Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Épopée

Éd. Garnier - Tome 18
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ÉPOPÉE[1].

POËME ÉPIQUE.

Puisque épos signifiait discours chez les Grecs, un poëme épique était donc un discours ; et il était en vers, parce que ce n’était pas encore la coutume de raconter en prose. Cela paraît bizarre, et n’en est pas moins vrai. Un Phérécide passe pour le premier Grec qui se soit servi tout uniment de la prose pour faire une histoire moitié vraie[2], moitié fausse, comme elles l’ont été presque toutes dans l’antiquité.

Orphée, Linus, Tamyris, Musée, prédécesseurs d’Homère, n’écrivirent qu’en vers. Hésiode, qui était certainement contemporain d’Homère, ne donne qu’en vers sa Théogonie et son poëme des Travaux et des Jours. L’harmonie de la langue grecque invitait tellement les hommes à la poésie, une maxime resserrée dans un vers se gravait si aisément dans la mémoire, que les lois, les oracles, la morale, la théologie, tout était en vers.


D’HÉSIODE.

Il fit usage des fables qui depuis longtemps étaient reçues dans la Grèce. On voit clairement, à la manière succincte dont il parle de Prométhée et d’Épiméthée, qu’il suppose ces notions déjà familières à tous les Grecs. Il n’en parle que pour montrer qu’il faut travailler, et qu’un lâche repos dans lequel d’autres mythologistes ont fait consister la félicité de l’homme est un attentat contre les ordres de l’Être suprême.

Tâchons de présenter ici au lecteur une imitation de sa fable de Pandore, en changeant cependant quelque chose aux premiers vers, et en nous conformant aux idées reçues depuis Hésiode : car

aucune mythologie ne fut jamais uniforme :

Prométhée autrefois pénétra dans les cieux.
Il prit le feu sacré, qui n’appartient qu’aux dieux.
Il en fit part à l’homme ; et la race mortelle
De l’esprit qui meut tout obtint quelque étincelle.
« Perfide ! s’écria Jupiter irrité,
Ils seront tous punis de ta témérité. »
Il appela Vulcain ; Vulcain créa Pandore.

De toutes les beautés qu’en Vénus on adore
Il orna mollement ses membres délicats ;
Les Amours, les Désirs, forment ses premiers pas.
Les trois Grâces et Flore arrangent sa coiffure,
Et mieux qu’elles encore elle entend la parure.
Minerve lui donna l’art de persuader ;
La superbe Junon celui de commander.
Du dangereux Mercure elle apprit à séduire,
À trahir ses amants, à cabaler, à nuire ;
Et par son écolière il se vit surpassé.

Ce chef-d’œuvre fatal aux mortels fut laissé ;
De Dieu sur les humains tel fut l’arrêt suprême :
Voilà votre supplice, et j’ordonne qu’on l’aime[3].

Il envoie à Pandore un écrin précieux ;
Sa forme et son éclat éblouissent les yeux.
Quels biens doit renfermer cette boîte si belle !
De la bonté des Dieux c’est un gage fidèle ;
C’est là qu’est renfermé le sort du genre humain.
Nous serons tous des dieux... Elle l’ouvre ; et soudain
Tous les fléaux ensemble inondent la nature.
Hélas ! avant ce temps, dans une vie obscure,
Les mortels moins instruits étaient moins malheureux ;
Le vice et la douleur n’osaient approcher d’eux ;
La pauvreté, les soins, la peur, la maladie,
Ne précipitaient point le terme de leur vie.
Tous les cœurs étaient purs, et tous les jours sereins, etc.
Si Hésiode avait toujours écrit ainsi, qu’il serait supérieur à
Homère !

Ensuite Hésiode décrit les quatre âges fameux, dont il est le premier qui ait parlé (du moins parmi les anciens auteurs qui nous restent). Le premier âge est celui qui précéda Pandore, temps auquel les hommes vivaient avec les dieux. L’Âge de fer est celui du siége de Thèbes et de Troie. « Je suis, dit-il, dans le cinquième, et je voudrais n’être pas né. » Que d’hommes accablés par l’envie, par le fanatisme et par la tyrannie, en ont dit autant depuis Hésiode !

C’est dans ce poëme des Travaux et des Jours qu’on trouve des proverbes qui se sont perpétués, comme : « le potier est jaloux du potier ; » et il ajoute : « le musicien du musicien, et le pauvre même du pauvre. » C’est là qu’est l’original de cette fable du rossignol tombé dans les serres du vautour[4]. Le rossignol chante en vain pour le fléchir, le vautour le dévore. Hésiode ne conclut pas que « ventre affamé n’a point d’oreilles », mais que les tyrans ne sont point fléchis par les talents.

On trouve dans ce poëme cent maximes dignes des Xénophon et des Caton :

Les hommes ignorent le prix de la sobriété ; ils ne savent pas que la moitié vaut mieux que le tout. — L’iniquité n’est pernicieuse qu’aux petits. — L’équité seule fait fleurir les cités. — Souvent un homme injuste suffit pour ruiner sa patrie. — Le méchant qui ourdit la perte d’un homme prépare souvent la sienne. — Le chemin du crime est court et aisé. Celui de la vertu est long et difficile ; mais près du but il est délicieux. — Dieu a posé le travail pour sentinelle de la vertu.

Enfin ses préceptes sur l’agriculture ont mérité d’être imités par Virgile. Il y a aussi de très-beaux morceaux dans sa Théogonie. L’Amour qui débrouille le chaos ; Vénus qui, née sur la mer des parties génitales d’un dieu, nourrie sur la terre, toujours suivie de l’Amour, unit le ciel, la mer et la terre ensemble, sont des emblèmes admirables.

Pourquoi donc Hésiode eut-il moins de réputation qu’Homère ? Il me semble qu’à mérite égal Homère dût être préféré par les Grecs : il chantait leurs exploits et leurs victoires sur les Asiatiques, leurs éternels ennemis ; il célébrait toutes les maisons qui régnaient de son temps dans l’Achaïe et dans le Péloponèse ; il écrivait la guerre la plus mémorable du premier peuple de l’Europe contre la plus florissante nation qui fût encore connue dans l’Asie. Son poëme fut presque le seul monument de cette grande époque. Point de ville, point de famille qui ne se crût honorée de trouver son nom dans ces archives de la valeur. On assure même que, longtemps après lui, quelques différends entre des villes grecques, au sujet des terrains limitrophes, furent décidés par des vers d’Homère. Il devint après sa mort le juge des villes dans lesquelles on prétend qu’il demandait l’aumône pendant sa vie. Et cela prouve encore que les Grecs avaient des poëtes longtemps avant d’avoir des géographes.

Il est étonnant que les Grecs, se faisant tant d’honneur des poëmes épiques qui avaient immortalisé les combats de leurs ancêtres, ne trouvassent personne qui chantât les journées de Marathon, des Thermopyles, de Platée, de Salamine. Les héros de ce temps-là valaient bien Agamemnon, Achille, et les Ajax.

Tyrtée, capitaine, poëte et musicien, tel que nous avons vu de nos jours le roi de Prusse, fit la guerre, et la chanta. Il anima les Spartiates contre les Messéniens par ses vers, et remporta la victoire. Mais ses ouvrages sont perdus. On ne dit point qu’il ait paru de poëme épique dans le siècle de Périclès ; les grands talents se tournèrent vers la tragédie : ainsi Homère resta seul, et sa gloire augmenta de jour en jour. Venons à son Iliade.


DE L’ILIADE.

Ce qui me confirme dans l’opinion qu’Homère était de la colonie grecque établie à Smyrne, c’est cette foule de métaphores et de peintures dans le style oriental : la terre qui retentit sous les pieds dans la marche de l’armée, comme les foudres de Jupiter sur les monts qui couvrent le géant Typhée ; un vent plus noir que la nuit qui vole avec les tempêtes ; Mars et Minerve, suivis de la Terreur, de la Fuite et de l’insatiable Discorde, sœur et compagne de l’homicide dieu des combats, qui s’élève dès qu’elle paraît, et qui, en foulant la terre, porte dans le ciel sa tête orgueilleuse : toute l’Iliade est pleine de ces images ; et c’est ce qui faisait dire au sculpteur Bouchardon : « Lorsque j’ai lu Homère, j’ai cru avoir vingt pieds de haut[5]. »

Son poëme, qui n’est point du tout intéressant pour nous, était donc très-précieux pour tous les Grecs.

Ses dieux sont ridicules aux yeux de la raison, mais ils ne l’étaient pas à ceux du préjugé ; et c’était pour le préjugé qu’il écrivait.

