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Je me retrouvais seul en présence de madame R. Le caractère de mon affection pour elle n'était plus le même qu'avant cette double confrontation ; tout déguisement flatteur avait disparu. Je la voyais pourtant peu changée en effet, redevenue assez paisible et tendre, et m'accueillant du regard sauf de plus fréquents replis de méfiance et de tristesse. Mon dessein formé était de conduire cette liaison avec ménagement jusqu'à ce qu'elle se relâchât peu à peu, évitant seulement de porter un coup trop prompt à une existence déjà si frêle, et instruit par expérience à ne plus briser dans la blessure. Je me préparais donc à être prochainement libre de ce côté ; les deux grands sacrifices que j'avais sous les yeux m'en faisaient un devoir ; j'avais besoin devant Dieu et devant moi-même de ce premier pas vers une réparation.

Mais les projets de terminer à l'amiable et le long d'une pente insensible, en ces espèces d'engagements, sont une perspective finale non moins illusoire que les lueurs du sommet au début. On a beau se tracer une conduite tempérée de compassion et de prudence, il faut en passer par les secousses convulsives. Il n'y a qu'une manière de délier, c'est de rompre. En revoyant madame R. presque chaque jour, mon dessein fléchit bientôt dans le détail. Les sens et la vanité conspirèrent. L'apparence d'amour que je m'étais crue pour elle s'était évanouie ; mais par moments à la voir si proche de moi, fleur affaiblie et à peine odorante, je la désirais encore. Surtout l'amour-propre à demi-voix me disait que c'était avoir dépensé bien des peines et fait sentinelle bien des nuits pour trop peu de réussite. J'avais voulu près d'elle me soustraire à la plus pure des passions et aux plus impurs des plaisirs, assembler en une liaison choisie assez d'âme et de sens, assez de vice et de délicatesse... ; qu'avais-je obtenu ? Je n'aurais donc jamais en mon humaine possession que des créatures confuses, jamais une femme suffisamment aimante et aimée, une femme qui eût un nom pour moi et qui sût murmurer le mien ! Cette dernière idée était un âpre aiguillon sous lequel je regimbais toujours. Le printemps renaissait alors, et déjà l'air embaumait, déjà s'égayait la terre. Périlleux printemps, que me vouliez-vous en ces années de splendeur, à renaître si souvent et si beaux ?

Comme toutes les organisations sensibles dont la volonté ne se fonde pas dans un ordre supérieur, j'ai longtemps été à la merci des souffles de l'air, des phases mobiles de chaque lune, des nuées passagères (alors même que j'étais renfermé et que je ne les voyais pas), ou des ardeurs du soleil ; encore aujourd'hui la nuance secrète de mon âme en dépend. En ces journées des premières chaleurs, dans ce Paris peuplé d'une jeunesse éblouie et de guerriers de toutes les armes, les femmes, dès le matin, comme les oiseaux sur leurs ailes, étalaient des étoffes aux mille couleurs ; les boulevards et les promenades en étaient émaillés ; et le soir, au jour tombant, dans les rues des faubourgs, les filles du peuple, les femmes des boutiques, assises aux portes, cheveux et bras nus, folâtrant exubérantes et remuées à l'aspect des aigrettes et des casques, semblaient s'apprêter à célébrer quelque fête de la Bonne Déesse ; dans cette vapeur molle qui les revêtait d'un lustre éclatant, toutes étaient belles. Si ces jours duraient, nulle créature ne serait sauvée ; car le monde ne l'est, comme a dit un Saint, que grâce à cette pudeur accordée aux femmes.

