◄   XII XIV   ►




L'élan prodigieux que m'avait donné ma rencontre avec Georges s'étant ainsi déployé en tous sens et assez tôt épuisé, je retombai peu à peu, selon le penchant de ma nature, à considérer les difficultés de l'entreprise, ses lenteurs et la déconvenue probable avant un commencement même d'exécution. Ce nouveau coup d'oeil me replaça en face de mes propres embarras de mes ennuis habituels et quelques irritations involontaires rompirent la courte allégresse. Et si Elle, d'ordinaire acceptant et laissant dire, s'apercevait de ces changements en moi, si elle semblait s'inquiéter (ce qui lui arrivait plus souvent) de me voir autre, de m'entendre me plaindre et menacer en l'air et souhaiter de partir ou de mourir, si elle me reprochait alors doucement de ne pas aimer assez, au-delà de tout, d'être inconstant et de vouloir de moindres biens, je lui disais en m'emparant de ses paroles et en appuyant sur l'intention : “ Mais, vous, aimeriez-vous sans égal qui vous aimerait sans mesure, aimeriez-vous au-delà de tout, au-delà de cet époux et de ces enfants ? ” C'étaient les jours où j'avais été le plus sensuellement égaré que je me montrais ainsi égoïste et dur. Son souci de son mari et de ses enfants me rebutait alors ; à la moindre maladie des uns à l'idée de la prochaine sortie de l'autre, je la trouvais pleine d'un objet qui n'était pas moi. Le trône que je convoitais en son cœur me paraissait, le dirai- je ? grossièrement usurpé par eux. Oh ! que l'amour humain est intolérant, injurieux, dès qu'il s'abandonne sans frein à lui-même ! En ces moments où il vise à la conquête, où il s'altère et s'aigrit dans les obstacles, je le comparerais à ces despotes d'Asie qui, pour se faire voie au trône, égorgent tous leurs proches et leurs frères. Ainsi l'amour brutal et despotique, si on le laissait agir d'après l'instinct, s'il restait barbare en ses jalousies, et si le Christianisme ne le touchait pas, égorgerait volontiers pour la dédicace de son autel tous les autres amours. Mais quand je m'exprimais en ce sens d'égoisme et d'exigence, avec quelque ménagement dans les termes bien qu'assez à nu pour le fond, elle ne me comprenait pas, elle ne pouvait admettre en mon esprit cette exclusion acharnée, elle ne concevait pas qu'aimer fût l'ennemi d'aimer, et que de ces amours divers et parents il dût résulter autre chose qu'une émulation d'ardeur et de tendresse. Tous les amours vrais, à ses yeux, naissaient d'une même tige, et comme les branches du Chandelier d'or. Je la voyais donc souffrir de ma prétention farouche et s'en troubler.

Puis d'autres fois quand les sens et par conséquent l'égoisme s'en mêlaient moins, quand les derniers soirs avaient été meilleurs, et qu'en moi le véritable amour s'éclaircissait un peu, alors je redevenais doux, tolérant en sa présence, sacrifiant ma part avec bonheur et m'effaçant.

Et elle se faisait si vite à me prendre ainsi, elle s'épanouissait comme dans un air si facile, et nous nous entendions avec tant d'accord ! Une après-midi, en arrivant chez elle, je l'avais trouvée dans sa chambre, au milieu d'une quantité de lettres entrouvertes, éparses sur les meubles, sur les fauteuils et une cassette encore pleine à côté.

C'étaient ses anciennes lettres d'amour d'il y avait huit ans, la correspondance secrète du marquis et d'elle avant le mariage, lorsque les difficultés de famille et la colère du frère les séparaient. Cette chère cassette, d'abord enlevée dans la saisie de Couaën, lui avait é té rendue depuis déjà plusieurs mois ; mais, ce jour-là, elle s'était mise, au réveil à la rouvrir par hasard, et jusqu'à l'heure où j'arrivai elle n'avait pas quitté, oubliant de s'habiller et de descendre.

