◄   XIII XV   ►




Envisagée à cette courte distance et à ce degré de précision, l'aventure m'offrit désormais son côté sombre.

Un sentiment grave, oppressé, ne me quitta point ; j'étais enveloppé dans une œuvre sinistre. La portion toujours peu morale qui se mêle aux entreprises politiques et aux complots n'étant point dissimulée en moi par une conviction aveuglante, ressortait en détail à mes yeux. Je me voyais pour le plaisir de jouer ma vie dans ce coup de main meurtrier, compromettant l'avenir du marquis lequel n'en était peut-être pas, ainsi que je l'imaginais à la légère ; empoisonnant d'une douleur certaine un doux cœur qui m'aimait, violant toute reconnaissance envers MM. D... et R., et, pour prix de leurs bons procédés, les rendant responsables de mon ingratitude. Je n'avais la haine ni aucun fanatisme pour excuse : le besoin de changement et d'émotion extraordinaire, qui me poussait, n'était, à le nommer crûment, qu'un délire du plus exigeant égoïsme.

Voilà ce que je ne pouvais me taire. A la veille d'une conspiration comme d'un duel, on a beau s'étourdir, on sent au fond de son âme qu'on n'est pas dans le vrai ni dans le juste, et pourtant l'honneur humain nous tient et l'on continue. En me disant tout bas ces choses, je ne me repentais donc pas.

Deux jours après la nuit mémorable, madame R. nous ayant envoyé offrir une loge de Feydeau, madame de Couaën fit prier M. de Vacquerie de nous accorder sa fille pour la soirée : car, lui, le bon dilettante campagnard tout ami des ariettes qu'il était, il allait peu volontiers au théâtre, par scrupule. J'accompagnai seul ces trois dames ; et dans la loge étroite, pendant les heures mélodieuses, que de palpitations voilées, que de nuances diverses sympathiques ou rivales durent éclore et se succéder en nos cœurs ! l'excepterai au plus mademoiselle de Vacquerie, qui, accoudée sur le devant sans distraction était tout yeux et tout oreilles, comme une jeune fille, à ce spectacle pour elle si nouveau. Mais près d'elle, madame de Couaën, nonchalamment appuyée et tournée à demi vers nous ; près de moi, sur le second rang, madame R., qui interceptait sans envie nos regards et moi-même, qui, bien qu'inégalement, partageais mes soins de l'une à l'autre et recueillais leur âme tour à tour : telle était parmi nous la vraie scène de cette soirée. La musique, les chants, le jeu du fond, le théâtre rempli, agité, l'éblouissement et le murmure, n'étaient là que pour faire écho à nos paroles, pour favoriser notre silence et encadrer notre rêverie. Seule de nous trois, madame de Couaën n'avait pas d'arrière-pensée ; elle était heureuse, confiante au lendemain, environnée d'amis de son choix, réjouie de toutes les fleurs désirables dans les sentiers du devoir ; je lisais cela à son attitude oublieuse, à son sourire errant qui répondait aux questions et aux regards, aux monosyllabes éteints qu'elle laissait tomber, si je m'informais de sa pâleur. Quand j'avais témoigné assez de sollicitude, je me retournais, comme de son consentement, vers madame R., afin que celle-ci ne fût pas trop jalouse ; un moment, je surpris à ce doux visage une impression plus triste et une larme mal dévorée dans laquelle elle semblait dire : “ Oh ! que ne suis-je, moi, aimée ainsi ! ” Mon désir secret rejoignit le sien en cet instant, et j'y revins surtout après dans mes réflexions de la nuit. Cette attention accordée à madame R. me parut moins coupable cette fois, ma vie étant désormais précaire et sujette à de courtes chances. Il me fallait bien, avant de mourir, entendre de quelque bouche ce mot, Je t'aime, ce seul mot, me disais-je, qui fait qu'on a vécu. Or, en cherchant uniquement de quel côté j'étais en mesure d'espérer cette prompte parole, il n'y avait pas, selon moi, à hésiter entre madame de Couaën et madame R. C'est en de tels calculs de satisfaction superficielle et de vanité que je passais ces nuits troublées qui pouvaient être les dernières. Une catastrophe turbulente n'était propre à inspirer qu'une préparation digne d'elle.

Pendant la soirée du spectacle, madame R. m'avait parlé d'un bal qui devait avoir lieu le surlendemain chez une de ses amies, et elle m'avait offert de m'y présenter. Je n'avais guère trop répondu alors ; mais, dans ma disposition nouvelle, je lui fis savoir par un mot de billet, que j'acceptais, et que je l'irais prendre. Je n'y manquai pas en effet. Elle était belle ce soir-là dans sa parure, d'un teint rehaussé et raffermi, d'une humeur animée qui me l'entourait d'un tout autre jour que devant. Cette langueur triste avait fait place, sous les bougies, à je ne sais quelles folles étincelles. Moi-même, dans la sorte d'ivresse de tête où j'étais, j'aiguillonnais sa gaieté rieuse qui allait pourtant contre mon but et la faisait à chaque instant m'échapper.

Au milieu d'une contredanse que je dansais avec elle, j'essayai quelques mots mystérieux et sombres en vue de la menaçante destinée ; ils ne réussirent pas. Elle donnait davantage dans mes autres propos, mais en y répondant d'un ton à demi tendre et moqueur qui ne les acceptait pas tout à fait au sérieux, soit qu'elle ne les crût pas tels réellement, soit qu'elle prît plaisir à me laisser m'aventurer ainsi. Quand les paroles devenaient trop claires et pressantes, elle s'arrangeait si bien qu'un tiers survenait toujours ou que la foule nous séparait. M'étant assis près d'elle vers la fin de manière qu'elle ne pût m'éviter, elle s'y prêta comme à un jeu d'abord puis s'avisa de frapper ma main et le bras du fauteuil où je l'appuyais, à coups vifs et serrés d'éventail, comme pour arrêter à mes lèvres les paroles ; et bientôt elle se levait et glissait à travers les groupes éclaircis, légère, rusée et triomphante. C'était une métamorphose de fée que je voyais en elle ; j'en restai fasciné et confondu. Ma gaieté d'emprunt tomba. Je la reconduisis peu après jusque chez elle, à deux pas, en gardant presque le silence, et je rentrai au logis dans un grand désordre intérieur. Toutes les fois que je rentrais maintenant, je n'ouvrais jamais ma porte sans une certaine émotion, regardant si la carte décisive n'avait pas été glissée dessous, durant mon absence.