Nous rions, nous levons les épaules en voyant des dieux qui se disent des injures, qui se battent entre eux, qui se battent contre des hommes, qui sont blessés, et dont le sang coule ; mais c’était là l’ancienne théologie de la Grèce et de presque tous les peuples asiatiques. Chaque nation, chaque petite peuplade avait sa divinité particulière qui la conduisait aux combats.

Les habitants des nuées et des étoiles, qu’on supposait dans les nuées, s’étaient fait une guerre cruelle. La guerre des anges contre les anges était le fondement de la religion des brachmanes, de temps immémorial. La guerre des Titans, enfants du Ciel et de la Terre, contre les dieux maîtres de l’Olympe, était le premier mystère de la religion grecque. Typhon, chez les Égyptiens, avait combattu contre Oshireth, que nous nommons Osiris, et l’avait taillé en pièces.

Mme Dacier, dans sa préface de l’Iliade, remarque très-sensément, après Eustathe, évêque de Thessalonique, et Huet, évêque d’Avranches, que chaque nation voisine des Hébreux avait son dieu des armées. En effet, Jephté ne dit-il pas aux Ammonites[6] : « Vous possédez justement ce que votre dieu Chamos vous a donné ; souffrez donc que nous ayons ce que notre Dieu nous donne ? »

Ne voit-on pas le Dieu de Juda vainqueur dans les montagnes[7], mais repoussé dans les vallées ?

Quant aux hommes qui luttent contre les immortels, c’est encore une idée reçue ; Jacob lutte une nuit entière contre un ange de Dieu. Si Jupiter envoie un songe trompeur au chef des Grecs, le Seigneur envoie un esprit trompeur au roi Achab. Ces emblèmes étaient fréquents, et n’étonnaient personne. Homère a donc peint son siècle ; il ne pouvait pas peindre les siècles suivants.

On doit répéter ici que ce fut une étrange entreprise, dans Lamotte[8], de dégrader Homère, et de le traduire ; mais il fut encore plus étrange de l’abréger pour le corriger. Au lieu d’échauffer son génie en tâchant de copier les sublimes peintures d’Homère, il voulut lui donner de l’esprit : c’est la manie de la plupart des Français ; une espèce de pointe qu’ils appellent un trait, une petite antithèse, un léger contraste de mots leur suffit. C’est un défaut dans lequel Racine et Boileau ne sont presque jamais tombés. Mais combien d’auteurs, combien d’hommes de génie même, se sont laissé séduire par ces puérilités, qui dessèchent et qui énervent tout genre d’éloquence !

En voici, autant que j’en puis juger, un exemple bien frappant. Phénix, au livre neuvième, pour apaiser la colère d’Achille, lui parle à peu près ainsi :

Les Prières, mon fils, devant vous éplorées,
Du souverain des dieux sont les filles sacrées ;
Humbles, le front baissé, les yeux baignés de pleurs,
Leur voix triste et craintive exhale leurs douleurs.
On les voit, d’une marche incertaine et tremblante,
Suivre de loin l’Injure impie et menaçante,
L’Injure au front superbe, au regard sans pitié,
Qui parcourt à grands pas l’univers effrayé.
Elles demandent grâce... et lorsqu’on les refuse,
C’est au trône de Dieu que leur voix vous accuse ;
On les entend crier en lui tendant les bras :
Punissez le cruel qui ne pardonne pas ;
Livrez ce cœur farouche aux affronts de l’Injure ;
Rendez-lui tous les maux qu’il aime qu’on endure ;
Que le barbare apprenne à gémir comme nous.
Jupiter les exauce ; et son juste courroux
S’appesantit bientôt sur l’homme impitoyable.

Voilà une traduction faible, mais assez exacte ; et, malgré la gêne de la rime et la sécheresse de la langue, on aperçoit quelques traits de cette grande et touchante image, si fortement peinte dans l’original.

Que fait le correcteur d’Homère ? Il mutile en deux vers d’antithèses toute cette peinture :

On irrite les dieux ; mais par des sacrifices,
De ces dieux irrités on fait des dieux propices.

(Lamotte-Houdard, Iliade, ch. VI.)

Ce n’est plus qu’une sentence triviale et froide. Il y a sans doute des longueurs dans le discours de Phénix ; mais ce n’était pas la peinture des Prières qu’il fallait retrancher.

Homère a de grands défauts ; Horace l’avoue[9], tous les hommes de goût en conviennent : il n’y a qu’un commentateur qui puisse être assez aveugle pour ne les pas voir. Pope lui-même, traducteur du poëte grec, dit que « c’est une vaste campagne, mais brute, où l’on rencontre des beautés naturelles de toute espèce, qui ne se présentent pas aussi régulièrement que dans un jardin régulier ; que c’est une abondante pépinière qui contient les semences de tous les fruits, un grand arbre qui pousse des branches superflues qu’il faut couper ».

Mme Dacier prend le parti de la vaste campagne, de la pépinière et de l’arbre, et veut qu’on ne coupe rien. C’était sans doute une femme au-dessus de son sexe, et qui a rendu de grands services aux lettres, ainsi que son mari ; mais quand elle se fit homme, elle se fit commentateur ; elle outra tant ce rôle qu’elle donna envie de trouver Homère mauvais. Elle s’opiniâtra au point d’avoir tort avec M. de Lamotte même. Elle écrivit contre lui en régent de collége, et Lamotte répondit comme aurait fait une femme polie et de beaucoup d’esprit. Il traduisit très-mal l’Iliade, mais il l’attaqua fort bien.

Nous ne parlerons pas ici de l’Odyssée ; nous en dirons quelque chose quand nous serons à l’Arioste.


DE VIRGILE.

Il me semble que le second livre de l’Énéide, le quatrième et le sixième, sont autant au-dessus de tous les poëtes grecs et de tous les latins, sans exception, que les statues de Girardon sont supérieures à toutes celles qu’on fit en France avant lui.

On a souvent dit que Virgile a emprunté beaucoup de traits d’Homère, et que même il lui est inférieur dans ses imitations ; mais il ne l’a point imité dans ces trois chants dont je parle. C’est là qu’il est lui-même ; c’est là qu’il est touchant et qu’il parle au cœur. Peut-être n’était-il point fait pour le détail terrible mais fatigant des combats. Horace avait dit de lui, avant qu’il eût entrepris l’Énéide :

. . . . . . . . . . . . Molle atque facetum
Virgilio annuerunt gaudentes rure camœnœ.

(Hor., lib. I, sat. x, vers 44.)

Facetum ne signifie pas ici facétieux, mais agréable. Je ne sais si on ne retrouve pas un peu de cette mollesse heureuse et attendrissante dans la passion fatale de Didon. Je crois du moins y retrouver l’auteur de ces vers admirables qu’on rencontre dans ses églogues :

Ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error !

(Virg., eglog. VIII, 41.)

Certainement le chant de la descente aux enfers ne serait pas déparé par ces vers de la quatrième églogue :

Ille deum vitam accipiet, divisque videbit
Permixtos heroas, et ipse videbitur illis ;
Pacatumque reget patriis virtutibus orbem.

Je crois revoir beaucoup de ces traits simples, élégants, attendrissants, dans les trois beaux chants de l’Énéide.

Tout le quatrième chant est rempli de vers touchants, qui font verser des larmes à ceux qui ont de l’oreille et du sentiment.

Dissimulare etiam sperasti, perfide, tantum
Posse nefas, tacitusque mea decedere terra ?
Nec te noster amor, nec te data dextera quondam,
Nec moritura tenet crudeli funere Dido ?

(V, 305-308.)

Conscendit furibunda rogos, ensemque recludit
Dardanium, non hos quæsitum munus in usus.

(V, 646-647.)

Il faudrait transcrire presque tout ce chant, si on voulait en faire remarquer les beautés.

Et dans le sombre tableau des enfers, que de vers encore respirent cette mollesse touchante et noble à la fois !

Ne, pueri, ne tanta animis assuescite bella.

(VI, 832.)

Tuque prior, tu, parce, genus qui ducis Olympo;
Projice tela manu, sanguis meus.

(VI, 834-835.)

Enfin on sait combien de larmes fit verser à l’empereur Auguste, à Livie[10], à tout le palais, ce seul demi-vers :

Tu Marcellus eris

(VI, 883.)

Homère n’a jamais fait répandre de pleurs. Le vrai poëte est, à ce qui me semble, celui qui remue l’âme et qui l’attendrit ; les autres sont de beaux parleurs. Je suis loin de proposer cette opinion pour règle. Je donne mon avis, dit Montaigne, non comme bon, mais comme mien[11].


