◄   XIX XXI   ►




La colère, a-t-on dit, est comme une meule rapide de moulin qui broie en un instant tout le bon froment de notre âme. Au sortir de ces scènes de violence avec madame R., m'en revenant seul, plus broyé dans mon cerveau que si une roue pesante y avait passé, le cœur noyé de honte, j'allais, je me livrais à tous les étourdissements qui pouvaient déplacer la douleur et substituer un nouveau remords au premier. Ainsi, par un enchaînement naturel en ce désordre, la colère me renvoyait tout vulnérable aux voluptés, lesquelles, m'endurcissant le cœur, y augmentaient un sourd levain de colère. On a dit que les dissolus sont compatissants, que ceux qui sont portés à l'incontinence paraissent d'ordinaire chatouilleux et fort tendres à pleurer, mais que les âmes qui travaillent à demeurer chastes n'ont pas une si grande tendresse. Cela ne contredit nullement, mon ami, ce que je vous dénonce de l'endurcissement et de la facilité de violence qui suit les plaisirs. Saint Augustin compare ces fruits étranges d'une tige amollie aux épines des buissons, dont les racines sont douces. Saint Paul, comme l'a remarqué Bossuet, range sur la même ligne et tout à côté les hommes sans bienveillance, sans chasteté, les cruels et les voluptueux. Je ne parle pas ici des femmes pécheresses et des samaritaines qui gardent plus souvent à part des fontaines secrètes de tendresse et de repentir. La sagesse païenne, exprimant la même liaison de famille entre les vices en apparence contraires, s'écrie par la bouche de son Marc Aurèle : “ De quelles voluptés les brigands, les parricides et les tyrans ne firent-ils pas l'essai ! ” C'est qu'en effet il n'y a jamais dans le voluptueux qu'un semblant de compassion, une surface de larmes. Ses yeux se mouillent aisément avant le plaisir ; ils étincellent et s'enduisent d'une vague nitescence ; on croirait qu'il va tout aimer. Mais prenez-le au retour, sitôt son désir éteint, comme il se ferme ! comme il redevient sombre ! la couche brillante du dégel s'est rejointe au glaçon. Tandis que l'homme chaste est sociable, bon à tous les instants, d'une humeur aimante, désintéressée, d'une allégresse innocente qui s'exhale jusque dans la solitude, et qui converse volontiers avec les oiseaux du ciel, avec les feuilles frémissantes des bois, le voluptueux se retrouve personnel, fantasque comme son désir, tantôt prévenant et d'une mobilité d'éclat qui fascine, tantôt, dès qu'il a réussi, farouche, terne, fuyard se cachant, comme Adam après sa chute, dans les bois du Paradis, mais s'y cachant seul et sans Eve. C'est qu'il a prodigué dans un but de plaisir rapace ce qui devait se répandre en sentiments égaux sur tous ; il a dépensé en une fois, et à mauvaise fin, son trésor d'allégresse heureuse et de fraternelle charité ; il fuit de peur d'être convaincu. Oh ! dans ces jours d'abandon et de précipice, qui dira les fuites, les instincts sauvages, la crainte des hommes, où tombe l'esclave des délices ? Qui dira, à moins de l'avoir rencontré à l'improviste, l'expression sinistre de son front et la dureté de ses regards ?

Souvent, au soir de ces heures flétries, ayant envie pourtant de me remettre, de me réhabiliter à mes yeux, par quelque conversation où l'esprit se mêlât, je me dirigeais vers une maison amie ; puis, arrivé à la porte, je m'en proposais une autre, n'osant monter dans la première ; et j'allais, je revenais de la sorte vingt fois sans entrer nulle part, sans plus savoir où j'en étais, me rebutant à chaque seuil, tant l'humeur en ces moments est plus farouche, tant la volonté plus vacillante !

Cependant, à force de dispersion et de récidive, j'en étais venu à un sentiment profond d'épuisement et d'arrêt. Il y a un moment en nous, plus ou moins hâté par l'emploi que nous faisons de notre jeunesse, un moment où sur tous les points de notre être une voix intérieure s'élève, où une plainte universelle se déclare. Ce premier holà retentit dans l'ordre de l'esprit comme dans la région des sens. Tout système d'idées qui se présente ne nous entraîne plus alors dans son tourbillon ; la seule vue d'une femme belle ne nous arrache plus à nous-même. Dès le jour où ce double retard a commencé en nous, notre première jeunesse est passée ; elle fait semblant de durer quelque temps, de monter encore, mais en réalité elle décroît et se retire. Si nous sommes sages, même ne l'ayant pas toujours été, c'est le moment de prendre le dessus et de nous affermir. Le temps des entraînements et des anathèmes n'est plus ; notre verdeur tourne à la maturité. Les coursiers effrénés s'apaisent ; on les peut, vigoureux encore, appliquer au labour.

Mais si l'on viole ce premier avertissement naturel que nous suggère la Providence, si l'on passe outre et qu'on étouffe en soi le murmure intérieur d'universelle lassitude, on se prépare des luttes plus désespérées, des chutes plus perdues, un désordre plus aride. Ce sentiment mélancolique et affaibli, que je vous ai dit éprouver autrefois quand je m'en revenais, le soir, à travers les vastes places et le long des quais blanchis de la lune, je ne le retrouvais plus dès lors, mon ami. Le beau pont de fer où j'avais passé dans l'après-midi, triomphant, bruyant, et sonnant du pied comme Capanée, me revoyait, le soir, tête baissée, traînant mes pas, avec une âme aussi en déroute et anéantie que celle de Xerxès quand il repassa son Hellespont. La sérénité de l'air, l'écharpe de vapeur du fleuve mugissant, la ville dans sa brume de pâle azur, tout cet éclat sidéral qui ensemençait sur ma tête les champs de l'infini, tout n'était pour moi qu'une fantasmagorie accablante dont le sens m'échappait ; ma terne prunelle ne voyait dans cette légion de splendeurs que des falots sans nombre, des lanternes sépulcrales sur une voûte de pierre.