Une lettre avait succédé à une autre ; les scènes, les joies et les transes d'autrefois étaient sorties une à une de ce coffret odorant comme une guirlande dès longtemps fanée, comme cette garniture du premier vêtement nuptial, qui y avait été en effet renfermée et qui en sortait à demi. Les années de la famille, de la patrie et du virginal amour, s'étaient levées et avaient fait cercle autour d'elle. Lorsque j'entrai, elle ne se dérangea point et demeura sous l'émotion où elle était, les yeux humides, la tête renversée contre un coussin, une lettre sur ses genoux, et ses bras dans l'abandon. Elle me permit de toucher de mes mains ces lettres sacrées ; elle m'en expliquait les circonstances et les occasions pleines d'alarmes. Je pus même en lire deux ou trois de lui à elle, mais pas une seule d'elle à lui ; elle s'y opposa dans sa pudeur. J'admirai le ton de cet amour frémissant et soumis chez un homme dont les portions opposées du caractère m'étaient si connues. Les lettres qu'il m'arriva de lire portaient précisément sur de tendres promesses qu'il faisait de contenir son ressentiment à l'égard du frère de Lucy, et en général de s'abstenir de mouvements trop altiers ; car elle lui avait reproché, à ce qu'il semblait, son dédain amer des autres hommes et l'opiniâtre orgueil du sang. Comme je finissais de lire à demi-voix la lettre, et qu'apercevant à terre cette garniture nuptiale dont j'ai parlé, je lui demandais de l'emporter en gage de la confidence inviolable, elle consentit d'un signe sans avoir l'air d'y répondre ; et, en même temps, se fiant tout entière à l'état clément de mon âme, elle me disait :

« Bientôt, quand M. de Couaën va être sorti, oh ! nous serons paisibles alors et réunis pour longtemps. Nous bénirons son malheur, nous l'adoucirons. Une vie de campagne et d'isolement absolu sera la nôtre. Nous reverrons Couaën un jour, quoi que vous en disiez ; vous y serez avec nous. Mes enfants grandiront, et vous les formerez de vos soins ; ma propre enfance refleurira. Nous deviendrons pieux en pratique, nous célébrerons ensemble les anniversaires de la mort de ma mère ; nous ferons le bien. C'est le moyen sûr d'éloigner du cœur les haines qui sont en nous un poison. Déjà vous êtes plus calme et résigné, je vous vois moins de ces colères ambitieuses à propos des choses inaccessibles ; vous ne détestez plus personne au monde, n'est-ce pas ? Il en sera ainsi de lui ; nous le forcerons de rendre grâces de ses maux. Nous croirons bien tous à l'autre vie, car celle-ci ne suffira jamais à l'étendue de nos affections et de notre bonheur. ” Ainsi parlait la femme pure, et je l'écoutais muet d'enchantement. La femme pure croit à ces plans d'avenir, elle serait capable de s'y conformer jusqu'au bout avec félicité, et je la juge par là bien supérieure à l'homme. Mais l'homme qui aime, et qui, entendant ces arrangements heureux tomber d'une bouche persuasive, y croit un moment et s'estime capable d'y prêter sa vie, n'est réellement pas de force à cela comme il le pense. Tandis que la femme aimée, au cœur pudique, confiante et sans désir, est assez comblée de voir à côté d'elle son ami, de lui abandonner au plus sa main pour un instant, et de le traiter comme une sœur chérie, l'homme, fût-il doué du Ciel comme Abel ou Jean, souffre inévitablement en secret de sa position incomplète et fausse ; il se sent blessé dans sa nature secondaire, sourdement grondante, agressive ; les moments en apparence les plus harmonieux lui deviennent vite une douleur, un péril, une honte ; de là des retours irrités et cruels. Mais, si ce qui est de l'intérieur sacrifice s'étendait en puissance, si ce qui est de la nature infirme et secondaire s'évanouissait peu à peu et expirait ; si l'homme atteignait à aimer purement comme la femme pure le sait faire ; si la tunique modeste d'Abel et de Jean le vêtissait de plus en plus jusqu'aux pieds ; si l'on suppose les aigreurs, la corruption des sens, l'envieuse pauvreté d'un exclusif amour, combattues, vaincues par degrés à force de piété, de vigilance, de recours à l'autre vie, d'activité généreuse dépensée pour l'être aimé, et de bienfaits répandus à toute heure autour de lui, en son nom, on aurait certes sur la terre une ombre du grand Amour qui règne au-delà et de cette amplexion unanime dans l'ordre de Dieu. Car, dans cet ordre désiré, les foyers et les centres individuels des précédentes tendresses se maintiennent, comme je l'espère. La mère, la sœur, l'épouse, l'amie sanctifiante, ne cessent pas d'être reconnues de nous sous l'oeil céleste, et d'être nommées. L'âme transportée retrouve en des proportions plus belles tous ses bons amours, chacun d'eux en elle n'étant qu'un encouragement aux autres, un élancement intarissable vers celui qui les couronne à la fois et les justifie.

