinaire les personnes ainsi atteintes, je marquai une gaieté bizarre.

Les bosquets me virent moins ; je restais en compagnie et m'y mêlais aux discussions avec un feu et un développement inaccoutumés. Madame de Couaën me regardait d'un air d'étonnement : un génie s'éveillait en moi ; car j'étais de ceux, mon ami, dont la force tient à la tendresse ; et qui demandent toute inspiration à l'amour. Le soir, retiré dans ma chambre, une souffrance plus aiguë, mais moins désespérée qu'auparavant, suspendait ma lecture et gagnait mes songes ; au réveil, mon premier mouvement était de me sonder l'âme pour y retrouver ma blessure : j'aurais trop craint d'être guéri.

Mais on s'habitue aux blessures qui persistent : si rien ne les renouvelle et ne les ravive, on les discerne bientôt malaisément de ses autres affections fondamentales. On est tenté de croire qu'elles s'assoupissent, tandis qu'au contraire elles minent sourdement. Une semaine au plus écoulée, il y avait déjà des doutes en moi et une incertitude qui ramenait toute ma langueur. Je me disais : Est-ce donc là en réalité l'amour ? Depuis l'heure où j'avais douloureusement senti cet amour s'engendrer dans mon chaos où je l'avais salué en mon sein avec le tressaillement et presque l'orgueil d'une mère, je ne savais guère rien de nouveau sur son compte ; ma vie reprenait son train uniforme de tristesse. Je voyais, il est vrai, madame de Couaën seule et l'accompagnais volontiers ; mais c'étaient des scènes plus ou moins semblables des répétitions toujours délicieuses elle présente ; toujours vaines et sans trace, elle évanouie.

Cet amour qui ne s'essayait pas en venait par instants à ne plus se reconnaître. Mon ami, mon ami, que puis-je vous dire ? je n'ai pas à vous raconter d'aventures. En ce moment et plus tard encore, ce sera perpétuellement de même, une vie monotone et subtile, des pages blanches, des jours vides, des intervalles immenses pour des riens, des attentes dévorantes et si longues qu'elles finissaient par rendre stupide ; peu d'actes des sentiments sans fin ; des amas de commentaires sur un distique gracieux comme dans les jours de décadence. Ainsi j'ai vécu : ainsi vont les années fécondes. J'ai peu vu directement, peu pratiqué, je n'ai rien entamé en plein ; mais j'ai côtoyé par les principaux endroits un certain nombre d'existences, et la mienne propre, je l'ai côtoyée, plutôt que traversée et remplie ; j'ai conçu et deviné beaucoup, bien qu'avec une sorte d'aridité pour reproduire, comme quand on n'a pas varié soi-même l'expérience et qu'on a rayonné longtemps dans l'espace, dans la spéculation, dans la solitude.

Cinq ou six heures de retraite studieuse et de lecture par jour (ce dont je ne me suis jamais déshabitué au milieu de mes distractions les plus contraires) suffisaient à entretenir le don naturel d'intelligence que Dieu ne voulait pas laisser dépérir en moi : le reste du temps allait à la fantaisie et aux hasards du loisir. J'ai dit que les bosquets m'agréaient moins ; en effet, quand il me prenait envie d'errer seul, je choisissais plutôt désormais la montagne et la grève ; elle avait semé sur ces rocs un souvenir que j'y respirais. Nous y retournâmes tous les deux quelquefois encore ; je l'accompagnais aussi au canal d'un moulin à eau situé dans la prairie au-delà des pépinières et des vergers, et dont le fracas écumeux, sans parler des canards à la nage, amusait beaucoup les enfants. Une grande surveillance était nécessaire en un tel lieu sur ces petits êtres de peur de quelque imprudence. Je ne m'en remettais pas aux femmes et j'y avais l'oeil moi-même sans me lasser un seul instant, tandis qu'elle, assise, confiante en mes soins travaillait nonchalamment, et, d'un air pensif, suivait mes discours bien souvent interrompus ou m'en tenait de judicieux et profonds sur les choses de l'âme : car ce tour d'imagination qui lui était propre ne faussait en rien son parfait jugement ; elle m'offrait l'image d'une nature à la fois romanesque et sensée.

