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III

A la dernière chasse dont je vous ai parlé, mon ami, j'avais eu l'occasion d'être présenté au marquis de Couaën l'un des hommes les plus importants de la contrée, et que depuis longtemps je désirais connaître. A travers les distractions de cette folle journée, j'avais trouvé le moment de l'entretenir de cet état douloureux d'abaissement et d'inutilité où nous étions descendus ; mes facultés étouffées s'étaient plaintes en sa présence, et il m'avait témoigné, en m'écoutant, une distinction beaucoup plus attentive que ne le semblait demander mon âge, et qui m'avait tout d'abord gagné à lui. Il m'invita à l'aller voir souvent dans sa terre de Couaën à deux lieues de là, et je ne tardai pas de le faire.

Mon entrée dans les choses du monde data véritablement de ce jour. Une idée de respect et d'attente se rattachait par tout le pays à ce manoir de Couaën et à la personne du possesseur. Le lieu, en effet, semblait devenu centre de beaucoup de mouvements occultes et d'assemblées fréquentes de la noblesse. A une courte distance de la mer, vers une côte fort brisée et fort déserte, on y était à portée de communications nocturnes avec les îles et les pêcheurs que le gros temps avait poussés à ce rivage disaient avoir vu plus d'une fois dans le creux des rochers quelque embarcation qui n'appartenait à aucun des leurs. La vie du marquis lui-même prêtait aux conjectures. Les longues absences qu'il avait faites dans sa première jeunesse ajoutaient à sa considération imposante et à l'espèce de réserve voilée sous laquelle on le jugeait. Il avait servi de bonne heure, s'était battu à Gibraltar ; puis les voyages l'avaient tenté ; on savait qu'il s'était arrêté longtemps en Irlande, où il avait une branche de sa famille anciennement établie. Accouru, mais trop tard au bruit de l'insurrection royaliste, il avait trouvé la première Vendée expirante dans son sang, et, reparti alors pour l'Irlande, il n'en était revenu que vers 97, amenant cette fois avec lui une jeune femme charmante, déjà mère, étrange et merveilleuse, disait-on de beauté, qui, depuis trois ou quatre ans déjà, vivait toute retirée en ce manoir, où des intrigues politiques paraissaient s'ourdir, et où j'étais convié d'aller.

On arrivait au château de Couaën tantôt par de longs et étroits sentiers au bord des haies tantôt par des espèces de chemins couverts et creux, vrais ravins séchés à peine en été, impraticables en hiver. Le domaine, qu'on n'apercevait qu'en y entrant, occupait un fond spacieux, d'une belle verdure, magnifiquement planté : derrière, à son autre face, il était défendu des vents de mer par une côte assez élevée qui, durant près d'une lieue, se prolongeait en divers accidents jusqu'au rivage, et s'y rompait en falaise. Toute l'apparence du bâtiment annonçait un fort qui, dans les temps reculés, avait dû servir de refuge aux habitants du pays contre les coups de main des pirates. Une tour en brique, ronde, massive, au toit pointu écaillé d'ardoises perçait d'abord au-dessus du rideau de grands arbres dont s'entouraient les jardins. La cour de la ferme traversée, et à la seconde barrière, la maison, principalement sur la gauche, était devant vous : on passait une espèce de pont qui, à vrai dire, n'en était plus un puisque sur le côté on avait la grille du jardin avec lequel il correspondait de plain-pied ; mais à droite le fossé moins comblé, converti simplement en loge à pourceau ou en chenil, attestait l'ancienne forme. Au haut du pont, la voûte franchie, qu'une tourelle dominait encore, on entrait dans la cour intérieure, vaste, partagée en deux par une clôture vive, et dont la première moitié, dépendant des domesticités servait aux décharges utiles : dans la moitié libre et séparée, un tapis de gazon brillant se déroulait sous les fenêtres du corps de logis sans étage et de la grosse tour du coin, au centre d'une plate-forme à peu près carrée, d'où la vue découvrait toute cette côte qui se dirigeait vers la mer, et l'avenue qui en garnissait la montée jusqu'au sommet.

En approchant du bord de la plate-forme et des murs à hauteur d'appui, on s'apercevait qu'on était sur un rempart, - sur un rempart tapissé de pêchers et de vignes, régnant sur des prés, des pépinières au bas de la côte, et sur des jardins, fossés autrefois, mais qu'on n'avait pas jugé à propos d'exhausser comme ceux du devant, de sorte que par cet endroit l'ordonnance primitive s'était conservée.