Et comme, dans l'éclair paisible des moments que je vous raconte, nous embrassions d'avance un reflet de ces profondeurs et que nous nous en figurions un côté réalisable dés ici-bas, les projets attachants se pressaient sur nos lèvres et multipliaient nos discours. Et c'étaient des joies, des douceurs qui la faisaient bénir Dieu de son sort et d'être ainsi entourée, et qui chez elle, après, dans la solitude, se conservaient à l'état parfait et s'exaltaient peut-être encore, mais que moi bien vite, retiré à part, je défaisais et je corrompais.

L'automne finissait, et les jours de lent adieu qu'elle prolonge sont les plus sentis et les plus savoureux ; nous en jouîmes aussi avant que possible, jusqu'à ce qu'enfin, le bois étant presque dépouillé et la dernière feuille tremblante n'attendant plus que la prochaine bise, on dût laisser Auteuil pour Paris. Le marquis avait obtenu de choisir sa maison de santé sur un boulevard voisin de notre faubourg.

Madame de Couaën se réinstalla au petit couvent, à sa grande satisfaction et à celle de madame de Cursy, des enfants et de tout le monde. Notre manière de vivre se trouva donc peu changée. Seulement (est-il temps de l'avouer ici ?) L'absence de la jeune dame R. fut cause que je la remarquai davantage quand elle vint. Si elle demeurait jusqu'au soir, je la reconduisais d'ordinaire jusque chez elle ; et, en la quittant pour retraverser seul cette mer trop connue où je m'abandonnais, une voix moqueuse me rappelait tout bas, d'un ton de mondaine sagesse, que j'étais las à l'excès de l'amitié sans la possession et de la possession sans amour. J'avais beau éviter de peser sur l'idée perfide, il m'arrivait, chaque fois que la visite avait lieu, de regarder plus volontiers du côté de cette faible étoile qui brillait dans les yeux de madame R.

Un jour où l'on était réuni chez madame de Couaën, celle-ci présente et d'autres personnes encore qui s'entretenaient, je m'approchai de madame R., qui était debout dans l'embrasure d'une croisée, et je lui demandai, par manière de compliment, des nouvelles d'une jeune amie de province dont elle nous parlait quelquefois et à qui elle racontait sa vie : " Savez-vous ce que cette petite personne s'avisait hier de m'écrire ? dit-elle ; elle s'informe à toute force de ce que devient mon ami M. Amaury ! ”

