◄   IX XI   ►


Mais, comme l'a remarqué dès longtemps le Sage, mieux vaut encore une passion éperdument manifeste qu'un amour caché ; est-ce que l'homme peut couver le feu à demeurer dans son sein, sans que ses vêtements prennent flamme ? Je ne pus donc me préserver, mon ami. Si, dès le premier voyage, j'avais déjà reçu bien avant les traits empestés que devais-je ressentir en ce nouveau et long séjour ? Mes matins restaient assez purs employés au travail, aux lectures diverses, aux nobles instincts naturels à l'entretien de l'intelligence ; il n'est pas rare de bien commencer le jour. Puis elle succédait ; j'allais à elle, je l'entourais de moi, je vivais activement de l'air qu'elle respirait, et ma pensée attendrie demeurait pure encore.

Mais en la quittant, désœuvré, excité, durant ces vagues heures traînantes qui, bien remplies pouvaient être si calmes et si méditatives, mais qui trop souvent, pareilles aux lourdes années de la vie qui y répondent, ayant perdu la fraîcheur des choses matinales, succombent par degrés à l'envahissement matériel ; en ces heures qui achèvent le jour, qui précédent la rentrée au logis et à l'abri du soir, que devenir ! Je me plongerais d'ordinaire à travers Paris dans les quartiers du milieu ; j'y dînais de préférence, quand je n'étais pas attendu au petit couvent ; et avant le dîner, et après surtout, je me procurais à l'aise l'émotion de mes courses palpitantes. Pour être sûr de dépister les espions si j'en avais encore quelqu'un sur ma trace, il y avait trois ou quatre tours auxquels je ne manquais jamais en commençant, et je les faisais si brusques si savamment rompus si échappants si dédaliens qu'ils auraient détaché, secoué loin de moi la guêpe la plus acharnée, et que, même par un plein soleil, il semblait que c'était tout si mon ombre pouvait me suivre. Cette première malice me mettait en joie bizarre et en ricanement. Un détail inutile à vous préciser, qui tient à une singularité perdue dans le commencement de ces pages me faisait retarder encore le jour de ma défaite. L'émotion prolongée, que je me donnais au sein du péril, était donc relevée d'une sorte de sécurité précaire et d'un faux reste d'innocence. C'était toujours la même façon ruineuse de pousser à bout au-dedans de mûrir, de pourrir presque en moi la pensée du mal avant l'acte, d'amonceler mille ferments mortels avant de rien produire. Mais, bien des fois, tandis que je côtoyais ainsi, en courant, les bords escarpés, d'autant plus audacieux que je me disais : “ Ce n'est pas du moins pour aujourd'hui ”, bien des fois mon pied faillit glisser, le vertige troublait ma vue, et j'allais être précipité malgré ma sourde résistance.

Un jour enfin que toute objection probablement avait disparu, je sortis du logis dans une résolution violente. Ce jour-là, rien de particulier ne m'était arrivé ; en la voyant le matin (faut-il, hélas ! que je mêle ce saint nom par aucun rapprochement en de tels récits !), le matin, dis-je, elle n'avait été pour moi ni trop distraite ni trop attentive ; elle ne m'avait ni troublé les sens ni froissé l'âme. Je n'avais eu non plus si je m'en souviens ni spectacle ulcérant pour mon ambition, ni querelle avec personne, ni accès de colère, aucun de ces petits torts ou désappointements qui, nous mettant mal avec nous-même, nous rabaissent à l'ivresse, à la satisfaction brutale, comme dédommagement et oubli. Rien donc ne me poussait, ce jour-là, que ma seule démence : mais je voulais en finir, et je m'étais dit cela en me levant. Une allégresse singulière, toute sarcastique, se trahissait dans mes mouvements, dans mes gestes, et vibrait en métal dans l'accent de ma voix ; c'était comme, à travers les pierres arides le sifflement du serpent qui s'apprête. La conscience du mal certain que j'allais consommer m'animait le front et le regard. De bonne heure avant le dîner, je passai dans l'autre Paris ; en marchant, je frappais d'un talon plus sonore le pavé durci des ponts, et je portais plus haut la tête vers ce ciel émaillé des vives parcelles d'une gelée diffuse. Çà et là, à droite et à gauche, je regardais fièrement comme pour m'applaudir.