C'est bien moins pour vous mon ami, qui n'avez pas vu ces lieux, ou qui, les eussiez-vous visités ne pourriez maintenant ressaisir mes impressions et mes couleurs que je les parcours avec ces détails dont j'ai besoin de m'excuser.

N'allez pas non plus trop essayer de vous les représenter d'après cela ; laissez-en l'image flotter en vous ; passez légèrement ; la moindre idée vous en sera suffisante. Mais pour moi, voyez-vous je n'ai jamais assez, quand j'y reviens de m'appesantir sur les contours du tableau ; de m'attester, comme l'aveugle pour les pierres des murs qu'il est là, toujours debout dans ma mémoire, et de calquer, même en froides paroles, ces lignes, si peintes au-dedans de moi, de la maison la mieux connue, du paysage le plus fidèle.

Je m'acheminais donc un jour vers cette calme demeure, curieux, ému, avec un secret sentiment que ma vie devait s'y orienter et y recevoir quelque impulsion définie ; et comme, dans les embarras du chemin, j'étais obligé souvent de ralentir le pas ou même de descendre, pour conduire à la main ma monture le long des clos, par-dessus les sautoirs, je souriais en pensant que c'était choisir une singulière route à dessein de pénétrer dans le monde ; que celle de Versailles avait dû être plus large et plus commode pour nos pères assurément. Mais cette contradiction même, ce qu'il y avait d'inconcevable dans ce détour, d'aller chercher au fond du plus enfoui des vallons un point de départ à mon essor, flattait une autre corde bien sensible chez moi et répondait à l'une de mes profondes faiblesses.

Car si les glorieux préfèrent ouvertement le royal accès et l'éclat ,les romanesques les voluptueux aiment le mystère ; et, jusqu'en leurs instants d'ambition et dans leurs projets d'orgueil, le mystère, le silence, les retraites de la nature et l'ombrage, en s'y joignant, les séduisent, et leur ramènent confusément dans un voisinage gracieux la présence cachée, l'apparition possible de ce qui est plus cher encore que toute ambition de ce qui enchante à leurs yeux toute gloire, de leur nymphe fugitive Galatée, et de leur Armide, Arrivé à Couaën j'y trouvai le marquis seul avec sa femme et deux beaux enfants près d'elle, dans le vaste et antique salon dont les fenêtres s'ouvraient d'un côté sur cette verdure de la plate-forme que je vous ai dite, et de l'autre donnaient, d'assez haut, sur les jardins que j'avais entrevus par la grille de gauche en entrant. Mon cœur battait, mes yeux regardaient à peine, quand le marquis venu à moi, et me nommant à sa femme, établit de prime abord une conversation cordiale où je fus vite lancé. Puis, après la demi-heure d'installation il m'offrit une promenade aux jardins, et m'en fit voir les bosquets la distribution et les points de vue, avec intérêt et mesure. La tour me frappait le plus ; il m'y mena. Elle n'avait que deux étages habités : le premier, au niveau, ou de quelques marches seulement au-dessus du niveau du salon auquel elle était contiguë, formait la jolie chambre de madame de Couaën où je n'entrai pas, et que je ne fis qu'apercevoir de la porte ; il y avait encore une autre chambre pour les enfants et un cabinet profond ou office, tout entier creusé dans l'épaisseur du mur. Le second étage se composait d'une seule grande et haute pièce, aux trois quarts ronde, avec un cabinet gris également en entier dans le mur : c'était la salle d'étude, la bibliothèque du marquis, sa chambre à coucher peut-être, car un lit majestueux en meublait l'un des coins.

On avait vue de là sur trois côtés vue ouverte, seigneuriale et dominante sur la plate-forme du rempart et le revers de la montagne ; double vue close, ombragée, sur les jardins du milieu et sur ceux d'en bas. Les combles de la tour, espèce de grenier muni d'une porte robuste à triple verrou, enfermaient une légion de rats que, de sa bibliothèque, le marquis pouvait entendre à toute heure. La cavité inférieure, qui devait exister sous la chambre de madame de Couaën, et les souterrains qui en avaient probablement dépendu, étaient tout à fait abolis. Voilà ce que je sus, ce que je vis dès ce premier jour : je questionnais je devinais, rien ne m'échappa ; j'eus toujours le goût des intérieurs.