DE LUCAIN.

Si vous cherchez dans Lucain l’unité de lieu et d’action, vous ne la trouverez pas ; mais où la trouveriez-vous ? Si vous espérez sentir quelque émotion, quelque intérêt, vous n’en éprouverez pas dans les longs détails d’une guerre dont le fond est rendu très-sec, et dont les expressions sont ampoulées ; mais si vous voulez des idées fortes, des discours d’un courage philosophique et sublime, vous ne les verrez que dans Lucain parmi les anciens. Il n’y a rien de plus grand que le discours de Labiénus à Caton, aux portes du temple de Jupiter Ammon, si ce n’est la réponse de Caton même :

Hæremus cuncti superis ; temploque tacente
Nil facimus non sponte Dei. . . . . . . .
. . . . . . . . Steriles num legit arenas
Ut caneret paucis ? mersitne hoc pulvere verum ?
Estne Dei sedes nisi terra, et pontus, et aer,
Et cœlum, et virtus ? Superos quid quærimus ultra ?
Jupiter est quodcumque vides, quocumque moveris.

(Pharsale, l. IX, v. 573-574 ; 576-580.)

Mettez ensemble tout ce que les anciens poëtes ont dit des dieux, ce sont des discours d’enfants en comparaison de ce morceau de Lucain. Mais dans un vaste tableau où l’on voit cent personnages, il ne suffit pas qu’il y en ait un ou deux supérieurement dessinés.


DU TASSE.

Boileau a dénigré le clinquant du Tasse[12] ; mais qu’il y ait une centaine de paillettes d’or faux dans une étoffe d’or, on doit le pardonner. Il y a beaucoup de pierres brutes dans le grand bâtiment de marbre élevé par Homère, Boileau le savait, le sentait, et il n’en parle pas. Il faut être juste.

On renvoie le lecteur à ce qu’on a dit du Tasse dans l’Essai sur la Poésie épique[13]. Mais il faut dire ici qu’on sait par cœur ses vers en Italie. Si à Venise, dans une barque, quelqu’un récite une stance de la Jérusalem délivrée, la barque voisine lui répond par la stance suivante.

Si Boileau eût entendu ces concerts, il n’aurait eu rien à répliquer.

On connaît assez le Tasse : je ne répéterai ici ni les éloges ni les critiques. Je parlerai un peu plus au long de l’Arioste.


DE L’ARIOSTE.

L’Odyssée d’Homère semble avoir été le premier modèle du Morgante, de l’Orlando innamorato, et de l’Orlando furioso ; et, ce qui n’arrive pas toujours, le dernier de ces poëmes a été sans contredit le meilleur.

Les compagnons d’Ulysse changés en pourceaux ; les vents enfermés dans une peau de chèvre ; des musiciennes qui ont des queues de poisson et qui mangent ceux qui approchent d’elles ; Ulysse qui suit tout nu le chariot d’une belle princesse, qui venait de faire la grande lessive ; Ulysse déguisé en gueux qui demande l’aumône, et qui ensuite tue tous les amants de sa vieille femme, aidé seulement de son fils et de deux valets, sont des imaginations qui ont donné naissance à tous les romans en vers qu’on a faits depuis dans ce goût.

Mais le roman de l’Arioste est si plein et si varié, si fécond en beautés de tous les genres, qu’il m’est arrivé plus d’une fois, après l’avoir lu tout entier, de n’avoir d’autre désir que d’en recommencer la lecture. Quel est donc le charme de la poésie naturelle ! Je n’ai jamais pu lire un seul chant de ce poème dans nos traductions en prose.

Ce qui m’a surtout charmé dans ce prodigieux ouvrage[14] c’est que l’auteur, toujours au-dessus de sa matière, la traite en badinant. Il dit les choses les plus sublimes sans effort, et il les finit souvent par un trait de plaisanterie qui n’est ni déplacé ni recherché. C’est à la fois l’Iliade, l’Odyssée et Don Quichotte ; car son principal chevalier errant devient fou comme le héros espagnol, et est infiniment plus plaisant. Il y a bien plus, on s’intéresse à Roland, et personne ne s’intéresse à don Quichotte, qui n’est représenté dans Cervantes que comme un insensé à qui on fait continuellement des malices.

Le fond du poëme, qui rassemble tant de choses, est précisément celui de notre roman de Cassandre, qui eut tant de vogue autrefois parmi nous, et qui a perdu cette vogue absolument parce qu’ayant la longueur de l’Orlando furioso, il n’a aucune de ses beautés ; et quand il les aurait en prose française, cinq ou six stances de l’Arioste les éclipseraient toutes. Ce fond du poëme est que la plupart des héros, et les princesses qui n’ont pas péri pendant la guerre, se retrouvent dans Paris après mille aventures, comme les personnages du roman de Cassandre se retrouvent dans la maison de Polémon.

Il y a dans l’Orlando furioso un mérite inconnu à toute l’antiquité : c’est celui de ses exordes. Chaque chant est comme un palais enchanté, dont le vestibule est toujours dans un goût différent, tantôt majestueux, tantôt simple, même grotesque. C’est de la morale, ou de la gaieté, ou de la galanterie, et toujours du naturel et de la vérité.

Voyez seulement cet exorde du quarante-quatrième chant de ce poëme, qui en contient quarante-six, et qui cependant n’est pas trop long ; de ce poëme, qui est tout en stances rimées, et qui cependant n’a rien de gêné ; de ce poëme, qui démontre la nécessité de la rime dans toutes les langues modernes ; de ce poëme charmant, qui démontre surtout la stérilité et la grossièreté des poëmes épiques barbares dans lesquels les auteurs se sont affranchis du joug de la rime parce qu’ils n’avaient pas la force de le porter, comme disait Pope[15] et comme l’a écrit Louis Racine, qui a eu raison alors :

Spesso in poveri alberghi, e in picciol tetti, etc.

On a imité ainsi, plutôt que traduit, cet exorde :

L’amitié sous le chaume habita quelquefois ;
On ne la trouve point dans les cours orageuses,
Sous les lambris dorés des prélats et des rois,
Séjour des faux serments, des caresses trompeuses,

Des sourdes factions, des effrénés désirs ;
Séjour où tout est faux, et même les plaisirs.

Les papes, les césars, apaisant leur querelle,
Jurent sur l’Évangile une paix fraternelle ;
Vous les voyez demain l’un de l’autre ennemis ;
C’était pour se tromper qu’ils s’étaient réunis :
Nul serment n’est gardé, nul accord n’est sincère ;
Quand la bouche a parlé, le cœur dit le contraire.
Du ciel qu’ils attestaient ils bravaient le courroux ;
L’intérêt est le dieu qui les gouverne tous.

Il n’y a personne d’assez barbare pour ignorer qu’Astolphe alla dans le paradis (chant XXXIV) reprendre le bon sens de Roland, que la passion de ce héros pour Angélique lui avait fait perdre, et qu’il le lui rendit très-proprement renfermé dans une fiole.

Le prologue du trente-cinquième chant est une allusion à cette aventure :

Chi salirà per me, madonna, in cielo, etc.

Ceux qui n’entendent pas l’italien peuvent se faire quelque idée de ces strophes par la version française :

Oh ! si quelqu’un voulait monter pour moi
Au paradis ! s’il y pouvait reprendre
Mon sens commun ! s’il daignait me le rendre !...
Belle Aglaé, je l’ai perdu pour toi ;
Tu m’as rendu plus fou que Roland même ;
C’est ton ouvrage : on est fou quand on aime.
Pour retrouver mon esprit égaré
Il ne faut pas faire un si long voyage.
Tes yeux l’ont pris, il en est éclairé.
Il est errant sur ton charmant visage,
Sur ton beau sein, ce trône des amours ;
Il m’abandonne. Un seul regard peut-être.
Un seul baiser peut le rendre à son maître :
Mais sous tes lois il restera toujours.

Ce molle et facetum[16] de l’Arioste, cette urbanité, cet atticisme, cette bonne plaisanterie répandue dans tous ses chants, n’ont été ni rendus, ni même sentis par Mirabaud, son traducteur, qui ne s’est pas douté que l’Arioste raillait de toutes ses imaginations. Voyez seulement le prologue du vingt-quatrième chant :

Chi mette il piè sul’ amorosa pania
Cerchi ritrarlo, e non v’inveschi l’ale ;
Chè non è in somma amor se non insania,
A giudicio de’ savi universale.
E sebben, come Orlando, ognum non smania,
Suo furor mostra a qualche altro segnale ;
E quai è di pazzia segno più espresso
Chè per altri voler perder se stesso ?