— “ Eh ! quoi ? ne sommes-nous pas amis en effet ? répliquai-je ; puisque vous en doutiez, convenons d'aujourd'hui que nous le sommes ” ; et je lui offris la main pour sceller l'engagement : elle y mit la sienne en répétant mes derniers mots. Ceci se passait sans affectation, et les yeux qui auraient aperçu le geste n'auraient pu en être étonnés. En la reconduisant depuis à l'instant de nous séparer, je lui serrais d'habitude la main et lui disais : " Vous n'avez pas oublié, j'espère, ce que nous sommes maintenant ”, ou quelque autre mot pareil lancé dans l'intervalle de temps où sa porte se refermait. Je lui aurais fait, si j'avais écouté mon caprice, plus de visites que je n'eusse pu en motiver ; je ne perdais du moins aucune occasion de lui être agréable. Mais ce n'était rien d'impérieux à quoi je cédasse véritablement ; je ne faisais qu'essayer du singulier attrait qui se glisse en ces complications naissantes. Après quelque adieu tendre qui m'était échappé de la sorte, et qu'un oui suave avait accueilli, souvent j'éprouvais au retour, un flatteur mouvement d'orgueil de donner ainsi mon cœur à l'une, mon sourire et un mot à l'autre, de les satisfaire toutes les deux, et, moi, de n'être pas rempli. Et puis ce contentement futile se mêlait vite de remords, d'inquiets scrupules suscités à l'idée de madame de Couaën, d'excuses secrètes et de petits accommodements de conscience que j'avais peine à me procurer. Je serais presque retourné vers madame R. en ces seconds moments pour lui demander à elle-même : “ N'est-ce pas qu'il n'y a rien de mal ni aucune duplicité à ce que je fais ? " Je n'avais toujours pas d'information de Georges, quoique j'eusse tenté à diverses reprises de le rejoindre, et le marquis n'en paraissait guère avoir plus que moi. Sa conjecture et la mienne étaient que les deux ou trois cents hommes, nécessaires au groupe, ne se réuniraient pas et qu'en traînant ainsi, l'affaire perdait toute bonne chance.

Nos craintes pour Georges et les siens étaient vives ; je dérobais au marquis une moitié de mon angoisse. Il eût été urgent dans l'intérêt de sa sécurité, à lui, que sa translation à Blois ou ailleurs se décidât au plus tôt et avant que la découverte d'une conspiration royaliste le vînt sans doute envelopper dans le péril d'un jugement ; mais cette translation pouvait être une si forte contrariété pour son honneur, elle devait être un si redoutable déchirement pour nous et une épreuve si douloureuse à notre amitié, que je n'osais presser activement en ce sens M. D... ou le mari de madame R. Chaque fois qu'il s'agissait de cette terminaison probable, le marquis parlait de la grasse prison qui l'attendait, avec un dégoût et presque une horreur, qui me marquait assez son énergique vœu d'être présent ici à tout événement. M. D..., que je continuais de voir de temps à autre, témoignait au contraire un désir empressé que cette solution eût lieu. A certaines phrases couvertes qu'il jetait avec intention peut-être, je crus saisir qu'il avait vent confus de quelque chose qui se tramait dans l'air alentour :

Cet indice était peu propre à me calmer.

Les derniers mois de l'année s'écoulèrent ainsi, sans que rien d'autrement saillant me revienne, soit que les incidents aient langui en effet, soit que la mémoire ne me les rende pas. J'étais affairé et sans relâche, dépaysé à l'entrée de la terne saison, plongé en une vie peu franche. La Toussaint et la Noël de cette année n'ont rien à me dire, maintenant que j'y repense : ce sont en moi d'étranges marques d'oubli. A l'éblouissante quinzaine qu'avait ouverte la rencontre avec Georges, une sorte de brouillard et d'éclipse avait succédé. D'où vient qu'il y a des endroits de lointains souvenirs, si nets, si perceptibles dans les plus insignifiantes circonstances ? d'où vient qu'il en est tout à côté de si troubles et indistincts ? Cela tient moins mon ami, aux circonstances en elles-mêmes qu'à l'état essentiel de l'âme dans le moment des circonstances survenues, au plus ou moins de clarté active où elle était, les recevant en son onde et coulant derrière. Nous nous souvenons du passé à travers et avec notre âme d'aujourd'hui, et il faut qu'elle ne soit pas trop brumeuse ; mais nous nous souvenons dans notre âme d'autrefois, et il faut qu'aux endroits des souvenirs elle puisse nous luire au loin, d'un flot d'argent, comme une rivière dans la prairie.

