Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Scoliaste

Éd. Garnier - Tome 20
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SCOLIASTE[1].

Par exemple, Dacier et son illustre épouse[2] étaient, quoi qu’on dise, des traducteurs et des scoliastes très-utiles. C’était encore une des singularités du grand siècle qu’un savant et sa femme nous fissent connaître Homère et Horace, en nous apprenant les mœurs et les usages des Grecs et des Romains, dans le même temps où Boileau donnait son Art poétique ; Racine, Iphigénie et Athalie ; Quinault, Atys et Armide ;Fénelon écrivait son Télémaque,Bossuet déclamait ses Oraisons funèbres, où Le Brun peignait, où Girardon sculptait, où Ducange fouillait les ruines des siècles barbares pour en tirer des trésors, etc., etc. Remercions les Dacier mari et femme. J’ai plusieurs questions à leur proposer.

QUESTIONS SUR HORACE, À M. DACIER.

Voudriez-vous, monsieur, avoir la bonté de me dire pourquoi, dans la vie d’Horace imputée à Suétone, vous traduisez le mot d’Auguste purissimum penem par petit débauché ? Il me semble que les Latins, dans le discours familier, entendaient par purus penis ce que les Italiens modernes ont entendu par buon coglione, faceto coglione, phrase que nous traduisions à la lettre au xvie siècle, quand notre langue était un composé de welche et d’italien. Purissimu spenis ne signifierait-il pas un convive agréable, un bon compagnon ? Le purissimus exclut le débauché. Ce n’est pas que je veuille insinuer par là qu’Horace ne fût très-débauché ; à Dieu ne plaise !

Je ne sais pourquoi vous dites[3] qu’une espèce de guitare grecque, le barbiton, avait anciennement des cordes de soie. Ces cordes n’auraient point rendu de son, et les premiers Grecs ne connaissaient point la soie.

Il faut que je vous dise un mot sur la quatrième ode[4] dans laquelle le « beau Printemps revient avec le Zéphyre ; Vénus ramène les Amours, les Grâces, les Nymphes ; elles dansent d’un pas léger et mesuré aux doux rayons de Diane, qui les regarde, tandis que Vulcain embrase les forges des laborieux Cyclopes ».

Vous traduisez : « Vénus recommence à danser au clair de la lune avec les Grâces et les Nymphes, pendant que Vulcain est empressé à faire travailler ses Cyclopes. »

Vous dites dans vos remarques que l’on n’a jamais vu de cour plus jolie que celle de Vénus, et qu’Horace fait ici une allégorie fort galante : car par Vénus il entend les femmes, par les Nymphes il entend les filles, et par Vulcain il entend les sots qui se tuent du soin de leurs affaires, tandis que leurs femmes se divertissent. Mais êtes-vous bien sûr qu’Horace ait entendu tout cela ?

Dans l’ode sixième, Horace dit :

Nos convivia, nos prælia virginum
Sectis in juvenes unguibus acrium
Cantamus vacui, sivo quid urimur,
Non præter solitum leves.

« Pour moi, soit que je sois libre, soit que j’aime, suivant ma légèreté ordinaire, je chante nos festins et les combats de nos jeunes filles qui menacent leurs amants de leurs ongles, qui ne peuvent les blesser. »

Vous traduisez : « En quelque état que je sois, libre ou amoureux, et toujours prêt à changer, je ne m’amuse qu’à chanter les combats des jeunes filles qui se font les ongles pour mieux égratigner leurs amants. »

Mais j’oserai vous dire, monsieur, qu’Horace ne parle point d’égratigner, et que mieux on coupe ses ongles, moins on égratigne.

Voici un trait plus curieux que celui des filles qui égratignent. Ils s’agit de Mercure dans l’ode dixième ; vous dites qu’il est vraisemblable qu’on n’a donné à Mercure la qualité de dieu des larrons[5] « que par rapport à Moïse, qui commanda à ses Hébreux de prendre tout ce qu’ils pourraient aux Égyptiens, comme le remarque le savant Huet, évêque d’Avranches, dans sa Démonstration évangélique ».

