Traductions/Édition Garnier



TRADUCTIONS
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AVERTISSEMENT

Voltaire a fait un grand nombre de traductions et d’imitations d’auteurs anciens et d’auteurs étrangers. Toutes ces traductions ou imitations sont disséminées dans ses ouvrages. Nous ne croyons pas nécessaire de les recueillir ici ; mais, pour faciliter les recherches qui pourraient être faites à un point de vue particulier, nous donnons la liste des auteurs traduits ou imités, et indiquons l’ouvrage de Voltaire où l’on pourra trouver les traductions et imitations.

ADDISON. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Art dramatique.

ANONYMES. — Vers Sur la Disgrâce de Giafar le Barmécide, imités d’un poëte anglais. Voyez l’Essai sur les Mœurs, chapitre vi. — Églogue allemande. Hernand, Dernin. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Églogue. — Vers imités d’un auteur anglais. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Caractère. — Épigrammes imitées de l’Anthologie grecque. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Épigramme, et, dans la Correspondance, la lettre à Thieriot, du 2 mars 1763.

ARIOSTE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, les articles Auguste, Droit, Épopée.

AUSONE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Lèpre et vérole.

BUTLER. — Voyez les Lettres anglaises, et le Commentaire sur les Horaces, acte Ier.

CERTAIN. — Voyez la troisième des Lettres à S. A. M. le prince de Brunswick.

CICÉRON. — Voyez, Théâtre, tome IV, page 207, la préface de Rome sauvée.

CLAUDIEN. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Initiation.

DANTE. — Voyez l’Essai sur les Mœurs, chapitre lxxxii, et, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Dante.

DRYDEN. — Voyez les Lettres anglaises, et, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Blasphème.

GARTH. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Bouffon.

GUARINI. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, les articles Baiser et Honneur.

HERVEY. — Voyez les Lettres anglaises.

HÉSIODE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, les articles Épopée et Ange.

HOMÈRE. (Fragments du IXe et du XXIVe chant de l’Iliade.) — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, les articles Épopée et Scholiaste.

HORACE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, les articles Boire à la santé, Bien, Souverain bien, et Anciens et Modernes. — Voyez l’Essai sur les Mœurs, introduction § xiv, et le Siècle de Louis XIV, chapitre x. — Voyez les Fragments sur l’Histoire, chapitre xxvii ; et, aux Facéties, la Canonisation de saint Cucufin.

LUCAIN. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Fin du monde.

LUCRÈCE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, les articles Fable, Anciens et modernes, Curé de campagne, Enfer et Identité ; et les Singularités de la nature, chapitre xx.

MACHIAVEL. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Âne.

MANDEVILLE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Abeilles.

MARVEL. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Cromwell.

MIDDLETON. — Voyez la vingt-sixième des Honnêtetés littéraires.

MILTON. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Épopée.

MORDAUNT. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article De Caton et du suicide.

ORPHÉE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, les articles Bibliothèque et Emblème ; et Un Chrétien contre six Juifs, chapitre xlviii.

OVIDE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, les articles Figure, Fin du monde, et Ciel des anciens ; et les Singularités de la nature, chapitre xvi.

PERSE. — Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article Église.

PÉTRARQUE. — Voyez l’Essai sur les Mœurs, chapitre lxxxii.

PÉTRONE. — Voyez le Pyrrhonisme de l’histoire, chapitre xiv.

PINDARE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Bouc.

POLIGNAC. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Anti-Lucrèce.

POPE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Larmes, et la vingt-deuxième des Lettres anglaises.

PRIOR. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, les articles Âme et Bouffon.

PRUDENCE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Apostat.

ROCHESTER. — Voyez la vingt et unième des Lettres anglaises.

RUTILIUS. — Voyez l’Examen important de milord Bolingbroke, chapitre xxii.

SADDI. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Zoroastre.

SANTEUL. — Voyez, aux Dialogues, les Adorateurs.