Autant j'évitais de la regarder auparavant, autant j'étais devenu avide de la contempler alors ; je couvais curieusement ce noble et double visage ; je pénétrais cette expression ingénue, d'une rareté singulière, et qui ne m'avait pas parlé tout d'abord, j'épelais, en quelque sorte, chaque ligne de cette grande beauté, comme un livre divin, un peu difficile, que quelque ange familier m'aurait tenu complaisamment ouvert.

Elle restait calme, sereine, patiente sous mes regards de même que mon regard descendait inaltérable et pur sur son front. Elle se laissait lire, elle se laissait comprendre ; elle trouvait cela simple et bon dans son innocence ; et d'ordinaire, je le crois en vérité, elle ne le remarquait pas. Mais un jour, sous les saules de ce canal, sa jeune enfant, qui était restée en silence près de nous me dit, comme après y avoir sérieusement pensé : “ Pourquoi donc regardez-vous toujours maman ainsi ? " Vous me demandiez, belle enfant, sous les saules du canal pourquoi je regardais ainsi votre mère ; et j'aurais presque pu vous le dire, si vous-même aviez pu m'entendre, tant il y avait de respect dans l'intention de ce regard :

C'est que la beauté, toute espèce de beauté, n'est pas chose facile, accessible à chacun intelligible de prime abord ; C'est que, par-delà la beauté vulgaire, il en est une autre à laquelle on s'initie, et dont on monte lentement les degrés comme ceux d'un temple ou d'une colline sainte. Il y a en ce monde la beauté selon les sens , il y a la beauté selon l'âme : la première, charnelle, opaque, immédiatement discernable ; la seconde, qui ne frappe pas moins peut-être à la simple vue, mais qui demande qu'on s'y élève davantage, qu'on en pénètre la transparente substance et qu'on en saisisse les symboles voilés. Idole et symbole, révélation et piège, voilà le double aspect de l'humaine beauté depuis Eve. De même qu'il y a en nous l'amour et les sens, de même il y a au-dehors deux sortes de beauté pour y correspondre. La vraie beauté, plus ou moins mêlée, plus ou moins complète, est souvent difficile à sentir dans ce qu'elle a de pur ; elle nous apparaît tard ; tout ainsi que l'amour vrai en nous est lent à se séparer. L'enfant ne comprend pas la beauté : quelques couleurs rouges et brillantes qui jouent vivement à son oeil, lui en composent une bizarre image. L'adolescent, qui la poursuit et l'adore, s'y méprend presque toujours ; dans sa fougue aveugle, impétueuse, on le voit embrasser à genoux les pierres grossières des chemins, comme il ferait les statues de porphyre de la déesse. Il faut le plus souvent que les sens soient déjà un peu émoussés pour que le sentiment distinct de la beauté nous vienne. heureux alors qui sait apprécier cette beauté tardive, qui s'y voue encore à temps et se crée un cœur digne de la réfléchir ! Le voluptueux, qui sent la beauté et qui la goûte, en est le fléau ; il la profane de son hommage ; il ne tend qu'à la dégrader et à l'obscurcir ; au lieu de s'élever par elle, il jouit de la rabaisser aux amours lascives, il la précipite à jamais et la sacrifie. La noble beauté, au contraire, quand l'âme qui l'habite est demeurée fidèle à son principe, ne périra pas avec cette enveloppe terrestre ; elle méritera de persister ailleurs, rectifiée selon le vrai, épurée selon l'amour, et sous cette forme nouvelle qui ne changera plus, il sera permis encore à qui la servait ici-bas de continuer de l'aimer ; nous avons besoin d'espérer cela, et rien, à mon Dieu ! ne nous interdit de le croire.