Rendu pourtant au sentiment de moi-même par l'excès de mon néant, je méditais quelque grande réforme, une fuite, une retraite loin de cette cité de péril. J'étais tenté de m'aller jeter aux pieds d'un prêtre pour qu'il me tirât de mon abaissement. Je sentais que le frein qu'il m'eût fallu, je ne pouvais me l'attacher moi-même. Mais, en y songeant bien je vois qu'alors il y avait de la honte à mes yeux de ma propre dégradation plus encore que du remords devant Dieu. Car, au lieu d'aller droit à lui dans cet état humilié, et tout ruisselant de cette sueur qu'il aurait parfumée peut-être d'une seule goutte de sa grâce, je me disais : Attendons que ma jeunesse soit revenue, que mon front soit essuyé, qu'un peu d'éclat y soit refleuri, pour avoir quelque chose à offrir à ce Dieu et à lui sacrifier. Et dès qu'un peu de cette fleur de jeunesse me semblait reparue, je ne la lui portais pas.

Au plus obscur de la mêlée intérieure, trois êtres distincts se détachaient toujours. Rentré chez moi, près de mon poêle bizarrement construit en autel, tournant le dos à ma chandelle oubliée, le front collé au marbre, je restais des heures avant de me coucher, dans un état de demi-veille, à contempler tout un torrent de pensées sorti de moi-même, et dont le flot monotone rongeait de fatigue mes yeux à demi fermés. Par degrés les trois êtres mystérieux m'apparaissaient alors dans ma nuit, et voici sous quelle forme la plus familière cette vision se dessinait :

— J'étais seul, par une lueur crépusculaire, seul dans une espèce de lande déserte, dans ce carrefour de forêt que je vous ai dit. Le carrefour peu à peu devenait une bruyère connue, réelle, ou dont j'avais du moins une vague réminiscence, la bruyère de Couaën ou de la Gastine. Trois femmes, toutes les trois pâlissantes, sans se donner la main, s'approchaient de moi. Si je regardais l'une d'elles, elle se mettait à rougir, et les autres pâlissaient davantage ; si je m'avançais vers l'une, assez près pour lui dérober la vue des deux autres, ces dernières se mettaient à défaillir et à mourir, j'étais forcé de me retourner à leur plainte. Si je me replaçais au milieu sans plus m'approcher d'aucune, évitant même de les regarder en face, elles pâlissaient toutes les trois ensemble, de manière à me faire pâlir avec elles et à me tarir le sang de chaque veine dans leur mutuel évanouissement. Une lente brise, s'élevant alors des joncs et des genêts, petite et frissonnante, sèche, ayant du froid et de l'odeur de la mort, répétait à mon oreille confuse un son qui signifiait à volonté Lucy, Herminie, Amélie ; je ne savais lequel des trois noms m'était suggéré dans la ténuité de ce soupir, et mon mal s'en augmentait, et tous nous nous fondions en défaillance comme après un jeûne excessif ou un philtre affaiblissant, lorsque soudain, mes genoux ayant fléchi d'eux-mêmes, Une idée de prière entra dans mon cœur. Agenouillé du côté de la plus lumineuse des blanches figures, du côté de celle que vous devinez, mon ami, mais cette fois, regardant le ciel, je priais donc, je priais pour toutes les trois, je demandais que l'une fût guérie, que l'autre oubliât, que l'autre se souvînt ; et, la ferveur s'en mêlant, voilà que je revis bientôt dans une éclaircie de nuées le reflet transfiguré des trois images, ou plutôt les réalités dont ces images d'en bas n'étaient que l'ombre. Celle vers laquelle j'étais tourné, et que je regardais alors dans l'azur, s'avançant vers moi, m'offrait de la main comme une branche verdissante, et les autres, en reculant avec lenteur, semblaient lui sourire et me pardonner. Et la petite brise de terre, qui soupirait les trois noms, était devenue une symphonie des Anges ; mais un seul nom, le plus doux des trois, le plus céleste y dominait, comme s'il eût été chanté dans les sphères, sur des milliers de lyres !...

Un jour, au matin, étant allé chez madame de Cursy, je lus une lettre de Blois qui venait d'arriver à l'instant même.

Madame de Couaën y avait mis un mot de compliment pour moi à la fin. Sa lettre entière exprimait un sentiment de résignation, de calme, de bonheur possible jusque dans la souffrance. Après ce mot de souvenir à mon intention, elle ajoutait : “ Dites-lui, ma bonne tante, vous qui savez si bien la douceur de l'acceptation volontaire, dites-lui ce que le cœur pieux gagne en bonheur à une vie simplifiée. ” Oui, je voulais simplifier ma vie, en accepter les ruines récentes. en rétablir les fondements en un lieu haut et sacré. d'où l'étoile du matin s'apercevrait à chaque réveil.