Varj gli effetti son ; ma la pazzia
È tutt’ una però che li fa uscire.
Gli è come una gran selva, ove la via
Conviene a forza, a chi vi va, fallire ;
Chi su, chi giù, chi quà, chi la travia.
Per concludere in somma, io vi vo’ dire :
A chi in amor s’invecchia, oltr’ ogni pena
Si convengono i ceppi, e la catena.

Ben mi si potria dir : Frate, tu vai
L’altrui mostrando, e non vedi il tuo fallo.
Io vi rispondo che comprendo assai,
Or che di mente ho lucido intervallo ;
Ed ho gran cura (e spero farlo omai)
Di riposarmi, e d’uscir fuor di ballo.
Ma tosto far, come vorrei, nol posso ;
Che’l male è penetrato infin all’osso.

Voici comme Mirabaud traduit sérieusement cette plaisanterie :

« Que celui qui a mis le pied sur les gluaux de l’amour tâche de l’en tirer promptement, et qu’il prenne bien garde à n’y pas laisser aussi engluer ses ailes : car, au jugement unanime des plus sages, l’amour est une vraie folie. Quoique tous ceux qui s’y abandonnent ne deviennent pas furieux comme Roland, il n’y en a cependant pas un seul qui ne fasse voir de quelque manière combien sa raison est égarée....

« Les effets de cette manie sont différents, mais une même cause les produit ; c’est comme une épaisse forêt où quiconque veut entrer s’égare nécessairement : l’un prend à droite, l’autre prend à gauche ; l’un marche en montant, l’autre en descendant. Sans compter enfin toutes les autres peines que l’amour fait souffrir, il nous ôte encore la liberté et nous charge de fers.

« Quelqu’un me dira peut-être : Eh ! mon ami, prenez pour vous-même le conseil que vous donnez aux autres. C’est bien aussi mon dessein à présent que la raison m’éclaire ; je songe à m’affranchir d’un joug qui me pèse, et j’espère que j’y parviendrai. Il est pourtant vrai que le mal étant fort enraciné, il me faudra pour en guérir beaucoup plus de temps que je ne voudrais. » Je crois reconnaître davantage l’esprit de l’Arioste dans cette imitation faite par un auteur inconnu[17] :

Qui dans la glu du tendre amour s’empêtre,
De s’en tirer n’est pas longtemps le maître ;
On s’y démène, on y perd son bon sens ;
Témoin Roland et d’autres personnages,
Tous gens de bien, mais fort extravagants :
Ils sont tous fous ; ainsi l’ont dit les sages.

Cette folie a différents effets ;
Ainsi qu’on voit dans de vastes forêts,
À droite, à gauche, errer à l’aventure
Des pèlerins au gré de leur monture ;
Leur grand plaisir est de se fourvoyer,
Et pour leur bien je voudrais les lier.

À ce propos quelqu’un me dira : Frère,
C’est bien prêché ; mais il fallait te taire.
Corrige-toi sans sermonner les gens.
Oui, mes amis ; oui, je suis très-coupable,
Et j’en conviens quand j’ai de bons moments ;
Je prétends bien changer avec le temps,
Mais jusqu’ici le mal est incurable.

Quand je dis que l’Arioste égale Homère dans la description des combats, je n’en veux pour preuve que ces vers :

. . . . . . . . . . . . . . .

Suona i’un brando e l’altro, or basso or alto :

Il martel di Vulcano era più tardo
Nella spelonca affumicata, dove
Battea all’incude i folgori di Giove.

(Cant. II, st. 8.)

Aspro concento, orribile armoria
D’alte querele, d’ululi e di stria
Della misera gente, che peria
Nel fondo, per cagion della sua guida,

Istranamente concordar s’udia
Col fiero suon della fiamma omicida.

. . . . . . . . . . . . . . .

(Cant. XIV, st. 134.)

L’alto romor delle sonore trombe,
De’ timpani e de’ barbari stroraenti
Giunti al continuo suon d’archi, di frombe,
Di macchine, dl ruote e di tormenti,
E quel di che più par che’l ciel rimbombe,
Gridi, tumulti, gemiti e lamenti,
Rendono un alto suon, ch’a quel s’accorda
Con elle i vicin, cadendo, il Nilo assorda.

(Cant. XVI, st. 56.)

Alle squallide ripe d’Acheronte
Sciolta dal corpo, più freddo che ghiaccio,
Bestemmiando fuggì l’alma sdegnosa,
Che fu sì altera al mondo e sì orgogliosa.

(Cant. XLVI, st. 140.)

Voici une faible traduction de ces beaux vers :

Entendez-vous leur armure guerrière
Qui retentit des coups de cimeterre ?
Moins violents, moins prompts sont les marteaux
Qui vont frappant les célestes carreaux,
Quand, tout noirci de fumée et de poudre,
Au mont Etna Vulcain forge la foudre.

. . . . . . . . . . . . . . .

Concert horrible, exécrable harmonie

De cris aigus et de longs hurlements,
Du bruit des cors, des plaintes des mourants.
Et du fracas des maisons embrasées
Que sous leurs toits la flamme a renversées !
Des instruments de ruine et de mort
Volant en foule et d’un commun effort,
Et la trompette organe du carnage.
De plus d’horreurs emplissent ce rivage
Que n’en ressent l’étonné voyageur
Alors qu’il voit tout le Nil en fureur,
Tombant des cieux qu’il touche et qu’il inonde,
Sur cent rochers précipiter son onde.

. . . . . . . . . . . . . . .

Alors, alors, cette âme si terrible,

Impitoyable, orgueilleuse, inflexible,

Fuit de son corps et sort en blasphémant,
Superbe encore à son dernier moment,
Et défiant les éternels abîmes
Où s’engloutit la foule de ses crimes.

Il a été donné à l’Arioste d’aller et de revenir de ces descriptions terribles aux peintures les plus voluptueuses, et de ces peintures à la morale la plus sage. Ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est d’intéresser vivement pour les héros et les héroïnes dont il parle, quoiqu’il y en ait un nombre prodigieux. Il y a presque autant d’événements touchants dans son poëme que d’aventures grotesques ; et son lecteur s’accoutume si bien à cette bigarrure qu’il passe de l’un à l’autre sans en être étonné.

Je ne sais quel plaisant a fait courir le premier ce mot prétendu du cardinal d’Este : « Messer Lodovico, dove avete pigliato tante coglionerie ? » Le cardinal aurait dû ajouter : « Dove avete pigliato tante cose divine ? » Aussi est-il appelé en Italie il divino Ariosto.

Il fut le maître du Tasse. L’Armide est d’après l’Alcine. Le voyage des deux chevaliers qui vont désenchanter Renaud est absolument imité du voyage d’Astolphe. Et il faut avouer encore que les imaginations fantasques qu’on trouve si souvent dans le poëme de Roland le furieux sont bien plus convenables à un sujet mêlé de sérieux et de plaisant qu’au poëme sérieux du Tasse, dont le sujet semblait exiger des mœurs plus sévères.

Je n’avais pas osé autrefois[18] le compter parmi les poëtes épiques ; je ne l’avais regardé que comme le premier des grotesques ; mais en le relisant je l’ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais très-humblement réparation. Il est très-vrai que le pape Léon X publia une bulle en faveur de l’Orlando furioso, et déclara excommuniés ceux qui diraient du mal de ce poëme. Je ne veux pas encourir l’excommunication.

C’est un grand avantage de la langue italienne, ou plutôt c’est un rare mérite dans le Tasse et dans l’Arioste, que des poëmes si longs, non-seulement rimés, mais rimés en stances, en rimes croisées, ne fatiguent point l’oreille, et que le poëte ne paraisse presque jamais gêné.

Le Trissin, au contraire, qui s’est délivré du joug de la rime, semble n’en avoir que plus de contrainte, avec bien moins d’harmonie et d’élégance.

Spencer, en Angleterre, voulut rimer en stances son poëme de la Fée reine ; on l’estima, et personne ne le put lire.

Je crois la rime nécessaire à tous les peuples qui n’ont pas dans leur langue une mélodie sensible, marquée par les longues et par les brèves, et qui ne peuvent employer ces dactyles et ces spondées qui font un effet si merveilleux dans le latin.

Je me souviendrai toujours que je demandai au célèbre Pope pourquoi Milton n’avait pas rimé son Paradis perdu, et qu’il me répondit : « Because he could not, parce qu’il ne le pouvait pas[19]. »

Je suis persuadé que la rime, irritant, pour ainsi dire, à tout moment le génie, lui donne autant d’élancements que d’entraves ; qu’en le forçant de tourner sa pensée en mille manières, elle l’oblige aussi de penser avec plus de justesse, et de s’exprimer avec plus de correction. Souvent l’artiste, en s’abandonnant à la facilité des vers blancs, et sentant intérieurement le peu d’harmonie que ces vers produisent, croit y suppléer par des images gigantesques qui ne sont point dans la nature. Enfin, il lui manque le mérite de la difficulté surmontée.