SÉNÈQUE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Enfer ; voyez Dieu et les hommes, chapitre xii, et le Traité de l’âme, par Soranus.

SHAKESPEARE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, les articles Art dramatique, Ana, Anecdotes.

THÉOCRITE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Églogue.

TRITHÈME. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Biens d’église.

VÉGA (LOPE DE). — Voyez, Théâtre, tome VI, p. 495 et p. 537, dans l’Héraclius espagnol, l’analyse de la première journée et la dissertation du traducteur.

VIRGILE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, les articles Amplification, De Caton et du suicide, Enfer, Fin du monde, Résurrection, Tonnerre.

WALLER. — Voyez la vingt et unième des Lettres anglaises.

XÉNOPHANE. — Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Emblème ; voyez Un Chrétien contre six Juifs, chapitre xlviii.


Un seul morceau n’a pas sa place dans les autres ouvrages de l’auteur, et parut à part : c’est la traduction en prose et en vers du commencement du seizième chant de l’Iliade. L’histoire en est singulière. L’Académie française avait, en 1777, proposé, pour sujet du prix de poésie pour 1778, la traduction en vers du commencement du seizième livre de l’Iliade. Voici ce qu’on lit dans la Correspondance de Laharpe, tome II, page 273 :

« Une anecdote très-remarquable, et dont j’ai la certitude, c’est que M. de Voltaire avait envoyé au concours une pièce sous le nom du marquis de Villette. Cette pièce s’est trouvée la cinquième du concours, et a été jugée très-faible, quoique facile. On n’en sera pas étonné si on fait réflexion que le talent de la haute poésie demande une force qui n’est pas celle de quatre-vingt-quatre ans. Mais quelle étrange avidité de gloire de venir à cet âge disputer le prix de l’Académie aux jeunes poëtes ! Ce trait, peut-être unique, peint bien le caractère de cet homme, en qui tout a été un excès, et surtout l’amour de la gloire. Dépositaire de ce secret, que m’avait confié le marquis de Villette, et qui aujourd’hui n’en est plus un, j’observais avec curiosité, je l’avoue, l’effet que produirait la pièce de Voltaire sur des juges qui n’en connaîtraient pas l’auteur : elle ne fit aucune sensation. À peine y vit-on un beau vers, et on eut peine à aller jusqu’à la fin. Elle n’aurait pas même obtenu une mention si je n’avais, en opinant, ramené mes confrères à mon avis, et si je ne leur eusse représenté qu’elle était écrite du moins assez purement, mérite que l’Académie doit toujours encourager. Mais je me disais à moi-même : Si vous saviez quel homme vous jugez en ce moment ! si vous saviez que vous balancez à relire un ouvrage qui est de l’auteur de Zaïre et de la Henriade ! Voilà ce que je pensais intérieurement, et je plaignais le sort de l’humanité qui méconnaît sa faiblesse, et le sort du génie qui s’avilit. »

Le point le plus important du récit de Laharpe se trouve confirmé par une note de Wagnière, secrétaire de Voltaire.

L’Académie française ne donna point de prix ; on le réserva pour augmenter la valeur de celui de l’année suivante, et dont le sujet était l’éloge de Voltaire.

Il parut, après la mort de Voltaire, une brochure intitulée Commencement du seizième chant de l’Iliade, sujet proposé par l’Académie française pour le prix de poésie de l’année 1778, traduit par M. le marquis de Villette, Paris, Demonville, 1778, in-8o de 23 pages, contenant la traduction littérale et la traduction libre qui sont ci-après.

Après avoir fait l’envoi à l’Académie sous son nom, le marquis de Villette ne pouvait pas en mettre un autre à l’ouvrage qui n’avait pas eu le prix ; et après cette première édition de 1778, il était difficile de ne pas comprendre ces morceaux dans les éditions qu’il donna de ses Œuvres. Mais, quoique faisant partie des Œuvres du marquis de Villette, la Traduction littérale et la Traduction libre sont de Voltaire. Cela est prouvé, pour la Traduction libre, par le témoignage de Wagnière et de Laharpe, et il y a une grande apparence que la Traduction littérale est également de Voltaire. La Traduction libre est dans les Œuvres depuis 1823 ; la Traduction littérale y a été admise par Bouchot, en 1833.

