◄   XI XIII   ►



Je reçus dans un paquet arrivé de Couaën une lettre, déjà ancienne, que mademoiselle de Liniers m'écrivait au nom de madame de Greneuc pour demander l'état de mes inquiétudes ; ce qu'étaient devenus les dangers de mes amis et aussi les miens. Ce peu de mots simples qui avaient dû traverser avec effort un cœur saignant et réprimé, ces caractères purs, où nulle part ne se trahissait une main émue, réveillèrent en moi les mille traces d'un passé presque assoupi : je m'effrayai d'avoir tant changé depuis hier et tant vécu. Madame de Couaën lut la lettre et fut touchée, à sa manière, de ce discret parfum. Quelques lignes reconnaissantes de sa main ajoutèrent à la réponse que je fis.

La jeune dame R. était enfin installée à Auteuil : son mari, très occupé, n'y venait qu'irrégulièrement et n'y restait qu'un petit nombre d'heures ; bien qu'il fût homme aimable, et parfait d'attentions pour elle, on s'apercevait que quelque cause profonde de refroidissement contribuait à fixer entre eux ces relations d'égards plutôt que de tendresse. Sans être entièrement délaissée, elle semblait donc désabusée, triste et un peu veuve. Dans ses visites de chaque jour à madame de Couaën, qu'elle tâchait d'obliger de toutes les manières imaginables, il ne lui arrivait guère d'ouvrir la bouche sur elle-même. Elle paraissait voir notre intimité sans envie, d'un sourire silencieux et doux. Le plus souvent, lorsque j'arrivais et que j'étais assis, elle nous laissait sous quelque prétexte après un instant.

Cette vie régulière nous mena ainsi durant plusieurs mois. On était tout à la fin d'août ou peut-être au commencement de septembre , lorsqu'un jour où madame de Couaën indisposée gardait le logis, j'allai seul à la maison de santé. Le marquis n'était pas dans son appartement ; je le découvris, après quelque recherche, à l'extrémité du jardin au plus épais des bosquets ; il s'y promenait avec une autre personne que je n'avais jamais vue, et il me fut évident, par l'attention qu'ils donnèrent à mon approche, que je rompais un entretien confidentiel. Cette personne n'avait rien d'ailleurs que de naturel et d'ouvert ; jeune encore, d'une taille robuste, d'un embonpoint marqué, mais plein d'aisance ; une de ces physionomies qui préviennent par un mélange de distinction et de rondeur ; l'accent agréable, l'oeil à fleur de tête, clair et résolu. Mais le marquis bien que toujours maître de lui dans les choses volontaires, avait en ce moment, pour moi qui le connaissais, le teint du visage et le ton de la voix très altérés, comme lorsque ses cordes profondes étaient en jeu. Avant que la personne eût parlé de prendre congé, il me pria d'attendre là, au même endroit du jardin, et tous les deux continuèrent de s'entretenir en s'éloignant. Lorsqu'il reparut, après quelques mots insignifiants qui ne détournaient pas nos pensées : " Savez-vous qui vient de sortir ? me dit-il tout d'un coup très bas et en me serrant le bras violemment. C'est Georges, le général Georges qui nous arrive d'Angleterre !" A ce nom je fus moi-même comme bouleversé : “ Vous n'allez pas du moins vous rembarquer dans une entreprise ! ? ” m'écriai-je. - “ Eh non ! faut-il vous le répéter encore ? (et il accompagnait sa réponse d'un rire aigu attristant) ne le savez-vous pas assez ? ma vie, à moi, est faite, je ne ressusciterai pas. Georges est venu pour des indications que, seul, je pouvais lui donner ; je ne le verrai plus. ” La disposition sardonique du marquis me faisait peine ; elle s'adoucit un peu sitôt qu'il donna cours aux sentiments qui l'agitaient. Je l'interrogeai d'abord sur Georges ; il prit feu à ce sujet et m'instruisit beaucoup.

Georges, je le savais bien déjà, n'était pas un conspirateur vulgaire ni un de ces braves désespérés, comme on en peut trouver dans toutes les causes. Plusieurs détails de sa correspondance avec le marquis m'avaient attesté chez lui de la grandeur, du plan, et une conception vigoureuse ; mais les deux dernières années l'avaient surtout mûri : les hommes de tous rangs, qu'il avait pratiqués et serrés de près durant son exil, étaient désormais une vaste échelle pour son jugement. Le besoin de purger cet attentat de nivôse, dont l'idée, sinon le mode précis, lui appartenait bien pesait à son cœur et le provoquait à quelque grand dessein. Ce dessein avait germé, il avait pris forme, et le moment de l'œuvre était venu. La guerre entre l'Angleterre et la France éclatant, Georges s'était fait débarquer avec quelques-uns des siens ; d'autres allaient suivre, tous déterminés tous choisis de sa main et sûrs à ses yeux comme il l'était de lui-même. Le ralliement de ces hommes d'élite serait long, et durerait deux mois et plus peut-être.