Pour les poëmes en prose, je ne sais ce que c’est que ce monstre. Je n’y vois que l’impuissance de faire des vers. J’aimerais autant qu’on me proposât un concert sans instruments. Le Cassandre de La Calprenède sera, si l’on veut, un poëme en prose, j’y consens ; mais dix vers du Tasse valent mieux.


DE MILTON.

Si Boileau, qui n’entendit jamais parler de Milton, absolument inconnu de son temps, avait pu lire le Paradis perdu, c’est alors qu’il aurait pu dire comme du Tasse :

Et quel objet enfin à présenter aux yeux
Que le diable toujours hurlant contre les cieux !

(Boileau, Art poét., III, 205-206.)

Un épisode du Tasse est devenu le sujet d’un poëme entier chez l’auteur anglais ; celui-ci a étendu ce que l’autre avait jeté avec discrétion dans la fabrique de son poëme.

Je me livre au plaisir de transcrire ce que dit le Tasse au commencement du quatrième chant :

Quinci, avendo pur tutto il pensier volto
A recar ne’ Cristiani ultima doglia,

Che sia, comanda, il popol suo raccolto
(Concilio orrendo!) entro la regia soglia :
Come sia pur leggiera impresa (ahi stolto !)
Il repugnare alla divina voglia :
Stolto ! ch’al ciel s’agguaglia, e in obblio pone,
Coma di Dio la destra irata ruine[20].

(St. 2.)

Tout le poëme de Milton semble fondé sur ces vers, qu’il a même entièrement traduits. Le Tasse ne s’appesantit point sur les ressorts de cette machine, la seule peut-être que l’austérité de sa religion et le sujet d’une croisade dussent lui fournir. Il quitte le diable le plus tôt qu’il peut pour présenter son Armide aux lecteurs : l’admirable Armide, digne de l’Alcine de l’Arioste dont elle est imitée. Il ne fait point tenir de longs discours à Bélial, à Mammon, à Belzébuth, à Satan.

Il ne fait point bâtir une salle pour les diables ; il n’en fait pas des géants pour les transformer en pygmées, afin qu’ils puissent tenir plus à l’aise dans la salle. Il ne déguise point enfin Satan en cormoran et en crapaud.

Qu’auraient dit les cours et les savants de l’ingénieuse Italie si le Tasse, avant d’envoyer l’esprit de ténèbres exciter Hidraot, le père d’Armide, à la vengeance, se fût arrêté aux portes de l’enfer pour s’entretenir avec la Mort et le Péché ; si le Péché lui avait appris qu’il était sa fille, qu’il avait accouché d’elle par la tête ; qu’ensuite il devint amoureux de sa fille ; qu’il en eut un enfant qu’on appela la Mort ; que la Mort (qui est supposée masculin) coucha avec le Péché (qui est supposé féminin), et qu’elle lui fit une infinité de serpents qui rentrent à toute heure dans ses entrailles, et qui en sortent ?

De tels rendez-vous, de telles jouissances, sont aux yeux des Italiens de singuliers épisodes d’un poëme épique. Le Tasse les a négligés, et il n’a pas eu la délicatesse de transformer Satan en crapaud pour mieux instruire Armide.

Que n’a-t-on point dit de la guerre des bons et des mauvais anges, que Milton a imitée de la Gigantomachie de Claudien ? Gabriel consume deux chants entiers à raconter les batailles données dans le ciel contre Dieu même, et ensuite la création du monde. On s’est plaint que ce poëme ne soit presque rempli que d’épisodes : et quels épisodes ! c’est Gabriel et Satan qui se disent des injures ; ce sont des anges qui se font la guerre dans le ciel, et qui la font à Dieu. Il y a dans le ciel des dévots et des espèces d’athées, Abdiel, Ariel, Arioch, Ramiel, combattent Moloch, Belzébuth, Nisroch ; on se donne de grands coups de sabre ; on se jette des montagnes à la tête avec les arbres qu’elles portent, et les neiges qui couvrent leurs cimes, et les rivières qui coulent à leurs pieds. C’est là, comme on voit, la belle et simple nature !

On se bat dans le ciel à coups de canon ; encore cette imagination est elle prise de l’Arioste ; mais l’Arioste semble garder quelque bienséance dans cette invention. Voilà ce qui a dégoûté bien des lecteurs italiens et français. Nous n’avons garde de porter notre jugement ; nous laissons chacun sentir du dégoût ou du plaisir à sa fantaisie.

On peut remarquer ici que la fable de la guerre des géants contre les dieux semble plus raisonnable que celle des anges, si le mot de raisonnable peut convenir à de telles fictions. Les géants de la fable étaient supposés les enfants du Ciel et de la Terre, qui redemandaient une partie de leur héritage à des dieux auxquels ils étaient égaux en force et en puissance. Ces dieux n’avaient point créé les Titans ; ils étaient corporels comme eux. Mais il n’en est pas ainsi dans notre religion. Dieu est un être pur, infini, tout-puissant, créateur de toutes choses, à qui ses créatures n’ont pu faire la guerre, ni lancer contre lui des montagnes, ni tirer du canon.

Aussi cette imitation de la guerre des géants, cette fable des anges révoltés contre Dieu même, ne se trouve que dans les livres apocryphes attribués à Énoch dans le ier siècle de notre ère vulgaire, livres dignes de toute l’extravagance du rabbinisme.

Milton a donc décrit cette guerre. Il y a prodigué les peintures les plus hardies. Ici ce sont des anges à cheval, et d’autres qu’un coup de sabre coupe en deux, et qui se rejoignent sur-le-champ ; là c’est la Mort qui lève le nez pour renifler l’odeur des cadavres qui n’existent pas encore. Ailleurs elle frappe de sa massue pétrifique sur le froid et sur le sec. Plus loin, c’est le froid, le chaud, le sec et l’humide, qui se disputent l’empire du monde, et qui conduisent en bataille rangée des embryons d’atomes. Les questions les plus épineuses de la plus rebutante scolastique sont traitées en plus de vingt endroits dans les termes mêmes de l’école. Des diables en enfer s’amusent à disputer sur le libre arbitre, sur la prédestination, tandis que d’autres jouent de la flûte.

Au milieu de ces inventions, il soumet son imagination poétique, et la restreint à paraphraser dans deux chants les premiers chapitres de la Genèse :

. . . . . . . . God saw the light was good ;
And light from darkness. . . . . . . . . . . .
Divided : light the day, and darkness night
He named. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Liv. VII, 249-252.)

Again God said : let there be firmament.

(Liv. V, 261.)

And saw that it was good. . . . . . . . . . . .

(Liv. V, 309.)

C’est un respect qu’il montre pour l’Ancien Testament, ce fondement de notre sainte religion.

Nous croyons avoir une traduction exacte de Milton, et nous n’en avons point. On a retranché ou entièrement altéré plus de deux cents pages qui prouveraient la vérité de ce que j’avance.

En voici un précis que je tire du cinquième chant :

Après qu’Adam et Ève ont récité le psaume cxlviii, l’ange Raphaël descend du ciel sur ses six ailes, et vient leur rendre visite, et Ève lui prépare à dîner. « Elle écrase des grappes de raisin, et en fait du vin doux qu’on appelle moût ; et de plusieurs graines, et des doux pignons pressés, elle tempéra de douces crèmes... L’ange lui dit bonjour, et se servit de la sainte salutation dont il usa longtemps après envers Marie la seconde Ève : Bonjour, mère des hommes, dont le ventre fécond remplira le monde de plus d’enfants qu’il n’y a de différents fruits des arbres de Dieu entassés sur ta table. La table était un gazon et des siéges de mousse tout autour, et sur son ample carré d’un bout à l’autre tout l’automne était empilé, quoique le printemps et l’automne dansassent en ce lieu par la main. Ils firent quelque temps conversation ensemble sans craindre que le dîner se refroidît[21]. Enfin notre premier père commença ainsi :

« Envoyé céleste, qu’il vous plaise goûter des présents que notre nourricier, dont descend tout bien, parfait et immense, a fait produire à la terre pour notre nourriture et pour notre plaisir ; aliments peut-être insipides pour des natures spirituelles. Je sais seulement qu’un père céleste les donne à tous.