De tels spectacles, dont j'allais repaissant mes yeux, ranimaient en moi un sentiment exalté du triomphe physique, de l'action matérielle et militaire, un idéal de cette vie que vécurent les trois quarts des héros illustres ou subalternes de ce temps-là : revues, combats et cavalcades ; suer au Champ-de-Mars, s'enivrer de trompettes et d'éclairs, conquérir nations et femmes, briller, bruire, verser son sang dans les mêlées, mais aussi semer son esprit par les chemins, et n'avoir plus une pensée à trente-six ans. Cette vie d'écume et de sang bouillonnant, qui est la frénésie de la première jeunesse, me redevenait, durant ces quelques heures caniculaires, la seule enviable. L'autre vie obscure et mortifiée, dans laquelle avec lenteur s'entrevoient dès, ici-bas les choses de l'âme et de Dieu, bien que j'y aspirasse encore l'instant d'auparavant, ne m'était pas plus perceptible alors que l'étoile de ; bergers dans un ciel de midi. Au sortir des crises morales, des fautes ou des pertes douloureuses, il y a deux routes possibles pour l'homme, la chute et la diversion par les sens, jusqu'à ce que l'épaississement s'ensuive, ou la purification, le veuvage, la veille sobre et incessante par l'âme. Je donnais en ces moments-là à corps perdu dans la conclusion vulgaire et machinale. Entrant chez madame R. au milieu du jour, après m'être bien aveuglé de soleil et abreuvé de fanfares au Carrousel guerroyant, après m'être assouvi le plus souvent d'un pain grossier par-delà les guichets sombres (homini fornicario omnis panis dulcis , dit le Sage), - entrant chez elle je me mettais à préconiser cette activité glorieuse qu'elle m'avait vu repousser jusque-là, quoiqu'elle me l'eût parfois conseillée ; j'avais tour à tour des audaces et des tendresses factices auxquelles elle ne savait que comprendre, peu préparée qu'elle était dans son ombre matinale à ces subites irruptions. C'est alors que commença de ma part toute une dernière attaque, méprisable, acharnée, sans ivresse et sans excuse, inspirée des plus médiocres sentiments.

Les torts nombreux de ruse, d'aigreur et d'étroitesse qu'il m'avait fallu dévorer près d'elle, me revenaient fort à propos en ces instants, et m'ôtaient par degrés toute pitié.

Elle n'a pas eu pitié d'une autre, me disais-je. Je faisais comme le sanglier qui se roule dans les buissons épineux et s'excite à la colère. Il y avait toujours eu d'elle à moi une portion du passé, inconnue, non avouée, quelque chose de sa vie ancienne qu'elle ne m'avait pas permis de pénétrer :

Elle m'était par là restée étrangère. Dans les deux autres femmes aimées, je n'avais rien éprouvé de pareil. L'une, mademoiselle Amélie, ne m'avait offert dès l'abord qu'un ruisseau naissant et simple, dont je saisissais tout le cours d'un regard dans la prairie, au pied des haies familières.

L'autre, plus tard connue, madame de Couaën, avait eu une portion antérieure et absente, par-delà les mers à travers lesquelles sa douceur nous était venue ; mais elle même m'avait déroulé maintes fois cette vie d'enfance et de filial amour, avec son premier orage. Il semblait que j'y eusse assisté vraiment, tant ces souvenirs se peignaient dans les miens et revivaient en une même trame. J'aurais pu dessiner la fuite de cette rivière Currah au bord de laquelle avait longtemps baigné sa fraîche existence. Mais ici, chez madame R., point de cours de destinée charmante et facile, qu'on rêve à plaisir, qu'on reconstruit en imagination à force de récits et de mutuels échanges ; point de bocages lointains, de rives toujours nommées et qui deviennent les nôtres. Passé une limite très voisine, c'était une fermeture sourde, obstinée, et comme de prudence, une discrétion sans grâce et sans le vague du mystère. Moi, j'ai toujours tant aimé, au contraire, remonter, interroger dans leurs origines, les existences mêmes dont je n'ai traversé qu'un point, reconnaître les destinées les plus humbles, leur naissance, leur premier flot encaissé dans les vallons et les fonds obscurs, au bas des chaumières, tout leur agencement particulier avec les choses d'alentour. Plus ces destinées sont simples, naturelles, domestiques, plus j'y prends goût, m'y intéresse, et souvent en moi-même m'en émerveille ; plus je m'en attendris devant Dieu, comme à la vue d'une margueritelle des champs.