Qui donc regardais-je ainsi, à mon Dieu ? Comment cette joie et ce rayonnement sinistre là où il aurait fallu se voiler ? et d'où vient que je bondissais en de tels abords ? Je ne tenais plus à la pureté que par le dernier lien matériel, et ce faible lien me pesait, et j'étais fier d'aller le rompre, comme le violent qui marche à une vengeance. C'est que la volupté, qui produit vite l'humiliation, débute aussi par l'orgueil ; c'est que l'amour du plaisir n'est pas tout chez elle ; c'est que la vanité aussi, l'émulation dans le mal, la révolte contre Dieu, sont là comme une irritation de plus sur le seuil : le petit d'Israël, qui fut docile et pur, veut devenir pareil aux géants. Ainsi, moi qui eusse rougi d'être vu et suivi de personne en particulier, j'étais glorieux à l'avance devant tous ces inconnus et devant moi-même.

Quoiqu'il fût grand jour encore, je me mis sans tarder à parcourir les lieux et les rues accoutumés ; je remarquai, mais d'un oeil plus sévère, ces écueils qui, à la première vue, m'avaient tous paru gracieux et riants : il n'y en avait presque aucun qui gardât le pouvoir de m'éblouir. Mon cœur, cette fois, battait plus fort, à coups plus serrés et plus durs : je m'arrêtais par moments pour tâcher de l'apaiser.

Ne voulant rien fixer avant l'heure du soir, et déjà bien las je me jetai en un café, où je dînai seul, au fond ; j'en sortis repu, échauffé, dans le brouillard piquant et les lumières de la nuit, tout entier de nouveau à ma course et à ma recherche. Aussi ardent, quoique moins difficile, je recommençai en quelques minutes mes tours rapides exterminants : il me restait assez peu de délicatesse pour le choix, et de scrupules distincts ; j'avais seulement cette vague idée que, nulle des créatures aperçues n'étant digne par l'âme des transports que j'allais offrir, il fallait du moins que la beauté charnelle triomphât et que ce fût Vénus elle-même.

Je prolongeais donc outre mesure et contre mon but, l'exigeante recherche, et bientôt comme de coutume, je perdis tout sens toute lucidité, si bien, que de guerre lasse, à la fin (merveilleux bonheur !), je tombai sans choix aucun sans attrait, absurdement, à une place quelconque, et uniquement parce que je m'étais juré de tomber ce jour-là.

A partir de ce jour funeste, et une fois l'impur ruisseau franchi, un élément formidable fut introduit dans mon être ; ma jeunesse, longtemps contenue, déborda ; mes sens déchaînés se prodiguèrent. Il y a deux jeunesses dont l'une suit l'autre en nous mon ami : la première, exubérante, ascendante, se suffisant toujours ne croyant pas à la fatigue. n'en faisant nul compte, embrassant à la fois les choses contraires, et lançant de front tous ses coursiers. Il y en a une seconde, déjà fatiguée et avertie, qui conserve presque les mêmes dehors, mais à qui une voix crie souvent holà ! en dedans ; qui ne cède guère qu'à regret, se repent vite d'avoir cédé, et ne mène plus d'un train égal l'esprit et le corps tout ensemble. l'entrais alors en plein dans la première. Ma vie double s'organisa désormais : d'une part, une vie inférieure, submergée, engloutie ; de l'autre, une vie plus active de tête et de cœur. Les matins d'ordinaire, l'esprit, l'intelligence en moi prenait revanche avec excitation et avidité d'étude sur l'abaissement de la veille. Les soirs même, au retour, la vie subtile de cœur, à côté de mon amie, se substituait immédiatement au trouble épais de l'heure précédente. Quelquefois, au sortir à peine de cette fange, tandis que je regardais, en m'en revenant sur les places ou le long des quais les étoiles et la lune sereine, ma pensée aussi s'éclaircissait ; sous un charme voluptueux et affaibli, je voyais mieux, je sentais plus la nature, le ciel du soir, la vie qui passe ; je me laissais bercer, comme les anciens Païens, à cette surface de l'abîme, dans l'écume légère ; et j'apportais aux pieds de celle dont toute la rêverie demeurait sacrée, une mélancolie de source coupable.