Je ne pensais mon ami, vous parler de moi que par rapport à notre maladie commune ; je voulais surtout vous enseigner de mon exemple, et, ne m'attachant qu'au fond vous épargner et m'interdire les broderies trop mondaines.

Mais à mesure que j'ai avancé, mon dessein a fléchi, et je me suis mis à épeler de nouveau sur le cadran d'autrefois tous mes jours et toutes mes heures. Ma mémoire s'est ouverte, et le passé flot à flot m'a rentraîné. Convient-il donc que vous lisiez cela ? convient-il que je persiste à vous le retracer ? L'attrait qui m'induit à tout dire n'est-il pas un attrait perfide ? ne sera-ce pas un legs inutile, ou même funeste, adressé à mon ami, que ces rares conseils perdus dans des enveloppes frivoles et dans des parfums énervants ? - Conscience bien écoutée, voix du cœur dans la prière, j'ose à peine ici vous dire : Conseillez-moi !...

Le lendemain matin de ce bal, vers huit heures, j'étais au lit encore, très absorbé à démêler le tourbillon de la nuit et la conduite de madame R., quand un mot de son mari, apporté au galop par une ordonnance, me pria de le venir à l'instant trouver à l'hôtel du ministère ; car il n'avait pas du tout paru à cette soirée. La coïncidence était brusque et surprenante : mais je ne doutai pas en y réfléchissant, qu'il n'eût à m'entretenir de notre affaire politique. Et, en effet, voici ce que j'appris de sa bouche en arrivant. Les soupçons confus mais de toutes parts multipliés s'étaient accrus depuis les derniers jours. Sans rien savoir de précis, on pouvait conclure de mille indices l'existence d'une machination. Le Premier Consul, durant la nuit même, après un vif débat entre ses conseillers, voulant en finir de ces doutes harcelants, avant décrété la mise en jugement de quatre ou cinq royalistes détenus pour cause antérieure. M. de Couaën par insigne bonheur, n'en était pas. Mais, si son nom aussi bien était venu à la bouche du Consul, le coup eût frappé sans révocation possible, ni moyen d'arrêter les suites judiciaires. Il importait donc à ses amis de le mettre au plus tôt à l'abri de l'orage qui n'était pas calmé, et il n'y avait d'efficace en ce moment qu'un ordre de prompte translation à Blois où il habiterait sous la surveillance de la haute Police. M. R. m'offrait la signature de son ministre, à qui il en avait parlé. L'ordre passerait comme mesure de rigueur, mais c'en était une, selon lui, de précaution et de prudence. Je jugeais tout à fait en ce sens, et avec plus de motifs encore. Je n'hésitai pas à le presser de rendre au marquis et à nous cet inappréciable service. Il fut convenu qu'il tâcherait de faire signer dès le soir même l'ordre de translation exécutoire d'ici à cinq jours. Et moi je raccourus tout d'un trait en avertir le marquis et y préparer madame de Couaën.

Le marquis reçut la nouvelle sans s'étonner, bien qu'avec un débordement d'amertume. Comme je lui faisais remarquer l'importance pour lui de n'être pas actuellement impliqué dans une action judiciaire : “ C'est bien, C'est bien, me dit-il ; eh ! ne faut-il pas que le destin continue ?

N'être rien en rien, ne laisser son nom nulle part derrière soi, pas même au greffe du tribunal ! Il y a une parodie, savez-vous, du Capitole et de la Roche Tarpéienne des Anciens, c'est de tomber à la sourdine d'un pigeonnier sur un fumier. " Je le ramenais aux apprêts et aux arrangements du départ ; je lui exposai, un peu en tremblant, qu'il me serait difficile d'être moi-même de ce prochain voyage.

Sans deviner toutes mes raisons, il en prévint quelques unes telles que l'utilité dont je pouvais lui être en restant et l'intérêt de ma présence, ne fût-ce que pour nous tenir au courant de nos braves amis : " Après quelques semaines qui nous paraîtront bien longues, ajouta-t-il avec un sourire abattu, vous viendrez, j'y compte, rejoindre les exilés. ” Madame de Couaën fut plus rebelle à convaincre ; aux premiers mots que je lui apportai du départ : “ C'est un salut, s'écria-t-elle, c'est la délivrance : partons au plus tôt ; voilà le commencement de notre rêve.” Elle ne concevait rien à mon air peu joyeux ; les raisons du retard la touchaient très vaguement, et il fallut, à la fin que j'exagérasse le péril du marquis pour la faire consentir à mon séjour. Mes promesses d'ailleurs mes serments de rejoindre se renouvelaient au bout de chaque phrase. Mais quand le bruit du soudain départ se répandit dans le petit couvent, ce fut une désolation générale ; les bonnes religieuses entouraient madame de Couaën et madame de Cursy gardait tendrement embrassés les enfants. Il fut décidé qu'une messe serait dite chaque matin pendant les trois derniers jours pour le salut du marquis et une favorable issue des choses.

L'après-midi s'avançait ; il me prit une extrême impatience de retrouver Georges de l'informer de ce que je savais et d'entendre de lui un mot déterminant. J'ignorais l'endroit précis de sa retraite, et ma ressource fut de croiser aux mêmes lieux où je l'avais déjà rencontré. Durant deux longues heures, sous la bise, je recommençai la tentative.

Mon cerveau s'exaltait dans l'attente stérile ; il me sembla que je voyais repasser souvent certaines figures qui rôdaient également aux environs et sans doute dans des intentions moins bienveillantes. Je rentrai de guerre lasse à la nuit close, et, ne découvrant sous ma porte carte ni billet, pour occuper ma fièvre errante, je me fis conduire en cabriolet jusque chez madame R. Elle était seule, un manteau jeté sur son vêtement blanc, assez altérée de la veille et tout autre, aussi affaiblie qu'elle avait été vive. Je me sentais mal sûr de moi et n'y restai que peu de moments, hâtant derechef ma course vers nos lointains boulevards. Les grossières délices trouvaient place encore dans quelque intervalle de ces empressements contraires.