« À quoi l’ange répondit : Ce que celui dont les louanges soient chantées donne à l’homme, en partie spirituel, n’est pas trouvé un mauvais mets par les purs esprits ; et ces purs esprits, ces substances intelligentes, veulent aussi des aliments, ainsi qu’il en faut à votre substance raisonnable. Ces deux substances contiennent en elles toutes les facultés basses des sens par lesquelles elles entendent, voient, flairent, touchent, goûtent, digèrent ce qu’elles ont goûté, en assimilent les parties, et changent les choses corporelles en incorporelles : car, vois-tu, tout ce qui a été créé doit être soutenu et nourri ; les éléments les plus grossiers alimentent les plus purs ; la terre donne à manger à la mer ; la terre et la mer, à l’air ; l’air donne de la pâture aux feux éthérés, et d’abord à la lune, qui est la plus proche de nous ; c’est de là qu’on voit sur son visage rond ses taches et ses vapeurs non encore purifiées, et non encore tournées en sa substance. La lune aussi exhale de la nourriture de son continent humide aux globes plus élevés. Le soleil, qui départ sa lumière à tous, reçoit aussi de tous en récompense son aliment en exaltations[22] humides, et le soir il soupe avec l’Océan... Quoique dans le ciel les arbres de vie portent un fruit d’ambrosie, quoique nos vignes donnent du nectar, quoique tous les matins nous brossions les branches d’arbres couvertes d’une rosée de miel, quoique nous trouvions le terrain couvert de graines perlées ; cependant Dieu a tellement varié ici ses présents, et de nouvelles délices, qu’on peut les comparer au ciel. Soyez sûrs que je ne serai pas assez délicat pour n’en pas tâter avec vous.

« Ainsi ils se mirent à table, et tombèrent sur les viandes ; et l’ange n’en fit pas seulement semblant ; il ne mangea pas en mystère, selon la glose commune des théologiens, mais avec la vive dépêche d’une faim très-réelle, avec une chaleur concoctive et transsubstantive : le superflu du dîner transpire aisément dans les pores des esprits ; il ne faut pas s’en étonner, puisque l’empirique alchimiste, avec son feu de charbon et de suie, peut changer ou croit pouvoir changer l’écume du plus grossier métal en or aussi parfait que celui de la mine.

« Cependant Ève servait à table toute nue, et couronnait leurs coupes de liqueurs délicieuses. Ô innocence ! méritant paradis ! c’était alors plus que jamais que les enfants de Dieu auraient été excusables d’être amoureux d’un tel objet ; mais dans leurs cœurs l’amour régnait sans débauche. Ils ne connaissaient pas la jalousie, enfer des amants outragés. » Voilà ce que les traducteurs de Milton n’ont point du tout rendu ; voilà ce dont ils ont supprimé les trois quarts, et atténué tout le reste. C’est ainsi qu’on en a usé quand on a donné des traductions de quelques tragédies de Shakespeare ; elles sont toutes mutilées et entièrement méconnaissables. Nous n’avons aucune traduction fidèle de ce célèbre auteur dramatique, que celle des trois premiers actes de son Jules César, imprimée à la suite de Cinna, dans l’édition de Corneille avec des commentaires[23].

Virgile annonce les destinées des descendants d’Énée, et les triomphes des Romains ; Milton prédit le destin des enfants d’Adam : c’est un objet plus grand, plus intéressant pour l’humanité ; c’est prendre pour son sujet l’histoire universelle. Il ne traite pourtant à fond que celle du peuple juif, dans les onzième et douzième chants ; et voici mot à mot ce qu’il dit du reste de la terre :

« L’ange Michel et Adam montèrent dans la vision de Dieu ; c’était la plus haute montagne du paradis terrestre, du haut de laquelle l’hémisphère de la terre s’étendait dans l’aspect le plus ample et le plus clair. Elle n’était pas plus haute, ni ne présentait un aspect plus grand que celle sur laquelle le diable emporta le second Adam dans le désert, pour lui montrer tous les royaumes de la terre et leur gloire. Les yeux d’Adam pouvaient commander de là toutes les villes d’ancienne et de moderne renommée, sur le siége du plus puissant empire, depuis les futures murailles de Combalu, capitale du grand-kan du Catai, et de Samarcande sur l’Oxus, trône de Tamerlan, à Pékin des rois de la Chine, et de là à Agra, et de là à Lahore du Grand Mogol, jusqu’à la Chersonèse d’or, ou jusqu’au siége du Persan dans Ecbatane, et depuis dans Ispahan, ou jusqu’au czar russe dans Moscou, ou au sultan venu du Turkestan dans Byzance. Ses yeux pouvaient voir l’empire du Négus jusqu’à son dernier port Ercoco, et les royaumes maritimes Mombaza, Quiloa, et Mélinde, et Sofala qu’on croit Ophir, jusqu’au royaume de Congo et Angola plus au sud. Ou bien de là il voyait depuis le fleuve Niger jusqu’au mont Atlas, les royaumes d’Almanzor, de Fez et de Maroc ; Sus, Alger, Tremizen, et de là l’Europe, à l’endroit d’où Rome devait gouverner le monde. Peut-être il vit en esprit le riche Mexique, siége de Montézume, et Cusco dans le Pérou, plus riche siége d’Atabalipa ; et la Guiane, non encore dépouillée, dont la capitale est appelée Eldorado par les Espagnols. »

Après avoir fait voir tant de royaumes aux yeux d’Adam, on lui montre aussitôt un hôpital ; et l’auteur ne manque pas de dire que c’est un effet de la gourmandise d’Ève.

« Il vit un lazaret où gisaient nombre de malades, spasmes hideux, empreintes douloureuses, maux de cœur, d’agonie, toutes les sortes de fièvres, convulsions, épilepsies, terribles catarrhes, pierres et ulcères dans les intestins, douleurs de coliques, frénésies diaboliques, mélancolies soupirantes, folies lunatiques, atrophies, marasmes, peste dévorante au loin, hydropisies, asthmes, rhumes, etc. »

Toute cette vision semble une copie de l’Arioste : car Astolphe, monté sur l’hippogriffe, voit en volant tout ce qui se passe sur les frontières de l’Europe et sur toute l’Afrique. Peut-être, si on l’ose dire, la fiction de l’Arioste est plus vraisemblable que celle de son imitateur : car en volant, il est tout naturel qu’on voie plusieurs royaumes l’un après l’autre ; mais on ne peut découvrir toute la terre du haut d’une montagne.

On a dit que Milton ne savait pas l’optique ; mais cette critique est injuste ; il est très-permis de feindre qu’un esprit céleste découvre au père des hommes les destinées de ses descendants. Il n’importe que ce soit du haut d’une montagne ou ailleurs. L’idée au moins est grande et belle.

Voici comme finit ce poëme :

La Mort et le Péché construisent un large pont de pierre qui joint l’enfer à la terre pour leur commodité et pour celle de Satan, quand ils voudront faire leur voyage. Cependant Satan revole vers les diables par un autre chemin ; il vient rendre compte à ses vassaux du succès de sa commission ; il harangue les diables, mais il n’est reçu qu’avec des sifflets. Dieu le change en grand serpent, et ses compagnons deviennent serpents aussi.

Il est aisé de reconnaître dans cet ouvrage, au milieu de ses beautés, je ne sais quel esprit de fanatisme et de férocité pédantesque qui dominait en Angleterre du temps de Cromwell, lorsque tous les Anglais avaient la Bible et le pistolet à la main. Ces absurdités théologiques, dont l’ingénieux Butler, auteur d’Hudibras, s’est tant moqué, furent traitées sérieusement par Milton. Aussi cet ouvrage fut-il regardé par toute la cour de Charles II avec autant d’horreur qu’on avait de mépris pour l’auteur.

Milton avait été quelque temps secrétaire, pour la langue latine, du parlement appelé le rump ou le croupion. Cette place fut le prix d’un livre latin en faveur des meurtriers du roi Charles Ier : livre (il faut l’avouer) aussi ridicule par le style que détestable par la matière ; livre où l’auteur raisonne à peu près comme lorsque, dans son Paradis perdu, il fait digérer un ange, et fait passer les excréments par insensible transpiration ; lorsqu’il fait coucher ensemble le Péché et la Mort ; lorsqu’il transforme son Satan en cormoran et en crapaud ; lorsqu’il fait des diables géants, qu’il change ensuite en pygmées, pour qu’ils puissent raisonner plus à l’aise, et parler de controverse, etc.