Rentré chez moi dans ces pensées, j'y trouvai précisément une lettre de mon aimable et mondain ami, qui m'écrivait de sa terre où il était retourné. De soudaines catastrophes avaient bouleversé sa passion, jusque-là trop embellie ; la bise du malheur ramenait à Dieu cette aile longtemps légère. Il me donnait des nouvelles de mademoiselle Amélie, sa voisine de campagne, qu'il avait vue depuis peu, et qui l'avait frappé par un redoublement d'abnégation et de constance ; madame de Greneuc était devenue plus infirme, et mademoiselle Amélie ne la quittait pas. Après quelques regrets sur ses propres années, dissipées si loin des devoirs : “ Mon ami, ajoutait-il, croyez-en un naufragé des passions, retirez-vous à temps de ces sirènes.

Il est des époques, les printemps surtout, les premières brises dans la forêt, où toutes les âmes que nous avons aimées et blessées reviennent à nous ; elles reviennent dans les feuilles, dans les parfums de l'air, dans l'écorce aux gerçures saignantes, qui simulent des chiffres ébauchés ; elles nous assiègent, elles nous pénètrent ; notre cœur est en proie par tous les points. Pauvres âmes, vous êtes bien vengées ; Oh ! que d'essaims amers, que de nuées étouffantes ! que de Didons s'enfuyant taciturnes par les bosquets ! toutes mes allées sont peuplées d'Ombres. ” Cet élan de douloureux conseils s'ajoutant à la sobre et sainte parole de madame de Couaën, cette rencontre précise de deux avis venus de si loin à la fois, me parut un signe non équivoque. Vous permettiez, à mon Dieu, que cet ami si cher, qui m'avait servi de modèle trompeur en quelques endroits de ma chute, fût un des instruments de mon retour ; vous lui aurez tenu compte, dans votre miséricorde, de ce commencement de correction qu'il a opérée en mon cœur ! J'étais allé la veille chez madame R. ; je résolus d'y être allé pour la dernière fois. Le lendemain matin, je lui écrivis qu'elle ne s'étonnât pas de ne me point voir, qu'une affaire imprévue me retiendrait sans relâche tous les jours suivants ; elle me répondit à l'instant même, avec inquiétude ; elle envoya auprès de moi s'informer de ma santé et du motif. Je fus poli dans mes réponses, mais j'éludai ; je parlai vaguement d'une brusque circonstance survenue, d'un voyage probable en Bretagne ; elle comprit alors, elle n'écrivit plus ; je ne la revis pas. M. R., s'il lut mes lettres, à quelques mots que j'y laissai percer, dut croire qu'un accès de dévotion m'avait pris, et put s'expliquer par là cet évanouissement bizarre. Madame R. sortait peu, et, à moins de secousse artificielle, vivait volontiers tout le jour dans ses tièdes ennuis ; j'évitai sa rue, son quartier, les promenades où je savais qu'elle s'asseyait quelquefois ; je ne l'ai jamais depuis rencontrée, - non, pas même au jour tombant, pas même dans l'incertitude de l'ombre ! Plus tard deux ou trois ans après il me revint que M. R. avait obtenu un haut poste dans la magistrature. Une fois (j'étais prêtre déjà), une personne bavarde, que j'avais connue chez eux, et qui me parla, en m'abordant, comme si je n'avais cessé de les voir chaque matin, après m'avoir demandé de leurs nouvelles et s'être étonnée de mon ignorance, m'apprit que leur union intime s'était tout à fait resserrée, et qu'elle avait eu un fils qui faisait sa joie.

Lorsqu'on rencontre, après des années, des personnes qu'on a perdues de vue dans l'intervalle, et qui avaient un père, une mère, une épouse, des enfants chéris, on hésite à leur en demander des nouvelles, on craint de provoquer une réponse morne, un silence ; et, si on le fait à l'étourdie, on se heurte bien souvent à des tombes. Mais même lorsqu'on sait que les êtres ne sont pas morts, on doit hésiter, après de longues absences, à interroger les amis sur leurs amis ; car presque toujours ces amitiés, qu'on a connues vivantes et en fleur, ont eu chance de s'altérer et de mourir. On remue en celui qu'on interroge un passé flétri ; d'un mot, on fait crier les griefs, les fautes, les haines, tout ce qui dormait sous des cendres ; on rentrouvre aussi des tombes.

Ainsi j'allais simplifiant, élaguant coup sur coup les empêchements de ma vie. Mais était-ce assez de retrancher des branches demi-mortes, si je n'avais la force d'en repousser de nouvelles et de propres aux fruits excellents ?

En rompant avec madame R., je rompais avec toutes ces liaisons éphémères du monde que je n'avais cultivées qu'à cause d'elle. Mon premier sentiment, une fois la résolution bien prise et mes réponses dépêchées, fut une expansion d'allégement infini et de délivrance. Je sortis durant deux jours entiers, me promenant par les jardins, dans les allées fréquentées ou désertes, avec un rajeunissement de gaieté et un singulier goût à toutes choses, comme le prisonnier qui retrouve l'espace libre et l'emploi des heures errantes.

Il se mêlait, je le crois bien, à ma joie une pointe suspecte et l'assaisonnement d'une vengeance accomplie. Mais cette première vivacité sans but, cette blanche mousse de l'âme que l'instant du vide avait fait jaillir, s'étant vite évaporée, je me retrouvai, avec mon fond ; en présence de moi-même. Le second moment fut moins vif que le premier.