Lorsque j'arrivai dans la chambre du marquis, il était en train d'écrire et tournait le dos à madame de Couaën assise sur une espèce de sofa près de la cheminée ; je m'y jetai à côté d'elle, et, plein d'une frénésie à froid et sans but, je me mis à parler d'abord comme un homme désespéré, en proie aux plus violentes tristesses : “ Tout à l'heure en longeant ces désertes allées, disais-je, je songeais qu'il serait, ma foi, commode de se tuer là, un peu tard en s'en revenant ; on passerait pour avoir été assassiné ; l'honneur humain resterait sauf, en même temps qu'on serait quitte d'une vie insupportable à qui n'est pas aimé ! ” Pourquoi disais-je ces paroles ? qu'en attendais-je ? comment sortirent-elles si hardiment de ma bouche, puisqu'elles n'étaient pas méditées ? quel démon animait ma langue ? Il y a des jours où il faut croire véritablement à une possession insensée. Le marquis ne répondit pas et ne fit même pas attention, je pense, appliqué qu'il était ailleurs ; mais, elle, sa joue devint pourpre, des pleurs assaillirent ses paupières, et elle me saisit irrésistiblement une main qu'elle garda et qu'elle tordait dans ses doigts. j'ignore quels mots je balbutiai alors pour rétracter les premiers. Mais comme elle s'approchait et se penchait de plus en plus suppliante, je lui effleurai de mon autre main la ceinture, et peu s'en fallut que je ne l'attirasse contre ma poitrine. L'instant d'après elle était remise, et tout s'apaisa. Le marquis avait fini d'écrire ; il n'était guère tard mais elle se leva pour partir, alléguant doucement un peu de souffrance, et son air défait en montrait assez. A peine en route et seuls, son premier mot fut de me demander : “ M'en voulez-vous donc aujourd'hui ? et de quoi ? ” - Et comme je l'assurai que rien d'elle ne m'avait blessé : - “ Dans ce cas vous avez prononcé des paroles bien ingrates ; n'en dites jamais de telles ! elles sont capables de rendre folle l'amitié. ” j'étais effrayé moi-même de ces rudes effets que j'avais produits avec mon exclamation fortuite. A la porte du petit couvent, où je la quittai, elle me fit promettre, en signe complet d'oubli, de venir la prendre le lendemain de bonne heure pour des courses, emplettes de visites et afin de causer ensemble de l'avenir longuement et librement.

Mais, au lieu de demeurer pénétré de tant de marques et de m'arrêter à cette impression dernière qui, sur la pente d'une périlleuse tendresse, m'avertissait du moins d'être bon et reconnaissant, voici que la disposition maligne se ranima au-dedans, comme une manière d'animal étrange qui, à certains jours maudits s'agite et ronge en nous.

L'image, tour à tour fuyante ou languissante, de l'autre femme reparut dans toute sa ruse. L'orgueil d'émouvoir ainsi deux êtres à la fois de faire dépendre peut-être deux bonheurs de mon seul caprice, puis une crainte furieuse de les voir m'échapper toutes les deux, le désir croissant, la soif, avant de mourir, de ce mot, Je t'aime, prononcé au plus tôt par l'une ou par l'autre ; c'étaient là les misérables combats que j'emportais dans ma nuit. Le résultat absurde de ce tiraillement nouveau fut d'écrire une longue lettre, datée de minuit, à madame R., une lettre qui ne devait lui être remise que le jour même où s'effectuerait l'entreprise ; car, en cette fumée de pensées, j'y comptais encore. Je lui disais qu'un grand duel, dont elle entendrait assez parler, réclamait mon bras, et que j'allais certes y périr ; mais que je voulais auparavant lui déclarer mon cœur, et rendre le portrait caché qu'il recélait. Suivaient alors mille aveux, mille souvenirs relevés et interprétés. Et l'imagination en ce genre est si mobile, le cœur si bizarre et si aisément mensonger, qu'à mesure que je prodiguais ces expansions d'un jeune Werther, je me les persuadais suffisamment.

Cette lettre écrite, cachetée, et l'adresse mise, je la serrai dans mon portefeuille, bien certain en cas d'aventure, de frapper par là un coup de plus au sein de quelqu'un. Ayant ainsi épuisé toutes les incohérences et les excès de ma situation, harassé et à bout d'idées, je fus long encore à attendre les pesanteurs du sommeil. Oh ! que ces tourbillons de la vie, que ces torrents gonflés et heurtés sont aussi creux et vides ! qu'ils ne laissent ni une goutte désaltérante ni un brin d'herbe fraîche derrière eux ! Et combien mon ami, une pensée douce et juste, un seul chaste souvenir dilaté dans l'absence, une maxime saine refleurie en nous sur les coteaux solitaires remplissent mieux tout un jour que ces conflits dévorants !

Au réveil, comme je me disposais à m'aller informer près de M. R., une ordonnance m'apporta de sa part l'avis que la translation à Blois était signée. Je ne le vis pas moins à son ministère, et je passai de là chez M. D... Il fut réglé avec ce dernier que le départ se ferait de la cour de la Conciergerie le surlendemain vers six heures du soir, dans une chaise ordinaire ; un lieutenant de gendarmerie y occuperait une place jusqu'à la destination. Ces soins conclus j'étais de retour avant midi à mon rendez-vous du couvent, et madame de Couaën et moi nous partions, emmenant les enfants qui nous en priaient avec larmes. Le ciel était beau et la gelée rayonnait sous le soleil. Nous nous fîmes descendre à l'entrée des Tuileries et nous y marchâmes lentement le long des terrasses égayées. En parlant de ce douloureux départ, je ne pus ou ne daignai pas dissimuler comme la veille, et, d'après plusieurs de mes réponses, il fut aisé à madame de Couaën de comprendre que je n'étais point du tout certain de m'attacher à leur avenir de là-bas. Elle s'offensait à bon droit d'une résolution si vacillante, elle interrogeait opiniâtrement mes motifs, et ne craignait pas de se dénoncer à mes yeux avec son incurable besoin d'être aimée, - d'être aimée uniquement comme par sa mère, disait-elle ; - et je lui répliquais plus en face que jamais : “ Et vous, aimeriez-vous donc uniquement ? ” Et comme son cercle éternel était : “ Mais vous êtes bien venu avec nous jusqu'ici ; pourquoi n'y viendriez-vous pas encore ? pourquoi, si ce n'est parce que vous ne nous aimez plus autant ? ” poussé alors dans mes derniers refuges, , je lui tins à peu près ce langage :