Si on veut un échantillon de ce libelle scandaleux qui le rendit si odieux, en voici quelques-uns. Saumaise avait commencé son livre en faveur de la maison Stuart et contre les régicides par ces mots :

« L’horrible nouvelle du parricide commis en Angleterre a blessé depuis peu nos oreilles et encore plus nos cœurs. »

Milton répond à Saumaise : « Il faut que cette horrible nouvelle ait eu une épée plus longue que celle de saint Pierre, qui coupa une oreille à Malchus, ou les oreilles hollandaises doivent être bien longues pour que le coup ait porté de Londres à la Haye ; car une telle nouvelle ne pouvait blesser que des oreilles d’une.»

Après ce singulier préambule, Milton traite de pusillanimes et de lâches les larmes que le crime de la faction de Cromwell avait fait répandre à tous les hommes justes et sensibles. « Ce sont, dit-il, des larmes telles qu’il en coula des yeux de la nymphe Salmacis, qui produisirent la fontaine dont les eaux énervaient les hommes, les dépouillaient de leur virilité, leur ôtaient le courage, et en faisaient des hermaphrodites. » Or Saumaise s’appelait Salmasius en latin. Milton le fait descendre de la nymphe Salmacis. Il l’appelle eunuque et hermaphrodite, quoique hermaphrodite soit le contraire d’eunuque. Il lui dit que ses pleurs sont ceux de Salmacis sa mère, et qu’ils l’ont rendu infâme.

. . . . . . . . . . . . Infamis ne quem male fortibus undis
Salmacis enervet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Ovide, Met., IV, 285-286.)

On peut juger si un tel pédant atrabilaire, défenseur du plus énorme crime, put plaire à la cour polie et délicate de Charles II, aux lords Rochester, Roscommon, Buckingham, aux Waller, aux Cowley, aux Congrève, aux Wycherley. Ils eurent tous en horreur l’homme et le poëme. A peine même sut-on que le Paradis perdu existait. Il fut totalement ignoré en France aussi bien que le nom de l’auteur.

Qui aurait osé parler aux Racine, aux Despréaux, aux Molière, aux La Fontaine, d’un poëme épique sur Adam et Ève ? Quand les Italiens l’ont connu, ils ont peu estimé cet ouvrage, moitié théologique et moitié diabolique, où les anges et les diables parlent pendant des chants entiers. Ceux qui savent par cœur l’Arioste et le Tasse n’ont pu écouter les sons durs de Milton. Il y a trop de distance entre la langue italienne et l’anglaise.

Nous n’avions jamais entendu parler de ce poëme en France avant que l’auteur de la Henriade nous en eût donné une idée dans le neuvième chapitre de son Essai sur la Poésie épique. Il fut même le premier (si je ne me trompe) qui nous fit connaître les poëtes anglais, comme il fut le premier qui expliqua les découvertes de Newton et les sentiments de Locke. Mais quand on lui demanda ce qu’il pensait du génie de Milton, il répondit : « Les Grecs recommandaient aux poëtes de sacrifier aux Grâces, Milton a sacrifié au diable. »

On songea alors à traduire ce poëme épique anglais dont M. de Voltaire avait parlé avec beaucoup d’éloges à certains égards[24]. Il est difficile de savoir précisément qui en fut le traducteur. On l’attribue à deux personnes qui travaillèrent ensemble[25] ; mais on peut assurer qu’ils ne l’ont point du tout traduit fidèlement. Nous l’avons déjà fait voir[26] et il n’y a qu’à jeter les yeux sur le début du poëme pour en être convaincu.

« Je chante la désobéissance du premier homme, et les funestes effets du fruit défendu, la perte d’un paradis, et le mal de la mort triomphant sur la terre, jusqu’à ce qu’un Dieu homme vienne juger les nations, et nous rétablisse dans le séjour bienheureux. »

Il n’y a pas un mot dans l’original qui réponde exactement à cette traduction. Il faut d’abord considérer qu’on se permet, dans la langue anglaise, des inversions que nous souffrons rarement dans la nôtre. Voici mot à mot le commencement de ce poëme de Milton :

« La première désobéissance de l’homme, et le fruit de l’arbre défendu, dont le goût porta la mort dans le monde, et toutes nos misères avec la perte d’Éden, jusqu’à ce qu’un plus grand homme nous rétablît[27], et regagnât notre demeure heureuse, Muse céleste, c’est là ce qu’il faut chanter. »

Il y a de très-beaux morceaux, sans doute, dans ce poëme singulier ; et j’en reviens toujours à ma grande preuve[28], c’est qu’ils sont retenus en Angleterre par quiconque se pique un peu de littérature. Tel est ce monologue de Satan, lorsque, s’échappant du fond des enfers et voyant pour la première fois notre soleil sortant des mains du Créateur, il s’écrie :

[29] Toi, sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits,
Soleil, astre de feu, jour heureux que je hais,
Jour qui fais mon supplice, et dont mes yeux s’étonnent.
Toi qui sembles le dieu des cieux qui t’environnent,
Devant qui tout éclat disparaît et s’enfuit.
Qui fais pâlir le front des astres de la nuit ;
Image du Très-Haut qui régla ta carrière,
Hélas ! j’eusse autrefois éclipsé ta lumière.
Sur la voûte des cieux élevé plus que toi,
Le trône où tu t’assieds s’abaissait devant moi :
Je suis tombé ; l’orgueil m’a plongé dans l’abîme.
Hélas ! je fus ingrat ; c’est là mon plus grand crime.
J’osai me révolter contre mon créateur :
C’est peu de me créer, il fut mon bienfaiteur ;
Il m’aimait : j’ai forcé sa justice éternelle
D’appesantir son bras sur ma tête rebelle ;
Je l’ai rendu barbare en sa sévérité,
Il punit à jamais, et je l’ai mérité.
Mais si le repentir pouvait obtenir grâce !...
Non, rien ne fléchira ma haine et mon audace ;
Non, je déteste un maître, et sans doute il vaut mieux
Régner dans les enfers qu’obéir dans les cieux.

Les amours d’Adam et d’Ève sont traités avec une mollesse élégante et même attendrissante, qu’on n’attendrait pas du génie un peu dur et du style souvent raboteux de Milton.

DU REPROCHE DE PLAGIAT FAIT À MILTON.

Quelques-uns l’ont accusé d’avoir pris son poëme dans la tragédie du Bannissement d’Adam, de Grotius, et dans la Sarcotis du jésuite Masenius, imprimée à Cologne en 1654 et en 1661, longtemps avant que Milton donnât son Paradis perdu.

Pour Grotius, on savait assez en Angleterre que Milton avait transporté dans son poëme épique anglais quelques vers latins de la tragédie d’Adam. Ce n’est point du tout être plagiaire, c’est enrichir sa langue des beautés d’une langue étrangère. On n’accusa point Euripide de plagiat pour avoir imité dans un chœur d’Iphigénie le second livre de l’Iliade ; au contraire, on lui sut très-bon gré de cette imitation, qu’on regarda comme un hommage rendu à Homère sur le théâtre d’Athènes.

Virgile n’essuya jamais de reproche pour avoir heureusement imité dans l’Énéide une centaine de vers du premier des poëtes grecs.

On a poussé l’accusation un peu plus loin contre Milton. Un Écossais nommé Will. Lauder, très-attaché à la mémoire de Charles Ier, que Milton avait insulté avec l’acharnement le plus grossier, se crut en droit de flétrir la mémoire de l’accusateur de ce monarque. On prétendait que Milton avait fait une infâme fourberie pour ravir à Charles Ier la triste gloire d’être l’auteur de l’Éikon Basiliké, livre longtemps cher aux royalistes, et que Charles Ier avait, dit-on, composé dans sa prison pour servir de consolation à sa déplorable infortune.

Lauder voulut donc, vers l’année 1752, commencer par prouver que Milton n’était qu’un plagiaire, avant de prouver qu’il avait agi en faussaire contre la mémoire du plus malheureux des rois. Il se procura des éditions du poëme de la Sarcotis ; il paraissait évident que Milton en avait imité quelques morceaux, comme il avait imité Grotius et le Tasse.

Mais Lauder ne s’en tint pas là. ; il déterra une mauvaise traduction en vers latins du Paradis perdu du poëte anglais ; et, joignant plusieurs vers de cette traduction à ceux de Masenius, il crut rendre par là l’accusation plus grave et la honte de Milton plus complète. Ce fut en quoi il se trompa lourdement ; sa fraude fut découverte. Il voulait faire passer Milton pour un faussaire, et lui-même fut convaincu de l’être. On n’examina point le poëme de Masenius, dont il n’y avait alors que très-peu d’exemplaires en Europe. Toute l’Angleterre, convaincue du mauvais artifice de l’Écossais, n’en demanda pas davantage. L’accusateur, confondu, fut obligé de désavouer sa manœuvre et d’en demander pardon.