C'était du calme encore, mais du calme sans sérénité, sans ciel entrouvert, du calme comme j'en éprouve à l'heure où je vous écris sur cette mer qu'hier agitait la tourmente. Les vents sont tombés, mais les vagues, par leur impulsion acquise, continuent de battre, lourdes, troublées, clapotantes ; c'est un calme épaissi, nauséabond. J'éprouvai quelque temps cela après la passion tombée de madame R. ; les vagues détendues de mon âme s'entre-heurtaient pesamment.

Vous fûtes mon recours en cette pesanteur, à Main qui seule apaisez les flots ! J'entrai plus avant dans la disposition réparatrice où je m'étais essayé bien des fois. Mais ce ne fut pas sans beaucoup d'alternatives et de vicissitudes encore. Comment vous les peindre, mon ami ? Plus d'une année, à partir de ce moment, se passera pour moi dans une succession irrégulière de grêle et de soleil, d'aridité et de fleurs ; la moisson, que j'aurai vue verdissante, rétrogradera ; épis naissants, boutons éclos, seront en une nuit coupés sur leur tige. Due d'efforts avant d'atteindre à ce vrai printemps des justes sur la terre, printemps qui n'est guère lui-même qu'un mars inégal et orageux ! Je ne vous égarerai pas, mon ami, dans l'infinité de ces alternatives ; je ne vous en marquerai que les principaux ensembles.

Promettez seulement que vous ne vous lasserez pas trop de ces pauvres oscillations d'une âme ; souvenez-vous des vôtres ! Concevez espoir et courage, en voyant une telle faiblesse, qui pourtant n'a pas péri.

J'avais occasion de rencontrer au petit couvent un ecclésiastique respectable, qui, sans être supérieur en lumières, ne manquait aucunement de solidité ni d'agrément dans l'esprit ; mais c'était surtout un homme de pratique et d'onction. L'idée du bien à faire et de la charité active m'arriva principalement par lui. Il était rentré en France vers 1801 et avait fort connu en Angleterre l'abbé Carron, sorti comme lui de Rennes. Il s'entretenait fréquemment de cette vie édifiante avec madame de Cursy, qui avait également connu M. Carron à Rennes, avant la Révolution. Les longs récits, que tous deux à l'envi faisaient de ce saint prêtre, influèrent beaucoup sur moi.

Le plus direct remède, le seul, aux passions invétérées, c'est l'amour chrétien des hommes. La miséricorde et l'amour sont le redressement des deux excès contraires, la guérison souveraine de tout orgueil comme de toute volupté. La miséricorde ou le pardon de l'injure est l'orgueil dompté, l'amour est la volupté rectifiée ; le mot divin de Charité les comprend l'un et l'autre.

L'abbé Carron, sur lequel j'interrogeais tour à tour madame de Cursy et le bon ecclésiastique, était une de ces natures merveilleuses que Dieu a douées, dans sa prédilection, du don instinctif de l'aumône, de la prière et du soin des âmes ; un rejeton refleuri de cette douce famille des saint François de Sales, des saint Vincent de Paul et des Bourdoise. A une grande simplicité de doctrine, à une candeur d'enfant qui se trahissait volontiers en rire d'innocence, l'abbé Carron unissait un sens particulier de spiritualité et des grâces extraordinaires qu'il dérobait humblement en son cœur. Voici pourtant deux surprenantes histoires qu'il avait été amené à raconter, dans un but fructueux, à l'ecclésiastique de qui je les tiens. Un jour, avant la Révolution, à Rennes, étant vicaire dans l'une des paroisses de cette ville, il fut arrêté au sortir de l'église, vers l'heure du soir, par une jeune fille inconnue, qui lui demanda de la vouloir confesser. Il était tard ; l'église allait fermer ; il lui dit de revenir le lendemain : “ Non pas, répondit-elle ; qui sait, demain, si je voudrai encore ? ” Il la confessa donc et le résultat de cette confession fut de retirer la jeune fille du désordre où plusieurs hommes considérables l'avaient entraînée ; l'abbé Carron la mit à l'abri de toutes poursuites dans un couvent. Peu de jours après, on vint le chercher un soir pour porter le viatique à un mourant ; mais il fallait se laisser conduire sans s'inquiéter du lieu ni du nom. Le prêtre, muni de son Dieu, obéit.

Arrivé à une maison de grande apparence, on l'introduisit sans lui parler, à travers une série d'appartements, jusqu'à une chambre où se trouvait un lit aux rideaux fermés, qu'on lui désigna ; et puis l'on sortit le laissant seul. Alors seulement il s'approcha du lit, et, entrouvrant les rideaux, découvrit un corps étendu, sans vie, avec une arme à côté.

Il crut qu'on l'avait appelé trop tard et, sans s'efforcer de pénétrer le mystère, il attendit en récitant les prières des morts, qu'on vînt le reprendre et le reconduire. A la fin plusieurs personnes entrèrent, et il leur dit ce qui en était.

Mais, à cette vue, le bouleversement de ces hommes fut extrême ; ils tombèrent éperdus à ses genoux, lui confessant que c'était à sa vie qu'ils en avaient voulu ; qu'ils étaient les séducteurs de la jeune fille soustraite par lui à leurs plaisirs, et que le mort, l'instant d'auparavant en pleine vie, avait eu dessein de le frapper d'un coup quand il se serait approché. Sous l'effroi de la divine sentence, ils se jetèrent à la trappe.