“Pourquoi ? pourquoi ? Si vous le voulez absolument, Madame, je vous le déclarerai enfin dussé-je vous déplaire ; rappelez-vous bien seulement que C'est vous qui l'aurez voulu. Vous ne voyez dans mon incertitude de vous rejoindre qu'une preuve qu'on vous aime moins ; n'y pourriez-vous lire plus justement une crainte qu'on a de vous aimer trop ? Supposez par grâce, un moment, que quelqu'un en soit venu à craindre de trop aimer un Etre de pureté et de devoir, hors de toute portée, et en qui cette pensée même qu'on puisse l'aimer ainsi n'entre pas, et dites après, si ces contradictions de conduite et de volonté, qui vous blessent, ne deviennent pas explicables. Quoique d'hier et de peu de pratique réelle, j'ai réfléchi d'avance sur la marche de la passion, et je crois la savoir comme si je l'avais cent fois vérifiée. Je trouvais dernièrement dans un moraliste très consommé un tableau qui va vous peindre à merveille la succession de sentiments que je redoute en moi. Quand l'homme au cœur honnête s'aperçoit d'abord qu'il aime un être chaste, défendu, inespérable, il ressent un grand trouble mêlé d'un mystérieux bonheur, et il ne forme certainement alors d'autre désir que de continuer en secret d'aimer, que de servir à genoux dans l'ombre, et de se répandre en pur zèle par mille muets témoignages. Mais cette premières nuance, si l'on n'y prend garde, s'épuise dans une courte durée et se défleurit ; une autre la remplace. Voici le désintéressement qui cesse. On ne se contente plus d'aimer, de se vouer et de servir sans rien vouloir ; on veut être vu et distingué, on veut que l'oeil adoré nous devine, et qu'en lisant le motif caché, il ne se courrouce pas. Et si cet oeil indulgent n'est pas courroucé, ce nous semble, s'il nous sourit même avec encouragement et gratitude, on se dit qu'il n'a pas tout deviné sans doute, on veut éprouver jusqu'où sa tolérance ira, et se produire devant lui avec le sentiment à nu. Jusqu'à ce qu'on ait proféré sans détour ce mot, Je vous aime, on n'est donc pas en repos. Mais, dans le premier moment où on le profère, on ne demande et l'on ne croit désirer autre chose que d'être écouté. Patience ! le mot a échappé en tremblant, il est entendu sans trop de colère, il est pardonné et permis.

Le cœur de l'amant recommence à se creuser un vide encore. L'aveu, désormais répété à chaque heure, est-il bien saisi dans toute sa force ? Est-il simplement toléré, ou serait-il tout bas appuyé ? Comment le savoir, si l'autre aveu n'y répond ? Et voilà à l'instant cet autre aveu qu'on sollicite ! Oh ! qu'il descende seulement pour tout animer et tout embellir ! Il hésite ; on l'attire, on l'arrache comme par l'aile ; il arrive plus timide et plus palpitant que le premier.

On l'apprivoise ; il s'accoutume et chante bientôt avec soupirs. Mais alors ce n'est déjà plus qu'un mot dont on se lasse : que prouve un mot, si doux qu'il soit ? se dit-on par ce côté murmurant de la nature qui s'obstine à douter, qui veut en toutes choses toucher et voir. Il faut des preuves.

Mais les preuves elles-mêmes ont leur partie légère et réputée insignifiante ; tant qu'elles ne sortent pas de certaines bornes, elles ne sont que complaisance peut-être et un leurre par compassion : on en réclame de vraiment sérieuses pour se convaincre. Une fois à ce degré, n'attendez plus que confusion et délire.

— “ Mais il n'est rien de tout ceci, s'écria-t-elle en retirant presque son bras par un mouvement d'effroi. Non, vos suppositions sont des systèmes ; vous tourmentez votre vie et la nôtre avec les dires de vos philosophes. N'est-ce pas que vous ne désirez rien en ce moment, et que vous vous trouvez heureux ainsi. ” Je l'assurai, en effet, que j'étais heureux et actuellement sans désir ; j'allais pourtant continuer mes distinctions prévoyantes : mais, en serrant contre ma poitrine ce bras qui avait voulu se retirer, je sentis qu'il appuyait sur le portefeuille même où était renfermée ma lettre de la veille à madame R. La honte, l'ennui de tous ces discours à demi mensongers et factices me monta subitement au cœur comme une nausée. Nous touchions à une issue du jardin vers le quartier où madame de Couaën avait affaire, et j'inclinais notre marche pour sortir ; mais elle-même me dit que ses courses n'avaient rien de pressant, et qu'elle aimait mieux, si je consentais se promener encore. Je me promis bien en cet instant, de ne pas donner suite à la lettre parjure, et, un peu relevé à mes yeux par ma résolution intérieure, je m'abandonnai plus volontiers à l'action prolongée du doux soleil pénétrant et de ces autres rayons plus rapprochés qui m'arrivaient dans une fraîche haleine. Je rétractai par degrés comme elle le voulut, mes précédentes paroles ; je lui accordai que c'étaient des suppositions fantastiques et presque des jeux comme ceux des patineurs du bassin qui se plaisent à alarmer pour preuve d'adresse. Car, attentifs à ce gai tableau dont nous approchions, les enfants marchaient devant nous en se tenant par la main et ils se retournaient souvent avec des cris et des rires pour nous le faire admirer. Et madame de Couaën, me trouvant docile et radouci à sa voix, répétait d'un air d'heureux triomphe :

« Eh bien donc, à quoi bon tous ces échafaudages que vous entassiez ? vous voyez maintenant qu'il n'en est rien. Vous nous aimez toujours de même ; ou, si vous avez aimé un moment comme il ne faut pas, ce n'est déjà plus. S'il y avait danger d'ailleurs, je vous guérirais. Vous viendrez à Blois comme partout où nous serons. M. de Couaën a en vous une confiance parfaite, et j'en ai une immense. ” Elle ne fit que très peu des courses projetées ce jourlà. En passant chez madame R., nous ne la trouvâmes pas heureusement, et j'inscrivis le nom de madame de Couaën sans y joindre le mien. Nous voulûmes réserver la visite à mademoiselle de Vacquerie et le reste pour le lendemain afin d'avoir à recommencer la même promenade. - A peine rentré dans ma chambre, je m'empressai de brûler cette lettre à madame R., et je fus allégé et comme absous en la voyant s'anéantir. La facilité avec laquelle l'objet lui-même s'affaiblit en ma pensée pour quelque temps me montra mieux la folie de mon transport, et combien nous nous créons au cerveau de fausses ardeurs par caprice forcé et à coups d'aiguillon.