Ce cœur donc qui avait palpité si rudement dans le mal, ce cœur humain contradictoire et changeant, dont il faut dire, comme le poète a dit de la poitrine du Centaure, que les deux natures y sont conjointes , ce déplorable cœur secouait la honte en un instant ; il retournait son rôle et alternait tout d'un coup de la convulsion grossière à l'aspiration platonique. Je tuais comme à volonté, mon remords, et voilà que j'étais dans l'amour subtil. Facilité abusive ! versatilité mortelle à toute foi en nous et au véritable Amour ! L'âme humaine, sujette à cette fatale habitude, au lieu d'être un foyer persistant et vivant, devient bientôt comme une machine ingénieuse qui s'électrise contrairement en un rien de temps et au gré des circonstances diverses. Le centre, à force de voyager d'un pôle à l'autre, n'existe plus nulle part ; la volonté n'a plus d'appui. Notre personne morale se réduit à n'être qu'un composé délié de courants et de fluides, un amas mobile et tournoyant, une scène commode à mille jeux ; espèce de nature, je ne dis pas hypocrite, mais toujours à demi sincère et toujours vaine.

Après le premier étourdissement dissipé et les premiers feux, il arriva que je gagnai une grande science, la connaissance raffinée du bien et du mal, en cette double voie que je pratiquais, tantôt dans la mêlée des carrefours et tantôt sur les nuées éthérées. Une analyse mystérieuse, bien chèrement payée, m'enseignait chaque jour quelque particularité de plus sur notre double nature, sur l'abus que je faisais de l'une et de l'autre, sur le secret même de leur union. Science stérile toute seule et impuissante ; instrument et portion déjà du châtiment ! Je comprends mieux ce qu'est l'homme, ce que je suis et ce que je laisse derrière, à mesure que je m'aguerris et m'enfonce davantage en ces sentiers qui mènent à la mort.

J'appris d'abord dans mes courses lascives, à discerner, à poursuivre, à redouter et à désirer le genre de beauté que j'appellerai funeste, celle qui est toujours un piège mortel, jamais un angélique symbole, celle qui ne se peint ni dans l'expression idéale du visage, ni dans le miroir des yeux, ni dans les délicatesses du sourire, ni dans le voile nuancé des paupières : le visage humain n'est rien, presque rien, dans cette beauté ; l'oeil et la voix qui, en se mariant avec douceur, sont si voisins de l'âme, ne font point partie ici de ce qu'on désire : c'est une beauté réelle, mais accablante et toute de chair, qui semble remonter en droite ligne aux filles des premières races déchues, qui ne se juge point en face et en conversant de vive voix, ainsi qu'il convient à l'homme, mais de loin plutôt, sur le hasard de la nuque et des reins, comme ferait le coup d'oeil du chasseur pour les bêtes sauvages : oh ! j'ai compris cette beauté-là.

