Les Honnêtetés littéraires/Édition Garnier/26

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 158-161).

VINGT-SIXIÈME HONNÊTETÉ.

« Vous êtes un impudent, un menteur, un faussaire, un traître, qui imputez à des Anglais de mauvais vers que vous dites avoir traduits en français. Vous êtes le seul auteur de ces vers abominables ; et, de plus, vous n’avez jamais entendu ni Locke ni Newton : car frère Bertliier a dit que vous cherchiez la trisection de l’angle par la géométrie ordinaire. »

Ce sont à peu près les paroles des Nonotte, Patouillet, Guyon, etc., à ce pauvre vieillard qui est hors d’état de leur répondre. Je prends toujours son parti comme je le dois. La plupart des gens de lettres ahandonnent leurs amis pillés et vexés ; ils ressemblent à ces animaux qu’on dit amis de l’homme, et qui, quand ils voient un de leurs camarades mort de ses blessures dans un grand chemin, lèchent son sang, et passent sans se soucier du défunt. Je ne suis pas de ce caractère, je défends mon ami unguibus et rostro.

M. Middleton, à qui nous devons la vie de Cicéron, et des morceaux de littérature très-curieux, voyageant en France dans sa jeunesse, fit des vers charmants sur ce qu’il avait vu dans notre patrie ; les voici d’après le recueil où ils sont imprimés. Ceux qui entendent l’anglais les liront sans doute avec plaisir.


A nation here I pity and admire,
Whom noblest sentiments of glory fire ;
Yet taught by custom's force, and bigot fear,
To serve with pride, and boast the yoke they bear :
Whose nobles born to cringe and to command,
In courts a mean, in camps a gen’rous band ;
From priests and stock-jobbers content receive
Those laws their dreaded arms to Europe give :
Whose people vain in want, in bondage blest ;
Tho’plunder’d, gay ; industrious, tho opprest ;
With happy follies rise above their fate ;
The jest and envy of a wiser state.

Yet here the muses deign’d a while to sport
In the short sun-shine of a fav’ring court ;
Here Boileau, strong in sense, and sharp in wit,
Who from the ancients, like the ancients writ,
Permission gain’d inferior vice to blame,
By lying incense to his master’s fame.

With more delight those pleasing shades I view,
Where Condé from an envious, court withdrew,
Where sick of glory, faction, power and pride,
Sure judge how empty all, who oll had try’d,
Beneath his palms, the wary chicf repos’d,
And life’s great scene in quiet virtue clos’d.

Voici comme M. de Voltaire, mon ami, traduit assez fidèlement tout cet excellent morceau, autant qu’une traduction en vers peut être fidèle :

Tel est l’esprit français ; je l’admire et le plains[1].
Dans son abaissement quel excès de courage !
La tête sous le joug, les lauriers dans les mains,
Il chérit à la fois la gloire et l’esclavage.
Ses exploits et sa honte ont rempli l’univers[2].
Vainqueur dans les combats, enchaîné par ses maîtres,
Pillé par des traitants, aveuglé par des prêtres ;
Dans la disette il chante, il danse avec ses fers.
Fier dans la servitude, heureux dans sa folie,
De l’Anglais libre et sage il est encor l’envie.

Les muses cependant ont habité ces bords,
Lorsqu’à leurs favoris prodiguant ses trésors,
Louis encourageait l’imitateur d’Horace :
Ce Boileau plein de sel encor plus que de grâce,
Courtisan satirique, ayant le double emploi
De censeur des Cotin, et de flatteur du roi.

Mais je t’aime encor mieux, ô respectable asile !
Chantilly, des héros séjour noble et tranquille,
Lieux où l’on vit Condé, fuyant de vains honneurs,
Lassé de factions, de gloire, et de grandeurs,
Caché sous ses lauriers, dérobant sa vieillesse
Aux dangers d’une cour infidèle et traîtresse,
Ayant éprouvé tout, dire avec vérité :
Rien ne remplit le cœur, et tout est vanité.

J’avoue que ces vers français peuvent n’avoir pas toute l’énergie anglaise. Hélas ! c’est le sort des traducteurs en toute langue d’être au-dessous de leurs originaux.

J’avoue encore qu’il y a quelques vers de Middleton injurieux à la nation française. M. de Voltaire a souvent repoussé toutes ces injures modestement, selon sa coutume.

En voilà assez pour ce qui regarde les vers. Quant à la trisection de l’angle, cela pourrait ennuyer les dames, dont il faut toujours ménager la délicatesse[3].

S’il se passe quelques nouvelles honnêtetés dans la turbulente république des lettres, on n’a qu’à nous en avertir : nous en ferons bonne et briève justice.

  1. Les douze premiers vers sont déjà tome XXIII, page 528
  2. C’était dans la guerre de 1689. (Note de Voltaire.)
  3. C’est entre cet alinéa et le suivant que les éditeurs de Kehl, copiés par tous leurs successeurs, avaient placé, comme vingt-septième honnêteté, le morceau dont il est parlé dans la note de la page 115.