Ainsi, selon vous et cet évêque, Moïse et Mercure sont les patrons des voleurs. Mais vous savez combien on se moqua du savant évêque, qui fit de Moïse un Mercure, un Bacchus, un Priape, un Adonis, etc. Assurément Horace ne se doutait pas que Mercure serait un jour comparé à Moïse dans les Gaules.

Quant à cette ode à Mercure, vous croyez que c’est une hymne dans laquelle Horace l’adore ; et moi, je soupçonne qu’il s’en moque.

Vous croyez qu’on donna l’épithète de Liber à Bacchus[6] parce que les rois s’appelaient Liberi. Je ne vois dans l’antiquité aucun roi qui ait pris ce titre. Ne se pourrait-il pas que la liberté avec laquelle les buveurs parlent à table eût valu cette épithète au dieu des buveurs ?

O matre pulchra filia pulchrior[7].

Vous traduisez : « Belle Tyndaris, qui pouvez seule remporter le prix de la beauté sur votre charmante mère. » Horace dit seulement : « Votre mère est belle, et vous êtes plus belle encore. » Cela me paraît plus court et mieux ; mais je puis me tromper.

Horace, dans cette ode, dit que Prométhée, ayant pétri l’homme de limon, fut obligé d’y ajouter les qualités des autres animaux, et qu’il mit dans son cœur la colère du lion.

Vous prétendez que cela est imité de Simonide, qui assure que Dieu, ayant fait l’homme et n’ayant plus rien à donner à la femme, prit chez les animaux tout ce qui lui convenait, donna aux unes les qualités du pourceau, aux autres celles du renard, à celles-ci les talents du singe, à ces autres ceux de l’âne. Assurément Simonide n’était pas galant, ni Dacier non plus.

In me tota ruens Venus[8]
Cyprum deseruit.

Vous traduisez : « Vénus a quitté entièrement Chypre pour venir loger dans mon cœur. »

N’aimez-vous pas mieux ces vers de Racine[9] :

Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée,
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ?

Dulce ridentem Lalagen amabo
Dulce loquentem[10].

« J’aimerai Lalagé, qui parle et rit avec tant de grâce. »

N’aimez-vous pas encore mieux la traduction de Sapho par Boileau :

Que l’on voit quelquefois doucement lui sourire,
Que l’on voit quelquefois tendrement lui parler ?

Quis desiderio sit pudor aut modus[11]
Tam cari capitis ?

Vous traduisez : « Quelle honte peut-il y avoir à pleurer un homme qui nous était si cher ? etc. »

Le mot de honte ne rend pas ici celui de pudor ; que peut-il y avoir n’est pas le style d’Horace. J’aurais peut-être mis à la place : « Peut-on rougir de regretter une tête si chère, peut-on sécher ses larmes ? »

Natis in usum lætitiæ scyphis
Pugnare Thracum est.

(Ode xxvii.)

Vous traduisez : « C’est aux Thraces de se battre avec les verres qui ont été faits pour la joie. »

On ne buvait point dans des verres alors, et les Thraces encore moins que les Romains.

N’aurait-il pas mieux valu dire : « C’est une barbarie des Thraces d’ensanglanter des repas destinés à la joie ? »

Nunc est bibendum, nunc pede libero[12]
Pulsanda tellus.

Vous traduisez : « C’est maintenant, mes chers amis, qu’il faut boire, et que sans rien craindre il faut danser de toute sa force. »

Frapper la terre d’un pas libre en cadence, ce n’est pas danser de toute sa force. Cette expression même n’est ni agréable, ni noble, ni d’Horace.

Je saute par-dessus cent questions grammaticales que je voudrais vous faire, pour vous demander compte du vin superbe de Cécube. Vous voulez absolument qu’Horace ait dit :

Tinget pavimentum superbo[13]
Pontificum potiore cœnis.

Vous traduisez : « Il inondera ses chambres de ce vin qui nagera sur ses riches parquets, de ce vin qui aurait dû être réservé pour les festins des pontifes. »

Horace ne dit rien de tout cela. Comment voulez-vous que du vin dont on fait une petite libation dans le triclinium, dans la salle à manger, inonde ces chambres ? Pourquoi prétendez-vous que ce vin dût être réservé pour les pontifes ? J’ai d’excellent vin de Malaga et de Canarie ; mais je vous réponds que je ne l’enverrai pas à mon évêque.