Et de cette disposition qui n'aurait dû engendrer chez moi qu'un sentiment de compassion ou tout au plus d'éloignement pour cette vie muette et fermée de madame R., il n'y avait alors qu'un pas dans mon esprit à une irritation dure. La défense opiniâtre et graduelle qu'elle opposait aux assauts, en ôtant toute ivresse à l'égarement, ne faisait que m'enhardir aux violences calculées. Si frêle et si brisée qu'on l'eût pu croire, elle avait une grande force de résistance comme de réticence. Ce n'était pas une de ces femmes que surmonte à un certain moment un trouble irrésistible, et sur qui s'abaisse volontiers le nuage des dieux impurs au mont Ida. Sa présence d'esprit, sa vertu, veillaient dans le péril le plus extrême, - oui sa vertu, je dois le dire, vertu moins rare en général à rencontrer que les séducteurs ne s'en vantent, qu'on ne soupçonnerait pas d'abord à voir la légèreté des commencements, à laquelle le monde ne croit guère, et qu'il a souvent calomniée bien avant qu'elle ait succombé en effet. Dans cette lutte misérable au reste, je me désenchantais de plus en plus à chaque effort. J'effeuillais, je déchirais, comme avec des ongles sanglants, cette tige fuyante et rebelle, qui n'a de prix pour le voluptueux que quand elle tremble et s'incline d'elle-méme, toute à la fois, avec sa pluie de fleurs, avec ses touffes mourantes. Je sentais se détruire, se dégrader à l'avance mon criminel plaisir, et cette rage me poussait à des atteintes nouvelles. Femme douce, sensible, courageuse, m'avez-vous pardonné ?

La colère du voluptueux et de l'homme faible a sa forme d'accès, sa malignité toute particulière. La colère n' est pas seulement le propre de l'orgueilleux et du puissant, quoique le plus souvent elle naisse d'un orgueil offensé ; et alors elle couve, elle s'assombrit dans l'absence ; elle s'ulcère et creuse sur un fonds cuisant de haine. Mais une grande tendresse d'âme y dispose aussi, ces sortes de natures étant très vives, très chatouilleuses et douloureuses, vulnérables aux moindres traits. La substance de l'âme en ce cas ressemble à une chair trop palpitante et délicate qui se gonfle et rougit sous la piqûre, sitôt que l'ortie l'a touchée.

Cela passe vite, mais cela brûle et crie. Parmi les âmes sensibles, tendres plutôt que douces, beaucoup se rencontrent ainsi très irritables ; j'étais sujet de tout temps à ces colères. Mais, quand les âmes tendres se sont ravalées au plaisir, à un plaisir d'où elles sortent mécontentes et flétries, elles contractent soudain un endurcissement profond compatible avec cette irritabilité, et qui les laisse encore plus accessibles à leur chétive colère. Elles ont à se beaucoup surveiller en ces instants pour ne pas devenir dures et cruelles ; et leur colère alors, si elle s'élève, est aiguë, quinteuse, convulsive, sans dignité, prompte au fait, raffinée en outrages, salissante de fiel, comme les accès d'un être faible et de tous les êtres qui intervertissent brusquement leur nature. Il n'est pas, a dit l'auteur de l'Ecclésiastique, de colère qui surpasse la colère de la femme . En général, il n'en est pas de plus instantanément cruelle et impitoyable que celle des natures tendres.

Madame R. devenait souvent l'occasion et l'objet de ces hideux emportements.

Les détours du cœur sont si bizarres, le mélange des vertus et des défauts est si inextricable, qu'il y a des femmes qui craignent plus de paraître maltraiter un prétendant que de le maltraiter en réalité. Madame R., par moments, était ainsi, presque glorieuse du mal que le monde d'alentour supposait consommé, affichant en public mille familiarités avec moi et des marques du dernier bien, tandis que sa vertu y mettait le plus d'obstacle en secret. Puis, en d'autres moments, revenue à une coquetterie plus naturelle et plus décente, elle voulait paraître aux autres insensible et presque indifférente à mon sujet, insinuant que j'étais un homme épris, pour qui elle n'avait rien que de l'amitié, et que je m'en désespérais, mais sans pouvoir m'affranchir.