Plus d’une mésaventure avait pu démontrer à Voltaire les inconvénients de l’incognito et du masque. On se rappelle notamment que le Baron d’Otrante, opéra-comique présenté aux comédiens italiens comme l’ouvrage d’un jeune homme de province, fut refusé par eux, (Voyez tome V du Théâtre, p. 574.) L’anecdote du concours académique de 1778 prouve que Voltaire, jusqu’au dernier moment, fut incorrigible.

L. M.


COMMENCEMENT

du

SEIZIÈME LIVRE DE L’ILIADE
__________

TRADUCTION LITTÉRALE

de la rapsodie[1] de l’iliade, intitulée

PATROCLÉE.

C’est ainsi qu’ils combattaient autour des vaisseaux garnis de bancs de rameurs. Mais Patrocle était auprès d’Achille pasteur des peuples, pleurant à chaudes larmes, comme une fontaine noire qui, du haut d’un rocher, répand son eau noire. Le divin Achille, puissant des pieds, eut pitié de lui ; et élevant la voix avec des paroles qui avaient des ailes, lui dit : « Patrocle, pourquoi pleures-tu comme une petite fille qui, courant avec sa mère, la prie de la prendre entre ses bras, la retient par sa robe, tandis que sa mère se hâte de marcher, et qui la regarde en pleurant, jusqu’à ce que la mère l’ait mise dans ses bras ? Semblable à elle, ô Patrocle, tu répands des larmes molles ! Apportes-tu des nouvelles aux Myrmidons ou à moi-même ? As-tu écouté quelque messager de Phthie ? Ils disent pourtant que Ménestée ton père, fils d’Actor, est vivant ; et qu’Æacide Pelée est parmi les Myrmidons. Certes, s’ils étaient morts, nous nous attristerions. Pleures-tu pour les Grecs, parce qu’on les tue vers leurs vaisseaux creux, à cause de leur injustice ? Parle, ne me cache rien ; nous ne sommes que nous deux. »

Tu soupiras alors profondément, ô Patrocle, bon écuyer ! tu lui dis : « Ô Achille, fils de Pélée, le plus vaillant des Grecs ! une douleur cruelle oppresse les Grecs ; car tous ceux qui étaient les plus forts sont couchés dans leurs vaisseaux, blessés de loin et de près. Le fort Diomède, fils de Tydée, a été blessé de loin ; et Ulysse, fameux par sa lance, a été blessé de près ; et Eurypyle l’est à la cuisse par une flèche. Les médecins sont occupés à leur préparer des médicaments et à guérir leurs blessures.

« Mais vous êtes inexorable, ô Achille ! Dieu me préserve de ressentir jamais une colère comme la vôtre ! Vous êtes fort pour le mal. Qui secourrez-vous donc dorénavant, si vous n’avez pas pitié des Grecs, et si vous les abandonnez à leur ruine ? Non, Pelée le dompteur de chevaux n’était point votre père, ni Thétis votre mère ; mais les flots bleus de la mer et les rochers escarpés vous ont engendré, car votre âme est cruelle.