J'appris aussi combien cette beauté n'est pas la vraie ; qu'elle est contraire à l'esprit même ; qu'elle tue, qu'elle écrase, mais qu'elle n'attache pas ; qu'en portant le plus de ravages dans les sens, elle est celle qui a le moins d'auxiliaires dans l'âme. Car, à travers ces courses malfaisantes, du plus loin que se dénonce une telle beauté, comme on tremble ! comme on pâlit ! la sueur m'inonde :

Vais-je m'élancer ou vais-je défaillir ? - Un peu de patience, à mon Ame ! remets-toi et dis à ce corps qui frémit : “ Cette beauté mauvaise, à qui tu veux te livrer à l'aveugle, et dont tu n'as qu'entrevu le front, demain ou tout à l'heure, une autre, en passant, la remplacera pour toi et en abolira l'empreinte. Tu seras dégoûté de la précédente sans même en avoir joui ; et ainsi de l'autre, et ainsi de celle qui suivra. Pourquoi donc me tant troubler ?

Sachons attendre seulement et résister au premier regard. ” J'appris de la sorte que c'est par les yeux que pénètre la blessure, et les préceptes rigides m'apparurent sensiblement dans leur exacte vérité : Tempérez vos yeux, munissez-les comme d'un cuir, ainsi qu'on fait aux mulets de peur qu'ils ne bronchent ! Les yeux sont les fenêtres de l'âme par où entrent et sortent les traits ! Je me rappelai bien des fois, dans mon propre exemple, cette rechute d'Alipe aux jeux du Cirque, lorsqu'entendant un grand cri, et malgré sa résolution de ne pas voir, il ouvrit pourtant les yeux, et qu'en ce clin d'oeil involontaire toute la cruauté rentra dans son cœur. Ainsi rentrait souvent au mien, malgré mes efforts, la volupté cruelle et qui boit le sang. Oh ! que le Prophète m'exprimait d'un mot cette dispersion lamentable, cette déroute, sur tous les points, d'une âme en proie aux yeux : Oculus meus depraedatus est animam meam in cunctis filiabus urbis meae.

J'appris, en ce temps, mon ami, que l'Amour vrai n'est pas du tout dans les sens : car si l'on aime vraiment une femme pure et qu'on en désire, à la rencontre, une impure, on croit soudain aimer celle-ci ; elle obscurcit l'autre ; on va, on suit, on s'y épuise ; mais à l'instant, ce qu'inspirait cette femme impure a disparu comme une fumée, et, dans l'extinction des sens l'image de la première recommence à se montrer plus enviable, plus belle, et luisant en nous sur notre honte.

Au plus fort de ces moments où je semblais céder à une fatalité invincible, j'appris que l'homme est libre, et dans quel sens il l'est véritablement : car la liberté de l'homme, je l'éprouvais intimement alors, consiste surtout dans le pouvoir qu'il a de se mettre ou de ne se mettre pas sous la prise des objets et à portée de leur tourbillon, suivant qu'il y est trop ou trop peu sensible. Vous vous trouvez tiède et froid pour la charité, courez aux lieux où sont les pauvres !

Vous vous savez vulnérable et fragile, évitez tout coin périlleux !

J'appris que la volupté est la transition, l'initiation dans les caractères sincères et tendres à des vices et à d'autres passions basses que de prime abord ils n'auraient jamais soupçonnées. Elle m'a fait concevoir l'ivrognerie, la gourmandise : car, le soir de certains jours harassé et non assouvi, moi sobre d'ordinaire, j'entrais en des cafés et demandais quelque liqueur forte que je buvais avec flamme.

J'appris que pour l'homme chaque matin est une réparation et chaque jour une ruine continuelle ; mais la réparation devient de moins en moins suffisante, et la ruine va croissant.

J'entendis profondément et je rompis jusqu'à la moelle ce mot des textes sacrés : Ne dederis mulieribus substantiam tuam ; ne jetez pas à toutes les sauterelles du désert vos fruits et vos fleurs, votre vertu et votre génie, votre foi, votre volonté, le plus cher de votre substance !

Et cet autre mot d'un Ancien, que j'avais lu d'abord sans y prendre garde, me revenait vivement : J'ai tué en moi la bête féroce ?. Oui, la bête féroce est en nous ; elle triomphe durant cette première et méchante jeunesse ; elle dévore à chacun les entrailles, comme le renard sauvage rongeait sous la robe l'enfant lacédémonien.