Qu'importe ? la témérité de Georges et de ses officiers s'alliait à tant de prudence, et cette prudence employait d'ailleurs, comme un de ses moyens la témérité. Pichegru, quand tout serait prêt ici, arriverait à son tour ; Moreau et lui conviendraient d'un dernier mot. Que si M. le comte d'Artois osait risquer sa personne dans l'entreprise, ce serait le mieux ; Georges le conseillait, l'exigeait presque, pour ennoblir et loyaliser sur l'heure l'exécution. Mais, que le prince daignât ou non répondre au rendez-vous, ce n'était plus, en tout cas, d'un meurtre, d'un assassinat qu'il s'agissait. Le choc cette fois ne serait pas aveugle et infernal ; on s'aborderait militairement par l'épée. Georges et ses trois cents à l'heure dite, dans une rencontre inégale et chevaleresque, assailliraient le Premier Consul entouré des siens, sous le soleil de quelque cérémonie, au seuil du Panthéon, au parvis Notre-Dame, à l'esplanade des Invalides. Lui tombé, on dirait à l'armée le nom de Moreau, au peuple celui du prince. C'était là le triomphe expiatoire, la revanche de Georges : l'aventurier touchait au sublime du héros.

En me déroulant cette magnifique espérance, le marquis en recevait à son front comme un éclair ; il s'animait jusqu'à paraître y croire. Un moment, l'idée me vint (et rien n'a jamais pu m'en dissuader depuis) que, le cas échéant, il avait dit à Georges de l'avertir et lui avait juré d'être une des trois cents épées.

Moi-même, en l'entendant, une noble rougeur me gagna ; de rapides projets me traversèrent. Puis, revenant particulièrement à l'homme, je m'étonnai ; je tâchai de m'expliquer tant de caractère dans le personnage que tout à l'heure j'avais vu. Nous reconnûmes en lui une des plus belles natures loyales et valeureuses, toutes les qualités qui vont aux coups d'éclat, aux destinées en dehors. “ Mais ce n'est qu'un admirable général et un héros de guerre ”, disait le marquis redevenu sombre. Je rentrais dans sa pensée en lui définissant Georges un de ces hommes tels que César, en passant, les eût désignés du regard pour commander sa dixième légion, tels qu'il ne dut craindre jamais, ce me semble, d'en rencontrer quand il marchait au Sénat.

C'est alors que, tirant de son portefeuille un papier soigneusement enfermé, il me dit : “Puisque nous en sommes aux héros, en voici bien un autre encore : lisez cela ; Georges qui l'a vu, en a pleuré d'admiration.” Le papier que me donnait ainsi à lire le marquis et dont il ne m'avait jamais dit mot, était une lettre d'un ancien officier de Georges, M. de Limoëlan, l'un des deux qui avaient dirigé le coup forcené de nivôse. Homme de formes aimables, de dévotion austère, il avait tout accepté du moyen en vue de la fin. Mais, échappé comme par miracle, il vit dans la catastrophe avortée une manifeste sentence de Dieu ; le mauvais succès tournait son action en crime ; il s'était cru digne de servir d'instrument de sang, et il avait été broyé sur la pierre et rejeté. Dans un profond mépris de lui-même, il résolut donc de ne jamais reparaître aux yeux de son parti, de s'abîmer au monde, de ne vivre ici-bas que comme un criminel sacré, pour faire sa peine. A cette fin, ayant trouvé du service sur quelque bord comme simple matelot, il était parvenu ensuite à gagner une côte étrangère, celle du Portugal, je crois ; et un couvent l'y avait reçu. C'est de ce couvent qu'une première lettre, écrite par lui à sa sœur et arrivée à Jersey, avait été portée à Couaën parmi d'autres papiers adressés au marquis. Celui-ci l'avait décachetée, la croyant de sa propre correspondance, et l'enveloppe en ayant été brûlée aussitôt, comme c'était l'usage, il avait fallu attendre pour savoir où l'envoyer.

Lors de l'arrestation, l'original de la lettre avait été saisi.

M. D..., touché de ce qu'elle contenait, promit de la faire parvenir à la sœur, et M. de Couaën obtint d'en transcrire quelques passages, comme je l'ai plus tard obtenu de lui. Je veux, mon ami, vous en citer un :

« Insensé ! écrivait Limoëlan, j'ai été contre le dessein suprême que j'osais prétendre servir. Cet homme m'est véritablement inviolable, et joint du Seigneur. Au moment même où je guettais sa venue, à ce coin fatal, j'ai prié pour lui, je t'ai prié de le sauver contre nous, à Seigneur, s'il était nécessaire à ton peuple. Je n'aurai jamais assez de soupirs et de veilles pour te prier sur lui encore... Et pourtant cet homme m'était haïssable, et je l'avais jugé le plus grand obstacle à tes desseins. La nuit, dans mes songes ou dans les désirs que tu semblais m'envoyer par tes anges, cette pensée de l'écraser me revenait sans relâche ; je m'étais condamné à tout pour cela ; je m'étais ceint de corde, et j'avais jeûné longuement pour mériter d'être le plus vil instrument de tes œuvres. J'ai revêtu la blouse, j'ai ramassé les pierres dans la boue, j'ai conduit une charrette infâme, comme le valet du bourreau. Et puis, l'heure venue, j'ai remis l'honneur de la consommation à un autre, et j'ai guetté derrière une borne comme un espion.