Horace parle d’un superbe parquet, d’une magnifique mosaïque ; et vous m’allez parler d’un vin superbe, d’un vin magnifique ! On lit dans toutes les éditions d’Horace : Tinget pavimentum superbum, et non pas superbo.

Vous dites que c’est un grand sentiment de religion dans Horace de ne vouloir réserver ce bon vin que pour les prêtres. Je crois, comme vous, qu’Horace était très-religieux, témoin tous ses vers pour les bambins ; mais je pense qu’il aurait encore mieux aimé boire ce bon vin de Cécube que de le réserver pour les prêtres de Rome.

Motus doceri gaudet ionicos
Matura virgo, et fingitur artubus, etc.

(Liv. III, od. vi.)

Vous traduisez : « Le plus grand plaisir de nos filles à marier est d’apprendre les danses lascives des Ioniens. À cet usage elles n’ont point de honte de se rendre les membres souples, et de les former à des postures déshonnêtes. »

Que de phrases pour deux petits vers ? Ah, monsieur, des postures déshonnêtes ! S’il y a dans le latin fingitur artubus, et non pas artibus, cela ne signifie-t-il pas : « Nos jeunes filles apprennent les danses et les mouvements voluptueux des Ioniennes ? » et rien de plus.

Je tombe sur cette ode[14], Horrida tempestas.

Vous dites que le vieux commentateur se trompe en pensant que contraxit cœlum signifie nous a caché le ciel ; et pour montrer qu’il s’est trompé, vous êtes de son avis.

Ensuite quand Horace introduit le docteur Chiron, précepteur d’Achille, annonçant à son élève, pour l’encourager, qu’il ne reviendra pas de Troie :

Unde tibi reditum certo subtemine Parcæ
Rupere.

(Epod. xiii.)

Vous traduisez : « Les Parques ont coupé le fil de votre vie. »

Mais ce fil n’est pas coupé. Il le sera ; mais Achille n’est pas encore tué. Horace ne parle point de fil ; Parcæ est là pour fata. Cela veut dire mot à mot : « Les destins s’opposent à votre retour. »

Vous dites que « Chiron savait cela par lui-même, car il était grand astrologue ».

Vous ne voulez pas que dulcibus alloquiis signifie de doux entretiens. Que voulez-vous donc qu’il signifie ? Vous assurez positivement que « rien n’est plus ridicule, et qu’Achille ne parlait jamais à personne ». Mais il parlait à Patrocle, à Phénix, à Automédon, aux capitaines thessaliens. Ensuite vous imaginez que le mot alloqui signifie consoler. Ces contradictions peuvent égarer studiosam juventutem.

Dans vos remarques sur la troisième satire du second livre, vous nous apprenez que les sirènes s’appelaient de ce nom chez les Grecs, parce que sir signifiait cantique chez les Hébreux. Est-ce Bochart qui vous l’a dit ? Croyez-vous qu’Homère eût beaucoup de relations avec les Juifs ? Non, vous n’êtes pas du nombre de ces fous qui veulent faire accroire aux sots que tout nous vient de cette misérable nation juive, qui habitait un si petit pays, et qui fut si longtemps inconnue à l’Europe entière.

Je pourrais faire des questions sur chaque ode et sur chaque épître ; mais ce serait un gros livre. Si jamais j’ai le temps, je vous proposerai mes doutes, non-seulement sur ces odes, mais encore sur les Satires, les Épîtres, et l’Art poétique. Mais à présent il faut que je parle à madame votre femme.

À MADAME DACIER. SUR HOMÈRE.

Madame, sans vouloir troubler la paix de votre ménage, je vous dirai que je vous estime et vous respecte encore plus que votre mari : car il n’est pas le seul traducteur et commentateur, et vous êtes la seule traductrice et commentatrice. Il est si beau à une Française d’avoir fait connaître le plus ancien des poëtes que nous vous devons d’éternels remerciements.

Je commence par remarquer la prodigieuse différence du grec à notre welche, devenu latin et ensuite français.