J'appris que, si la volupté et les excès qu'elle entraîne produisent d'ordinaire l'humiliation, son absence appelle aisément l'orgueil. Rapport inverse en effet, singulier équilibre de ces deux vices capitaux en nous du vice extérieur, actif, ambitieux, glorieux et bruyant, et du vice mou, caché, oisif et furtif, savoureux et mystérieux ! Avez-vous jamais remarqué ce jeu double, mon ami ? quand la volupté diminue en moi et que je viens à bout de la repousser, l'orgueil, la satisfaction joyeuse et fière monte d'autant ; mais sitôt que l'autre reprend le dessus, il y a prostration graduelle, abandon et mépris de moi-même.

Chez tout homme, l'un des deux vices a chance de dominer, mais non pas à l'exclusion entière de l'autre, quoiqu'il y ait certains cas extrêmes et monstrueux où un seul des deux emplit l'âme. Ce sont comme deux pôles aux dernières limites de la terre habitable ; la majorité des hommes flotte dans l'intervalle et incline plus ou moins ici ou là. L'âme qui se fixerait à demeure dans l'une ou dans l'autre extrémité, serait atteinte de mort morale et deviendrait sur ce point comme stupide. Le pôle de l'orgueil est le plus habité de nos jours : j'ai connu plusieurs Nabuchodonosors. On a même essayé de ramener la volupté à l'autre passion envahissante, et de les grouper ensemble dans un chimérique hymen : Don Juan, idole menteuse, appartient à un siècle où il y a bien plus d'orgueil que d'amour du plaisir. Mais en laissant là toute vanterie et tout faste, en s'en tenant à ce qu'on a senti, il est constant que ces deux vices se lient d'ordinaire par un mouvement inverse et alternatif. Au moment de l'extrême volupté et de l'abaissement où elle nous plonge, l'orgueil est bien loin, son écueil altier a disparu ; alors on s'écrie :

« Oh ! si je n'étais pas voluptueux ! ” croyant n'avoir que ce vice à combattre. Mais si vous combattez un peu, si vous avez l'air de vaincre, voilà que la satisfaction s'introduit, l'enflure du cœur commence ; la fierté jalouse, le désir de louange et d'éclat parmi les hommes vous chatouille et devient l'ennemi pressant. Ne vous applaudissez pourtant pas alors ; ne dites point : “ Oh ! je n'ai plus que ce vice-là ! ” Car, que vienne à passer une femme dont vous n'aperceviez par-derrière que la brune chevelure relevée, voilà vos désirs qui renaissent et qui courent devant. Il nous faut toujours combattre.

S'il est vrai que l'orgueil soit le plus souvent l'antagoniste de la volupté, l'amour-propre est encore plus l'ennemi de l'amour. J'appris cependant que, lorsqu'on n'est pas de force à prendre pour auxiliaire suprême l'Amour divin pur et à s'y appuyer, lorsqu'on ne considère pas assez le corps comme le temple de l'Esprit-Saint, et ses membres comme les membres du Christ, il doit être bon de ne pas purger son amour humain de tout respect humain et de tout amour-propre. Car, si l'amour pour l'amante est trop humble, trop contrit, trop sacrifié, il peut, faute de l'Amour divin, laisser les sens abandonnés à eux-mêmes de leur côté, et par là il permet et il reçoit d'irréparables souillures.

J'appris enfin (et c'est là, à mon ami, en cette science ténébreuse où je me plais trop à revenir, C'est le seul endroit qui m'ait été immédiatement fructueux), j'appris à peser, à corriger ce qu'a dit de la femme l'antique Salomon dans sa satiété de roi, à chérir ce qu'a dit de clément le Philosophe inconnu, ce Salomon moderne, invisible et plus doux ; à comprendre, à pratiquer, l'avouerais-je ? ce qu'a fait le Christ envers la Samaritaine  ; à ne pas maudire !

