Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Fin du monde

Éd. Garnier - Tome 19
◄  Filosofe Fin du monde Finesse   ►



FIN DU MONDE[1].

La plupart des philosophes grecs crurent le monde éternel dans son principe, éternel dans sa durée. Mais pour cette petite partie du monde, ce globe de pierre, de boue, d’eau, de minéraux et de vapeurs, que nous habitons, on ne savait qu’en penser : on le trouvait très-destructible. On disait même qu’il avait été bouleversé plus d’une fois, et qu’il le serait encore. Chacun jugeait du monde entier par son pays, comme une commère juge de tous les hommes par son quartier.

Cette idée de la fin de notre petit monde et de son renouvellement frappa surtout les peuples soumis à l’empire romain, dans l’horreur des guerres civiles de César et de Pompée. Virgile, dans ses Géorgiques (I, 468), fait allusion à cette crainte généralement répandue dans le commun peuple :

Impiaque Æternam timuerunt Sæcula noctem.

L’univers étonné, que la terreur poursuit,
Tremble de retomber dans l’éternelle nuit.

Lucain s’exprime bien plus positivement quand il dit :

Hos, Cæsar, populos, si nunc non usserit ignis,
Uret cum terris, uret cum gurgite ponti.
Communis mundo superest rogus…

(Pharsale, VII, 812.)

Qu’importe du bûcher le triste et faux honneur ?
Le feu consumera le ciel, la terre et l’onde ;
Tout deviendra bûcher ; la cendre attend le monde.

Ovide ne dit-il pas après Lucrèce :

Esse quoque in fatis reminiscitur affore tempus
Quo mare, quo tellus, correptaque regia cœli
Ardeat, et mundi moles operosa laboret.

(Mét., I, 256.)

Ainsi l’ont ordonné les destins implacables ;
L’air, la terre, et les mers, et les palais des dieux,
Tout sera consumé d’un déluge de feux.

Consultez Cicéron lui-même, le sage Cicéron. Il vous dit dans son livre de la Nature des dieux[2], le meilleur livre peut-être de toute l’antiquité, si ce n’est celui des devoirs de l’homme, appelé les Offices ; il dit : « Ex quo eventurum nostri putant id, de quo Panætium addubitare dicebant, ut ad extremum omnis mundus ignesceret ; quum, humore consumpto neque terra ali posset, nec remearet aer, cujus ortus, aqua omni exhausta, esse non posset : ita relinqui nihil præter ignem, a quo rursum animante ac Deo renovatio mundi fieret, atque idem ornatus oriretur, — Suivant les stoïciens, le monde entier ne sera que du feu ; l’eau étant consumée, plus d’aliment pour la terre ; l’air ne pourra plus se former, puisque c’est de l’eau qu’il reçoit son être : ainsi le feu restera seul. Ce feu étant Dieu, et ranimant tout, renouvellera le monde, et lui rendra sa première beauté. »

Cette physique des stoïciens est, comme toutes les anciennes physiques, assez absurde ; mais elle prouve que l’attente d’un embrasement général était universelle.

Étonnez-vous encore davantage : le grand Newton pense comme Cicéron. Trompé par une fausse expérience de Boyle[3], il croit que l’humidité du globe se dessèche à la longue, et qu’il faudra que Dieu lui prête une main réformatrice, manum emendatricem. Voilà donc les deux plus grands hommes de l’ancienne Rome et de l’Angleterre moderne qui pensent qu’un jour le feu l’emportera sur l’eau.

Cette idée d’un monde qui devait périr et se renouveler était enracinée dans les cœurs des peuples de l’Asie Mineure, de la Syrie, de l’Égypte, depuis les guerres civiles des successeurs d’Alexandre. Celles des Romains augmentèrent la terreur des nations qui en étaient les victimes. Elles attendaient la destruction de la terre, et on espérait une nouvelle terre dont on ne jouirait pas. Les Juifs, enclavés dans la Syrie, et d’ailleurs répandus partout, furent saisis de la crainte commune.

Aussi il ne paraît pas que les Juifs fussent étonnés quand Jésus leur disait, selon saint Matthieu et saint Luc[4] : Le ciel et la terre passeront. Il leur disait souvent : Le règne de Dieu approche. Il prêchait l’Évangile du règne.

Saint Pierre annonce[5] que l’Évangile a été prêché aux morts, et que la fin du monde approche. Nous attendons, dit-il, de nouveaux cieux et une nouvelle terre.