D'autres ont les yeux tournés dès l'enfance vers les plaines admirables du ciel et ces steppes étoilés dont la contemplation les invite, et où ils démêleront des merveilles. L'Océan appelle ceux-là, et la vague monstrueuse vers laquelle ils soupirent du rivage est pour eux comme une amante. Pour d'autres ce sont les forêts sauvages ou les mœurs des vieux peuples qui les poursuivent sans relâche autour de l'âtre domestique et près du fauteuil de l'aïeule. Oh ! prêtez l'oreille, écoutez-vous ! ne soyez ni trop prompts ni sourds discernez d'avec vos caprices passagers la voix fondamentale ; priez, priez ! Dieu souvent a parlé en ces suggestions familières : Kepler, Colomb, Xavier, vous en sûtes quelque chose ; Moi, je n'ai pas attendu, je n'ai pas prié, je n'ai pas discerné. J'avais le goût des habitudes intimes des convenances privées, du détail des maisons : un intérieur nouveau où je pénétrais était toujours une découverte agréable à mon cœur ; j'en recevais dès le seuil une certaine commotion ; en un clin d'oeil, avec attrait, j'en saisissais le cadre, j'en construisais les moindres rapports. C'était un don chez moi, un signe auquel j'aurais dû lire l'intention de la Providence sur ma destinée. Les guides de l'âme dévote dans les situations journalières, ces directeurs spirituels inépuisables en doux conseils qui, du fond de leur cellule ou à travers la grille des confessionnaux, vieillards vierges en cheveux gris sondaient si avant les particularités de la vie secrète et ses plus circonstanciés détours n'étaient pas sans doute marqués d'un autre signe. Ils possédaient le don à un plus haut degré, j'ai besoin de le croire, mais non plus distinctement que moi. Et quel usage consolant ils en ont su faire ! Tendre François de Sales j'étais né pour marcher vers le salut sur vos traces embaumées ! Mais au lieu de gouverner en droiture mon talent naturel ou d'en relever à temps le but, je me suis mis à l'égarer vers des fins toutes contraires à l'aiguiser en art futile un funeste, et j'ai passé une bonne partie de mes jours et de mes nuits à côtoyer des parcs comme un voleur et à convoiter les gynécées. Plus tard même, quand la Grâce m'eut touché et guéri, il n'était plus l'heure de revenir sur ce point. Ce qui m'aurait semblé la meilleure route à l'origine était devenu mon écueil : j'ai dû l'éviter et me faire violence pour m'appliquer ailleurs ; des portions moins séduisantes de l'héritage m'ont réclamé ; haletant, mais serein sous ma croix, je gravis d'autres sentiers de la sainte montagne.