Salomon, qui avait trouvé la femme plus amère que la mort, s'écrie “qu'il y a un homme sur mille, mais qu'il n'y a pas une femme entre toutes ”. Le Philosophe profond qui vécut voilé, a écrit aussi, en un moment de saint effroi, qu'il n'y a pas de femmes, tant la matière de la femme paraissait à ses yeux plus dégénérée et plus redoutable encore que celle de l'homme ! Mais, se souvenant bientôt que le Christ est venu et que Marie a engendré, il ajoute ces consolantes paroles : " Si Dieu pouvait avoir une mesure dans son amour, il devrait aimer la femme plus que l'homme. Quant à nous, nous ne pouvons nous dispenser de la chérir et de l'estimer plus que nous-même : car la femme la plus corrompue est plus facile à ramener qu'un homme qui n'aurait fait même qu'un pas dans le mal... " Aussi, je ne vous ai jamais maudites, à créatures sur lesquelles on marche et qu'on ne nomme pas ;

Ni vous, superbes et forcenées qui enlevez audacieusement celui qui passe ; ni vous discrètes et perfides qui, le long des ombrages semblez dire en fuyant : “ Les eaux furtives sont les plus douces et le pain qu'on dérobe est le plus savoureux ! " Je ne vous ai pas retranchées de l'humanité, vous toutes qui êtes un peuple effréné, immense ! Je vous ai trouvées souvent meilleures que moi, dans le mal que vous me faisiez. Mes misères intérieures, mes versatilités infinies m'ont aidé à expliquer les vôtres. Rieuses, ulcérées ou repenties, je vous ai plaintes, je me suis reconnu et j'ai gémi pour moi en vous. Comme les abîmes de vos cœurs, comme les opprobres de vos sens étaient les miens ! ô femmes, à qui l'on ne jette même plus la pierre, à Cananéennes !

Mais que cette pitié pour les créatures ne soit pas, je vous prie, de l'indulgence pour l'œuvre ! La manière de juger du siècle en ce point, comme sur tant d'autres, tient à une sorte d'indifférence qui en use d'ailleurs selon son plaisir, à un mépris tolérant qui se satisfait et ferme les yeux. Les matérialistes (et de nos jours la plupart des hommes le sont du moins en pratique) envisagent le fait de volupté comme indépendant presque du reste de la conduite, comme agissant simplement dans l'ordre animal par fatigue ou excitation : les plus physiologistes vous parleront même d'une réaction réputée avantageuse au cerveau. Les pères, frères aînés et tuteurs, dans les conseils qu'ils donnent à ce propos en font, communément, une affaire d'hygiène, d'économie, de régularité. Il y a dans tout ceci un oubli profond du côté le plus essentiel et le plus délicat. Le chef de l'Empire, qui, pendant l'intervalle des camps n'était pas fâché que notre Capoue absorbât les idées superflues de ses guerriers, entrevoyait mieux la vérité haute. Ce n'est, en effet, dans aucun des actes extérieurs et superficiels que se trahit cet inconvénient d'un désordre de sens assez ménagé ; militaires, commis ou courtiers, n'en seront pas moins très suffisants à la bataille prochaine, à la promenade du boulevard à leur conversation encravatée, à leur tracas financier et bureaucratique. Mais si nous entrons dans la sphère vive et spirituelle, dans celle des idées, là tout contrecoup est un désastre, toute déperdition une décadence. De ce point de vue, lequel n'a rien d'imaginaire, je vous jure, qui dira combien dans une grande ville, à de certaines heures du soir et de la nuit, il se tarit périodiquement de trésors de génie, de belles et bienfaisantes œuvres, de larmes d'attendrissement, de velléités fécondes détournées ainsi avant de naître, tuées en essence, jetées au vent dans une prodigalité insensée ? Tel, qui était né capable d'un monument grandiose, coupera, chaque soir, à plaisir, sa pensée, et ne lancera au monde que des fragments. Tel, en qui une création sublime de l'esprit allait éclore sous une continence sévère, manquera l'heure, le passage de l'astre, le moment enflammé qui ne se rencontrera plus. Tel, disposé par la nature à la bonté, à l'aumône et à une charmante tendresse, deviendra lâche, inerte ou même dur. Ce caractère, qui était près de la consistance, restera dissipé et volage. Cette imagination qui demain aurait brillé d'un mol éclat velouté, ne le revêtira pas. Un cœur, qui aurait aimé tard et beaucoup, gaspillera en chemin sa faculté de sentir. L'homme qui fût resté probe et incorruptible, s'il se disperse, à vingt-cinq ans aux délices, apprendra à fléchir à quarante et s'accommodera aux puissants. Et tant de suites proviendront de cette seule infraction même modérément répétée. En de telles limites l'hygiène n'a rien à dire ; qui sait ?