Saint Jean, dans sa première Épître, dit[6] : « Il y a dès à présent plusieurs antechrists, ce qui nous fait connaître que la dernière heure approche. »

Saint Luc prédit dans un bien plus grand détail la fin du monde et le jugement dernier. Voici ses paroles[7] :

« Il y aura des signes dans la lune et dans les étoiles, des bruits de la mer et des flots ; les hommes, séchant de crainte, attendront ce qui doit arriver à l’univers entier. Les vertus des cieux seront ébranlées ; et alors ils verront le fils de l’homme venant dans une nuée, avec grande puissance et grande majesté. En vérité, je vous dis que la génération présente ne passera point que tout cela ne s’accomplisse. »

[8] Nous ne dissimulons point que les incrédules nous reprochent cette prédiction même. Ils veulent nous faire rougir de ce que le monde existe encore. La génération passa, disent-ils, et rien de tout cela ne s’accomplit. Luc fait donc dire à notre Sauveur ce qu’il n’a jamais dit ; ou bien il faudrait conclure que Jésus-Christ s’est trompé lui-même : ce qui serait un blasphème. On ferme la bouche à ces impies en leur disant que cette prédiction, qui paraît si fausse selon la lettre, est vraie selon l’esprit ; que l’univers entier signifie la Judée, et que la fin de l’univers signifie l’empire de Titus et de ses successeurs.

Saint Paul s’explique aussi fortement sur la fin du monde, dans son Épître à ceux de Thessalonique : « Nous qui vivons, et qui vous parlons, nous serons emportés dans les nuées pour aller au-devant du Seigneur au milieu de l’air. »

Selon ces paroles expresses de Jésus et de saint Paul, le monde entier devait finir sous Tibère, ou au plus tard sous Néron. Cette prédiction de Paul ne s’accomplit pas plus que celle de Luc.

Ces prédictions allégoriques n’étaient pas sans doute pour le temps où vivaient les évangélistes et les apôtres. Elles étaient pour un temps à venir, que Dieu cache à tous les hommes.

Tu ne quæsieris (scire nefas) quem mihi, quem tibi
Finem di dederint, Leuconoe,; nec Babylonios
Tentaris numeros. Ut melius, quidquid erit, pati !

(Hor., l. I, od. xi, vers. 1-3.)

Il demeure toujours certain que tous les peuples alors connus attendaient la fin du monde, une nouvelle terre, un nouveau ciel. Pendant plus de dix siècles on a vu une multitude de donations aux moines, commençant par ces mots : « Adventante mundi vespero, etc. — La fin du monde étant prochaine, moi, pour le remède de mon âme, et pour n’être point rangé parmi les boucs, etc., je donne telles terres à tel couvent. » La crainte força les sots à enrichir les habiles.

Les Égyptiens fixaient cette grande époque après trente-six mille cinq cents années révolues. On prétend qu’Orphée l’avait fixée à cent mille et vingt ans.

L’historien Flavius Josèphe assure qu’Adam ayant prédit que le monde périrait deux fois, l’une par l’eau et l’autre par le feu, les enfants de Seth voulurent avertir les hommes de ce désastre. Ils firent graver des observations astronomiques sur deux colonnes, l’une de briques pour résister au feu qui devait consumer le monde, et l’autre de pierre pour résister à l’eau qui devait le noyer. Mais que pouvaient penser les Romains quand un esclave juif leur parlait d’un Adam et d’un Seth inconnus à l’univers entier ? Ils riaient.

Josèphe ajoute que la colonne de pierre se voyait encore, de son temps, dans la Syrie.

On peut conclure de tout ce que nous avons dit que nous savons fort peu de choses du passé, que nous savons assez mal le présent, rien du tout de l’avenir ; et que nous devons nous en rapporter à Dieu, maître de ces trois temps, et de l’éternité.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, sixième partie, 1771. (B.)
  2. De Natura deorum, lib. II, § 46. (Note de Voltaire.)
  3. Question à la fin de son Optique. (Note de Voltaire.)
  4. Matthieu, chapitre xxiv ; Luc, chapitre xvi. (Id.)
  5. I, Épitre de saint Pierre, chapitre iv. (Id.)
  6. Jean, chapitre ii, v. 18. (Id.)
  7. Luc, chapitre xxi. (Id.)
  8. Cet alinéa n’existait pas en 1771 ; il fut ajouté en 1774. (B.)


Filosofe

Fin du monde

Finesse