Un autre jour, étant au confessionnal, occupé d'un pénitent dont il espérait peu, l'abbé Carron, après son exhortation faite, poussa assez brusquement la planche de la grille, dans l'idée qu'il n'y avait rien à faire de cette âme pénible et rebelle. Mais, en ouvrant la planchette de la grille opposée, il entendit une voix qui lui adressait ces mots : “ Je ne viens pas pour me confesser, mais pour vous dire que, quelles que soient la sécheresse et la difficulté d'une âme, il n'est pas permis d'en désespérer, et qu'elle a droit de retour à Dieu. ”

L'abbé Carron avait lui-même rapporté ce fait au bon ecclésiastique.

L'ecclésiastique avait encore appris, non pas de l'abbé Carron, mais d'un de ses pénitents les plus dignes, ancien officier de l'armée de Condé, M. de Rumédon, que celui-ci, étant à Jersey et se confessant pour la première fois au saint prêtre, se trouva tout d'un coup saisi, pendant l'exhortation finale, d'une rêverie involontaire ; l'abbé Carron, interrompant alors le fil de l'exhortation, lui dit :

“ Pourquoi pensez-vous ainsi à telle et telle pensée ? ” et il lui désigna les points précis de sa distraction.

Ces merveilleuses histoires, que je me faisais redire dans toutes leurs circonstances, et qui s'entremêlaient aux détails de l'infatigable charité et de cet art d'aumône qui était le génie propre à l'abbé Carron, trouvaient en moi une âme docile, heureuse de les admettre. J'estimais tout simple et légitime qu'il en advînt de la sorte à ces natures bienfaitrices, que n'arrêtent, dans leur essor vers le bien, ni les murailles des cachots ni les distances. Le sillon qu'elles tracent s'illumine sous leurs pas, me disais-je, tant elles ont déjà l'agilité de l'ange. L'invisible doigt écrit des lettres mystérieuses dans chaque vie ; mais il faut un certain jour céleste, un certain degré d'embrasement, pour que ces lettres se déclarent. Un miracle, ce n'est que cet éclat inopiné des lettres, d'ordinaire obscures. Dès mes précédentes excursions philosophiques, j'avais appris à reconnaître, dans le théosophe Saint-Martin, au milieu d'un encens perpétuel d'amour, de mystérieux rapports, des communications d'esprit à esprit, une vue facile à travers les interstices et les crevasses du monde visible. Toutes ces parcelles d'au-delà me revenaient, et m'avertissaient que ce n'était qu'attente et vestibule en cette demeure ; je m'élevais à la signification chrétienne des choses. Nunc videmus per speculum in aenigmate.

Par une singulière coïncidence que je ne puis omettre ici, le saint abbé Carron dont je vous parle, et qui, tout absent qu'il était, devint un de mes maîtres spirituels, je ne l'ai vu qu'une fois dans ma vie, mais je l'ai vu en ce cul-de-sac même des Feuillantines, près de la maison où nous nous entretenions de ses œuvres. C'était en 1815, je crois, aussitôt après les Cent-Jours ; il arrivait d'Angleterre. Un prêtre de ses amis, peu connu alors, depuis bien illustre, l'abbé de La Mennais, était logé avec lui. Ils ne se quittèrent presque plus jusqu'à la mort du vieillard. Ainsi l'aumône et la doctrine s'étaient rencontrées ; l'éloquence tenait embrassée la miséricorde.

Il y a des hommes que Dieu a marqués au front, au sourire, aux paupières, d'un signe et comme d'une huile agréable ; qu'il a investis du don d'être aimés ! Quelque chose à leur insu émane d'eux, qui embaume et qui attire.

Ils se présentent, et à l'instant un charme alentour est formé. Les savants sourcilleux se dérident à leur nom et leur accordent de longues heures de causerie au fond de leur cabinet avare. Ceux qui sont misanthropes font exception en leur faveur, et ne disent qu'à eux leurs griefs amers, leur haine des hommes. Les filles désordonnées les aiment et s'attachent à leur manteau pour ne les avoir vus qu'une fois ; elles les supplient à mains jointes de revenir ; c'est un attrait qui n'est déjà plus celui du mal ; elles semblent leur crier : Sauvez-moi !

— Les femmes honnêtes envient leur commerce ; les mondaines et les volages sont pour eux tout indulgence et touchées d'une sorte de respect. Ils entrent dans les maisons nouvelles, les enfants après quelques minutes courent volontiers entre leurs genoux. Les confidences des malheureux les cherchent. De nobles mains et des amitiés qui honorent leur arrivent de toutes parts, et des offres de jeunes cœurs à guider et des demandes de bon conseil. Oh ! malheur au serviteur chargé de ces dons, malheur, s'il en use, je ne dis pas pour tromper, pour séduire et trahir (celui-là est infâme), mais s'il en use au hasard et à son vague plaisir, s'il ne fait pas fructifier au service de tous ce talent d'amour, s'il rentre tard au palais du Maître, sans ramener derrière lui une longue file priante et consolée ! Je me représentais cela à moi-même après ces entretiens où l'abbé Carron m'était apparu à la tête de son troupeau de malades et de pauvres ; dans les vœux ardents que je faisais de suivre de loin sa trace, mon visage s'arrosait de larmes abondantes. Ce don précieux des larmes m'était revenu. je l'avais fort perdu, mon ami, durant cette précédente année de dissipation, de manège frivole, de poursuites obstinées et de tiraillements. Ces sortes d'inquiétudes, a dit un Saint, font disparaître l'inestimable don avec autant de facilité que le feu fait fondre la cire. Mais quatre ou cinq jours après la rupture avec madame R., me promenant seul, sous une brume intérieure assez abaissée, je sentis tout d'un coup comme une source profonde se délier et sourdre en moi ; mes yeux s'épanchèrent en ruisseaux. Les pures scènes de Couaën, les commencements de la Gastine et les blondes abeilles qui s'envolaient à mon approche, aux haies du verger ; mon enfance surtout, la maison de mon oncle, ma fenêtre en face des longs toits rouillés de mousse, et les visions dans l'azur, tout ce qu'il y a eu de virginal et de docile à travers mes jours, me fut rendu. J'eus l'avant-goût de ce que peut être l'éternelle jeunesse, l'enfance perpétuée d'une âme dans le Seigneur.