La promenade du lendemain fut très semblable à la meilleure moitié de la première, et repassa, comme à souhait sur les mêmes traces : blanc soleil, temps vif et gelée franche ; retour aux propos de la veille dans les allées déjà parcourues. Il y eut bien encore, en commençant, quelque débat entre nous sur la manière dont j'avais besoin moi aussi, d'être aimé. Elle m'accordait de m'aimer à l'égal et comme l'aîné de ses enfants. C'était une glorieuse part et qui fermait la bouche à la plainte, en n'apaisant pas le désir. Toutes les fois qu'il s'agissait de la difficulté pour moi de me maintenir dans la nuance permise, et que, sans reproduire le raisonnement de la veille, j'y faisais quelque allusion elle rompait court à plus d'insistance et répliquait d'un air assez mystérieux et confus : “ Oh ! pour cela, j'ai bien réfléchi à vos paroles d'hier ; j'ai songé à un moyen de prévenir le mal, et j'en sais un possible, je le crois bien. ” Et si je lui demandais quel moyen merveilleux elle avait trouvé, elle éludait la réponse. Cette réticence à la fin me piqua ; ce ne fut qu'aux derniers tours de la promenade, que, pressée de questions et d'envie secrète de dire, elle s'y décida non sans beaucoup d'embarras charmant et de prière de ne pas me moquer :

« Je n'entends rien à ces sujets, balbutiait-elle ; mais puisque les désirs, qui vont croissant, à ce que vous prétendez, diminuent au contraire et passent (vous en convenez vous-même) une fois qu'ils sont satisfaits, pourquoi ne pas supposer à l'avance qu'ils sont satisfaits dès longtemps, et ne pas garder tout de suite le simple et doux sentiment qui doit survivre ! ? " Avant d'achever ces mots, elle avait rougi de mille couleurs. - “ Et voilà votre grand moyen, lui dis-je : est-ce donc qu'on peut supposer ces chose ; à volonté, enfant que vous êtes !”

— Mais il lui semblait que cette supposition pouvait toujours se faire. “Allons, consolez-vous, ajoutai-je ; je sais moi, un moyen plus efficace que le vôtre. J'ai remarqué que le désir, en ce qu'il a de fixe, d'habituel et d'incorrigible, est toujours un peu en raison de l'espérance. C'est d'espérance toujours que se nourrit obscurément et à la dérobée le désir, sans quoi il finirait par périr d'inanition et du sentiment de son inutilité. Le désir n'est guère qu'une première espérance aveugle, audacieuse, déguisée et jetée en avant au hasard comme une sentinelle perdue près du camp ennemi ; mais il sent derrière lui, pour se soutenir, le groupe des autres espérances. Or, je me convaincrai bien par rapport à vous, Madame, du néant de toute espérance, et je découragerai ainsi mon désir. ” - “ Eh bien ! C'est cela, me dit-elle ; j'étais bien sûre qu'il y avait en effet un moyen ; vous l'avez trouvé. Et puis il ne s'agit que de veiller là-dessus peu d'années encore ; l'âge viendra assez tôt, qui, de lui-même, arrangera tout. ” C'est par de tels échanges ingénus ou subtils, qu'en ces derniers moments d'illusion mutuelle, se flattaient et s'épanouissaient nos cœurs.

Chez M. de Vacquerie, où nous étions allés à travers notre promenade, il avait été dit dans la conversation je ne sais quel mot insignifiant sur madame de Greneuc et mademoiselle Amélie, qui m'avait fait une impression pénible, comme tout ce qui se rattachait à ces temps et à cette histoire. L'idée de mes torts anciens confirma en moi la résolution de n'en pas avoir du moins de nouveaux. J'en revins à projeter sérieusement une vie de sacrifice. La noble image de mademoiselle Amélie m'inspirait naturellement cela. Je me dis donc que, si l'affaire de Georges me laissait libre, ainsi qu'il devenait à chaque instant plus probable, j'irais et j'habiterais à Blois mettant mon avenir entier à décorer l'existence de mes amis. Tout empire de madame R. avait disparu. Pour mieux m'affermir dans mon dessein et m'enlever le prétexte même des scrupules honorables je m'avisai, en rentrant, d'écrire au marquis ; dans cette lettre, après bien des effusions et des entourages sur ses blessures je lui touchais quelque chose de l'état de mon pauvre cœur, de certaines anxiétés vagues que j'y ressentais, et des passions toujours promptes de la jeunesse, lui demandant s'il ne voyait d'inconvénient pour personne à cette union de plus en plus étroite où il me conviait. Je n'aurais jamais pris sur moi de lui articuler en face un mot à ce sujet ; je n'aurais point d'ailleurs été sûr de le faire dans la mesure délicate qui convenait, et c'est pourquoi je préférais écrire. n'y avait-il pas aussi dans cette singulière démarche une arrière-pensée non avouée d'être plus libre désormais selon l'occasion et plus dégagé de procédés à son égard l'ayant, en quelque sorte, averti ?

Je ne pense point que cette méchante finesse se soit glissée là-dessous ; mais la nature est si tortueuse et si troublée de replis que je n'oserais rien affirmer. Le soir donc en le quittant, je lui remis un peu honteusement la lettre, et lui dis de lire cela et qu'il me donnerait réponse le lendemain.

Nous étions au lendemain, au jour du départ. Vers huit heures et demie, j'assistai, dans la chapelle du petit couvent, avec madame de Couaën, les enfants et toute la communauté, à la messe qui avait pour but spécial d'implorer un heureux voyage et un séjour là-bas non troublé. Au lieu d'un livre de messe, comme un simple fidèle, et de suivre pas à pas les saints mystères, j'y avais porté, pour lire, le volume de l'Imitation : je comptais méditer et non prier.

Mais ce traité si excellent, joint à l'impression de la solennité dans l'étroite enceinte, aux hymnes par moments chantées tout haut, qui succédaient à la récitation murmurée du prêtre, opéra inopinément sur moi et me sollicita à de vifs retours. J'y lisais dans ce précieux livre, toutes sortes de réponses directes aux questions sourdes qui m'agitaient ; par exemple : “ Ne soyez familier près d'aucune femme, mais, en commun, recommandez toutes les honnêtes femmes à Dieu. ” Et, si je m'alléguais que ce verset s'appliquait surtout à des moines, je trouvais bientôt cet autre que je ne pouvais récuser : “ Opposez-vous au mal dès l'origine, car voici la marche : d'abord une simple pensée qui traverse l'esprit, puis une image forte qui s'y attache, le plaisir par degrés qu'on y prend, et le mouvement à mauvaise fin, et l'abandon. ” Et plus loin à propos des vaines délices qu'on poursuit dans le désordre et qu'on recueille dans l'amertume, je lisais encore et répétais avec adhésion fervente (et j'aurais frappé ma poitrine, si j'avais osé) : “ Oh ! qu'elles sont courtes, qu'elles sont fausses, qu'elles sont déréglées et honteuses toutes ! ” Et au jugement où, pénétré de ces misères et saisi d'un élan nouveau, je m'écriais en moi-même : “Que ne puis-je persévérer en ces pensées ! ” comme je reprenais le livre et le rouvrais au hasard un des rayons du matin, m'arrivant par un coin du vitrage bleu du fond tomba tout exprès pour illuminer à mes yeux ce verset secourable : “ Quelqu'un dont la vie se passait dans l'anxiété, et qui flottait fréquemment entre la crainte et l'espérance, un certain jour, sous le poids d'un chagrin, étant entré dans une église, s'y prosterna devant un autel en prière, et il se disait tout bas : Oh ! si je savais que je dusse dorénavant persévérer ! Et incontinent il entendit au-dedans de lui l'oracle divin qui répondait : “Si tu savais cela, que voudrais-tu faire ? Fais donc maintenant ce que tu voudrais faire alors et tu seras apaisé. ” Il me parut que j'étais exactement ce quelqu'un à qui s'adressait la règle infaillible ; l'inspiration du bienfaisant conseil se répandit sur toute cette journée et les suivantes : vous verrez si elle durera.