Voici votre élégante traduction du commencement de l’Iliade[15] :

« Déesse, chantez la colère d’Achille fils de Pélée ; cette colère pernicieuse qui causa tant de malheurs aux Grecs, et qui précipita dans le sombre royaume de Pluton les âmes généreuses de tant de héros, et livra leur corps en proie aux chiens et aux vautours, depuis le jour fatal qu’une querelle d’éclat eut divisé le fils d’Atrée et le divin Achille : ainsi les décrets de Jupiter s’accomplissaient. Quel dieu les jeta dans ces dissensions ? Le fils de Jupiter et de Latone, irrité contre le roi qui avait déshonoré Chrysès son sacrificateur, envoya sur l’armée une affreuse maladie qui emportait les peuples : car Chrysès étant allé aux vaisseaux des Grecs, chargé de présents pour la rançon de sa fille, et tenant dans ses mains les bandelettes sacrées d’Apollon avec le sceptre d’or, pria humblement les Grecs, et surtout les deux fils d’Atrée leurs généraux. Fils d’Atrée, leur dit-il, et vous généreux Grecs, que les dieux qui habitent l’Olympe vous fassent la grâce de détruire la superbe ville de Priam, et de vous voir heureusement de retour dans votre patrie ; mais rendez-moi ma fille en recevant ces présents, et respectez en moi le fils du grand Jupiter, Apollon, dont les traits sont inévitables. Tous les Grecs firent connaître par un murmure favorable qu’il fallait respecter le ministre du dieu, et recevoir ses riches présents. Mais cette demande déplut à Agamemnon, aveuglé par sa colère. »

Voici la traduction mot à mot, et vers par ligne[16] :

La colère chantez, déesse, de piliade Achille,
Funeste, qui infinis aux Akaïens maux apporta,
Et plusieurs fortes âmes à l’enfer envoya
De héros ; et à l’égard d’eux, proie les fit aux chiens
Et à tous les oiseaux. S’accomplissait la volonté de Dieu,
Depuis que d’abord différèrent disputants
Agamemnon chef des hommes et le divin Achille.
Qui des dieux par dispute les commit à combattre ?
De Latone et de Dieu le fils ; car contre le roi étant irrité,
Il suscita dans l’armée une maladie mauvaise, et mouraient les peuples.

Il n’y a pas moyen d’aller plus loin. Cet échantillon suffit pour montrer le différent génie des langues, et pour faire voir combien les traductions littérales sont ridicules.

Je pourrais vous demander pourquoi vous avez parlé du sombre royaume de Pluton et des vautours, dont Homère ne dit rien.

Pourquoi vous dites qu’Agamemnon avait déshonoré le prêtre d’Apollon. Déshonorer signifie ôter l’honneur : Agamemnon n’avait ôté à ce prêtre que sa fille. Il me semble que le verbe ἀτιμάω[17] ne signifie pas en cet endroit déshonorer, mais mépriser, maltraiter.

Pourquoi vous faites dire à ce prêtre : Que les dieux vous fassent la grâce de détruire, etc. Ces termes, vous fassent la grâce, semblent pris de notre catéchisme, Homère dit : Que les dieux habitants de l’Olympe vous donnent de détruire la ville de Troie.

.... ’Δοῖεν Ὀλύμπια δώματα ἔχοντες,
Ἐϰπέρσαι Πριάμοιο πόλιν.......

(Il., I, 18-19.)

Pourquoi vous dites que tous les Grecs firent connaître par un murmure favorable qu’il fallait respecter le ministre des dieux. Il n’est point question dans Homère d’un murmure favorable. Il y a expressément, tous dirent : πάντες ἐπευφήμησαν[18].

Vous avez partout ou retranché, ou ajouté, ou changé ; et ce n’est pas à moi de décider si vous avez bien ou mal fait.

Il n’y a qu’une chose dont je sois sûr, et dont vous n’êtes pas convenue : c’est que si on faisait aujourd’hui un poëme tel que celui d’Homère, on serait, je ne dis pas seulement sifflé d’un bout de l’Europe à l’autre, mais je dis entièrement ignoré ; et cependant l’Iliade était un poëme excellent pour les Grecs. Nous avons vu combien les langues diffèrent. Les mœurs, les usages, les sentiments, les idées, diffèrent bien davantage.