« Mais si vous craignez quelques prédictions, et si votre vénérable mère vous a dit quelque chose de la part de Jupiter, prêtez-moi du moins au plus vite les troupes de vos Myrmidons : je pourrai servir de lumière et de secours aux Grecs. Mettez aussi vos armes sur mes épaules, afin que je m’arme. Peut-être en me prenant pour vous, à cause de la ressemblance, les Troyens renonceront à la bataille, et les enfants de la Grèce respireront devant Mars. Ils sont accablés actuellement : ils reprendront haleine ; nous repousserons facilement les ennemis fatigués ; nous leur ferons regagner la ville loin de nos navires et de nos tentes. »

C’est ainsi qu’il parla en suppliant, et c’était avec beaucoup d’imprudence : car il demandait une mort fatale. Achille au pied léger lui répondit avec de profonds soupirs : « Hélas ! illustre Patrocle, que m’as-tu dit ? je ne crains point les prédictions. Ma respectable mère ne m’en a jamais fait de la part de Jupiter ; mais une douleur cruelle occupe mon âme. Un homme dont je suis l’égal m’a voulu priver de mon partage, parce qu’il est plus puissant que moi ; il m’a ravi le prix que j’avais gagné : cette injure tourmente mon esprit.

« Cette fille que les Grecs m’avaient donnée pour ma récompense, et que j’avais méritée avec ma lance en renversant une ville très-forte, Agamemnon, fils d’Atrée, l’a ravie de mes mains, et m’a traité comme un homme sans honneur. Mais cet outrage est fait, n’en parlons plus. Il ne faut pas que la colère soit toujours dans le cœur. J’avais résolu de ne vaincre mon ressentiment que quand les ennemis et le danger seraient venus jusqu’à mes vaisseaux. Endosse mes armes brillantes sur tes épaules, et conduis mes belliqueux Myrmidons au combat : car une nuée de Troyens environne les vaisseaux ; le danger augmente ; notre flotte est enfermée sur le bord de la mer dans un espace fort étroit, et la ville entière de Troie fond sur nous, pleine de confiance ; car les Troyens ne voient pas encore mon casque resplendissant ; ils auraient bientôt couvert nos fossés de leurs cadavres si le roi Agamemnon avait été plus doux envers moi ; mais à présent ils assiégent notre armée enfermée.

« La lance de Diomède, fils de Tydée, ne peut écarter la mort qui fond sur les Grecs. Je n’ai point entendu la voix du fils d’Atrée mon ennemi ; mais j’ai entendu la voix tonnante d’Hector, qui exhorte les Troyens ; ils répondent par des frémissements guerriers. Les vainqueurs sont dans tout notre camp. Mais qu’ainsi ne soit ; Patrocle, va chasser au loin cette peste ; attaque-les vaillamment ; qu’ils ne portent point la flamme dans nos vaisseaux ; qu’ils ne nous privent point d’un doux retour. Fais périr tous les Troyens, mais abstiens-toi d’attaquer Hector. Obéis à ma remontrance ; qu’elle soit présente à ton esprit : conserve-moi le grand honneur et la gloire que j’attends de tous les Grecs ; qu’ils me rendent la belle fille qu’on m’a enlevée, et qu’ils me fassent de riches présents.

« Dès que tu auras repoussé les ennemis des vaisseaux, reviens à moi, si tu veux que le tonnant mari de Junon te donne de la gloire. Ne cède point à l’ambition de combattre sans moi contre les belliqueux Troyens ; car tu m’exposerais à la honte. Ne te laisse point emporter à la chaleur du combat, en tuant les Troyens jusqu’aux murs d’Ilion, de peur que quelque dieu ne descende de l’éternel Olympe ; car Apollon, qui tire de très-loin, protège Troie. Reviens dès que tu auras mis en sûreté les vaisseaux. Laisse aller les Troyens dans la campagne. Plût à Dieu que le père Jupiter, et Minerve, et Apollon, nous livrassent tous les Troyens ! qu’aucun n’évitât la mort, et qu’aucun des Grecs n’échappât ! que nous évitassions la mort tous deux seuls, et que nous pussions tous deux seuls renverser les murs sacrés de Troie ! »

C’est ainsi qu’Achille et Patrocle parlaient ensemble. Ajax cependant ne pouvait plus résister. Il était accablé de traits. Les décrets de Jupiter et les illustres archers troyens l’oppressaient. Son casque brillant rendait un son terrible autour de ses tempes ; car il était frappé sans cesse sur les clous très-bien arrangés de son casque. Il repoussait les traits ennemis de l’épaule gauche, tenant toujours d’une main ferme son bouclier ; et les Troyens, qui le pressaient, ne pouvaient, à coups de javelots, le faire remuer de sa place. Il haletait ; la sueur coulait de tous ses membres, il ne pouvait plus respirer : mal sur mal fondait sur lui.