Tout novice, tout indigne que j'étais alors et si je ne me rendais pas compte aussi nettement de ces distinctions je les pressentais en partie, du moins en sa présence. Je faisais des progrès chaque jour dans l'intelligence de cette âme tout intérieure et de la forme achevée qui me l'exprimait.

Je saisissais de plus en plus le symbole : mais évitais-je tout à fait le piège ? mais, en étudiant la lampe sous l'albâtre, ne m'arrêtais-je pas trop aux contours ? Ce regard fixe et avide ne cherchait-il donc uniquement qu'à comprendre ? ne tâchait-il pas quelquefois de se faire comprendre aussi et d'interroger Il ne se retirait-il point par moments, rebuté du calme et du front sans trouble dont on l'accueillait, comme si c'eût été un refus ? ne s'irritait-il jamais que l'enfant inattentif l'eût pu juger singulier, et que l'objet passionnément chéri parût le trouver si simple ?

Et puis la beauté la plus égale et la mieux soutenue ici-bas a nécessairement ses heures d'éclipse et de défaillance ; elle ne nous offre pas dans un jour constant sa portion idéale, éternelle. Il est des saisons et des mois où elle devient sujette aux langueurs. Elle se lève dans un nuage qui ne la quitte pas et qui la revêt d'une tiédeur perfide. Ses yeux nagent, ses bras retombent, tout son corps s'oublie en d'incroyables postures ; sa voix flatteuse va au cœur et fait mourir. Quand on approche, l'émotion gagne, le trouble est contagieux ; chaque geste, chaque parole d'elle semble une faveur. On dirait que ses cheveux, négligemment amassés sur sa tête, vont se dénouer ces jours-là au moindre soupir et vous noyer le visage ; une volupté odorante s'exhale de sa personne comme d'une tige en fleur. Ivresse et poison ! fuyez : toute femme en certains moments est séductrice.

A ces moments, en effet, je voulais fuir, je fuyais même quelquefois et m'absentais de Couaën pour plusieurs jours.

L'idée de mariage alors me revenait : un amour virginal, à moi seul, et dans le devoir, ne pouvait-il donc balancer, me disais-je, l'attrait énervant de ces molles amitiés avec les jeunes femmes. Il Je m'y rejetais éperdument ; je me peignais le foyer, son repos sérieux, ses douceurs fortes et permises. Les préludes gracieux que j'avais auparavant connus à la Gastine, se réveillaient d'eux-mêmes sous mes regards et recommençaient en moi un chaste et rougissant tableau de flamme naissante. Deux mauvais vers de ma façon, dont je me souviens encore, se mêlaient, je ne sais trop comment, à ce vague épithalame :

Fi des yeux, les amants se peuvent adorer, Sous les yeux des parent ; qui semblent ignorer !

Mais, subterfuge bizarre ! au lieu de me diriger dans ces instants vers mademoiselle de Liniers, qui était toute trouvée, et près de laquelle, au fond, je me regardais bien comme assez engagé pour ne rien conclure ailleurs ; j'allais imaginer des projets d'union avec quelqu'une des jeunes filles que j'avais pu apercevoir aux châteaux d'alentour.

Puis, quand j'avais brodé de la sorte une pure fantaisie, et que mon cœur, derrière cela, se croyait fort comme sous la cuirasse, je raccourais à Couaën consulter la dame judicieuse. Elle se prêtait indulgemment à ces projets contradictoires à ces folles ébauches que je poursuivais surtout pour côtoyer de plus près et plus aveuglément son amour, pour m'initier avec elle dans mille détails familiers dont elle était le but constant. Quand nous avions causé à loisir des beautés campagnardes entre lesquelles hésitait mon choix, elle s'employait, en riant, à me donner occasion de les rencontrer. Ces amitiés captieuses sont si sûres d'elles-mêmes qu'elles ne font pas les jalouses. Il y avait à une demi-lieue de Couaën un gentillâtre singulier, petit et vieux veuf avec une fille de dix-sept ans qu'on disait belle :

