Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 12

Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 152-155).
CHAPITRE XII.
Des Grecs, de Socrate, et de la double doctrine.

On a tant parlé des Grecs que j’en dirai peu de chose. Je remarquerai seulement qu’ils adoraient un Dieu suprême, et qu’ils reconnaissaient l’immortalité de l’âme, à l’exemple des Asiatiques et des Égyptiens, non-seulement avant qu’ils eussent des historiens, mais avant qu’Homère eût écrit, Homère n’inventa rien sur les dieux, il les prit comme ils étaient. Orphée, longtemps avant lui, avait fait recevoir sa théogonie dans la Grèce. Dans cette théogonie, tout commence par un chaos comme chez les Phéniciens et chez les Perses. Un artisan suprême débrouille ce chaos, et en forme le soleil, la lune, les étoiles, et la terre. Cet Être suprême, appelé Zeus, Jupiter, est le maître de tous les autres dieux, le dieu des dieux. Vous voyez à chaque pas cette théologie dans Homère. Jupiter seul assemble le conseil, lui seul lance le tonnerre ; il commande à tous les dieux, il les récompense, il les punit ; il chasse Apollon du ciel, il donne le fouet à Junon, il l’attache entre le ciel et la terre avec une chaîne d’or ; mais le bonhomme Homère ne dit pas à quel point fixe cette chaîne fut accrochée. Le même Jupiter précipite Vulcain du haut du ciel sur la terre, il menace le dieu Mars. Enfin il est partout le maître.

Rien n’est plus clair dans Homère que l’ancienne opinion de l’immortalité de l’âme, quoique rien ne soit plus obscur que son existence. Qu’est-ce que l’âme chez tous les anciens poëtes, et chez tous les philosophes ? Un je ne sais quoi qui anime le corps, une figure légère, un petit composé d’air qui ressemble au corps humain, et qui s’enfuit quand elle a perdu son étui. Ulysse en trouve par milliers dans les enfers. Le batelier Caron est continuellement occupé à les transporter dans sa barque. Cette théologie est aussi ridicule que tout le reste, j’en conviens ; mais elle démontre que l’immortalité de l’âme était un point capital chez les anciens.

Cela n’empêcha pas des sectes entières de philosophes de se moquer également de Jupiter et de l’immortalité de l’âme ; et ce qu’il faut soigneusement observer, c’est que la secte d’Épicure, qu’on peut regarder comme une société d’athées, fut toujours très-honorée. Je dis que c’était une société d’athées, car quand ils s’établirent dans la Palestine, en fait de religion et de morale, admettre des dieux inutiles qui ne punissent ni ne récompensent, et n’en admettre point du tout, c’est précisément la même chose.

Pourquoi donc les épicuriens ne furent-ils jamais persécutés, et que Socrate fut condamné à boire la ciguë ? Il faut absolument qu’il y ait une autre raison que celle du fanatisme pour condamner Socrate. Les épicuriens étaient les hommes du monde les plus sociables, et Socrate paraît avoir été le plus insociable. Il avoue lui-même dans sa défense qu’il allait de porte en porte, dans Athènes, prouver aux gens qu’ils étaient des sots, il se fit tant d’ennemis qu’enfin ils vinrent à bout de le condamner à mort ; après quoi on lui demanda bien pardon. C’est précisément (au pardon près) l’aventure de Vanini[1]. Il disputait aigrement dans Toulouse contre des conseillers de justice. Ils lui persuadèrent qu’il était athée et sorcier, et ils le firent brûler en conséquence. Ces horreurs sont plus communes chez les chrétiens que dans l’ancienne Grèce.