Que je vous parle une fois ici du souvenir, selon moi, tel que je le sens, et j'ai beaucoup senti à ce sujet ! Si le souvenir, pour la plupart des âmes, dans des situations analogues à la mienne, est une tentation rude, pour moi, mon ami, il est plutôt une persuasion, un rappel au bien une sollicitation presque toujours salutaire dans sa vivacité.

Est-ce là une excuse, par hasard que je chercherais à mes yeux, pour ces milliers de fleurs et d'épines où je me rengage ? je ne le crois pas en vérité, à mon Dieu ! D'autres ont besoin surtout de moins s'appesantir sur leur passé.

Dès qu'ils l'ont racheté par assez de larmes, ils doivent rompre et se détacher exactement ; l'espérance robuste les soulève et les pousse, ouvriers assidus de la prophétie : ils ont l'ardent exemple de Jérôme. Mais sans que ce soit, je le pense, une contradiction avec les espérances immortelles, et dans tout ce qui est de l'ordre humain, moi, j'ai toujours eu à cœur le souvenir plutôt que l'espérance, le sentiment et la plainte des choses évanouies plutôt que l'étreinte du futur. Le souvenir, en mes moments d'équilibre, a toujours été le fond reposant et le plus bleu de ma vie, ma porte familière de rentrée au Ciel. Je me suis en un mot, constamment senti plus pieux, quand je me suis beaucoup et le plus également souvenu. En tout temps même dans les années turbulentes et ascendantes, j'ai dû au souvenir une grande part de mes impressions profondes.

Dans les divers âges de la vie que j'ai parcourus, comme j'anticipais prématurément l'expérience d'idées et le désappointement ordinaire à l'âge qui succède,je vivais peu de la jouissance actuelle, et c'était du souvenir encore que les plus fraîches réparations me venaient. Quand je goûtais un vif bonheur, j'avais besoin, pour le compléter, de me figurer qu'il était déjà enfui loin de moi, et que je repasserais un jour aux mêmes lieux, et que ce serait alors une délicieuse tristesse que ce bonheur à l'état de souvenir.