Madame de Couaën me mena chez eux un jour. Je connaissais déjà le père pour l'avoir vu à nos réunions politiques où il s'emportait quelquefois, bien que son correctif d'habitude, après chaque phrase, fût : “ Pour moi, messieurs je ne conspire pas. " A part son royalisme un peu impatient, le digne homme, en parfait contraste avec ses turbulents voisins, offrait un ensemble de goûts paisibles et méticuleux que des infirmités naturelles avaient de bonne heure encouragés. Sa première éducation fort mince, l'avait laissé à court, même en matière d'orthographe. Toutefois, M. de Vacquerie aimait la lecture, faisait des extraits et copiait au net les beaux endroits les endroits sensibles principalement : il recevait les ouvrages de Delille dans leur primeur. Tous les deux ans un voyage à Paris le tenait au courant d'une foule de petites inventions à la mode dont il était curieux. Il avait chez lui, pour mieux faire accueil aux visiteurs un orgue de Barbarie avec des airs nouveaux et des cylindres de rechange, une optique avec des estampes représentant les vues des capitales, un microscope avec des puces et autres insectes ; un jeu de solitaire sur une tablette du salon, et enfin sa fille, gentil visage en pomme d'api, intéressante miniature. Il fallait entendre, en revenant de là avec madame de Couaën, comme nous déroulions dans notre enjouement. L'inventaire de cette dot future que m'allait apporter l'héritière de ces lieux : ajoutez-y pourtant un joli bois qui couvrait presque une demi-paroisse et deux gardes-chasse pour la montre.

De son côté, mademoiselle de Liniers que je visitais toujours, quoique plus rarement, ne témoignait pas une si insouciante humeur ; mais, dans sa candeur de soupçon ; ce n'était nullement madame de Couaën, C'étaient plutôt mes autres relations qui commençaient à l'inquiéter. Situation mensongère de nos trois cœurs ! illusion trois fois moqueuse !

Mon amour serpentait par ces faux-fuyants sinueux, comme une eau sous l'herbe qui la dérobe. Je le perdais de vue, je l'entendais seulement bruire, parfois même je l'aurais cru évanoui tout à fait, si quelque accident ne m'avait averti. Comme cet amour ne s'essayait jamais directement du côté de la personne aimée, il ne se démontrait à moi que par opposition avec les autres sentiments étrangers qui pouvaient traverser son cours. La plus forte preuve que j'eus en ce genre, fut ma résistance soutenue aux intentions peu équivoques d'une femme des environs qui ne négligeait rien pour m'attirer. Mariée assez maussadement, je pense, âgée de trente-six ans à peu près sans enfants, en proie à l'ennui des heures et aux désirs extrêmes de cette seconde jeunesse prête à s'échapper, elle m'avait distingué en diverses rencontres : je la vis venir au trouble insinuant de ses regards et aux vagues discours platoniques où elle s'efforçait de m'envelopper. Mes sens frémirent, mais mon cœur répugna : quelques mois plus tôt, je me fusse abandonné avec transport. Un jour que je m'étais laissé inviter chez elle, dans une lecture au jardin qu'elle m'avait demandée, elle m'interrompit folâtrement, m'arracha le livre des mains et se mit à fuir, en semant à poignées des roses qu'elle arrachait aux touffes des bosquets. Le péril fut vif par la surprise ; je n'eus garde de m'y exposer derechef. Ma force de résolution en cette circonstance me fit bien fermement sentir à quels autels mystérieux je m'appuyais.

