Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Bibliothèque


Éd. Garnier - Tome 17
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BIBLIOTHÈQUE[1].

Une grande bibliothèque a cela de bon qu’elle effraye celui qui la regarde. Deux cent mille volumes découragent un homme tenté d’imprimer ; mais malheureusement il se dit bientôt à lui-même : On ne lit point tous ces livres-là, et on pourra me lire. Il se compare à la goutte d’eau qui se plaignait d’être confondue et ignorée dans l’Océan : un génie eut pitié d’elle ; il la fit avaler par une huître ; elle devint la plus belle perle de l’Orient, et fut le principal ornement du trône du Grand Mogol. Ceux qui ne sont que compilateurs, imitateurs, commentateurs, éplucheurs de phrases, critiques à la petite semaine, enfin ceux dont un génie n’a point eu pitié, resteront toujours gouttes d’eau.

Notre homme travaille donc au fond de son galetas avec l’espérance de devenir perle.

Il est vrai que, dans cette immense collection de livres, il y en a environ cent quatre-vingt-dix-neuf mille qu’on ne lira jamais, du moins de suite ; mais on peut avoir besoin d’en consulter quelques-uns une fois en sa vie. C’est un grand avantage pour quiconque veut s’instruire de trouver sous sa main dans le palais des rois le volume et la page qu’il cherche, sans qu’on le fasse attendre un moment. C’est une des plus nobles institutions. Il n’y a point eu de dépense plus magnifique et plus utile.

La bibliothèque publique du roi de France est la plus belle du monde entier, moins encore par le nombre et la rareté des volumes que par la facilité et la politesse avec laquelle les bibliothécaires les prêtent à tous les savants. Cette bibliothèque est sans contredit le monument le plus précieux qui soit en France.

Cette multitude étonnante de livres ne doit point épouvanter. On a déjà remarqué[2] que Paris contient environ sept cent mille hommes, qu’on ne peut vivre avec tous, et qu’on choisit trois ou quatre amis. Ainsi il ne faut pas plus se plaindre de la multitude des livres que de celle des citoyens.

Un homme qui veut s’instruire un peu de son être, et qui n’a pas de temps à perdre, est bien embarrassé. Il voudrait lire à la fois Hobbes, Spinosa ; Bayle, qui a écrit contre eux ; Leibnitz, qui a disputé contre Bayle ; Clarke, qui a disputé contre Leibnitz ; Malebranche, qui diffère d’eux tous ; Locke, qui passe pour avoir confondu Malebranche ; Stillingfleet, qui croit avoir vaincu Locke ; Cudworth, qui pense être au-dessus d’eux tous, parce qu’il n’est entendu de personne. On mourrait de vieillesse avant d’avoir feuilleté la centième partie des romans métaphysiques.

On est bien aise d’avoir les plus anciens livres, comme on recherche les plus anciennes médailles. C’est là ce qui fait l’honneur d’une bibliothèque. Les plus anciens livres du monde sont les cinq Kings des Chinois, le Shastabad des Brames, dont M. Holwell nous a fait connaître des passages admirables ; ce qui peut rester de l’ancien Zoroastre, les fragments de Sanchoniathon qu’Eusèbe nous a conservés, et qui portent les caractères de l’antiquité la plus reculée. Je ne parle pas du Pentateuque, qui est au-dessus de tout ce qu’on en pourrait dire.

Nous avons encore la prière du véritable Orphée, que l’hiérophante récitait dans les anciens mystères des Grecs. « Marchez dans la voie de la justice, adorez le seul maître de l’univers. Il est un ; il est seul par lui-même. Tous les êtres lui doivent leur existence ; il agit dans eux et par eux. Il voit tout, et jamais n’a été vu des yeux mortels. » Nous en avons parlé ailleurs[3].

Saint Clément d’Alexandrie, le plus savant des Pères de l’Église, ou plutôt le seul savant dans l’antiquité profane, lui donne presque toujours le nom d’Orphée de Thrace, d’Orphée le théologien, pour le distinguer de ceux qui ont écrit depuis sous son nom. Il cite de lui ces vers, qui ont tant de rapport à la formule des mystères[4] :

Lui seul il est parfait ; tout est sous son pouvoir.
Il voit tout l’univers, et nul ne peut le voir.

Nous n’avons plus rien ni de Musée, ni de Linus. Quelques petits passages de ces prédécesseurs d’Homère orneraient bien une bibliothèque.

Auguste avait formé la bibliothèque nommée Palatine. La statue d’Apollon y présidait. L’empereur l’orna des bustes des meilleurs auteurs. On voyait vingt-neuf grandes bibliothèques publiques à Rome. Il y a maintenant plus de quatre mille bibliothèques considérables en Europe. Choisissez ce qui vous convient, et tâchez de ne vous pas ennuyer[5].


  1. Questions sur l’Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)
  2. Voyez dans les Mélanges, année 1737, les Conseils, ou Avis à un journaliste ; et dans la Correspondance, la Lettre à un premier commis, du 20 juin 1733.
  3. Voyez tome XI, page 108 ; dans les Mélanges, année 1761, l’Appel à toutes les nations de l’Europe ; dans le tome V du Théâtre, la première des notes sur Olympie ; et ci-après les articles Idole, troisième section, et Oraison.
  4. Strom., livre V. (Note de Voltaire.)
  5. Voyez Livres. (Id.)