Dans ma vue des événements du dehors et mes jugements sur l'histoire présente, j'étais ainsi : le sentiment d'un passé encore tiède et récemment inhumé m'enlaçait par des sympathies invincibles. Dans mes faubourgs, sur mes boulevards favoris, les enceintes de clôture des communautés désertes, les grilles de derrière des jardins abandonnés, me recomposaient un monde où il semblait que j'eusse vécu. Quand ma lèvre de jeune homme brûlait de saluer les aurores nouvelles, quelque chose au fond de moi pleurait ce qui s'en est allé. Mais à certaines heures à certains jours en particulier aux soirs du dimanche, cette impression augmente ; tous mes anciens souvenirs se réveillent et sont naturellement convoqués. Tous les anneaux rompus du passé se remettent à trembler dans leur cours, à se chercher les uns les autres, éclairés d'une molle et magique lumière. Aujourd'hui, en cet instant même, mon ami, c'est un de ces soirs du dimanche ; et dans la contrée étrangère d'où je vous écris, tandis que les mille cloches en fête sonnent le Salut et l'Ave Maria, toute ma vie écoulée se rassemble dans un sentiment merveilleux, tous mes souvenirs répondent, comme ils feraient sous des cieux et à des échos accoutumés. Depuis la ferme de mon oncle, depuis cette première lueur indécise que j'ai gardée de ma mère, combien de points s'éclairent par degrés et se remuent ! combien de débris isolés, peu marquants, non motivés, ce semble, dans leur réveil, et pourtant pleins de vie cachée et d'un sens austère ! Oh ! non pas vous seulement, Etres inévitables, qui fûtes tout pour moi, pour lesquels je dois prier et me saigner une veine chaque jour ; non pas seulement les scènes où vous êtes debout mêlés et qui font à jamais image en moi ; mais les moindres incidents épars, les cailloux les plus fortuits de ce long chemin, des seuils que je n'ai franchis qu'une fois, des visages de jeunes filles ou de vieillards que je n'ai qu'entrevus des êtres amis qui se croient oubliés ou qui m'ont toujours cru indifférent, d'autres dont je n'ai su l'existence et les histoires que par des amis perdus eux-mêmes dès longtemps, et ceux plus inconnus à l'âme desquels je paie souvent mon De profundis, parce que j'ai obstinément retenu leur nom pour l'avoir lu au hasard, sur quelque croix de bois chancelante, dans un cimetière où j'errais ; que sais-je ? plusieurs apparitions aussi, moins pures d'origine, mais cependant voilées d'une rassurante tristesse, tout me revient et me parle ; les temps et les lieux se rejoignent ; et il s'exhale de ce vaste champ qui frémit, de cette vallée de Josaphat en moi-même, un sentiment inexprimable et rien que religieux ! - Mais ce qui a pu trouver place dans les deux ou trois mois d'alors ne me revient pas plus nettement.

Ce n'est que vers la dernière moitié de janvier, qu'un soir, étant rentré assez tard et près de me mettre au lit, un coup de marteau, fortement donné à la porte extérieure d'en bas rompit, en quelque sorte, les lenteurs, et je recommence la série active. D'après la disposition du logis, qui ressemblait à ceux de province, n'ayant qu'un premier étage où j'étais et que je partageais seulement avec des voisins très retirés, je pensai bien que C'était à moi que s'adressait cette visite à heure indue. Je descendis ouvrir, et la chandelle éclaira la figure de Georges. Je l'accueillis avec autant de surprise que de vraie joie. Il arrivait, le soir même, d'un voyage qu'il avait fait à la côte pour recevoir Pichegru et d'autres nouveaux débarqués d'importance.

Après avoir laissé ses compagnons en lieu sûr, comme il se dirigeait lui-même vers son ancienne retraite, il s'était ressouvenu de moi, s'était détourné exprès de son chemin pour passer sous ma fenêtre ; et, y apercevant de la lumière à travers la jalousie, soit caprice amical, soit curiosité de connaître ce que, dans ses rapports journaliers avec nous la Police avait pu trahir de soupçons récents, il avait songé à me demander asile pour cette nuit. Je l'en remerciai comme d'un honneur, comme d'un bienfait. Mes espérances impétueuses s'agitaient en foule, ramenées sur l'heure à l'assaut. Je lui montrai d'abord et lui donnai à toucher mon épée et les autres armes dont je m'étais pourvu ; et, comme je manquais de poudre, il me dit d'être tranquille sur cet objet. Après les premiers préparatifs de nuit dont je voulus sans retard nous débarrasser, après le dédoublement du lit que nous fîmes de nos mains, la conversation s'engagea aussi longue que je le pouvais désirer, et franchement communicative. Ce que je discernai dans les paroles de Georges, ce fut un droit sens qui ne se détournait volontiers d'aucun côté, la certitude de juger due au maniement des hommes, son mépris pour beaucoup, et au sein du parti principalement ; mais, avec cela, une résolution inébranlable de servir ce parti, comme si ce n'était que sa propre cause, après tout, et non uniquement celle des Princes et autres puissants qu'il entendît servir.