Cependant l'impatience de ma situation me ressaisissait par fréquents et soudains assauts. Tout déguisement tombait alors, toute subtilité s'envolait, comme une toile légère sous la risée de l'orage. Je tendais ma chaîne, je l'agitais avec orgueil, je ne la voulais plus ni rompre ni cacher ; je la voulais emporter au désert. Combien de fois, cette chaîne adorée, il me sembla la traîner sur mes pas et l'entendre bruyamment retentir le long de la grève où je marchais contre le vent, respirant la pluie saline qui me frappait en plein le visage, et mêlant mon cri inarticulé aux glapissements des goélands et des flots ! Les yeux vers l'Ouest, devant moi l'Océan et ses sillons arides, mon regard s'arrêtait volontiers à une petite île dépouillée qui surgissait à peu de distance du promontoire voisin. Antique séjour, dit-on, d'un collège de Druides ; puis, plus tard monastère chrétien ; aujourd'hui déserte, à l'exception de quelques huttes misérables ; j'imaginai, à force de la voir, de m'y installer en solitaire, de cultiver sur ce roc sans verdure ma pensée éternelle et sans fleur, et de n'en revenir visiter l'objet vivant qu'une fois par semaine au plus dans la dévotion d'un pèlerinage. Un jour donc prétextant une absence, et sans confier ma résolution à personne, je passai en canot dans l'île dès le matin. J'en parcourus tout d'abord avec une sorte de joie sauvage les ruines, les escarpements, les pierres monumentales ; j'en fis plusieurs fois le tour.

Tant que le soleil brilla sur l'horizon ce fut bien : mais la nuit en tombant m'y sembla morne et mauvaise. La journée et le soir du lendemain redoublèrent mes angoisses ; de mortels ennuis m'obsédèrent. Les ténébreux désirs les pensées immondes naissaient pour moi de toutes parts dans ces sites austères où je m'étais promis pureté d'âme et constance. Sur cet espace resserré je rôdais aux mêmes endroits jusqu'au vertige ; je ne savais où me fuir, de quel dieu sanglant épouvanter ma mollesse ; je me collais les mains et la face aux blocs de granit. Cet altier stoïcisme de la veille m'avait rudement précipité à un mépris abject de moi. Le sommeil me vint enfin sous le toit d'un pêcheur, mais un sommeil trouble, épais, agité, pesant comme la pierre d'un sépulcre et bigarré comme elle de figures et d'emblèmes pénibles. O Dieu ! le soir de la vie, la nuit surtout qui doit suivre, ressemblerait-elle pour le lâche voluptueux à ces soirs et à ces nuits de l'île des Druides ? ô Dieu ! grâce s'il en est ainsi, grâce ! je veux me retremper en toi avant le soir, te prier tandis que le soleil luit toujours et qu'un peu de force me reste ; je veux m'entourer d'actions bonnes, de souvenirs nombreux et pacifiants, pour que mon dernier sommeil soit doux, pour qu'un songe heureux, paisiblement déployé, enlève mon âme des bras de l'agonie et la dirige aux lumières du rivage.