— Erreur ! débilité humaine ! voilà que j'ai été contre Dieu et contre mes frères innocents ! je passerai ce reste de jours à laver de mes pleurs, à user de mon front le pavé et à mourir ! - ... Toi seule, à ma sœur, qui m'aimes encore et qui t'attendris sur moi, tu seras mon dernier lien avec les vivants ; nul, excepté toi, ne me saura respirant sous ma pénitence. Car je suis réellement mort au monde et perclus dans mes membres à ma sœur, avec tous ces hommes innocents que j'ai frappés de stupeur, de surdité et de mort.

Pauvres âmes dont je réponds et que j'ai lancées à l'improviste devant Dieu ! Souvent, dans ma cellule de novice, afin de m'exercer comme au jour du crime, je me tiens de longues demi-heures en la même posture où j'étais au coin de cette rue de Malte, le cou tendu en avant, le corps plié, penché et sans appui, ne touchant le mur qu'avec un doigt pour ne pas tomber ; jusqu'à ce que bientôt je sois devenu sourd et aveugle comme ceux que j'ai assourdis et aveuglés, engourdi comme ceux que j'ai paralysés, sans idée ni conscience de rien comme ceux dont j'ai ébranlé l'intelligence. Je me change moi-même en statue de sel par châtiment... Le sommeil m'a fui ; mais si, vers le matin, il m'arrive de succomber quelques minutes, je m'éveille toujours en sursaut par une explosion déchirante. ”

« Voilà un saint, me dit le marquis, lorsque j'eus achevé ma lecture ; voilà un martyr ! Georges, lui, est un héros, mais moi, Amaury, que suis-je donc ? Georges aventureux, déterminé, portera brillamment, s'il le faut, cette tête ronde et bouclée sous la hache, ou tombera sous la foudre, dans la mêlée ; Limoëlan, meurtri, se répare, se guérit à sa manière dans son cilice. Mais moi, que fais-je ? ai-je une route, une issue possible à mon destin ; qu'est-ce que j'expie, ou qu'est-ce que je tente ; ai-je la Croix, ai-je l'épée ? - Savez-vous, Amaury, comment pour nous tout ce pompeux naufrage va finir ? Quelque grasse ville de la Touraine ou du Maine me sera assignée pour port avec une métairie et une basse-cour. Clémence du sort ! ce serait même trop désormais que mon rocher de Couaën, où je blanchissais à compter les vagues et à aspirer la tempête. ” Le marquis disait juste, il devinait l'issue probable ; M. D...

M'avait déjà fait espérer cela. Quant à cette comparaison par laquelle il s'effaçait à plaisir devant Limoëlan et Georges, j'accordais qu'il différait notablement de l'un et de l'autre : mais c'est qu'il avait bien autrement de pensée que tous deux. Le seul rôle que réclamait sa nature était entier et complexe ; je le classais génie inoccupé, dans la race des ambitieux politiques les plus nobles et les plus ardents.

Comme je tâchais de lui faire sentir par des exemples le jugement qui m'affectait à son sujet, de relever son deuil et d'honorer à ses yeux une plaie si rare ; comme je parlais abondamment, ému des précédentes circonstances, et que, lui, se taisait pourtant et ne répondait pas plus que s'il avait cessé de suivre l'entretien, je m'exaltai, tout en marchant, jusqu'à m'écrier : " Sur cette bruyère de Couaën que vous craignez de ne pas bientôt revoir, en face de cette plage sans port, et sans navires, sur ce théâtre d'une religion abolie, j'irai, et je m'arrêterai devant quelque pierre informe du temps des Druides ; je la consacrerai en méditant alentour, et je prononcerai dessus ces mots : Aux grands hommes inconnus !

« Oh ! oui, continuais-je (ou du moins c'était bien le sens), oui, aux grands hommes qui n'ont pas brillé, aux amants qui n'ont pas aimé ! à cette élite infinie que ne visitèrent jamais l'occasion, le bonheur ou la gloire ; aux fleurs des bruyères ; aux perles du fond des mers ! à ce que savent d'odeurs inconnues les brises qui passent ! à ce que savent de pensées et de pleurs les chevets des hommes !