L’évêque Warburton, dans son très-étrange livre de la Divine Légation de Moïse[2], prétend que les philosophes qui enseignaient l’immortalité de l’âme n’en croyaient rien du tout. Il se tourne de tous les sens pour prouver que tous ceux qu’on nomme les anciens sages avaient une double doctrine, la publique et la secrète ; qu’ils prêchaient en public l’immortalité de l’âme pour contenir le sot peuple, et qu’ils s’en moquaient tous en particulier avec les gens d’esprit. C’est là, je l’avoue, une singulière assertion pour un évêque. Mais quelle nécessité y avait-il pour ces philosophes de dire tout haut ce qu’ils ne croyaient pas en secret, puisqu’il était permis aux épicuriens de dire hautement que tout périt avec le corps, et que les pyrrhoniens pouvaient douter de tout impunément ? Qui pouvait forcer les philosophes à mentir le matin pour dire le soir la vérité ? des coquins pouvaient, en Grèce comme ailleurs, abuser des paroles d’un sage et lui intenter un procès. On a mis en justice des membres du parlement pour leurs paroles ; mais cela ne prouve pas que la chambre des communes ait deux doctrines différentes.

Cette double doctrine dont veut parler notre Warburton était principalement dans les mystères d’Isis, de Cérès, d’Orphée, et non chez les philosophes. On enseignait l’unité de Dieu dans ces mystères, tandis qu’en public on sacrifiait à des dieux ridicules. Voilà ce qui est d’une vérité incontestable. Toutes les formules des mystères attestent l’adoration d’un Dieu unique. C’est précisément comme s’il y avait chez les papistes des congrégations de sages qui, après avoir assisté à la messe de sainte Ursule et des onze mille vierges, de saint Roch et de son chien, de saint Antoine et de son cochon, allassent ensuite désavouer ces étonnantes bêtises dans une assemblée particulière ; mais, au contraire, les confréries de papistes enchérissent encore sur les superstitions auxquelles on les force. Les pénitents blancs, gris, et noirs, habillés en masque, se fouettent en l’honneur de ces beaux saints, au lieu d’adorer Dieu en hommes raisonnables.

Warburton, pour prouver que les Grecs avaient deux doctrines, l’une pour l’aréopage, et l’autre pour leurs amis, cite César, Caton, et Cicéron, qui dirent en plein sénat, dans l’examen du procès de Catilina, que la mort n’est point un mal, que c’est la fin de toutes les sensations, qu’il n’y a rien après nous. Mais César, Caton, et Cicéron, n’étaient pas Grecs. Expliquaient-ils ainsi leur doctrine secrète à trois ou quatre cents de leurs confidents en plein sénat ?

Cet évêque pouvait encore ajouter que dans la tragédie de la Troade, de Sénèque, le chœur disait secrètement au peuple romain assemblé (Troade, chœur à la fin du second acte) :

Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil...
Quæris quo jaceas post obitum loco ?

Quo non nata jacent[3].

Rien n’est après la mort, la mort même n’est rien.

Après la vie où pourrai-je être ?
Où j’étais avant que de naître[4].

Quand on a fait sentir toutes ces disparates, toutes ces inconséquences de Warburton, il s’est fâché, il n’a répondu ni avec des raisons ni avec de la politesse ; il a ressemblé à ces femmes qu’on prend sur le fait, et qui n’en deviennent que plus hardies et plus méchantes :

. . . . . . . . . . . . Nihil est audacius illis
Deprensis.

(Juvén., sat. vi, v. 284.)

L’ardeur de son courage l’a emporté encore plus loin, comme nous le verrons en traitant de la religion juive.


  1. Voyez tome XXVI, page 480.
  2. Tome II, livre iii, (Note de Voltaire.)
  3. Cyrano de Bergerac, dans sa tragédie d’Agrippine, acte V, scène vi, fait dire à Séjan :

    Une heure après la mort, notre âme évanouie
    Devient ce qu’elle était une heure avant la vie. (K.)

  4. Voltaire donne une autre version de ces vers dans son opuscule De l’Âme, et encore une autre dans le paragraphe xxi de Un Chrétien contre six Juifs.