Lorsque j'étais ainsi content de mes journées, auxquelles je mêlais d'antiques lectures et les fleurs incomparables des déserts, je venais plus souvent chez madame de Cursy, qui jouissait de me voir si heureusement changé, bien qu'elle n'eût jamais su la profondeur de mon oubli. Je suivais mon sentier, tout en lisant le long des buis de son étroit jardin, comme Salomon enfant s'étudiant à la sagesse parmi les lys magnifiques des vallées. Si elle écrivait à Blois, je la priais de rendre témoignage à mon sujet, d'annoncer que je simplifiais ma vie. L'idée qu'elle le faisait était déjà une récompense. Vous ne me reprochiez pas ce mouvement de joie insensible qui se sanctifiait à votre crainte, à mon Dieu !

Mais je n'ai pas dit encore les bises et les grêles qui m'assaillaient avant d'en venir là, ou qui me frappaient au plus beau de mon espérance. On ne pacifie pas d'un coup ce qu'on a si longtemps déchaîné. Il y avait des jours pour moi sans liaison avec ce qui précédait, et qui remettaient en question tout l'avenir, de ces jours mauvais dès le matin, et qui font croire fermement au mal et au Tentateur. J'ai rarement pris les choses, mon ami, par le côté lugubre, par l'aspect de l'Enfer et de Satan, par les grincements, les rages et les flammes : c'est plutôt le bien, l'amour, l'attraction croissante vers le Père des êtres, le tremblement modeste des Elus, la tristesse à demi consolée de la pénitence, c'est cela surtout que j'aime me proposer comme image et que je voudrais imprimer au monde. Mais pourtant le mal n'est pas chassé de nos os ; l'antique corruption nous infecte encore, et si nous la croyons vaincue, elle nous fait ressouvenir d'elle. On s'est couché dans la prière avec le soleil ; on a vécu, durant des semaines, d'un miel et d'un froment à souhait préparés ; on a goûté ces états délicieux de l'esprit que procurent les demi-journées de jeûne ; - et voilà qu'on se réveille en gaieté folle, en soif ardente, proférant comme spontanément des mots blasphématoires, impies. Entre les nombreux démons, les anciens Pères en distinguent un qu'ils appellent l'avant-coureur, parce qu'il accourt dans un rayon tenter les âmes à peine éveillées, et qu'il descend le premier du char de l'aurore. Les mots empestés qui troublaient mon haleine me venaient de lui. Oh ! demeurons purs toujours, si nous le sommes ! Ne souillons jamais nos imaginations ni nos lèvres ! car il est des moments où l'âme la plus secrète remonte, où le puits de l'abîme en nous est forcé. Epoux, craignez, dans vos songes, de laisser échapper des mots honteusement obscurs entre les bras de l'épouse ! Dans la maladie, si le délire nous prend craignons qu'il ne nous échappe quelque débauche de parole qui fasse rougir nos mères ou nos sœurs, et leur décèle en nous des antres de ténèbres. Oh ! vous tous qui l'êtes, restez purs de cœur, pour être certains que des sons purs seulement, des prières autrefois apprises, des versets de psaume mêlés à l'huile sainte, effleureront vos lèvres dans l'agonie.

Ma volonté trébuchait donc ces jours-là, comme une femme ivre, dès le matin. D'insensés et de dépravés désirs me sillonnaient. Mais d'autres fois, ce n'est que vers midi, après la première matinée assez bien passée, que l'ennui vague, le dégoût du logis, un besoin errant si connu des solitaires de la Thébaïde eux-mêmes et qu'ils ont appelé le démon du milieu du jour, vous pousse dehors, converti fragile et déjà lassé. Les images riantes des lieux, les ombrages de nos collines préférées et de nos Temps, agitent en nous leurs fantômes. On se rappelle ces mêmes heures qui s'écoulaient autrefois dans des entretiens si doux. - Le roi David midi un peu passé, monta sur la terrasse en marbre de son palais, et vit sur la terrasse d'en face se baigner la femme d'Urie ? ; il fut atteint de cette flèche qui vole au milieu du jour, et qu'il faut craindre, s'écriait-il dans sa pénitence, à l'égal des embûches de la nuit : a sagitta volante in aie, ab incursu et daemone meridiano . - On n'y peut tenir. Adieu l'étude et la cellule qu'on se prétendait faire ! Si l'on était au désert de Syrie comme Jérôme, on se roulerait à quelques pas de là sur le sable embrasé, et l'on rugirait comme un lion, à l'idée des dames romaines ! Mais on est en pleine Rome ; on va par la ville, sur les ponts sans ombre, à travers les places abandonnées que torréfie une pluie de feu. On essuie le soleil de midi, le trouvant trop tiède encore au prix de la brûlure intérieure ; on le défie de nous la faire oublier, et l'on ne rentre enfin que brisé, ruisselant, heureux de se sentir hors de toute pensée. - Et cette rentrée n'est que d'un instant ; après quelque répit et assoupissement d'un quart d'heure, des formes robustes, épaisses, délices des prétoriens, violentes, des formes qu'on n'a vues qu'une fois à peine, il y a un an, deux ans peut-être, et qui nous ont ou rassasiés alors ou même déplu, nous reviennent dans une âpre et aride saveur. C'est là un des malheurs des anciennes chutes. Il semble qu'une fois vues et quittées, ces femmes s'oublient, n'excitant chez nous aucun amour. Erreur !