« Tout ce qu'il y a de grands hommes çà et là étouffés me semble composer, n'est-ce pas vrai ? un chœur mystérieux, muet dans son nuage, avare de ses soupirs ; c'est un autre Panthéon funèbre, je l'entrevois d'aujourd'hui, un limbe inénarrable qu'habitent ces grandes et méritantes âmes des mortels inconnus. Vous m'y introduirez souvent, à Vous que je vénère ! Je croirai apprendre en ces catacombes immenses la profondeur et la misère humaine, bien mieux que sous l'étroite voûte de leur Panthéon resplendissant. ” Et dans ce jaillissement d'idées que favorisait son silence, j'ajoutais encore : “ Il n'y a point de Panthéon ici-bas ; il n'y a de vrai Capitole pour aucun mortel : tout triomphe en ce monde, même pour les fronts rayonnants, n'est jamais je m'imagine, qu'une défaite plus ou moins déguisée. Mettez à part deux ou trois hommes une fois trouvés en chaque genre, deux ou trois existences quasi fabuleuses qui, dans leur plénitude, sont plutôt pour l'humanité des allégories abrégées et des manières d'exprimer ses rêves, - hors de là, dans la réalité, les rêves, les projets, les espérances me font l'effet de ressembler, chez tous à un gros de troupes fraîches, qui doit passer, dès le matin un long défilé montueux, entre deux rangs d'archers embusqués, invisibles, inévitables. Si, avant le soir, le chef de la troupe et quelque bataillon écharpé arrivent à la ville prochaine avec une apparence de drapeau, on appelle cela un triomphe. Si, dans nos projets, dans nos ambitions, dans nos amours, quelque partie a moins souffert que le reste, on appelle cela de la gloire ou du bonheur. Mais combien de désirs, de vœux, d'ornements secrets, et des plus beaux, ont dû rester en chemin, que nul n'a sus ! Oh ! pour qui se rend justice à lui-même, pour qui lit en son cœur après le triomphe comme avant, pour Dieu qui voit le fond et qui compte les morts en nous, s'il n'est que vrai, j'en suis sûr, de dire :

Le triomphe humain n'existe pas ! ” - A ces derniers mots, le marquis, ébranlé enfin, posa et laissa quelque temps sa main avec bonté sur mon épaule : “ Eh ! quoi ! vous aussi, Amaury, vous savez déjà et de si près ces choses ! ” Mais les paroles de mes lèvres étaient plus avancées que l'état de mon âme, et me donnaient pour plus mûr que je ne l'étais devenu. Quand Dieu n'habite pas à toute heure le dedans pour l'affermir, la nature fait payer cher aux jeunes gens ces sagesses précoces de langage. A peine avais-je quitté le marquis que j'étais atteint de son mal ; j'emportais secrètement en moi la disposition ulcérée que je venais de combattre et peut-être de soulager en lui. Cette irritation à mon propre sujet redoublait à chaque pas ; tous mes anciens tableaux d'avenir, toutes mes puissances d'illusion se remuèrent. Je voyais en ce moment passer à la fois tout ce que j'avais combiné et caressé dès l'enfance, et le reste qui parlait de se réaliser encore. Sous une infinité de formes, sous mille reflets de soleil et mille drapeaux, les amours, les ambitions, la foule des désirs, les tendresses qui lient les êtres, les pensées qui roulent des mondes, accouraient et s'animaient dans ma vallée, pareilles aux recrues bruyantes d'une armée innombrable. Je les embrassais du regard, comme Xerxès du haut de son promontoire, et je pleurais, mais avec rage ; je pleurais de les entendre crier la bataille et de ne pouvoir sur aucun point la livrer, de les entendre crier la faim et de ne savoir par où les nourrir. Ma réflexion raisonnée, quelque part que je l'appliquasse, venait à l'appui de cette vision peu imaginaire. La France avec l'Angleterre déjà, bientôt avec l'Europe, recommençait ses chocs turbulents ; j'en avais de ce que j'appelais ma lâcheté inactive, pour tout le temps de ma jeunesse. Les études diverses les recherches de la vérité pure, les systèmes à l'enchaînement desquels je me livrais, comme on se livre à une veine de jeu pour s'étourdir, ces occupations, si nécessaires à mon esprit, ne me remplissaient pas, et il m'était d'ailleurs évident que, si l'on voulait s'adonner de ce côté avec trop de sérieux et de vigueur, l'Homme qui était l'éternel obstacle y saurait mettre ordre.

L'amour, pour qui j'étais né, ne me faisait sentir que ses langueurs ou ses pointes sanglantes ;le plaisir ne me laissait boire que sa lie. Des deux jeunes femmes que je fréquentais journellement et que je me figurais toujours au loin, m'apparaissant avec grâce du milieu des bois où j'arrivais, celle qui avait mon culte était dans une situation réservée, inaccessible : que ne semblait-elle moins sacrée à mes yeux, osais-je me dire ; que n'était-elle aussi bien à la place de l'autre, qui pâlissait et soupirait comme par ennui ! Les amis uniques dont la destinée commandait la mienne, allaient être relégués demain dans quelque ville étouffante et tracassière. Je ne me comprenais pas vivant loin d'eux et me détachant ; je ne concevais pas non plus que je pusse les suivre. De même donc qu'autrefois, pour sortir de mes broussailles perdues, les projets de l'île des Druides et puis de la fuite en Irlande m'avaient saisi, je me rejetai aujourd'hui vers cette idée de Georges ; je résolus de le découvrir, de m'offrir à lui, de le contraindre à m'accepter.

Je me disais : Si le marquis en est, comment peux-tu n'en pas être ! s'il n'en est pas, s'il reste à ceux de son foyer, toi, du moins, sois de l'entreprise, sois-en pour n'avoir pas plus tard à vivre loin d'eux, pour ne pas voir se faner lentement une amitié si belle, pour mourir dans l'éclat et qu'Elle et lui te pleurent !