Dites-moi à présent, muses, habitantes des maisons de l’Olympe, comment le feu prit d’abord aux vaisseaux des Grecs.

Hector, qui était tout auprès, frappa avec sa grande épée la lance de bois de frêne (la lance d’Ajax), et la coupa juste à l’endroit par lequel le bois tenait à la hampe. Ajax Télamon empoigna alors inutilement sa pique mutilée. La hampe d’airain était tombée à terre loin de lui, en retentissant.

Ajax, d’un esprit éclairé, reconnut l’ouvrage des dieux ; et comme Jupiter, foudroyant d’en haut, renversait tous les desseins des Grecs dans la bataille, et décernait la victoire aux Troyens, il se retira donc de la mêlée ; et les Troyens jetèrent de tous côtés des feux sur les vaisseaux agiles ; et la flamme inextinguible s’étendit soudain partout, car le feu environna la poupe.

Alors Achille, s’étant frappé les cuisses, parla ainsi : « Hâte-toi, illustre Patrocle, dompteur de chevaux ; car je vois sur les vaisseaux l’impétuosité d’un feu ennemi : crains que les flammes ne les embrasent tous, et qu’il n’y ait plus ensuite moyen de s’enfuir. Prends les armes incessamment ; et moi j’assemblerai les troupes. »

Il parla ainsi, et Patrocle s’arma d’un brillant airain. Il mit d’abord les bottines autour de ses belles jambes. Ensuite il attacha autour de sa poitrine la cuirasse du prompt Achille, peinte de couleurs diverses, et semée d’étoiles. Il pendit à ses épaules l’épée d’airain enrichie de clous d’argent, et le bouclier vaste et solide. Il mit sur sa forte tête le casque bien battu, dont l’aigrette était de crins de cheval ; et une crête terrible flottait au-dessus d’eux. Il mit dans ses mains deux forts javelots carrés, propres pour elles. Il ne prit point la lance du brillant Achille, grande, pesante, forte, qu’aucun autre des Grecs ne put manier, et que le seul Achille sut lancer. C’était un bois de frêne péliaque, que Chiron avait donné à Pelée, père d’Achille, coupé sur le haut du mont Pélion pour donner un jour la mort aux héros.

Il ordonne à Automédon d’atteler sur-le-champ les chevaux. Il honorait Automédon, après Achille, comme le plus capable de rompre les bataillons ennemis ; car il était fidèle et attentif dans la bataille à soutenir les efforts menaçants des ennemis. Automédon lui amena donc sous le joug Xante et Balie, chevaux impétueux qui égalaient les vents à la course. La harpie Podarge les avait conçus du vent Zéphyre, un jour qu’elle paissait dans un pré sur le bord de l’Océan. Il joignit encore aux courroies du timon l’illustre Pédase. Achille avait pris ce cheval au sac de la ville d’Étion. Ce Pédase, quoique mortel, allait fort bien avec les chevaux immortels.

Achille fit prendre les armes à ses Myrmidons, allant par toutes les tentes avec des armes. Ils étaient comme des loups, dévorant de la chair crue, exerçant une grande force dans leurs entrailles, qui déchirent et mangent dans les montagnes un cerf aux grandes andouillées, après l’avoir tué. Leur mâchoire est toute rouge de sang ; et ils s’en vont en troupe, d’une fontaine aux eaux noires, boire à petites gorgées la superficie d’une eau noire que leur gueule mêle avec des grumeleaux de sang. Leur poitrine est intrépide, et leur large ventre est tendu fortement.