Si les lieux et le simple arrangement du logis me tenaient de la sorte, vous pouvez juger, mon ami, que le marquis ne m'occupait guère moins lui-même ; je ne perdais aucun de ses traits. Il avait bien dès lors trente-huit ans. Noble figure déjà labourée, un front sourcilleux, une bouche bienveillante, mais gardienne des projets de l'âme ; le nez aquilin d'une élégante finesse ; quelques minces rides vers la naissance des tempes, de ces rides qui ne gravent ni la fatigue des marches ni le poids du soleil, mais qu'on sent nées du dedans à leurs racines attendries et à leur vive transparence ; l'attitude haute et polie, séante au commandement ; un de ces hommes qui portent en eux leur principe d'action et leur foyer, un homme enfin dans le sens altier du mot, un caractère. Son regard parfaitement bleu, d'un bleu clair et dur, appelait à la fois mon regard et le déjouait : fixe, immobile par moments il n'avait jamais de calme ; tourné vers la beauté des campagnes il ne la réfléchissait pas. Ce champ d'azur de son oeil me faisait l'effet d'un désert monotone qu'aurait désolé une insaisissable ardeur. En connaissant mieux le marquis mes premières divagations sur son compte se précisèrent. Il avait de l'ambition, d'actifs talents, une grande netteté dans l'audace ; il avait longtemps erré hors des événements, en divers pays ou par les intervalles des mers, et s'y était dévoré. Une passion de cœur, violente et tardive, l'avait détourné au fond d'un comté de l'Irlande en des moments où son rôle était marqué partout autre part. Ces années à réparer le poussaient, et il jugeait d'ailleurs que les temps étaient redevenus plus propices à sa cause. La Révolution lui semblait à bout de ses fureurs, exténuée d'anarchie et ne vivant plus désormais qu'en une tête dont il s'agissait d'avoir raison. Ses rapports secrets avec d'illustres chefs militaires du dedans lui démontraient que cet édifice consulaire, imposant de loin pouvait crouler à un signal convenu et briser l'idole. Comme la plupart des hommes d'entreprise, avec un discernement très vif des obstacles matériels il tenait peu de compte des résistances d'en bas, des opinions générales de ce qui n'avait pas une personnification distincte : il croyait qu'à tout instant donné un résultat politique était à même de se produire, si les hommes qui le voulaient fortement savaient vaincre les chefs adversaires. Sa pensée pourtant n'était pas que le droit pérît en un jour devant le fait, et que les affections les croyances des populations se suppriment impunément ; mais il séparait des réelles et antiques coutumes l'opinion vacillante des populaces : celle-ci n'entrait guère dans ses calculs et quant aux coutumes elles-mêmes il les estimait fort destructibles en un laps de temps assez court, à moins qu'elles ne trouvassent leur vengeur. En un mot, M. de Couaën s'en remettait peu volontiers à ce qu'on appelle force progressive des choses ou puissance des idées et le sens du succès dans chaque importante lutte lui paraissait dépendre, en définitive, de l'adresse et de la décision de trois ou quatre individus notables : hors de là, et au-dessous, il ne voyait que pure cohue, fatalité écrasante, étouffement. Sa gloire la plus désirée eût été de devenir un de ces marquants individus qui jouent entre eux à un certain moment la partie du monde. Il n'en était pas indigne par sa capacité, assurément ; mais loin du centre, sans action d'éclat antérieure, sans alliances ménagées de longue main, les positions principales lui manquaient. Ce qu'il pouvait avec ses seules ressources C'était d'aider, par une vigoureuse levée dans la province, au coup que d'autres frapperaient plus au cœur, et il avait tout disposé merveilleusement à cet effet. Le petit château de Couaën formait comme la tige et le nœud d'une ramification étendue qui pénétrait de là en lignes tortueuses à l'intérieur du pays. Parmi ceux qui s'y employaient le plus près sous sa direction et qui semblaient parfois affairés à la réussite jusqu'à l'imprudence, je ne tardai pas de m'apercevoir que, nonobstant les démonstrations parfaites dont il les accueillait, le marquis comptait peu d'auxiliaires réels et qu'il ne faisait fond sur presque aucun ; mais il touchait par eux à divers points de la population, ce qui lui suffisait : le cri une fois jeté, il n'attendait rien que de cette brave population et de lui-même.

Avec un esprit de forte volée, et qui, à une certaine hauteur, manœuvrait à l'aise dans n'importe quels sujets le marquis était très inégalement instruit ; en le pratiquant, on avait lieu d'être étonné de ce qu'il savait par places et de ce qu'il ignorait. Cela me frappa dès lors, malgré l'incomplet de mes propres connaissances à cette époque ; on voyait que, détourné le plus souvent par les circonstances et sentant sa destinée ailleurs il n'avait cherché dans les livres qu'un passe-temps et un pis-aller. Il offrait donc sous l'esprit et les observations générales dont il se couvrait, des suites d'un savoir assez solide, mais interrompu, à travers de grands espaces restés en friche. C'était de politique et de portions d'histoire que se composait surtout sa culture ; je la comparais, à part moi, à des fragments de chaussée romaine en une contrée vaste et peu soumise. Le premier jour que je l'allai visiter, quand nous entrâmes dans sa bibliothèque, un livre récent était ouvert sur la table : j'en regardai le titre, j'y cherchai le nom de l'auteur, depuis célèbre : “ Quel est ce gentilhomme de l'Aveyron ? ” lui dis-je.

— < Ah ! répondit-il, une de mes connaissances de jeunesse dans le Midi, une profonde tête, et opiniâtre !

Toutes les théories de morale et de politique de nos philosophes supposaient je ne sais quel sauvage de l'Aveyron et n'eussent pas été fâchées de nous ramener là : mais voici que l'Aveyron leur gardait un gentilhomme qui mettra à la raison philosophes et sauvages. ” Ce furent ses paroles mêmes.

De madame de Couaën et de ce qu'elle me parut à cette visite et aux suivantes j'ai peu à vous dire, mon ami, sinon qu'elle était effectivement fort belle, mais d'une de ces beautés étrangères et rares auxquelles nos yeux ont besoin de s'accommoder. Je me trouvais encore, après six mois de liaison dans un grand vague d'opinion sur elle, dans une suspension de sentiments qui, bien loin de tenir à l'indifférence, venait plutôt d'un raffinement de respect et de mon scrupule excessif à m'interroger moi-même à son égard.