Il ne s'agissait plus que de retrouver Georges. Toute question directe au marquis eût donné du soupçon ; mais conjecturant sur quelques mots que c'était du côté du Panthéon qu'il devait être logé, je fis choix d'un endroit voisin de la place, près duquel il était difficile qu'il n'eût point à passer souvent. En croisant aux environs de ces lieux, pendant des heures suffisantes, je finirais certes par le rencontrer une fois, et j'étais bien sûr de le reconnaître.

Quelque simple et fondé que fût mon raisonnement, l'exécution me coûta de longs efforts de patience, et, durant près d'une semaine, j'eus à courir d'insipides bordées dans cette croisière. Toutes mes heures de liberté y allaient : on s'était aperçu déjà chez mes amis et on me faisait reproche de mes visites inquiètes, abrégées ; j'épuisais les prétextes. Je vis bientôt qu'à moins d'un jour tout entier employé à cette attente, il y avait pour moi trop peu à en espérer. Ayant donc prévenu mes amis de cette absence d'un jour entier, que je motivai comme je pus, me voilà aiguisant mon regard et ma vigilance. Ce ne fut que le soir de cette lente journée, à la brune, au moment où les travaux cessent et où les ouvriers et les femmes du peuple, en rentrant, produisent un certain mouvement inaccoutumé sur ces places et dans ces rues solitaires, ce fut seulement alors que je distinguai du commun des passants un homme de belle stature et d'une démarche heureuse. A l'instant je me dirigeai du mieux possible pour le voir venir en face, puis je me mis à le suivre quelque temps, confondu avec d'autres qui nous traversaient ; je le dépassai sans affectation en le coudoyant presque, je me laissai dépasser à mon tour. Plus de doute ; c'était bien le guide que je cherchais, c'était l'héroïque brigand, l'adversaire à mort de César. Arrivés à un coin où nous nous trouvâmes à peu près seuls, je m'avançai rapidement vers lui : “ Général... ”, lui dis-je en le saluant. Il tressaillit et son geste fut comme de porter la main à quelque arme cachée. Le nom de M. de Couaën, que je jetai à la hâte, et la circonstance rappelée de notre précédente rencontre, réparèrent en un clin d'oeil la brusquerie. Le marquis d'ailleurs avait parlé de moi au général en le reconduisant. Je m'ouvris sans détour, sans trop d'embarras ; je lui racontai comment je devais à la confiance du marquis de m'être enflammé pour le futur tournoi. Aux représentations amicales qu'il me fit sur la gravité du risque et le peu de nécessité de m'y lancer n'étant pas du métier, je répondis par un aveu succinct, mais expressif, de ma situation, de mon ennui, de mon impatience d'agir. C'était, il le vit bien, l'emploi chevaleresque de mes forces qui me tentait, plutôt que la satisfaction d'une haine politique. Mon récit franc lui alla au cœur ; il me tendit la main, me promit le secret vis-à-vis du marquis, et que, si le choc avait lieu, j'en serais pour sûr.

En attendant, il exigeait que nous n'eussions aucune relation suivie, pour ne pas me compromettre en pure perte. Avant de nous séparer, j'obtins pourtant qu'il m'accompagnât une minute jusqu'à ma chambre, tout près de là, afin de savoir de ses propres yeux où m'atteindre, afin aussi de connaître un asile de plus au besoin.

Ceci réglé, il y eut d'abord en moi un grand calme et un entier contentement. J'étais débarrassé du poids intérieur qui me pesait le plus, du souci indéfini de l'avenir. Une espèce de colonne éclatante ou sombre, mais grandiose et toute posée, déterminait mon horizon ; il me semblait que, d'ici là, j'avais le droit de vivre, de m'ébattre dans la plaine et de me multiplier. Toutes les vivacités de l'âge, toutes les irradiations de la jeunesse brillèrent de nouveau. Mes amis me revirent plus à eux, plus expansif et ingénieux à leur plaire. Je pouvais assister désormais aux parades, aux splendeurs militaires sans haine ni aigreur : mon regard était celui d'un rival qui s'apprête et qui mesure, en passant, la hauteur du camp ennemi avec une sorte d'orgueil. Comme simulacre et prélude, j'allais à une salle d'armes, et je me remis à l'escrime passionnément. Dans mon amour des contraires, les études elles-mêmes gagnaient à cette allégresse nouvelle ; mes lectures n'avaient jamais été si variées en nombre, si fécondes en réflexions et en souvenirs. On aurait dit qu'un jour plus délicat éclairait sous mes doigts les pages. C'est vers ce temps, je le crois bien que, pareilles à un rêve d'Endymion , les peintures de Bernardin de Saint-Pierre m'offrirent la douceur lactée de leur ciel, les massifs blanchâtres de leurs paysages et cette monotonie mélodieuse, comme le son d'une flûte, sous la lune, dans les forêts. Les écrits tout récents d'un compatriote déjà célèbre, M. de Chateaubriand me frappaient plus que ceux de Saint-Pierre, et peut-être d'abord m'appelaient moins offensé souvent et déconcerté que j'étais de tant d'éclairs. Mais ayant lu, un soir, le bel épisode de René, j'écrivis sur mon cahier de pensées un jugement tumultueux qui, je m'en souviens, commençait par ces mots : “ J'ai lu René et j'ai frémi ; je m'y suis reconnu tout entier, etc. ” Combien d'autres, depuis vingt ans, ont frémi ainsi et se sont crus en face d'eux-mêmes devant ce portrait immortel ! Tel est le propre de ces miroirs magiques où le génie a concentré sa vraie douleur, que, pendant des générations, tous ceux qui s'approchent pour regarder s'y reconnaissent tour à tour.