Et, en effet, l'esprit absolu de conservation, maintenir son droit et sa coutume, son chaume et sa haie, comme le Roi son trône, et le noble son donjon, voilà quelle me parut toute la politique de Georges. Il se considérait au milieu de ces gentils hommes qu'il goûtait peu, et de ces Princes qui l'affublaient de cordons sans le suivre, comme au service de sa propre idée et de la défense commune : de là, une source habituelle de grandeur. Il visait évidemment au résultat et au fait bien plus qu'à la gloire. Dans les difficultés de raisonnement, dans les conjonctures où le bon sens reste court, sa foi venait à l'aide, et il s'en remettait avec une impulsion insouciante, et selon son mot favori, à la garde de Dieu. Il avait plus d'un trait du marin expérimenté et dévot de nos grèves, qui fait l'impossible dans l'orage, et s'en remet du reste au Ciel. Sous sa franche cordialité, sous ses formes rondes et presque avenantes, je ne tardai pas à découvrir, à deux ou trois mots qu'il lâcha, ce je ne sais quoi de rude, de peu humanisable, d'anciennement féroce, si j'ose le dire, que j'épiais en lui d'après ses antécédents, que beaucoup de mes compatriotes ont gardé de leurs aïeux, et que je n'ai tant dépouillé, je le crains, qu'aux dépens de la partie forte de mon caractère. Mais qu'ai-je là à regretter ? Il ne doit rien survivre de l'Hébreu, du Celte ni du Sicambre, dans le Chrétien. - Il m'interrogeait avec intérêt sur M. de Couaën, dont il avait pris une haute idée, ne le connaissant d'ailleurs que par sa correspondance et par cette visite récente qu'il lui avait faite ; car, avant la pacification de 1800, le marquis, peu installé encore dans la contrée, n'avait pas eu occasion de s'entendre avec Georges. Comme je cherchais à exposer l'idée particulière que je me faisais du marquis, de ses facultés éminentes et du malheur de leur étouffement, Georges fut long à me comprendre et à entrer dans mes distinctions ; ces soucis de pouvoir et de gloire lui semblaient des superfluités à lui, intrépide et dévot. Pures inquiétudes de gens d'esprit et d'esprits forts ! me disait-il, en m'écoutant décrire cette mélancolie. L'activité dans le péril devait, selon lui, distraire de tout : “ Est-ce sa femme, ses enfants qui l'arrêtent ?... mais non... Que lui manque-t-il donc puisqu'il a du cœur ? ” Cet aveu fondamental que Georges faisait du courage de notre ami me confirma dans le soupçon que celui-ci s'était engagé en cas d'entreprise. Quoi qu'il en soit, je prolongeais l'explication vivement et avec assez peu de succès. Singulière gradation des esprits entre eux ! le marquis semblait chimérique et transcendant à Georges, tandis qu'il eût paru à bon droit positif, terrestre et trop soucieux de l'action aux yeux du théosophe et du poète. A la fin, quand j'eus bien épuisé mon analyse et mes comparaisons sur ce chapitre du marquis, que je l'eus montré jeune, en ses nombreux voyages, livrant ses pensées au vent des mers et ensemençant la plaine aride, quand je fus à bout de le suivre dans son attente desséchante sur sa bruyère, Georges qui, depuis quelques moments avait cessé d'écouter, m'interrompit : “ Allons, s'écria-t-il, je crois vous entendre, vous voulez dire un M. Pitt qui n'aurait jamais eu d'emploi. ” Et au sujet de madame de Couaën comme il m'échappait, à travers mes développements sur le marquis, de la peindre avec complaisance et de m'étendre autour d'elle plus qu'il n'était besoin : “ Eh bien ! oui, me dit-il brusquement, vous en êtes un peu amoureux, passons !” L'accent dont il prononça ce mot tenait des habitudes brèves du chef militaire et de la sévérité puritaine du croyant. J'en fus froissé dans ma délicatesse ; j'avais senti la touche dure d'une main de fer. Ce que je racontai à Georges des vagues appréhensions de M. D... ne l'épouvanta nullement : l'exécution, qui touchait à son terme, devancerait toute découverte ; le groupe, qui, grâce à l'inertie du grand nombre, ne se montait qu'à une cinquantaine d'hommes (moi compris me dit-il), était à la rigueur suffisant ; Pichegru, d'ici à trois jours s'aboucherait avec Moreau, et il fallait espérer qu'étant tous deux gens de guerre, ils parleraient peu et nous laisseraient vite agir.