A peine guéri de mon projet de retraite dans l'île, je me reportai plus loin ; je méditai une solitude moins étroite et moins âpre derrière un plus large bras de l'Océan. Madame de Couaën m'avait souvent entretenu de sa maison natale, à un mille de Kildare, dans le comté de ce nom ; elle y avait vécu jusqu'à son départ d'Irlande, et sa mère y habitait encore. Je connaissais pour les lui avoir fait décrire en mainte circonstance, les moindres particularités de ces lieux, la longue allée entre une double haie vive qui menait à la porte grillée, les grands ormes de la cour, et, du côté du jardin cette bibliothèque favorite aux fenêtres cintrées où couraient le chèvrefeuille et la rose ; j'avais présents à toute heure les pots d'oeillets qui embaumaient, les caisses de myrte sur les gradins du perron ; la musique des oiseaux, à deux pas, dans les buissons du boulingrin ; latéralement les touffes épaisses d'ombrage, et, en face, au milieu, une échappée à travers la plus fraîche culture dont la rivière Currah animait le fond. C'est là, dans ce cadre verdoyant, que mon amour se figurait la douce Lucy, en robe blanche, nu-tête, donnant le bras à sa mère affaiblie, la faisant asseoir sur un banc au soleil, lui remettant à la main sa longue canne dès qu'il fallait se lever et marcher : “ Oh ! oui, m'écriai-je involontairement devant cette fille pieuse, quand j'étais témoin de ses trop vives inquiétudes ; oui, madame, j'irai rejoindre votre mère là-bas lui porter vos tendresses, la consoler de votre absence, la soigner en votre place ; je tiendrai à vous plus uniquement que jamais ; je serai pour elle un autre vous-même. ” Et je me faisais redire, comme à un messager intime, chaque objet en détail, les fleurs aimées les bancs le mieux caressés de la chaleur, les places marquées par des souvenirs. Elle souriait au milieu de sa confidence, avec une tristesse incrédule et pourtant reconnaissante : mais, moi, je me prenais sérieusement à cette pensée ; les moyens d'exécution se joignaient, se combinaient dans ma tête : il n'y avait que l'idée du péril où je laisserais M. de Couaën, qui me pût encore retenir. Ayant réfléchi cependant qu'une intrigue importante était alors entamée à Londres ; qu'en y passant j'y pouvais être à nos amis d'une utilité majeure ; que d'ailleurs un éclat immédiat paraissait de moins en moins probable à cause de la trêve avec l'Angleterre mêlant, je le crois bien, à ces raisons, sans me l'avouer, une obscure volonté de retour, mon dernier scrupule ne tint pas, et j'attendis de pied ferme l'occasion prévue.

Vers la fin de l'automne, en effet, un soir, sous la brume et l'ombre, il nous arriva des îles une barque avec trois hommes et de secrètes dépêches. M. de Couaën était depuis quelques jours absent chez l'ancien gouverneur de..., à plus de vingt lieues de là, trop loin pour qu'on eût le temps de le faire avertir ; car la barque repartait à la nuit suivante. On put toutefois remettre un paquet cacheté qu'il avait eu la précaution de confier à sa femme en nous quittant. Je pris langue dans le jour avec ces hommes, et il fut convenu sans peine qu'ils m'emmèneraient. l'écrivis une longue lettre, particulièrement adressée à madame de Couaën, mais de manière qu'elle me servît aussi d'explication et d'excuse auprès de lui. j'y exposais mon projet, mes sentiments envers tous deux, mon vœu profond de ne tenir désormais au monde, à l'existence, que par eux seuls ; j'y dépeignais le désordre de mon âme en termes expressifs, mais transfigurés ; j'y parlais de retour, sans date fixe, bien qu'avec certitude. Cette lettre écrite, je la plaçai dans ma chambre à un endroit apparent, et, comme minuit approchait, je regagnai la falaise. La marée qui devait nous emmener était presque haute ; nos hommes pourtant, qui amassaient des forces par un peu de sommeil, ne paraissaient pas ; nous en avions bien encore pour une heure au moins. Je m'assis donc en attendant, précisément à cette guérite, non loin de la chapelle, là où j'étais déjà venu le jour de la prière. Les mêmes pensées, grossies d'une infinité d'autres, s'élevaient dans mon sein. L'onde, et l'ombre, et mon âme, tout redoublait de profondeur et d'infini en moi comme autour de moi. C'était une nuit froide et brune, sans nuages où les étoiles éclairaient peu, où les vagues bondissantes ressemblaient à un noir troupeau, où perçait au ciel, comme un signe magique, le plus mince et le plus pâle des croissants. A cette heure d'un adieu solennel et presque tendre, le Génie de ces lieux se dévoilait à mon regard avec plus d'autorité que jamais, et, sans s'abaisser en rien ni s'amollir, il se personnifiait insensiblement dans la divinité de mon cœur. Les temps reculés les prêtresses merveilleuses le lien perpétuel et sacré de l'Armorique et de l'Irlande, ces saints confesseurs, dit-on, qui faisaient le voyage en mouillant à peine leur sandale sur la crête aplanie des flots, je sentais tout cela comme une chose présente, familière, comme un accident de mon amour. D'innombrables cercles nébuleux, dans l'étendue de l'Océan visible et de l'Océan des âges vibraient autour d'un seul point de ma pensée et m'environnaient d'un charme puissant. Au plus fort de cette redoutable harmonie où je me noyais pour me retrouver sans cesse, il me sembla que des airs et des eaux s'élevait une voix qui criait mon nom : la voix s'approchait et devenait par moments distincte ; il y avait des intervalles de grand silence. Mais un dernier cri se fit entendre, un cri, cette fois, qui me nommait avec détresse ; un accent humain, réel et déchirant. Je me levai tout saisi d'effroi.