C’est ainsi que les chefs des Myrmidons, et les princes, accompagnaient le courageux serviteur d’Achille au pied léger ; et ils allaient d’un grand courage. Achille était au milieu d’eux, semblable à Mars, les exhortant, eux, et leurs chevaux, et leurs boucliers[2].


TRADUCTION LIBRE.

Tandis que les héros défenseurs du Scamandre
Mettaient la Grèce en fuite et ses vaisseaux en cendre,
Patrocle aux pieds d’Achille apportait ses douleurs.
Ses yeux étaient baignés de deux ruisseaux de pleurs ;
Il éclate en sanglots. Le fils de la déesse
D’un regard dédaigneux contemple sa faiblesse ;
Mais dans son fier courroux respectant l’amitié,
Indigné de ses pleurs, attendri de pitié :
« Quoi ! c’est l’ami d’Achille ! il m’apporte des larmes.
N’est-il qu’un faible enfant dont la mère en alarmes.
En pleurant avec lui, le serre entre ses bras ?
Est-ce avec des sanglots qu’on revient des combats ?
Qui peux-tu regretter ? Tes parents ni mon père
N’ont point de leurs vieux ans terminé la carrière.

Alors, certes, alors ma juste piété
Égalerait du moins ta sensibilité.
Qui pleures-tu ? dis-moi : des Grecs qui me trahissent,
Qui n’ont pas su combattre, et que les dieux punissent ;
Les esclaves d’un roi qui m’a persécuté ?
Va, s’ils sont malheureux, ils l’ont bien mérité. »
Patrocle lui répond d’une voix lamentable :
« Grand et cruel Achille, Achille inexorable !
Malheur à qui serait, dans ce mortel effroi,
Dans ce malheur public, aussi ferme que toi !
La mort est sur nos pas : Diomède, Eurypyle,
Ulysse, sont blessés, et tu restes tranquille !
Le sang du puissant roi qui t’osait outrager,
Le sang d’Agamemnon coule pour te venger.
Crois-moi, voilà le temps où les grands cœurs pardonnent.
À quels affreux loisirs tes chagrins s’abandonnent !
À perdre tes amis quels dieux t’ont animé ?
Ô ciel ! Hector triomphe ! Achille est désarmé !
Il voit d’un œil content la Grèce désolée !...
Non, tu n’es pas le fils du généreux Pelée ;
Non, la tendre Thétis n’a point formé ton cœur,
Ce cœur que j’implorais, et qui me fait horreur.
Qui dédaigne Patrocle et qui hait sa patrie.
Les autans déchaînés, les vagues en furie,
T’ont formé, t’ont vomi dans les antres affreux,
Pour être plus terrible et plus funeste qu’eux.
Pardonne, j’en dis trop : mais si vers cette rive
Ton éternel courroux tient ta valeur captive,
Ou si de nos devins quelque oracle menteur
Enchaîne ton courage et nous ôte un vengeur.
Souffre au moins qu’un ami puisse tenir ta place.
Prête-moi ton armure, et j’aurai ton audace.
Autour de nos vaisseaux Ajax combat encor.
Ton casque sur mon front fera trembler Hector ;
Et ton nom préparant un triomphe facile,
Les Troyens sont vaincus s’ils pensent voir Achille. »
C’est ainsi qu’il parlait : ainsi, par sa vertu.
Il ébranle un courroux de pitié combattu ;
Il l’assiége, il le presse. Ah ! malheureux, arrête ;
Hélas ! tu ne vois point ce que le ciel t’apprête :
Ta vertu te trompait ; tu courais au trépas,
Achille cependant ne le rebutait pas ;