Etant allé dans la matinée chez le marquis, il me reçut avec un mouvement vrai d'affection et une rapidité délicate qui m'adoucit l'embarras : “Mon cher Amaury, dit-il aussitôt, je vous remercie de votre consolation si inépuisable et de votre cordiale confiance. J'avais déjà pensé aussi à quelques inconvénients que vous m'indiquez, et je n'avais pas été convaincu. C'est vous-même surtout que vous devez consulter en définitive. Mais ne vous mettez pas, je vous prie, à tourmenter avec votre pensée inquiète une situation simple, et que tous les bons et loyaux sentiments garantissent. On se crée parfois les inconvénients à force d'y songer et de les craindre ; comme si l'on creusait un beau fruit intact pour s'assurer du dedans. C'est là un défaut dont vous avez à vous garder, mon précoce ami.

N'imitez pas ceux qui se dévorent ! Que si vous voulez savoir, après cela, mon avis et mon espoir, je vous dirai qu'hier je comptais sur votre prochaine et habituelle présence à Blois au milieu de nous, et qu'aujourd'hui je n'y compte pas moins. ” J'étais trop mal à l'aise en pareille matière, trop ému de cette tendresse de l'homme fort, pour y répondre au long ; j'aurais craint d'ailleurs en levant les yeux, de surprendre une rougeur à sa sévère et chaste joue.

Je lui serrai vite la main en murmurant que je m'abandonnais à lui, et nous changeâmes de sujet.

Le départ n'ayant lieu qu'au commencement de la soirée, nous dînâmes tous réunis au petit couvent. Le marquis avait obtenu d'en être, et le banquet d'adieu se célébra au complet. On se mit à table vers trois heures ; ce fut lent, recueilli et silencieux. On ne s'entretint guère d'abord que des détails du voyage, mais un profond sentiment concentré unissait les âmes. Nous étions douze, je crois et pas un seul d'indifférent. Madame R. elle-même, survenue avant la fin, s'était assise de côté. Tandis que dans la dernière heure, les propos se mêlant davantage, madame de Cursy et son neveu reparlaient d'époques et de personnes anciennes, du bout de la table où j'étais, il m'arriva de contempler au jour tombant et d'interpréter tous ces visages. Que d'êtres de choix dans ce petit et obscur réfectoire ! pensais-je en moi-même ; que de vertus ! que de souffrances ! La vie humaine n'était-elle pas là tout entière représentée ? Sur cette figure sillonnée de rides, sans trace de sang et comme morte, de madame de Cursy, apparaissait le calme céleste, mérité dès ici-bas, la possession acquise de l'impérissable port au sein des tempêtes. A côté d'elle et de ses religieuses, l'idéale figure de sa nièce me peignait l'amour pur encore, l'amour ne se passant plus pourtant de simulacre humain et d'appui, mais, moyennant cet appui d'un cœur qu'il réclame, se faisant aussi, dès cette vie, un port, un cloître, une sécurité sainte, une ignorance profonde. Puis deux beaux enfants qui se jouaient dans la gaieté de leur âge et la mobilité de l'innocence : en eux, en eux seuls de nous tous, les grâces et les tremblantes promesses de l'avenir ! Au-dessus, et par naturel contraste, ce front foudroyé du père, comme d'un Roi proscrit, naufragé, qui s'assied à la table d'une abbaye fidèle et que son deuil trahit sous son dépouillement et sa nudité. Et madame R. aussi, sur sa chaise de côté, autre blessée silencieuse, représentant mélancolique de ce monde du dehors, pour les affections frêles, attiédies, abusées, insuffisantes ! Oh ! que d'êtres de choix et de douleur ! répétais-je ; quelle réunion à l'écart ! que de passions saignantes ; que de passions guéries ! que d'âmes sans faste ! Et moi qui restais là, interprétant le tableau, passant tour à tour à chaque personnage, qu'étais-je et que voulais-je moi-même ? Oh ! ce n'était pas le monde qui me rattirait alors vers ses objets. Entre cette intéressante tristesse de madame R. et cette austérité sereine de madame de Cursy, je n'eusse pas hésité un moment, j'eusse dit : Dieu et la solitude plutôt que le monde ! mais ce qui s'offrait le plus selon mon vœu, C'était la perspective d'alléger l'angoisse de cœur du Roi naufragé, de seconder cet autre cœur tendre qui avait besoin d'un miroir humain, et de lui en servir en pur désintéressement de pensée et reflétant au fond le ciel.

Entrez bien dans mon émotion d'alors, mon ami, entrez dans l'impression agrandie que j'en retrouve à cette heure ! Vous qui m'avez tant suivi sur la Colline, n'ayez pas d'ennui de vous asseoir. Il y a peu à faire pour que ce banquet, où j'assistai presque en silence, représente l'ensemble de ma première vie, et en soit, dans les portions les plus avouables, une expressive figure. Le jour baisse, les lumières ne sont pas encore apportées la blancheur joue diversement à tous ces fronts. Comptez et distinguez ce petit nombre d'êtres ; ils ont le plus influé sur moi.

Eloignez, éloignez davantage cette chaise de madame R. ; supposez-en une, également à distance, où s'entrevoie la blanche robe de mademoiselle Amélie. Que madame de Couaën resplendisse dans l'ombre plus fixement ! Que quelques formes vagues, quelques soupirs familiers attestent la présence, à l'entour, des parents chers et trop tût perdus ! Ces cinq ou six religieuses, dont les noms et les visages se confondent pour moi, C'est comme un chœur voilé des bonnes âmes qu'on a rencontrées en son chemin. Ne voilà-t-il pas, mon ami, toute une vie évoquée et peinte ? N'auriez-vous donc pas aussi dans le souvenir quelque banquet obscurément solennel, quelque cadre ineffaçable où se tiennent rassemblés les êtres principaux de votre jeunesse ? Qui n'a pas eu la Pâques juive du pèlerinage ? qui n'a pas eu, quelque soir, un reflet du souper d'Emmaüs ? ?