Qu'aperçus-je alors ? Une femme errante, en sarrau flottant, sans ceinture, les cheveux comme épars courant à moi dans un noble égarement, et agitant à la main quelque chose de blanc qu'elle me montrait. Ame de ces plages, fatidique beauté, Velléda immortelle ! par cette veille d'automne, sous cette lune naissante, était-ce vous ? il ne lui manquait que la faucille d'or.

C'était celle que vous avez vous-même devinée, mon ami ; c'était Elle, pas une autre qu'Elle, Elle devant moi, à cette heure, sur ce roc désert où déjà nos mains s'étaient pressées ; Elle, me criant de bruyère en bruyère et me cherchant ! Je demeurais muet, je croyais à une fascination ; il me fallut plusieurs minutes avant de comprendre.

Or voici ce qui s'était passé. Durant toute la guerre, les nouvelles d'Irlande ne nous parvenaient qu'indirectement, avec nos périlleuses dépêches de Londres. Depuis la paix, la correspondance de famille s'était faite à découvert ; quelques lettres pourtant, par un reste d'habitude, avaient continué de suivre l'ancien détour, Ce soir-là, avant de s'endormir, madame de Couaën eut fortement l'idée qu'il en pouvait être ainsi, et elle s'était hasardée à ouvrir le paquet qu'elle n'avait pas visité la veille. Une lettre à son adresse la frappa aussitôt ; C'était l'écriture de son frère : sa mère était morte ! Cette lettre fatale à la main, elle courut à ma chambre sans m'y trouver : on m'avait vu sortir ; elle n'en demanda pas davantage, et, soit vague instinct vers une route connue, soit conclusion soudaine que je ne pouvais être autre part, à cette heure, qu'au lieu de l'embarquement, elle s'y trouva toute portée : ses pieds l'y avaient conduite par un entraînement rapide.

Je l'apaisai ; son sein se gonfla : je tirai d'elle des réponses et des larmes. L'ayant contrainte à s'asseoir un moment, j'osai toucher de la main ses pieds de marbre. Et puis nous revînmes doucement, comme nous étions revenus tant de fois. Pour mieux rassasier sa douleur, pour lui montrer combien, à l'instant de l'annonce funeste, ma pensée, non moins que la sienne, était d'avance tout entière à l'objet ravi, je lui contai le projet qu'avait arrêté sa venue ; elle lut la lettre que j'avais écrite : son trouble fut grand nous mêlions nos âmes : “ Oh ! promettez que vous ne partirez jamais me disait-elle ; M. de Couaën vous aime tant ! vous nous êtes nécessaire. Ma mère n'est plus, j'ai besoin de vous pour vous parler d'elle et de ces choses que vous seul savez écouter. ”

— Le lendemain après une conversation inépuisable sur l'objet révéré, tout d'un coup, et sans liaison apparente, elle s'écria en me regardant de ce long regard fixe qui n'était qu'à elle : “ Dites vous resterez avec nous toujours vous ne vous marierez jamais ! " Je ne répondais qu'en suffoquant de sanglots et par mes pleurs sur ses mains que je baisais.