— Et pourtant mon mal était bien à moi, moins vague, moins altier et idéal que celui que j'admirais et, sous ses transformations diverses, tenant à un motif plus défini.

Aimer, être aimé, unir le plaisir à l'amour, me sentir libre en restant fidèle, garder ma secrète chaîne jusqu'en de passagères infidélités ; ne polir mon esprit, ne l'orner de lumières ou de grâces que pour me rendre amant plus cher, pour donner davantage à l'objet possédé et lui expliquer le monde : tel était le plan de vie molle auquel en définitive je rattachais tout bonheur ; telle était la guérison malade qui m'aurait suffi. Quant à cette gloire des écrivains ou des guerriers qui m'apportait par instants ses murmures, une fois comblé d'autre part, je l'aurais fait taire : tout zéphir des bois eût chassé mes regrets. L'action ambitieuse, je l'aurais prise aisément en pitié ; l'étude, je n'en eusse tiré que la fleur. Il est doux à l'esclave d'amour de cultiver l'oubli. La religion, hélas ! je l'aurais accommodée sans doute aussi au gré de mon cœur et de mes sens ; j'en aurais emprunté de quoi nourrir et bercer mes fades remords ; j'en aurais fait un couronnement profane à ma tendresse.

Voilà, de rêve en rêve, en quel abandon j'étais venu.

Excepté la volupté, mon ami, je n'ai jamais, durant ces temps, voulu aucune autre chose en elle-même ; quand j'avais l'air de vouloir et d'agir d'un autre côté, c'était toujours au fond en vertu du secret ressort. Ce que le philosophe Helvétius a dit du motif unique de l'homme en général, n'était que vrai de moi.

Et l'âge, qui vient si vite pour les amants, et les années sérieuses, et la mort, qu'en faisais-je donc ? quelle part laissais-je en idée à ces envoyés terribles ? - Oh ! dans ce plan d'un Elysée terrestre, je ne voyais jamais mon idole, ni moi, survivant de beaucoup aux flatteuses années. Il y a pourtant dans le lent déclin d'une beauté qu'on aime, dans les mille souvenirs qui s'attachent à cet éclat à demi flétri, il y a là une douceur triste que je pressentais assez pour vouloir la goûter jusqu'au bout. Mais cette mélancolie dernière étant aussi respirée, et avant l'extrême fin de cet automne de la jeunesse, je supposais toujours (moi présent et à genoux) la mort languissante de mon amie au sein de la religion qui pardonne. Et après peu d'années de veuvage de cœur et de solitude errante, je m'éteignais pieusement à mon tour, vers quarante-trois ans au plus tard. C'était un terme passé lequel je ne me supportais plus sur la terre.

Raffiné mélange, n'est-ce pas ? d'épicuréisme et de foi à l'âme, d'oubli et de connaissance de Dieu ! perfide image, qui n'était cependant pas tout mensonge, et où se peignait, vous le verrez, une inconcevable lueur d'avenir ! Et je n'avais pas besoin pour que ce fût là mon roman de bonheur, de le croire aucunement réalisable ; car il continuait de flotter à mes yeux en ces moments mêmes où j'espérais une tout autre issue.

Mais pour revenir aux lectures dont je vous parlais celle qui contrastait sans doute le plus avec le tourbillon agité de cette crise, et qui me rappela un moment assez haut vers la région invisible, avait pour objet quelques écrits d'un théosophe que j'aime à vous citer souvent, parce qu'il a beaucoup influé sur moi. Le livre Des Erreurs et de la Vérité et L'Homme de Désir, m'apportèrent avec obscurité plusieurs dogmes précieux, mêlés et comme dissous au milieu de mystiques odeurs. Une Réponse de Saint-Martin à Garat, que j'avais trouvée dans le Recueil des Ecoles Normales me renvoya à ces deux ouvrages dont j'avais déjà feuilleté le premier à Couaën, mais sans m'y arrêter.

Cette Réponse elle-même où le sage énonce ses principes le plus simplement qu'il a jamais fait, cette manière calme et fondamentale, si opposée en tout à l'adresse de langage et, comme l'auteur les désigne, aux brillantes fusillades à poudre de l'adversaire, ce ton prudent, toujours religieux à l'idée, me remettaient aisément en des voies de spiritualisme ; car, sur ce point, j'étais distrait et égaré plutôt que déserteur. Une vérité entre autres m'y toucha sensiblement, et fit révélation en moi ; C'est l'endroit où il est dit que “ l'homme naît et vit dans les pensées ”.