Mais dans sa bonté même éclatait sa colère.
« Je méprise, dit-il, cette erreur populaire
Qui croit que l’avenir au prêtre est révélé.
Et qu’il nous faut mourir lorsque Delphe a parlé[3].
Je ne m’occupe point d’une chimère vaine ;
J’écoute mon dépit, je me livre à ma haine ;
Elle est juste, il suffit. Je n’ai point pardonné
À cet indigne roi par mes mains couronné,
À cet Atride ingrat, au rival que j’ahhorre.
Qui m’ôta Briséis et la retient encore,
Qui devant tous les Grecs osa m’humilier :
Non, jamais tant d’atïronts ne pourront s’oublier.
« Mais enfin j’ai prescrit un terme à ma vengeance ;
J’ai promis, si jamais, poursuivis sans défense,
Les Argiens tremblants aux bords du Ximoïs
Fuyaient jusqu’aux vaisseaux par nous-mêmes conduits,
Qu’alors de ces vaincus j’aurais pitié peut-être ;
Que je pourrais souffrir qu’on secourût leur maître ;
Qu’on le couvrît de honte en conservant ses jours.
Ce temps est arrivé ; va, marche à son secours.
Je vois d’Agamemnon la fuite avilissante ;
D’Hector qui le poursuit j’entends la voix tonnante.
Il t’appelle à la gloire, arme-toi contre lui ;
Et si le ciel vengeur te seconde aujourd’hui.
N’abuse point surtout du bonheur qu’il t’envoie ;
Ne tente point les dieux, ne va point jusqu’à Troie :
Modère ta valeur ; c’est assez d’écarter
Cet Hector insolent qui nous ose insulter ;
C’est assez d’arracher aux flammes, au pillage,
Nos vaisseaux exposés sur cet affreux rivage.
Puissent ces fils de Tros, et ces Grecs odieux,
Ces communs ennemis, en horreur à mes yeux,
S’égorger l’un par l’autre, et tomber nos victimes !
Que leur sang détestable efface enfin leurs crimes !
Qu’il ne reste que nous pour détruire à jamais
Les lieux qu’ils ont souillés d’opprobre et de forfaits ! »
Tandis que, d’une voix si terrible et si fière,
Achille à sa pitié mêlait tant de colère,

Ajax versait son sang. Ce fils de Télamon,
Défenseur de la Grèce et terreur d’Ilion,
Combattait une armée, Hector, et les dieux mêmes.
Sa force défaillit ; ses périls sont extrêmes :
L’immense bouclier dont le poids le défend
Va bientôt échapper à son bras languissant.
Ô muse ! apprenez-moi ; muse fière et sensible.
Qui gardez de nos maux la mémoire terrible,
Dites aux nations quel mortel ou quel dieu,
Lançant avec la mort et le fer et le feu,
Sur les vaisseaux des Grecs apporta l’incendie.
C’est le fils de Priam ; c’est cette main hardie
Qui, d’un glaive tranchant, fit tomber en éclats
La lance dont Ajax armait encor son bras :
Apollon dirigeait un coup si redoutable.
Ajax périra-t-il sous le dieu qui l’accable ?
Il a trop reconnu qu’il ne peut résister
À ce dieu qui s’obstine à le persécuter ;
Il pâlit, il succombe, il cède, il se retire.
Les Troyens acharnés, que son absence attire,
Lancent sur les vaisseaux des brandons allumés.
Quelles voiles, quels bois, sont déjà consumés ?
C’est le vaisseau d’Ajax : il périt à sa vue ;
La flamme en tourbillons monte et fuit dans la nue.
Achille en est témoin ; il se frappe les flancs ;
Il s’écrie : « Arme-toi, cher Patrocle, il est temps ;
Va combattre et sauver la flotte menacée. »
De Patrocle déjà la valeur empressée
Du bouclier d’Achille avait chargé son bras ;
Il essayait sa lance, et ne s’en servit pas :
Le seul fils de Thétis en pouvait faire usage,
Mais il saisit le glaive, instrument du carnage,
Dont l’argent le plus pur est le simple ornement.
Il a couvert son front du casque étincelant
Dont le flottant panache inspirait l’épouvante ;
Sa poitrine soutient la cuirasse pesante ;
Deux puissants javelots brillaient entre ses mains.
Tout prêts à se plonger dans le sang des humains.
Le brave Automédon, digne écuyer d’Achille,
Déjà d’une main prompte, et ferme autant qu’habile.
Attelait du héros les coursiers écumants,
Des amours du Zéphyre impétueux enfants ;