Elles laissent dans les sens des traces, des retours bizarres qui se raniment à de longs intervalles ; on veut à un moment tout retrouver. Rien n'arrête plus : l'échec des premières impressions de ce jour a déjà compromis en nous le sentiment de la chasteté commencée ; on précipite le reste ; on défait en une fois toute sa vertu, on gâte à plaisir tous ses bonheurs.

Et que devient jusqu'au bout cette semaine ainsi entrecoupée d'un torrent, et sur qui l'avalanche a croulé ?

Comment, le lendemain, reprendre le livre entrouvert à la page où notre crayon avait noté quelque ascétique sentence, à l'endroit où le Sage nous dit d'attacher les préceptes du Seigneur comme des anneaux d'or à nos doigts, pour les voir toujours ; où saint François de Sales nous entretient de la chasteté, ce lys des vertus, et de sa belle blancheur ? Ces semaines-là se terminent donc en mille serpents épars ou chiens aboyants, comme le ventre de la Sirène. Une petite fille de cinq ans, à qui l'on disait qu'elle gâtait ses dents à force de sucreries, fit cette réponse : “ Oh ! ces dents-là tombent, je me corrigerai quand j'aurai des dents neuves. ” Nous sommes tous plus ou moins comme cet enfant ; au moindre échec à la première chute, nous poussons à bout notre défaite ; nous attendons des jours neufs, nous nous fixons de solennels délais avant de nous remettre : - Pâques, - Noël, - la semaine prochaine. Nous passons bail avec nos vices, et renouvelons sans cesse les termes, par égard pour l'hôte impur. Nous faisons comme l'écolier en désordre, qui salit d'autant plus le cahier qu'il achève, qu'il se promet de mieux remplir le cahier suivant.

Mais le Tentateur ne descendait pas toujours glorieux ou furieux, emportant mon âme sur le char du soleil. la roulant dans l'arène brûlante ; il se glissait aussi le long des traces plus réservées, dans le fond de cette vallée de la Bièvre que je remontais un livre à la main, ou par-delà Vanves, doux, silencieux, sous le nuage de mes rêveries. Sachons reconnaître et craindre les moindres nuages.

Il y avait d'autres jours où, sans préambule, sans nuage et sans ardeur, il me surprenait comme un voleur en embuscade, comme l'ennemi sauvage, couché à terre, qu'on prendrait de loin pour une broussaille, et qui se relève inopinément.

Il y avait des jours encore où, s'emparant avec adresse de ma joie ingénue, qui naissait d'une conscience meilleure, il me dissipait insensiblement et m'envoyait, une touffe de violettes à la main, jouer et m'égayer à travers les périls, comme dans la rosée, et regarder nonchalamment ou vivement chaque chose, comme d'un balcon ; mais il me laissait rentrer sain et sauf, de manière que, la fois suivante, je me crusse invulnérable.

Quelquefois, il se couvrait du manteau du bon Berger, et me conseillait, dès le matin, des courses d'amitié ou d'aumône. “ Ce démon particulier, dit quelque part un des Pères dans Cassien, nous suggère d'honnêtes et indispensables visites à des frères, à des malades voisins ou éloignés.

Pour nous tirer dehors, il sait nous indiquer de pieux devoirs à remplir ; qu'il faut cultiver davantage ses proches ; que cette femme dévote, sans famille, sans appui, a besoin d'être visitée, et réclame nos soins ; que c'est une œuvre sainte de lui procurer ce qu'elle n'attend de personne au monde, si ce n'est de nous ; que cela vaut mieux que de rester inutile et sans profit pour autrui dans sa cellule. ” Et de même il me suggérait, dès le matin, des visites de pauvres ou de personnes respectables, par-delà des quartiers distrayants qu'il me fallait côtoyer, Car, dès ces temps-là, mon ami, je tâchais surtout de me guérir de l'égoïsme des sens par le spectacle des misères vivantes, sachant que rien n'est plus opposé au génie de la volupté que l'esprit de l'aumône. Mais combien de fois, au plus fort des meilleures résolutions, jurant d'épargner jusqu'au moindre denier pour la bonne œuvre Samaritaine, et m'en revenant de quelque visite, les yeux encore humides de larmes et dans le murmure du nom en mémoire duquel je voulais édifier ma vie, combien de fois il suffisait d'un simple hasard pour tout renverser ! Et je retombais du degré trois fois saint de serviteur des pauvres, de ce parvis d'albâtre et de porphyre où Jésus lave leurs pieds, dans l'ignominie des plaisirs. Nous ne sommes rien sans vous, à mon Dieu ! La charité, sans le canal régulier de la piété, est comme une fontaine dans les sables, qui vite y tarit.