Présent, je la saluais sans trop lui adresser la parole, je lui répondais sans presque me tourner vers elle, je la voyais sans la regarder : ainsi l'on fait pour une jeune mère qui allaite son enfant devant vous. C'était comme une chaste image interdite sur laquelle ma vue répandait un nuage en entrant, et, au départ, je tirais le rideau sur les souvenirs.

Mais qui sait les adresses de l'intention maligne et les connivences qui se passent en nous ? peut-être nuage et rideau n'étaient-ils là que pour sauver le trouble au début, et permettre à l'habitude de multiplier dans l'ombre ses imperceptibles germes.

J'allais beaucoup au château de Couaën, mais, dans les commencements surtout, j'y séjournais peu. Quand la soirée avancée ou quelque orage me retenait à coucher, j'en repartais le lendemain de grand matin. Je fus vite au courant du monde qu'on y voyait et dans le secret des faibles et prétentions d'un chacun. Ce qui de loin m'avait paru une initiation considérable, n'était, vu de près qu'un jeu assez bruyant dont les masques me divertissaient par leur confusion quand ils ne m'étourdissaient pas. Il n'y avait que le marquis de supérieur parmi ces hommes chez qui, pour la plupart, l'étroitesse de vues égalait la droiture :

Je m'attachais à lui de plus en plus.

Mes courses à la Gastine s'étaient ralenties, bien que sans interruption et avec tous les dehors de la bienséance.

J'avais une excellente excuse de mes retards dans ma fréquentation de M. de Couaën et mon assiduité à ses conciliabules ; la conformité de principes et d'illusions politiques faisait qu'on ne me désapprouvait pas. Mademoiselle de Liniers dans sa délicate fierté, jouissait intérieurement de ma réussite auprès du personnage le plus autorisé du pays, et, comme les femmes qui aiment, mettant du dévouement aux moindres choses elle sacrifiait avec bonheur le plaisir de me voir aussi souvent que d'abord à ce qu'elle croyait le chemin de mon avancement.

Nos conversations même entre nous seuls en quittant par degrés le crépuscule habituel et les confins de nos propres sentiments étaient devenues variées moins à voix basse, plus traversées de piquant et d'éclat : l'abondante matière que j'y apportais du dehors ne les laissait pas s'attendrir ou languir. Je faisais donc d'amusantes peintures des personnages, et de leurs conflits d'amour-propre, et des fausses alertes où ils donnaient ; j'en faisais de nobles de M. de Couaën et de son sang-froid toujours net au milieu de ces échauffements. Si je me taisais de la marquise, mademoiselle de Liniers se chargeait de rompre mes faibles barrières sur un sujet qui l'attirait par-dessus tous les autres.

L'apparence de la jeune femme, le caractère de sa beauté (ne l'ayant jamais rencontrée jusque-là), son attitude et l'emploi de ses heures dans des compagnies si en disparate avec elle, l'âge de ses deux enfants, lequel était le plus beau et si la fille ressemblait à sa mère ; que sais-je encore ?

Avait-elle dans l'accent quelque chose d'étranger, parlait-elle aussi bien que nous la langue, aimait-elle à se répandre sur les souvenirs de sa famille et de sa première patrie ?...

Ces mille questions se succédaient aux lèvres de mademoiselle de Liniers sans curiosité vaine, sans le moindre éveil de coquetterie rivale, avec un intérêt bienveillant et vrai, comme tout ce qui sortait d'une âme si décente. Pour moi, je ne pouvais me dispenser de complaire à tant de naturels désirs, et, une fois sur cette pente, je m'oubliais aux redites et aux développements. Puisque elle-même écartait de ses mains le voile dont j'imaginais de recouvrir en moi ce coin gracieux, il me semblait qu'il m'était bien permis en ces moments d'y lancer quelque coup d'oeil qui fit trêve à mes contraintes et de profiter d'une ouverture dont je n'étais pas l'auteur, pour m'informer à mon tour de ce que ma mémoire contenait déjà. Ce n'est pas moi du moins qui ai ouvert, murmurait tout bas la conscience ; ce n'est pas moi qui ai commencé, me disais-je ; et j'allais je pénétrais cependant, et les discours que j'en faisais ne se terminaient pas. Toute la Gastine n'était plus qu'un écho des secrètes merveilles de Couaën. Si les sentiments dont j'eus à m'effrayer par la suite s'essayèrent dès lors à former chez moi quelques points distants et obscurs, ce dut être à la faveur de semblables entretiens où, pleine de son sujet, sollicitée à le ressaisir, notre parole en détermine en nous les premiers contours.