Si je l’osais, je comparerais l’Iliade au livre de Job ; tous deux sont orientaux, fort anciens, également pleins de fictions, d’images, et d’hyperboles. Il y a dans l’un et dans l’autre des morceaux qu’on cite souvent. Les héros de ces deux romans se piquent de parler beaucoup et de se répéter ; les amis s’y disent des injures. Voilà bien des ressemblances.

Que quelqu’un s’avise aujourd’hui de faire un poëme dans le goût de Job, vous verrez comme il sera reçu.

Vous dites dans votre préface qu’il est impossible de mettre Homère en vers français ; dites que cela vous est impossible, parce que vous ne vous êtes pas adonnée à notre poésie. Les Géorgiques de Virgile sont bien plus difficiles à traduire ; cependant on y est parvenu.

Je suis persuadé que nous avons deux ou trois poëtes en France qui traduiraient bien Homère ; mais en même temps je suis très-convaincu qu’on ne les lira pas s’ils ne changent, s’ils n’adoucissent, s’ils n’élaguent presque tout. La raison en est, madame, qu’il faut écrire pour son temps, et non pour les temps passés. Il est vrai que notre froid Lamotte a tout adouci, tout élagué, et qu’on ne l’en a pas lu davantage. Mais c’est qu’il a tout énervé.

Un jeune homme vint ces jours passés me montrer une traduction d’un morceau du vingt-quatrième livre de l’Iliade[19]. Je le mets ici sous vos yeux, quoique vous ne vous connaissiez guère en vers français[20] :

L’horizon se couvrait des ombres de la nuit ;
L’infortuné Priam, qu’un dieu même a conduit,
Entre, et paraît soudain dans la tente d’Achille.
Le meurtrier d’Hector, en ce moment tranquille,
Par un léger repas suspendait ses douleurs.
Il se détourne ; il voit ce front baigné de pleurs,
Ce roi jadis heureux, ce vieillard vénérable
Que le fardeau des ans et la douleur accable,
Exhalant à ses pieds ses sanglots et ses cris,
Et lui baisant la main qui fit périr son fils.
Il n’osait sur Achille encor jeter la vue.
Il voulait lui parler, et sa voix s’est perdue.
Enfin il le regarde, et parmi ses sanglots,
Tremblant, pâle, et sans force, il prononce ces mots :

« Songez, seigneur, songez que vous avez un père... »
Il ne put achever. Le héros sanguinaire
Sentit que la pitié pénétrait dans son cœur.
Priam lui prend les mains. « Ah ! prince, ah ! mon vainqueur.
J’étais père d’Hector ! et ses généreux frères
Flattaient mes derniers jours, et les rendaient prospères.
Ils ne sont plus... Hector est tombé sous vos coups...
Puisse l’heureux Pélée entre Thétis et vous
Prolonger de ses ans l’éclatante carrière !
Le seul nom de son fils remplit la terre entière ;
Ce nom fait son bonheur ainsi que son appui.
Vos honneurs sont les siens, vos lauriers sont à lui.
Hélas ! tout mon bonheur et toute mon attente.
Est de voir de mon fils la dépouille sanglante ;

De racheter de vous ces restes mutilés,
Traînés devant mes yeux sous nos murs désolés.
Voilà le seul espoir, le seul bien qui me reste.
Achille, accordez-moi cette grâce funeste,
Et laissez-moi jouir de ce spectacle affreux. »

Le héros, qu’attendrit ce discours douloureux,
Aux larmes de Priam répondit par des larmes.
« Tous nos jours sont tissus de regrets et d’alarmes.
Lui dit-il ; par mes mains les dieux vous ont frappé.
Dans le malheur commun moi-même enveloppé,
Mourant avant le temps loin des yeux de mon père,
Je tiendrai de mon sang cette terre étrangère.
J’ai vu tomber Patrocle ; Hector me l’a ravi :
Vous perdez votre fils, et je perds un ami.
Tel est donc des humains le destin déplorable.
Dieu verse donc sur nous la coupe inépuisable,
La coupe des douleurs et des calamités ;
Il y mêle un moment de faibles voluptés,
Mais c’est pour en aigrir la fatale amertume. »

Me conseillez-vous de continuer ? me dit le jeune homme. — Comment ! lui répondis-je, vous vous mêlez aussi de peindre ! il me semble que je vois ce vieillard qui veut parler, et qui dans sa douleur ne peut d’abord que prononcer quelques mots étouffés par ses soupirs. Cela n’est pas dans Homère ; mais je vous le pardonne. Je vous sais même bon gré d’avoir esquivé les deux tonneaux, qui feraient un mauvais effet dans notre langue, et surtout d’avoir accourci. Oui, oui, continuez. La nation ne vous donnera pas quinze mille livres sterling, comme les Anglais les ont données à Pope ; mais peu d’Anglais ont eu le courage de lire toute son Iliade.