Et pourtant quelles émotions comparables à celles de la pure charité, une fois qu'on en a ressenti la fraîcheur, et contre quelles autres les devrait-on échanger ? Voici une de ces joies naïves que l'abbé Carron avait racontées à l'ecclésiastique, une des joies qui faisaient époque dans sa vie, et qui, par transmission, ont fait époque dans la mienne. Je m'en souviens toujours, d'abord quand je veux me figurer quelque chose de la félicité empressée, légère, toute désintéressée, des Anges. Pendant les premiers temps qu'il était vicaire à Rennes, M. Carron fut appelé dans une famille tombée par degrés d'une ancienne opulence au plus bas de la détresse. Les ressources dont il pouvait disposer étaient modiques, insuffisantes ; ses relations dans la paroisse étaient encore très resserrées. En s'en revenant, il songeait au moyen d'appeler à l'aide quelque autre bienfaiteur plus efficace. C'était un jour de Vendredi Saint : il avait entendu parler, la veille, d'une personne étrangère, admirablement bienfaisante, d'un Anglais protestant, établi depuis peu dans la ville. Il résolut de lui écrire, et, à peine rentré, il le fit, marquant les principales circonstances de la détresse de cette famille, invoquant la solennité d'une semaine si sacrée à tous les chrétiens, et sans d'ailleurs se nommer. Quelques jours après, étant retourné vers la famille, il s'informa si personne n'était venu dans l'intervalle ; on lui répondit que non. Il continua d'y venir de temps à autre, et crut que cette lettre par lui écrite n'avait eu aucun effet. Il en souffrait un peu néanmoins, et en tirait tout bas quelque réflexion assez chagrine sur le caractère incomplet de cette bienfaisance des hérétiques. Mais, environ un an après, un jour, il entendit par hasard dans cette famille, prononcer un nom nouveau, et, s'informant de quelle connaissance il s'agissait, remontant de question en question, il vint à comprendre que c'était son riche étranger qui avait fait raison à l'appel, et qui l'avait fait à l'instant même, et dès le jour de Pâques, ayant reçu sa lettre la veille. Mais les pauvres gens n'avaient osé avouer alors ce surcroît de secours à l'abbé Carron, craignant que peut-être cela ne le ralentît pour eux. La joie de M. Carron, en apprenant que son appel avait réussi, fut immense, et la plus transportante qu'il eût jamais eue, disait-il. Il revint avec des bonds de cœur, en s'accusant d'avoir douté d'un frère, en priant pour sa conversion à l'entière vérité, en ayant foi plus que jamais à l'union définitive des hommes. - Si toutes les histoires merveilleuses sur l'abbé Carron me semblaient presque naturelles, cette dernière, si naturelle, me semblait la plus merveilleuse encore. Mettez en balance un atome de ces joies lumineuses avec celles qui ne sont pétries que de sang et de terre !

Dans les derniers temps du combat, à chaque reprise des obscurcissantes délices, il m'en restait un long sentiment de décadence et de ruine. Pour en secouer l'impression pénible, pour tromper un peu cette fuite précipitée de moi-même et de ma jeunesse, - dans la plaine des environs, à plusieurs lieues alentour, - ou par un ciel voilé d'avril, ayant à la face un petit vent doux et mûrissant, ou par ces jours non moins tièdes et doux d'une automne prolongée, jours immobiles, sans ardeur et sans brise, quand il semble que la menue saison n'ose bouger de peur d'éveiller l'hiver, j'employais les heures d'après-midi à parcourir à pied de grands espaces, et, m'enhardissant ainsi en liberté et en solitude, j'essayais de croire que je n'avais jamais été plus avide, plus inépuisable à tous les vœux et à tout l'infini de l'amour. Je me disais, en frappant du front, comme un jeune bélier, la brise mollissante : - C'est le printemps, un nouveau printemps en moi, qui s'approche, et non pas l'hiver ! - Et, en d'autres jours, où rien ne s'était commis, éprouvant jusqu'à la moelle un apaisement profond un sentiment de tranquillité bien plutôt que de ruine, au lieu d'acquiescer et de bénir, et de reconnaître avec joie que l'âge féroce expirait, au lieu d'être heureux de cette indifférence , pareille à celle d'Alipe, qui eût laissé régner mon esprit et mon cœur, je me repentais de moi ; je me trouvais moindre en face de l'univers, irrité, humilié de toute cette poussière des êtres qui volait dans les nuages, et que mon énergie première se serait crue suffisante à enflammer. Il y avait des places sur ma tête, où les cheveux maigris ne repoussaient guère ; il y avait dans mon cœur des vides où séchaient, comme l'herbe morte, les naturels désirs. Je redemandais la fumée et l'obscurcissement intérieur avec l'étincelle inextinguible. J'aurais arraché aux dieux païens et aux fabuleux amants leur breuvage immortel.

Et puis, un matin, un soir quelquefois, tout se remettait subitement au bien, de même que tout s'était bouleversé sans cause certaine. Le lys des vertus relevait sa tige, le miel savoureux et calmant distillait sa douceur qu'on ne peut décrire. Après une quinzaine heureuse, quelle lucidité ! quelle paix ! quelle facilité de vaincre ! A la moindre pensée suspecte, mes sens eux-mêmes frissonnaient de crainte ; signe excellent, une frayeur profonde traversait ma chair. Je croyais en ces moments à la Grâce d'en haut, comme précédemment j'avais cru au mal et au Tentateur.