Ils prouvent leur naissance, et leur course légère
Dans les champs des combats a devancé leur père.
Patrocle impatient sur le char est monté.
Enfin, maître de soi, quoique encore irrité,
À ses Thessaliens Achille se présente.
Sur cinquante vaisseaux aux rivages du Xante
Il les avait conduits pour venger Ménélas :
Trop longtemps en ces lieux il enchaîna leurs bras.
Cinq héros commandaient leur troupe partagée.
Sous le fier Ménestus la première est rangée ;
Ménestus est le fils d’un des dieux ignorés
Qu’aux champs thessaliens le temps a consacrés.
Et qui sut captiver la belle Polydore.
La seconde phalange est sous les lois d’Eudore,
Héros que Polymèle, hélas ! a mis au jour
Quand le flatteur Mercure eut trompé son amour.
Phénix, de qui la Grèce a vanté la prudence,
Qui du fils de Pelée a gouverné l’enfance,
Conduisait aux combats un autre bataillon.
Les derniers ont suivi Pisandre, Alcimédon,
Alcimédon, parent du dangereux Ulysse.
Non loin de ses vaisseaux, dans une vaste lice,
Achille les rassemble, et leur parle en ces mots :
« Assez et trop longtemps mon funeste repos,
Braves Thessaliens, excita vos murmures.
Du fier Agamemnon l’outrage et les injures,
Mes affronts, mes malheurs, ne vous ont point touchés ;
Ma vengeance est un droit que vous me reprochez.
Vous me disiez toujours : Impitoyable Achille,
Jusqu’à quand rendrez-vous la valeur inutile ?
Aux vallons de Tempé renvoyez vos soldats.
Si votre dureté les tient loin des combats,
Si vous leur défendez de servir la patrie.
Eh bien ! vous le voulez ? j’entends la voix qui crie :
Aux armes ! aux assauts ! aux périls ! à la mort !
Vous l’emportez : marchez ; je me rends sans effort.
Marchez avec Patrocle, et laissez votre maître
Dévorer ses chagrins, qu’il combattra peut-être :
Ma main ne peut servir l’indigne roi des rois. »
Ses guerriers cependant se pressent à sa voix ;
Tout obstiné qu’il est, lui-même il les arrange.
En bataillons serrés il unit sa phalange ;

Les soldats aux soldats paraissent s’appuyer ;
Le bouclier d’airain se joint au bouclier ;
Le casque joint le casque ; une forêt mouvante
De panaches brillants porte au loin l’épouvante.
Tel d’un vaste palais l’habile ordonnateur
Par des marbres épais en soutient la hauteur,
Les unit l’un à l’autre ; et le superbe faîte
S’élève inaccessible aux coups de la tempête[4].



FIN.




  1. C’est le titre qui fut donné à l’Iliade dans toutes les anciennes éditions. (Note de Voltaire.)
  2. Ce sont là les 167 vers sur lesquels l’Académie a voulu qu’on travaillât ; si l’auteur a poussé son travail jusqu’au 217e vers, ce n’est que pour parvenir au moment où Patrocle va combattre. (Note de Voltaire.)
  3. Ces vers, qui ne sont pas fournis par l’original, sont imités de Lucain (livre IX), et c’est la troisième imitation qu’en donne Voltaire. (Voyez tome III du Théâtre, p. 519, et tome IX, p. 444.)
  4. Une place à part est réservée dans cette édition à quelques pièces de poésie, qui n’ont pas été recueillies jusqu’à présent dans les Œuvres de Voltaire, et qui lui sont attribuées avec plus ou moins de vraisemblance.