Cela m'était redit de deux ou trois côtés à la fois. A cette injure, je courais droit chez elle, et, en me hâtant par les rues, il m'échappait tout haut des paroles de blasphème ; j'en étais averti par l'étonnement des passants qui tournaient la tête, comme aux propos d'un insensé.

Mon ami, tant que nous n'aurons pas pour le bien ces mêmes élancements de cœur et cette même vélocité de pieds que nous avions dans le mal, tant qu'à la première annonce d'un frère inconnu souffrant, d'une affliction à visiter, d'une misère à adoucir, nous ne courrons pas ainsi par les rues, murmurant, chemin faisant, des projets d'amour, laissant déborder des paroles de miséricorde, de manière que les passants se retournent et nous jugent insensés, nous ne serons pas des hommes selon la sublime folie de la Croix, des convertis selon le Christ de Dieu.

Un matin, étant arrivé brusquement chez elle, plus en train de vengeance, j'imagine, ou simplement le cerveau plus calciné par le soleil, peu à peu, après quelques riants préludes, j'entamai mes griefs en propos saccadés, scintillants, éclats suspects de cette gaieté louche qui fait peine à ceux qui nous aiment. Mais bientôt je passai outre, et, comme elle redoublait de défense et de réserve, l'égoisme brutal ne se contint plus. A quelque réponse incrédule qu'elle me fit, j'osai lui déclarer crûment pourquoi et dans quel but je l'avais aimée, quel avait été mon projet sur elle, mon espoir ; que je lui en voulais mortellement de l'avoir déçu, d'augmenter mon mal en me déniant le remède ; combien je la haïssais de ce qu'ainsi je souffrais physiquement à ses côtés ; et puis à quelles sortes d'amour, à quelles infamies de plaisirs elle me réduisait ; mais que je saurais l'amener de force à moi, ou m'arracher d'elle et la faire repentir. Je disais tout cela en paroles sèches, sifflantes, articulées, frappant du doigt, comme en mesure, sa plus belle boule favorite d'hortensia, d'où tombait à chaque coup une nuée de parcelles détachées. Elle m'écoutait debout, croisant les bras, pâle, violette et muette, dans un long sarrau gris du matin. Mais, indigné de cet impassible silence, et m'excitant au son de ma colère, je m'approchai d'elle ; j'étendis la main et je l'enfonçai avec fureur dans la chevelure négligée qui s'assemblait derrière sa tête, la tenant ainsi sous ma prise et continuant à sa face ma lente invective. Le mince roseau ne plia pas, il ne fut pas même agité. Elle resta haute, immobile jusqu'au bout, souriant avec mépris à la douleur et à l'injure, comme une prêtresse esclave que ne peut traîner à lui le vainqueur. A la fin, de fatigue et de honte, je retirai ma main ; ses cheveux dénoués l'inondèrent ; l'écaille du peigne, que j'avais brisé sous l'effort, tomba à terre en morceaux. Alors seulement, les yeux levés au ciel, avec une larme sur la joue, et rompant son silence : “Amaury, Amaury, est-il bien possible ? s'écria-t-elle ; est-ce vous qui me traitez ainsi ? ”

— Ces scènes atroces étaient vite suivies, vous le pouvez croire, de soupirs, de prostrations à ses pieds et de tous les appels du pardon. Une rougeur tendre animait légèrement son teint ; sa tête, longtemps raidie, se penchait avec lassitude et mollesse vers les coussins que je lui tendais ; son front s'attiédissait de rosée ; elle aurait eu besoin, on le voyait, de s'appuyer et de croire, et je lui disais avec des regards humides fixés sur les siens : “ L'amour de deux êtres en ce monde n'est-il donc que le privilège de se donner l'un à l'autre les plus grandes douleurs ? ” Mais ces paroles pompeuses mentaient encore : entre nous deux c'était pis et moins que les luttes terrestres de l'amour ; ce n'étaient pas même les feux errants de son venin et les rixes de ses jalousies.