La nuit s'avançait, et je souhaitai bon sommeil à Georges. Il me fit voir que, selon sa coutume, il mettait ses pistolets fidèles sous son chevet. Je remarquai qu'il s'agenouilla pour prier, durant quelques instants.

Le matin, un peu tard nous dormions encore, lorsqu'un coup frappé à la porte de la chambre nous éveilla ; je me levai et me couvris à la hâte, et, comme j'hésitais avant d'ouvrir, Georges m'ordonna de le faire. Un rire impoli faillit me prendre, quand je vis que l'interrupteur n'était autre que M. de Vacquerie en personne. Arrivé pour la saison d'hiver à Paris, où cette fois il avait amené sa fille, il venait d'abord (et seul, bien entendu) me rendre une visite matinale et s'enquérir de toutes choses. Je le reçus un moment à la porte, le prévenant qu'un de mes amis, avec qui j'étais allé la veille au spectacle, avait partagé, cette nuit, ma chambre, et m'excusant du désordre ; puis, étant rentré dire en deux mots à Georges ce qui en était, j'introduisis ce bon M. de Vacquerie. Il ne manqua pas de mettre l'entretien comme d'habitude sur la prudence heureuse dont il se félicitait, et il s'attacha longuement à ce point capital qu'on pouvait être mécontent et avoir entre amis son franc-parler, sans conspirer pour cela. L'arrestation du marquis lui donnait beau jeu, et il n'épargnait pas les sages leçons à l'usage de nous autres jeunes gens.

Georges au lit se taisait, et je le voyais tantôt sourire de pitié, tantôt frémir de mépris et, à la fin de colère. Je commençais à redouter quelque éclat. Pour le conjurer, je relançai le plus avant que je pus M. de Vacquerie sur sa fille, ses achats futurs, le dernier poème de Delille et les nouveautés d'estampes et de gravures de Landon. Je lui sauvai ainsi la griffe du lion, que le bonhomme n'a jamais sue si près de lui. Mais à peine avait-il le pied dehors, que Georges ne se tint pas, et que son indignation contre cette gentillâtrerie, sur laquelle il avait trop compté, n'eut plus de bornes. Le plébéien farouche, devant qui ses nobles lieutenants ne trouvaient pas grâce toujours, me fut révélé à nu ; il était terrible de la sorte ; il y avait, malgré lui, du paysan révolté dans sa colère. Georges, Georges, aije souvent pensé depuis la cause que vous servîtes d'une si implacable ardeur, était-ce bien la vôtre ? vos instincts courageux ne se fourvoyaient-ils pas ? fils du meunier, que ne fûtes-vous jeté d'abord dans les rangs des bleus ? vous eussiez suppléé Kléber ; on vous eût certes vu disputer à Ney, cet autre héros de même trempe et de même sang, le privilège de brave des braves.

Georges levé, était prêt à sortir : la séparation eut quelque chose de sévère. Il me fit renouveler ma promesse et mon serment. “ Avant huit jours donc ajouta-t-il impérativement, vous aurez sans doute de mes nouvelles :

A la garde de Dieu ! ” En cas qu'on ne me trouvât pas chez moi, une simple carte, glissée sous ma porte, avec un lieu et une heure de rendez-vous, devait m'avertir. Là-dessus il me laissa. Je restai sur le seuil à le suivre du regard jusqu'à ce qu'il eût disparu. A partir de ce moment, je ne m'appartenais plus en réalité ; j'étais tout aux ordres du général Georges.