L'entretien se prolongeait, et peut-être mon rêve, lorsqu'on annonça que l'officier de police chargé d'accompagner M. de Couaën à la Conciergerie venait d'arriver.

Nous nous levâmes à l'instant, et ce ne fut plus que préparatifs et confusion d'adieux. Le marquis et son surveillant montèrent bientôt dans une voiture ; madame de Couaën, les enfants madame R. et moi, nous suivîmes dans une autre. Descendus à la cour de la Conciergerie, nous y trouvâmes la chaise tout attelée. Il était nuit close, les lanternes éclairaient tristement notre attente. Le lieutenant de gendarmerie désigné pour le voyage étant enfin apparu, il y eut plus qu'à s'embrasser et à s'envoyer de courtes paroles d'espérance : " A bientôt, dans trois semaines ! ” m'écriai-je en agitant une dernière fois la main. Et je m'éloignai à pas lents donnant le bras à madame R., que je reconduisis jusqu'à sa porte, - tous les deux remplis de ce départ, et sans dire mot d'autre chose.

Ma jeunesse n'est point à son terme ; elle ne fait, ce semble, que commencer aux yeux du monde ; on la croirait fertile en promesses, tournant le front aux futures jouissances : et pourtant, mon ami, le plus beau de sa course est achevé dès à présent ; le plus regrettable s'en est allé.

Arrêtons-nous un instant pour pleurer sur elle comme si elle était morte, car elle a reçu la blessure dont plus tard elle mourra. Je puis répéter aujourd'hui avec le grand Saint pénitent : Et voilà que mon enfance est morte. et je vis.

Et voilà que mon adolescence et la plus belle portion de ma jeunesse sont mortes, et je vis. Les âges que nous vivons sont comme des amis tendres, et d'abord indispensables, qui ne se distinguent en rien de nous-même. Nous les aimons, nous habitons en eux ; ils ne font qu'un avec nous. Leur bras familier s'appuie à notre épaule ; leurs grâces nous décorent. Ils nous sont Euryale, et nous leur sommes Nisus. Mais une fois en pleine route, ces âges si charmants sont des amis bientôt lassés qui se détachent peu à peu, et que nous-même nous laissons derrière comme trop lents ou dont nous sépare, au passage, quelque torrent irrésistible. Ils expirent donc ces amis d'abord tant aimés ; ils tombent en chemin, plus jeunes que nous plus innocents et nous poursuivons le voyage avec des compagnons nouveaux, dans une carrière de moins en moins riante et simple. Mon enfance m'a connu si pur ! que dirait-elle en me voyant si intrigué, si capable de ruse, et par moments si sali ? Que dirait Euryale, s'il voyait son Nisus l'ayant oublié, parjure à la vertu, et s'énervant lâchement au sein d'une esclave ? Répétons-nous souvent : Oh ! que nos âges d'autrefois, ces jeunes amis morts, s'ils revenaient au monde, rougiraient de nous voir ainsi déchus !

Mon enfance est donc morte, elle est morte assez tard et, si je voulais vous marquer son dernier jour, ce serait probablement celui où, entrant à la Gastine, j'y cherchai pour la première fois avec trouble un doux visage. Ce seuil, si souvent foulé depuis, est comme la pierre sous laquelle dort enseveli le dernier jour de mon enfance. Ce qui restait d'elle dans mon adolescence commencée expira alors, et je devins un adolescent plus décidé, un jeune homme. Que si je cherche, après quand s'éteignit la dernière lueur d'adolescence mêlée à l'aurore de ma jeunesse, ce fut, je crois, sur la pâle bruyère, au retour de la Gastine, le soir où mon cœur inconstant répugna aux suites du virginal aveu. Ce fut là que cette adolescence, bonne, aimante, pastorale, et qui ne rêve qu'éternelle fidélité dans une chaumière, me quitta, moi, déjà trop ambitieux et trop subtil pour elle.

Elle me quitta sous la lune, à travers les genêts, comme une sœur blessée qui s'éloigne sans bruit en pleurant, et il y eut peut-être dans ma tristesse délicieuse un sentiment d'adieu vers cet âge indécis qui venait de fuir. A compter de cette heure commença mon entière jeunesse, et je n'eus plus qu'elle pour compagne assidue. Mais, si cet âge a deux génies dont l'un succède à l'autre, trop vite émoussé, il me semble que le premier, le plus frais des deux et le plus brillant (bien que souillé lui-même) est atteint déjà d'un coup funeste, d'un déchirement dont il va languir, et qu'un compagnon moins enchanteur s'essaiera désormais en moi à le remplacer. Bois de Couaën, pente de la Montagne, et vous aussi, allée d'Auteuil, terrasses des Tuileries, table frugale du couvent, récents objets embrassés avec tant d'amour, vous sentirai-je jamais de la même âme que dans ces vives journées ? si je vous revois par la suite et dès demain, sera-ce jamais sous vos couleurs d'hier ?

Ainsi les phases s'accomplissent en nous, ainsi nos âges intérieurs se déroulent silencieusement et se séparent.

Nous sommes au fond comme un lieu rempli des inhumations précédentes, comme une salle de festin funèbre où siègent tous ces fantômes des âges que nous avons vécus.

Et ils se heurtent ensemble, et ils nous troublent en gémissant, ou dorment d'un sommeil agité. Heureux si, à la longue et à force d'expiations pratiquées par nous, ils deviennent de purs esprits réconciliés, qui veillent du dedans, et qui chantent de concert, implorant la délivrance commune !

Si les âges successifs par où l'on passe sont comme des amis dont les premiers tombent en chemin et dont les plus aguerris remplacent et supplantent les plus tendres, il s'ensuit que les âges derniers venus sont seulement de ces amis qu'on rencontre tard, et avec qui on ne lie jamais une si étroite tendresse. La fraîche écorce du cœur s'est refermée et endurcie. Ils ne nous connaissent pas dès l'origine, ils ne rentrent pas jusqu'en nos replis antérieurs, et nous leur rendons leur indifférence au milieu même du commerce actif où nous paraissons être ensemble. Aussi ces âges moyens laissent-ils en nous peu de traces intimement gravées. Pour corriger cette indifférence et ce froid trop naturel aux derniers âges, il faut qu'en mourant chacun des premiers lègue aux suivants ses souvenirs, son flambeau allumé, comme il est dit des générations dans le beau vers du poète ; il faut que chaque âge mort soit enseveli et honoré avec piété par son successeur, ou racheté et expié par lui. De la sorte, les âges se suivent en nous, en n'étant pas étrangers les uns aux autres ni à nous qui les portons ; ils entretiennent et perpétuent l'esprit d'une même vie. Nous arrivons vieux en face d'un âge ami, qui a reçu de ses devanciers la tradition de notre enfance, et qui sait de quoi nous parler longtemps ; nous vivons avec cette vieillesse, d'ordinaire fâcheuse, comme avec un saint vieillard qui nous présenterait chaque jour dans ses bras notre berceau.