Croyez-vous de bonne foi que, depuis Versailles jusqu’à Perpignan et jusqu’à Saint-Malo, vous trouviez beaucoup de Grecs qui s’intéressent à Eurithion[21], tué autrefois par Nestor ; à Ekopolious, fils de Thalesious, tué par Antilokous[22] ; à Simoisious, fils d’Athemion, tué par Télamon[23] ; et à Pirous, fils d’Embrasous, blessé à la cheville du pied droit ? Nos vers français, cent fois plus difficiles à faire que des vers grecs, n’aiment point ces détails. J’ose vous répondre qu’aucune de nos dames ne vous lira ; et que deviendrez-vous sans elles? Si elles étaient toutes des Dacier, elles vous liraient encore moins. N’est-il pas vrai, madame ? on ne réussira jamais si on ne connaît bien le goût de son siècle et le génie de sa langue.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. André Dacier était né à Castres. L’amour du grec et du latin le conduisit à Saumur pour y prendre les leçons de Tanneguy Lefèvre, fameux helléniste. Le jeune homme et la fille de son professeur s’éprirent l’un de l’autre en étudiant ensemble. Ils se marièrent, vinrent se fixer à Paris en 1672, et commencèrent une suite considérable de travaux sur les écrivains de l’antiquité. Mme  Dacier a publié Aurelius Victor et Eutrope ; elle a traduit Sapho, Anacréon, Térence, Homère, des comédies d’Aristophane et de Plaute. André Dacier a donné des traductions de la Poétique d’Aristote, des vers de Plutarque, des œuvres d’Hippocrate et de Platon. Son édition d’Horace, avec traduction en regard et notes, publiée à Paris de 1681 à 1689, en dix volumes in-12, malgré les imperfections que Voltaire signale, est un répertoire où peuvent fouiller avec fruit tous ceux qui désirent bien connaître la civilisation latine.

    André Dacier et Anne Lefèvre, sa femme, étaient nés tous deux en 1651. L’identité des goûts et des études avait accru la sympathie qui les unissait. La femme mourut en 1720. À partir de cette époque, le mari ne fit plus que languir, et deux ans après il s’éteignit.

    André Dacier était membre de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions. (E. B.)

  3. Remarques sur l’ode ire du livre Ier. (Note de Voltaire.)
  4. Ode iv. (Note de Voltaire.)
  5. Ode x. (Id.)
  6. Note sur l’ode xii. (Note de Voltaire.)
  7. Ode xvi. (Id.)
  8. Ode xix. (Note de Voltaire.)
  9. Phèdre, I, iii.
  10. Ode xxii. (Note de Voltaire.)
  11. Ode xxiv. (Note de Voltaire.)
  12. Ode xxxvii. (Id.)
  13. Livre II, ode xiv. (Id.)
  14. Livre V, ode xiii. (Note de Voltaire.)
  15. Vers 1-25.
  16. Iliade, vers 1-10.
  17. Iliade, I, 11.
  18. Voltaire avait lu et écrit : ἐπιφεμίσαν, qui n’est pas grec ; ἐπευφήμησαν est une correction des éditeurs. Mais alors l’observation de l’auteur n’a plus de raison, car ἐπευφήμησαν signifie bien : ils firent entendre un murmure favorable.
  19. Vers 471-530.
  20. Ces vers sont de M. de Voltaire. (Note de Wagnière.)
  21. Ereuthalion, Iliade, VII, 148-50.
  22. Echepolos, fils de Thalysias-Antilokos, Iliade, IV, 457-61.
  23. Simoisios, fils d’Anthémion, tué par Ajax Télamonien, Iliade, IV, 473-74.


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