A d'autres jours plus calmes, et quand je reprenais quelque peu le plan d'abord formé de délier avec douceur, assis près d'elle dans une causerie indulgente, je m'interrompais bien souvent pour lui dire :

« Quoi qu'il arrive de moi, que je continue de vous voir toujours ou que je cesse entièrement et ne revienne jamais, croyez bien à mon affection pour vous, inaltérable et vraie, et à mon éternelle estime. ” Ce mot d'estime, qui n'était que ma juste pensée, la faisait me remercier vivement et pleurer de reconnaissance. Mais toutes ces émotions répétées laissaient en elle des atteintes ineffaçables. Avant mes excès, elle n'admettait pas l'idée d'une rupture, quand par hasard j'en jetais en avant le mot : désormais évidemment elle commençait à la craindre, à la croire en effet possible, à la désirer même en certains moments.

Mon ami, ne jugez pas que je vais trop loin dans mes aveux, que je souille à dessein le tableau pour en éteindre le premier attrait et rendre le tout plus odieux qu'il ne convient. Mon ami, ce que j'ose vous dire, n'est-il pas arrivé également à beaucoup ? Ne suis-je pas plutôt resté en deçà du grand nombre des misères cachées ? N'est-ce pas là l'ordinaire déchirement de tant de liaisons mondaines les plus décevantes, même parmi les classes les plus enviées ? On voit les fêtes où glisse un couple volage, le devant des loges où il se penche, un air d'aimable accord des manières éprises, des sourires piquants à la face du monde, les promenades et les chasses du matin dans les bois, toute cette gracieuse montée de la colline. Les adolescents qui passent au bas des terrasses retentissantes de rires ou d'harmonie, qui rencontrent ces folles cavalcades un moment arrêtées et s'étalant sur les nappes de verdure, aux marges ombragées des clairières, s'en reviennent tout dévorés, pensifs le long des prairies, et se composent dans le roman de leur désir un interminable tissu des félicités charmantes. Mais, ces jeux apparents des amours, on en ignore les nœuds et les crises. Mais, ces femmes si obéies, on ne les voit pas, dès le même soir souvent, dans les pleurs, nobles et pâles sous l'injure, se débattant contre une main égarée. Que de glaives jaloux tirés avec menace et lâcheté durant la surprise des nuits, pour faire mentir une bouche fidèle, pour soumettre un sein demi-nu ! Combien, et des plus belles et des plus tendres, le front sur le parquet, ou sur leurs tapis de mollesse, sans oser pousser un cri, ont été traînées par la soie de leurs cheveux ! Combien accablées de noms flétrissants, de paroles qui rongent une vie ! Combien, au réveil de la défaite, repoussées froidement par un égoïsme poli, plus insultant et plus cruel encore que la colère ! Le monde se pique, en ces sortes de crimes, d'observer les dehors au moins les formes de délicatesse. Il y en a, m'a-t-on dit, qui mettraient volontiers leur nom, chaque lendemain matin, chez les femmes immolées, comme après un bal ou un dîner d'apparat. Le monde se vante surtout qu'entre certaines gens bien nés, la querelle elle-même est décente, que la rupture n'admet point l'outrage. Le monde ment. L'astuce impure a ses grossièretés par où finalement elle se trahit.

La boue des cœurs humains remonte et trouble tout dans ces luttes dernières, dans ces secousses où de factices passions se dépouillent et s'avouent. L'égoïsme de la nature sensuelle se produit hideusement, soit qu'il bouillonne en écume de colère, soit qu'il dégoutte en une lie lente et glacée. On arrive, au tournant des pentes riantes, à des fonds de marais ou à des sables.

