Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Anti-Lucrèce

Éd. Garnier - Tome 17
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ANTI-LUCRÈCE[1].

La lecture de tout le poëme de feu M. le cardinal de Polignac m’a confirmé dans l’idée que j’en avais conçue lorsqu’il m’en lut le premier chant. Je suis encore étonné qu’au milieu des dissipations du monde, et des épines des affaires, il ait pu écrire un si long ouvrage en vers, dans une langue étrangère, lui qui aurait à peine fait quatre bons vers dans sa propre langue. Il me semble qu’il réunit souvent la force de Lucrèce à l’élégance de Virgile. Je l’admire surtout dans cette facilité avec laquelle il exprime toujours des choses si difficiles.

Il est vrai que son Anti-Lucrèce est peut-être trop diffus et trop peu varié ; mais ce n’est pas en qualité de poète que je l’examine ici, c’est comme philosophe. Il me paraît qu’une aussi belle âme que la sienne devait rendre plus de justice aux mœurs d’Épicure, qui étant à la vérité un très-mauvais physicien, n’en était pas moins un très-honnête homme, et qui n’enseigna jamais que la douceur, la tempérance, la modération, la justice, vertus que son exemple enseignait encore mieux.

Voici comme ce grand homme est apostrophé dans l’Anti-Lucrèce (livre I, v. 524 et suiv.) :

Si virtutis eras avidus, rectique bonique
Tam sitiens, quid relligio tibi sancta nocebat ?
Aspera quippe nimis visa est ? Asperrima certe
Gaudenti vitiis, sed non virtutis amanti.
Ergo perfugium culpæ, solisque benignus
Perjuris ac fœdifragis, Epicure, parabas.
Solam hominum fæcem poteras devotaque furcis
Devincire tibi capita...

On peut rendre ainsi ce morceau en français, en lui prêtant, si je l’ose dire, un peu de force :

Ah ! si par toi le vice eût été combattu,
Si ton cœur pur et droit eût chéri la vertu !
Pourquoi donc rejeter, au sein de l’innocence,
Un Dieu qui nous la donne, et qui la récompense ?
Tu le craignais ce Dieu ; son règne redouté
Mettait un frein trop dur à ton impiété.
Précepteur des méchants, et professeur du crime,
Ta main de l’injustice ouvrit le vaste abîme,
Y fit tomber la terre, et le couvrit de fleurs.

Mais Épicure pouvait répondre au cardinal : Si j’avais eu le bonheur de connaître comme vous le vrai Dieu, d’être né comme vous dans une religion pure et sainte, je n’aurais pas certainement rejeté ce Dieu révélé dont les dogmes étaient nécessairement inconnus à mon esprit, mais dont la morale était dans mon cœur. Je n’ai pu admettre des dieux tels qu’ils m’étaient annoncés dans le paganisme. J’étais trop raisonnable pour adorer des divinités qu’on faisait naître d’un père et d’une mère comme les mortels, et qui comme eux se faisaient la guerre. J’étais trop ami de la vertu pour ne pas haïr une religion qui tantôt invitait au crime par l’exemple de ces dieux mêmes, et tantôt vendait à prix d’argent la rémission des plus horribles forfaits. D’un côté je voyais partout des hommes insensés, souillés de vices, qui cherchaient à se rendre purs devant des dieux impurs, et de l’autre, des fourbes qui se vantaient de justifier les plus pervers, soit en les initiant à des mystères, soit en faisant couler sur eux goutte à goutte le sang des taureaux, soit en les plongeant dans les eaux du Gange. Je voyais les guerres les plus injustes entreprises saintement, dès qu’on avait trouvé sans tache le foie d’un bélier, ou qu’une femme, les cheveux épars et l’œil troublé, avait prononcé des paroles dont ni elle ni personne ne comprenait le sens. Enfin je voyais toutes les contrées de la terre souillées du sang des victimes humaines que des pontifes barbares sacrifiaient à des dieux barbares. Je me sais bon gré d’avoir détesté de telles religions. La mienne est la vertu. J’ai invité mes disciples à ne se point mêler des affaires de ce monde, parce qu’elles étaient horriblement gouvernées. Un véritable épicurien était un homme doux, modéré, juste, aimable, duquel aucune société n’avait à se plaindre, et qui ne payait pas des bourreaux pour assassiner en public ceux qui ne pensaient pas comme lui. De ce terme à celui de la religion sainte qui vous a nourri, il n’y a qu’un pas à faire. J’ai détruit les faux dieux ; et si j’avais vécu avec vous, j’aurais connu le véritable.

C’est ainsi qu’Épicure pourrait se justifier sur son erreur : il pourrait même mériter sa grâce sur le dogme de l’immortalité de l’âme, en disant : Plaignez-moi d’avoir combattu une vérité que Dieu a révélée cinq cents ans après ma naissance. J’ai pensé comme tous les premiers législateurs païens du monde, qui tous ignoraient cette vérité.

J’aurais donc voulu que le cardinal de Polignac eût plaint Épicure en le condamnant ; et ce tour n’en eût pas été moins favorable à la belle poésie.

A l’égard de la physique, il me paraît que l’auteur a perdu beaucoup de temps et beaucoup de vers à réfuter la déclinaison des atomes, et les autres absurdités dont le poème de Lucrèce fourmille. C’est employer de l’artillerie pour détruire une chaumière. Pourquoi encore vouloir mettre à la place des rêveries de Lucrèce les rêveries de Descartes ?

Le cardinal de Polignac a inséré dans son poëme de très-beaux vers sur les découvertes de Newton ; mais il y combat, malheureusement pour lui, des vérités démontrées. La philosophie de Newton ne soutire guère qu’on la discute en vers ; à peine peut-on la traiter en prose ; elle est toute fondée sur la géométrie. Le génie poétique ne trouve point là de prise. On peut orner de beaux vers l’écorce de ces vérités ; mais pour les approfondir il faut du calcul, et point de vers.


  1. Cet article, publié on 1748 dans le tome VI des Œuvres de Voltaire, fut, dans l’édition de 1756, mis dans la seconde partie des Mélanges de littérature. (B.)


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