L'homme positif peut-être en vaut mieux. Mais ce qu'il y a de plus subtil et de plus vivant dans la matière, ainsi jeté, tué à mauvaise fin et n'étant plus là en nous, comme la riche étincelle divine, pour courir, pour remonter en tous sens et se transformer, cette âme du sang dont il est parlé dans l'Ecriture, en s'en allant, altère l'homme et l'appauvrit dans sa virtualité secrète, le frappe dans ses sources supérieures et reculées. Voies insondables de la justice ! solidarité de tout notre être ! mystère, qui est celui de la mort et de la vie !

Ne vous effrayez pas mon ami ; ne rougissez pas ! Je ne vous en dirai jamais plus long qu'à cette heure ; je ne détaillerai jamais plus ma pensée. Vous savez l'endroit de la chute, vous en mesurez de l'oeil l'étendue ; je n'apporterai pas le limon à poignées. Je n'ignore pas que le repentir lui-même ne doit repasser dans de tels souvenirs qu'avec circonspection et tremblement, en se bouchant maintes fois les yeux et les oreilles. Bossuet a signalé ce vice, favori du genre humain auquel on ne pense point sans péril, même pour le blâmer. La chaire chrétienne ne le désigne que de loin et obscurément ; saint Paul désire que, sous aucun de ses mille nom s'il n'en soit fait mention entre fidèles. Ce cas de réserve sainte n'est point, par malheur, le nôtre ; des soins plus appropriés nous conviennent. C'est donc moi, malade un peu guéri, qui parle uniquement à vous, malade qui, vous désespérez. Ces pages ne sont qu'une confession de moi à Dieu, et de moi à vous.

Oh ! du moins dans mon vaste égarement, je n'eus jamais d'attache expresse et distincte ; entre tant de fantômes entassés aucun en particulier ne me revient. Le seul nom que je profère est toujours béni. Images de ces temps, redoublez encore de confusion ! Ténèbres des anciens soirs, ressaisissez vos objets épars, faites-les tous rentrer, s'il se peut, en un même nuage ! Elle, elle seule demeurait pour moi l'être incomparable, le but rayonnant et inaccessible, le bien idéal et excellent.

Ma vie se reprenait d'autant plus nécessairement à la sienne par certains côtés de tendresse et d'adoration, que je sentais d'autre part le flot rongeur m'en séparer davantage.

Le mécontentement que j'avais désormais de moi produisait plus souvent entre nous des inégalités, des secousses passagères ; et, au point où nous en étions, chaque secousse resserrait le lien. Peut-être aussi j'abordais plus hardiment l'intimité avec elle, assuré du préservatif ruineux. Au moindre ennui, à la moindre émotion trop vive, par dégoût ou par ardeur, j'allais, j'errais, j'usais ma disposition du moment, et je rentrais plus calme et me croyant insensible à ses pieds.