Vous reconnaissez, mon ami, la vérité de ces observations amères. Vous-même, hélas ! sans doute, vous en faites partie, vous y pourriez fournir matière autant que moi. Oh ! du moins, si, comme il m'a semblé quelquefois le comprendre en certaines obscurités de vos paroles, vous avez, hors de ce pêle-mêle d'égarements, quelque liaison meilleure et préférée, si le cœur d'un être rare, un cœur ému du génie de l'amour, a défailli, s'est voilé, a redoublé de tremblement ou de lumière à cause de vous, à mon ami, ne vous effrayez pas de moi, je tâcherai de mesurer le conseil à vos circonstances, et sans capitulation devant Dieu, de vous avertir d'un sentier de retour. Je vous dirai :

Faites-vous d'abord de ce cœur aimé un asile contre les plaisirs épars qui endurcissent, contre les poursuites mondaines qui dissipent et dessèchent. Je ne suis pas de ceux, vous le savez, qui retrancheraient toute Béatrix de devant les pas du pèlerin mortel. Mais souvenez-vous mon ami, de ne jamais abuser du cœur qui se serait donné à vous, de ne faire de ce culte d'une créature choisie qu'une forme translucide et plus saisissable du divin Amour. Si quelque soir de Vendredi-Saint, dans une église, à la grille du Tombeau qu'on adore, vous vous trouvez par hasard à genoux non loin d'elle, si, après le premier regard échangé, vous vous abstenez ensuite de tout regard nouveau, par piété pour le Sépulcre redoutable, oh ! comme vous sentirez alors que vous ne l'avez jamais mieux aimée qu'en ces sublimes moments ! De réels obstacles seraient-ils entre vous, mon ami ? acceptez-les, bénissez-les ; aimez l'absence ! Fixez le rendez-vous habituel en la pensée de Dieu, c'est le lieu naturel des âmes. Communiquez sans fin dans un même esprit de grâce, chacun sous une aile du même Ange. Si elle était morte déjà, intercédez pour elle, et à la fois priez-la d'intercéder pour vous ; la prière alors est celle-ci : Mon Dieu, si elle a besoin de secours, faites que je lui sois secourable ; si elle n'en a plus besoin, faites qu'elle me le soit ! - Considérez pour l'amour d'elle toutes les créatures humaines comme ses sœurs ; ce sont autant d'acheminements à les aimer comme de purs enfants de Dieu. Quand vous retombez au mal, songez à ceci, qu'elle en sera tôt ou tard informée, qu'elle aura à s'en repentir pour vous, que l'esprit de grâce en sera contristé en elle. La peine et la honte que vous ressentirez à cette idée vous feront plus tôt revenir de votre conduite infidèle. Toutes les voies sont bonnes et justifiables, je l'espère, qui ramènent de plus en plus aux vallées du doux Pasteur. Ainsi, mon ami, effort et courage ! Si vous aimez vraiment, si l'on vous aime, que vous ayez ou non failli de cette ruine mutuelle trop chère aux amants, relevez-vous par le fait même de l'amour ; réparez, réparez ! transportez à temps l'affection humaine, encore vive, dans les années éternelles, de peur qu'elle ne s'obscurcisse avec les organes, et, comme eux, ne se surcharge de terre. L'âge pour vous va venir ; votre rire aimant sera moins gracieux, votre front se dépouillera davantage ; ses cheveux, à elle, blanchiront, chaque fin d'année y laissera sa neige. Réfugiez-vous d'avance où rien ne vieillit ! Faites que, nonobstant l'appesantissement des membres et la déformation des traits, le temps qui accablera vos corps rende à mesure vos âmes plus allégées. La vieillesse, qui vient après les délices sacrifiées de la dernière jeunesse, retrouvera jusqu'au bout le torrent de l'invisible sève, et se sentira tressaillir aux approches du printemps éternel. Deux êtres qui ont vécu l'un pour l'autre avec privation, désintéressement, ou expiation et repentir, peuvent s'entre-regarder sans effroi, malgré les rides inflexibles, et se sourire, jusque sous les glaces de la mort, dans un adieu attendri.