Bien des vérités qu'on croit savoir de reste et tenir, si elles viennent à nous être exprimées d'une certaine manière imprévue, se manifestent réellement pour la première fois ; en nous arrivant sous un angle qui ne s'était pas rencontré jusqu'alors, elles font subitement étincelle.

Ainsi ce mot opéra à l'instant sur moi, comme si j'avais les yeux dessillés. Toutes les choses visibles du monde et de la nature, toutes les œuvres et tous les êtres, outre leur signification matérielle, de première vue, d'ordre élémentaire et d'utilité, me parurent acquérir la signification morale d'une pensée, - de quelque pensée d'harmonie, de beauté, de tristesse, d'attendrissement, d'austérité ou d'admiration. Et il était au pouvoir de mon sens moral intérieur, en s'y dirigeant, d'interpréter ou du moins de soupçonner ces signes divers, de cueillir ou du moins d'odorer les fruits du verger mystérieux, de dégager quelques syllabes de cette grande parole qui, fixée ici, errante là, frémissait partout dans la nature. J'y voyais exactement le contraire du monde désolant de Lamarck, dont la base était muette et morte. La Création, comme un vestibule jadis souillé, se rouvrait à l'homme, ornée de vases sonores, de tiges inclinées pleine de voix amies, d'insinuations en général bonnes et probablement peuplées en réalité d'innombrables Esprits vigilants. Au-dessous des animaux et des fleurs, les pierres elles-mêmes, dans leur empêchement grossier, les pierres des rues et des murs n'étaient pas dénuées de toute participation à la parole universelle. Mais plus la matière devenait légère, plus les signes volatils et insaisissables et plus ils étaient pénétrants.

Pendant plusieurs jours tandis que je marchais sous cette impression, le long des rues désertes, la face aux nuages, le front balayé des souffles de l'air, il me semblait que je sentais en effet, au-dessus de ma tête, flotter et glisser les pensées.

Ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'on peut être homme et tout à fait ignorer cela. On peut être homme de valeur, de génie spécial et de mérite humain et ne sentir nullement les ondulations de cette vraie atmosphère qui nous baigne ; ou, si l'on n'évite pas sans doute d'en être atteint, en quelque moment, on sait y rester glacé, s'en préserver comme d'un mauvais air, et fermer les canaux supérieurs de l'esprit à ces influences aimables qui le veulent nourrir.

Il est donc un grand nombre d'hommes, et d'hommes de talents divers, dont on doit dire qu'ils ne vivent jamais dans les pensées. Parmi ceux-là, il en est d'habiles à toutes les sortes d'anatomie, de logique et de tactique, aux récits des faits et des histoires, à l'observation ou à l'expression des phénomènes, et de ce premier masque qu'on appelle la réalité. Mais au-delà du sens immédiat, ne leur demandez rien des choses. Ils se sont retranchés de bonne heure sur la cime aérée, ils se sont établis dans l'étage qu'ils estiment le seul solide ; ils n'en sortent pas. Ce vide exact qu'ils font autour d'eux, par rapport à l'atmosphère divine, les appesantit et les attache avec succès à ces travaux plus ou moins ingénieux où ils excellent. Qui croirait, à voir de tels exemples, que les pensées sont l'aliment naturel des esprits ? s'il en circule quelques-unes devant eux dans les conversations, ils ne s'y mêlent que pour les nier ou les restreindre, ou bien ils se taisent jusqu'à ce qu'elles soient passées. s'il leur en vient au réveil, dans le lit, par surprise, entendez leur aveu ! ils se hâtent de les secouer, non pas comme orageuses parfois, ce qui serait prudent, mais comme vagues, comme follement remuantes et importunes en tant que pensées. Quelle idée écrasée se font de la nature humaine, des hommes, rares après tout, et qui en sont eux-mêmes un ornement ! Si on leur crie, comme Descartes à Gassendi : O Chair. ils s'honorent, comme celui-ci, de l'injure, et vous répondent en raillant : O Esprit. - Que ce soit chez eux caractère, habitude ou système, remercions le Ciel d'être moins négatifs que cela, mon ami. La nourriture délicate et préparatoire des âmes est souvent la vôtre ; ne désespérez pas ! s'il convient de la tempérer dans l'usage, comme trop enivrante en cette vie et peu rassasiante sans la foi, il serait mortel de s'en sevrer.

A certains moments que discerne d'abord un cœur sincère, laissons sans crainte les pensées venir, les sources d'en haut s'essayer ; ouvrons-nous à cette rosée qui pleut des nuages : la Grâce elle-même n'est qu'une goutte féconde.