Il me semble que le génie des fraîches années vient de recevoir en moi une atteinte, vous disais-je. Mais du moins sa douleur a répondu par de graves et pieuses promesses.

Saura-t-il et saurai-je les tenir ? Si son union avec moi a été trop souvent jusque-là gâtée de mollesse, de honteux désirs, d'abandon sensuel, de ruse égoïste et de raffinement, ce dernier jour a été repentant et soucieux du bien.

Est-ce assez pour qu'un vœu formé le matin mérite si aisément de s'accomplir ? Oh ! trop de mauvais germes sont chez moi en travail, trop de corruption a entamé mon cœur ; les penchants acquis veulent pousser leur cours. Si j'étais resté chaste, mon ami, si je l'étais resté de fait et aussi de pensée, autant qu'on le peut toujours en s'observant, il est à croire que dans la position ambiguë, délicate, à laquelle je n'eusse sans doute pas échappé pour cela, j'aurais eu néanmoins la force de nourrir la bonne inspiration naissante et de la mener à fin. Qu'eût-elle été, cette inspiration bonne ? que m'eût conseillé en une conjoncture si compliquée la vertu elle-même ? Aurait-ce été, en effet, d'aller à Blois, de subir aussitôt que possible ce séjour plein de gêne, d'attrait et de vigilance ? N'eût-ce pas été plutôt le retour régulier et guérissant vers mademoiselle de Liniers ? Aurait-ce pu être déjà l'abjuration du monde, l'étude sacrée, et la haute avenue du sacerdoce ? Si je m'étais trouvé en de tels moments assez maître de moi, de ma volonté et de mes actes, pour les apporter en humilité aux pieds de Dieu et attendre sans rien enfreindre, qu'en fût-il sorti par le complément de sa grâce ? Je ne sais ; mais à coup sûr, la diversion nouvelle où vous m'allez voir jeté sera le contraire de ce qui eût été bien. C'est que j'avais beau être humble et non aveuglé par mon amour, et en quête d'une droite issue, le plus misérable vice, auquel mes yeux ne savaient pas se fermer, perdait en un moment tout l'effort d'une journée d'examen sincère, et ruinait l'équilibre supérieur, s'il eût été près de s'établir. C'est que, malgré toutes les velléités de conscience, tous les élans et les soupirs d'en haut, rien de suivi, de désintéressé et de pur n'était praticable avec cette secousse de l'abîme, avec cet écroulement fréquent et caché. Q'importe de veiller et d'observer au front des tours, et d'interroger les étoiles si le traître et le lâche livrent à chaque instant la porte souterraine par où pénètrent les eaux ?

Vous ne dédaignez pas mon ami, ces explications arrachées au fond même de l'individu, ni les ressorts privés derrière lesquels je vous introduis si avant. Plus je serre de près mon mal et vous l'indique à sa source, plus il y a de chance pour que vous disiez : “ C'est comme cela en moi ”, et que vous preniez coffrage en songeant d'où je suis revenu. Ce n'est pas de la petite morale en vérité (et il n'y en a pas de petite) que je vous fais ici dans cette confession où mon âme exprime votre âme ; c'est de la morale unique, universelle. Après tout, les grands événements du dehors et ce qu'on appelle les intérêts généraux se traduisent en chaque homme et entrent, pour ainsi dire, en lui par des coins qui ont toujours quelque chose de très particulier.

Ceux qui ont l'air de mépriser le plus ces détails et qui parlent magnifiquement au nom de l'humanité entière, consultent, autant que personne, des passions qui ne concernent qu'eux et des mouvements privés qu'ils n'avouent pas. C'est toujours plus ou moins l'ambition de se mettre en tête et de mener, le désir du bruit ou du pouvoir, la satisfaction d'écraser ses adversaires de démentir ses envieux, de tenir jusqu'au bout un rôle applaudi ; si l'on pesait l'amour du seul bien que resterait-il souvent ? Et quant aux résultats qui sortent de mobiles si divers je trouve que les vagues influences sociales ainsi briguées et exercées au hasard doivent trop prêter à des applications téméraires et à de douteuses conséquences :

Cette grande morale aventureuse, qui ne s'arrête pas d'abord à quelque mal causé çà et là, finit-elle nécessairement par quelque bien ? Mais, sans prétendre nier ce qui se rapporte aussi en cette voie à une part de conviction généreuse, sans contester la parole libre et une honnête audace à qui croit avoir une vérité, combien selon moi, le perfectionnement graduel, la guérison intérieure et ce qui en provient, l'action, autour de soi, prudente, continue, effective, les bons exemples qui transpirent et fructifient, conduisent plus sûrement au but, même à ce but social tant proposé ! Lorsqu'on se jette dans l'action sociale avant d'être guéri et pacifié au-dedans, on court risque d'irriter en soi bien des germes équivoques. Jésus purgeait le Temple avant d'y prêcher la foule. Tournons-nous donc mon ami, en toute assiduité, au nettoiement et à la clarté du dedans. La vraie charité pour les hommes sort de là ou y mène. Pureté pour soi, charité pour tous, c'est-à-dire morale individuelle et morale sociale, c'est une même génération de vertus en nous. Si la pureté commence et ne suscite pas la charité, elle ne reste pas pureté longtemps, elle devient terne et sordide. Si la charité commence et ne procure pas la pureté, c'est qu'elle n'est qu'une flamme d'un moment et de peu d'ardeur. Je ne saurais vous exprimer combien ce lien rapide entre les deux me paraît nécessaire. Isolé de bonne heure et jeté de côté, en proie à une longue lutte intestine, j'ai pu m'écouter de près, et j'ai senti toujours les sources du bien, même général, les racines de l'arbre universel remuer et être en jeu jusque dans les plus secrètes portions du moi. Tâcher de se guérir intimement, C'est déjà songer aux autres, c'est déjà leur faire du bien, ne fût-ce qu'en donnant plus de vertu aux prières de cœur qu'on adresse pour eux. Toute la morale du Christianisme m'a confirmé dans cette exacte croyance.