Depuis ce temps on imprima une nouvelle édition de Masenius, en 1757[30]. Le public littéraire fut surpris du grand nombre de très-beaux vers dont la Sarcotis était parsemée. Ce n’est à la vérité qu’une longue déclamation de collége sur la chute de l’homme ; mais l’exorde, l’invocation, la description du jardin d’Éden, le portrait d’Ève, celui du diable, sont précisément les mêmes que dans Milton. Il y a bien plus : c’est le même sujet, le même nœud, la même catastrophe. Si le diable veut, dans Milton, se venger sur l’homme du mal que Dieu lui a fait, il a précisément le même dessein chez le jésuite Masenius ; et il le manifeste dans des vers dignes peut-être du siècle d’Auguste :

. . . . . . . . . Semel excidimus crudelibus astris,
Et conjuratas involvit terra cohortes.
Fata manent, tenet et superos oblivio nostri ;
Indecore premimur, vulgi tolluntur inertes
Ac viles animæ, cœloquo fruunlur aperto :
Nos, divum soboles, patriaque in sede locandi,
Pellimur exilio, mœstoque Acheronte tenemur.
Heu ! dolor ! et superum decreta indigna ! Fatiscat
Orbis, et antiquo turbentur cuncta tumultu,
Ac redeat deforme Chaos ; Styx atra ruinam
Terrarum excipiat, fatoque impellat eodem
Et cœlum, et cœli cives. Ut inulta cadamus
Turba, nec umbrarum pariter caligino raptam
Sarcoteam, invisum caput, involvamus ! ut astris
Regnantem, et nobis domina cervice minantem,
Ignavi patiamur ? Adhuc tamen improba vivit !
Vivit adhuc, fruiturque Dei secura favore !
Cernimus ! et quicquam furiarum absconditur Orco !
Vah ! pudor, æternumque probrum Stygis ! Occidat, amens,
Occidat, et nostræ subeat consortia culpæ.
Hæc mihi secluso cœlis solalia tantum
Excidii restant. Juvat hac consorte malorum
Posse frui, juvat ad nostram seducere pœnam
Frustra exultantem, patriaque exsorte superbam.
Ærumnas exempta levant ; minor illa ruina est,
Quæ caput adversi labens oppresserit hostis.

(Sarcotis, I, 271 et seq.)

On trouve dans Masenius et dans Milton de petits épisodes, de légères excursions absolument semblables ; l’un et l’autre parlent de Xerxès, qui couvrit la mer de ses vaisseaux :

Quantus erat Xerxes, medium dum contrahit orbem
Urbis in excidium !....

(Sarcotis, III, 461.)

Tous deux parlent sur le même ton de la tour de Babel, tous deux font la même description du luxe, de l’orgueil, de l’avarice, de la gourmandise

Ce qui a le plus persuadé le commun des lecteurs du plagiat de Milton, c’est la parfaite ressemblance du commencement des deux poëmes. Plusieurs lecteurs étrangers, après avoir lu l’exorde, n’ont pas douté que tout le reste du poëme de Milton ne fût pris de Masenius. C’est une erreur bien grande, et aisée à reconnaître.

Je ne crois pas que le poëte anglais ait imité en tout plus de deux cents vers du jésuite de Cologne ; et j’ose dire qu’il n’a imité que ce qui méritait de l’être. Ces deux cents vers sont fort beaux ; ceux de Milton le sont aussi ; et le total du poëme de Masenius, malgré ces deux cents beaux vers, ne vaut rien du tout.

Molière prit deux scènes entières dans la ridicule comédie du Pédant joué, de Cyrano de Bergerac[31]. « Ces deux scènes sont bonnes, disait-il en plaisantant avec ses amis ; elles m’appartiennent de droit ; je reprends mon bien. » On aurait été après cela très-mal reçu à traiter de plagiaire l’auteur du Tartuffe et du Misanthrope.

Il est certain qu’en général Milton, dans son Paradis, a volé de ses propres ailes en imitant ; et il faut convenir que s’il a emprunté tant de traits de Grotius et du jésuite de Cologne, ils sont confondus dans la foule des choses originales qui sont à lui : il est toujours regardé en Angleterre comme un très-grand poëte.

Il est vrai qu’il aurait dû avouer qu’il avait traduit deux cents vers d’un jésuite ; mais de son temps, dans la cour de Charles II, on ne se souciait ni des jésuites, ni de Milton, ni du Paradis perdu, ni du Paradis retrouvé. Tout cela était ou bafoué ou inconnu.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  2. Moitié vraie, c’est beaucoup. (Note de Voltaire.)
  3. On a placé ici ces vers d’Hésiode, qui sont dans le texte avant la création de Pandore. (Note de Voltaire.)
  4. Voyez les Fables de La Fontaine, livre IX, fable xviii.
  5. Voici textuellement le propos naïf de Bouchardon : « Il y a quelques jours qu’il m’est tombé entre les mains un vieux livre français que je ne connaissais point ; cela s’appelle l’Iliade d’Homère. Depuis que j’ai lu ce livre-là, les hommes ont quinze pieds pour moi, et je ne dors plus. »
  6. Juges, chapitre xi, v. 24. (Note de Voltaire.)
  7. Ibid., chapitre i, v. 19. (Id.)
  8. Voltaire avait parlé de l’étrange entreprise de Lamotte dans le chapitre ii de son Essai sur la poésie épique (tome VIII, à la suite de la Henriade). Voyez aussi dans les Mélanges, année 1749, l’article Assaut, dans la Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française.
  9. . . . . . . Quandoque bonus dormitat Homerus.

    (Ars poet., v. 359.)
  10. M. Mongez a démontré la fausseté de cette anedocte dans un mémoire lu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, en 1818, qui n’est pas encore imprimé dans les volumes de l’Académie, mais qu’on peut voir dans l’Iconographie romaine, tome II, soit in-folio, soit in-4o. (B.)
  11. Ce ne sont pas tout à fait les expressions de Montaigne, livre Ier, chapitre xxv.
  12. Satire ix, vers 176.
  13. À la suite de la Henriade (tome VIII).
  14. Voltaire avait parlé autrement dans le chapitre vii de son Essai sur la Poésie épique.
  15. Voyez dans les Articles extraits de la Gazette littéraire (Mélanges, année 1764), celui du 2 mai ; et la dédidace d’Irène (tome VI du Théâtre).
  16. Horace, livre Ier, satire x.
  17. Voltaire lui-même.
  18. Voyez, tome VIII, le chapitre vii de l’Essai sur la Poésie épique.
  19. Voyez la note 2 de la page 507.
  20. Voltaire a transcrit à la suite de cette stance les stances 3, 7, 8, 9 et 10 du même chant.
  21. Mot pour mot : No fear lest dinner cool. (Note de Voltaire.)
  22. Dans l’édition originale et autres on lit exaltations humides ; M. Louis du Bois a mis exhalaisons humides. (B.)
  23. Voyez tome VI du Théâtre, et la note sur l’article Art dramatique, tome XVII, page 398.
  24. Dans l’Essai sur la Poésie épique, tome VIII.
  25. La traduction du Paradis perdu, publiée pour la première fois en 1729, est l’ouvrage de Dupré de Saint-Maur et de Boismorand, surnommé l’abbé Sacredieu. Collé, dans ses Mémoires, I, 385, raconte que Dupré de Saint-Maur, aidé de son maître d’anglais, faisait une traduction littérale que l’abbé Boismorand rédigeait ensuite à sa manière. (B.)
  26. Page 582.
  27. Il y a dans plusieurs éditions : Restore us, and regain. J’ai choisi cette leçon comme la plus naturelle. Il y a dans l’original : La première désobéissance de l’homme, etc., chantez, Muses célestes. Mais cette inversion ne peut être adoptée dans notre langue. (Note de Voltaire.)
  28. Voyez dans le chapitre xxxii du Siècle de Louis XIV ce que Voltaire dit à l’occasion de Quinault.
  29. Dans le chapitre ix de son Essai sur la Poésie épique, imprimé à la suite de la Henriade, Voltaire n’avait donné que les onze premiers de ces vers.
  30. En publiant, en 1757, une édition de la Sarcotis, Barbou publia en même temps une traduction en prose par l’abbé Dinouart ; le texte et la traduction sont souvent reliés dans le même volume. (B.)
  31. Voyez une note sur les Fourberies de Scapin, à l’occasion de la Vie de Molière, dans les Mélanges, année 1739.


Épiphanie

Épopée

Épreuve