Le soudain attrait qu'avait pour moi la lecture de Saint-Martin, me suggéra l'envie toute naturelle d'entrevoir sa personne. Je n'aurais jamais songé à l'aborder, lui si humble, à l'interroger, lui, homme de prière et de silence ; je désirais de l'apercevoir seulement. m'étant informé à son sujet auprès de mon ami l'idéologue, j'appris que, durant l'été, il vivait volontiers à Aulnay, dans la maison du sénateur Lenoir-Laroche. Un jour de septembre, à tout hasard et dans le plein de ma disposition précédente, je tentai ce petit pèlerinage : “ Si je le rencontre en quelque sentier, me disais-je, je le devinerai bien, et le doute même où je resterai ensuite ajoutera à l'effet de sa vue. " J'allai, et par une sorte de retenue conforme à l'objet, sans vouloir questionner personne, je parcourus cet étroit vallon, ce coteau boisé, qu'il regardait, le doux vieillard comme un des lieux les plus agréables de la terre. Je rôdai aux charmilles des jardins, je crus découvrir les détours par lesquels il gravissait de préférence ; en m'asseyant au haut, je m'imaginais occuper une des places qui lui étaient familières : mais je ne fis pas de rencontre qui pût prêter à ma fantaisie. Cette course timide dans les bois, sur les traces de l'homme pieux, me laissa un intérêt, riant d'abord, bientôt solennel et consacré. Après moins de quinze jours, je sus qu'il ne se trouvait pas à Aulnay lors de ma visite, mais qu'y étant retourné depuis, il venait subitement d'y mourir.

C'est peut-être plus tard quoique je veuille vous le mentionner ici, que certains endroits de Vauvenargues me causèrent une inexprimable sensation par leur convenance parfaite avec le train d'esprit et de conduite où j'étais.

Lorsqu'il écrit à son jeune ami Hippolyte sur la gloire et sur les plaisirs ?, je l'entendais, le philosophe de trente ans, dévoré, mûri, comme Pascal, par la douleur, et de jour en jour plus chrétien, je l'entendais m'adresser d'un ton enchanteur ces conseils, qui pourraient non moins justement trouver leur sens, de moi à vous : " Vous avez une erreur plus douce, mon aimable ami, oserai-je aussi la combattre ? Les plaisirs vous ont asservi ; vous les inspirez ; ils vous touchent ; vous portez leurs fers. Comment vous épargneraient-ils dans une si vive jeunesse, s'ils tentent même la raison et l'expérience de l'âge avancé ? Mon charmant ami, je vous plains : vous savez tout ce qu'ils promettent et le peu qu'ils tiennent toujours... Vous n'ignorez pas quel dégoût suit la volupté, quelle nonchalance elle inspire, quel oubli profond des devoirs, quels frivoles soins, quelles craintes, quelles distractions insensées ! " Je savais par cœur cette phrase, je me la redisais souvent avec les mêmes inflexions de mélancolie, qu'autrefois, enfant, je mettais aux vers de Properce. Je rougissais de confusion à ces graves paroles, aussi complaisantes que celles d'une mère. Et si, s'adressant encore à son jeune ami, il lui écrivait au sujet de la gloire : " Quand vous êtes de garde au bord d'un fleuve où la pluie éteint tous les feux pendant la nuit et pénètre dans vos habits vous dites :

Heureux qui peut dormir sous une cabane écartée, loin du bruit des eaux ! Le jour vient, les ombres s'effacent et les gardes sont relevées, vous rentrez dans le camp ; la fatigue et le bruit vous plongent dans un doux sommeil, et vous vous levez plus serein pour prendre un repas délicieux. Au contraire, un jeune homme né pour la vertu, que la tendresse d'une mère retient dans les murailles d'une ville forte..., celui-ci, au sein du repos, est inquiet et agité ; il cherche les lieux solitaires ; les fêtes, les jeux, les spectacles ne l'attirent point : la pensée de ce qui se passe en Moravie occupe ses jours, et, pendant la nuit, il rêve des combats et des batailles qu'on donne sans lui ” comme ce retour vers la Moravie me revenait naturellement aux lèvres pour exprimer mes souffrances jalouses dans l'inaction, loin des victoires ! Il n'était pas jusqu'à ces consonances en i qui ne me touchassent, et où je ne visse une harmonie découragée.

Et vous croirez maintenant, mon ami, que mes heures ne suffisaient pas à des emplois si divers ; que ces contradictions d'actes et de pensées n'y pouvaient tenir ensemble ; qu'au moment et dans les journées du moins de ces nobles méditations, les plaisirs grossiers avaient tort ; que tous ces objets de mes récits se suivaient, se succédaient peut-être à distance, mais ne coexistaient pas ! Détrompez-vous ; reportez les yeux sur vous-même ; songez à ce que l'homme allie d'inexplicable, surtout à ce que cet âge merveilleux de la vie embrasse et condense. Je courais au vallon à la recherche du sage, je rentrais dans la ville à la piste du conspirateur guerrier. l'invoquais le choc sanglant, je lançais mon âme au plus fluide de l'air et dans l'azur. Puis quelque forme épaisse de beauté me rentraînait. Et derrière tout cela, une pensée fidèle, un sentiment voilé, puissant dans sa langueur, transpirant, se retrouvant en chaque point : le désir sans espérance, la lampe sans éclat,- mon amour !