Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/Texte entier


LE PÉLÉRINAGE
DU
CHRÉTIEN
A LA CITÉ CÉLESTE,




IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES,
RUE JACOB , N° 24.




LE PÉLÉRINAGE
DU CHRÉTIEN
A LA CITÉ CÉLESTE,


DÉCRIT
SOUS LA SIMILITUDE D’UN SONGE.




A PARIS,
CHEZ J. J. RISLER, LIBRAIRE,
RUE DE L'ORATOIRE, n° 6.
1831.

LE PÉLÉRINAGE
DU
CHRÉTIEN
À LA CITÉ CÉLESTE.




CHAPITRE I.


Rève de l’Auteur. — Chrétien, convaincu de péché, fuit la colère à venir. L’Évangile le conduit à Christ.

Comme je voyageais par le désert de ce monde, j’arrivai dans un lieu où il y avait une caverne, et je m’y couchai pour prendre un peu de repos.

M’étant endormi, je vis en songe un homme vêtu d’habits sales et déchirés[1]. Il était debout, tournant le dos à sa propre maison[2]. Il avait un livre à la main[3], et était chargé d’un pesant fardeau[4]. Ayant ouvert son livre, et s’étant mis à lire, il commença bientôt à pleurer et à trembler, et, incapable de se contraindre plus long-temps, il s’écria avec l’accent de la douleur : « Que faut-il que je fasse »[5] ?

Dans cet état, il retourna chez lui, et se contraignit aussi long-temps qu’il en fut capable devant sa femme et ses enfants, de peur qu’ils ne s’aperçussent de son angoisse. Mais, comme sa tristesse allait toujours en augmentant[6], il ne lui fut bientôt plus possible de garder le silence, et il leur parla en ces termes :

« Ma chère femme, et vous, mes chers enfants, ayez pitié de moi, car je succombe sous le poids du pesant fardeau qui m’accable. Je sais d’ailleurs, à n’en pouvoir douter, que la ville que nous habitons va être consumée par le feu du ciel[7], et que nous serons tous, sans exception, victimes de cet épouvantable embrasement, si nous ne trouvons pas un asile pour nous même à couvert, et, jusqu’à présent, je ne vois aucun moyen d’échapper au danger. »

Ce discours surprit au dernier point tous les membres de sa famille[8], non pas qu’ils ajoutassent foi à ce qu’il disait, mais ils s’imaginèrent qu’il avait le cerveau troublé, et que c’était ce qui lui mettait ces étranges idées dans l’esprit. Espérant que le repos contribuerait à lui rendre la raison, ils l’engagèrent à se mettre au lit ; mais au lieu de dormir, il passa la plus grande partie de la nuit à soupirer et à verser des larmes, et le lendemain matin, quand on vint lui demander de ses nouvelles, il répondit qu’il allait de mal en pis, et répéta tout ce qu’il avait déjà dit la veille. Mais bien loin de faire quelque impression sur ceux qui l’entouraient, ses discours ne firent que les irriter. Chacun se persuada bientôt que le véritable moyen de guérir la maladie de son esprit, c’était de le traiter avec dureté et mépris ; en sorte que tantôt on se moquait de lui, tantôt on le reprenait sévèrement, et tantôt, enfin, on affectait de le négliger tout-à-fait, et de ne plus se mettre en peine de lui. Quant à lui, il se retirait dans sa chambre pour prier pour ceux qui le maltraitaient, et pour déplorer sa propre misère ; ou bien il allait se promener seul dans la campagne, tantôt lisant, tantôt priant. Plusieurs jours s’écoulèrent de cette manière, Or, un matin qu’il se promenait ainsi solitairement, les yeux fixés, comme à l’ordinaire, sur son livre, il parut tout à coup fort troublé, et s’écria à haute voix, comme auparavant : « Que faut-il que je fasse pour être sauvé »[9]  ?

Puis il regarda de côté et d’autre, comme un homme qui cherche à fuir, et cependant il restait immobile, ne sachant quel chemin prendre. Alors, un homme appelé Évangéliste s’approcha de lui, et lui demanda pourquoi il se plaignait si amèrement. Monsieur, répondit Chrétien (c’était le nom de cet homme), je vois, par le livre que je tiens à la main, que je suis condamné à mourir[10], et qu’il me faudra ensuite comparaître en jugement : or, je crains la mort[11], et je ne suis nullement prêt à paraître devant mon juge.

Pourquoi craindriez-vous la mort ? dit Évangéliste ; cette vie est semée de tant de maux. C’est, reprit Chrétien, que je crains que ce fardeau que je porte ne me fasse enfoncer plus bas que le sépulcre, et ne me précipite dans la Géhenne. Or, monsieur, si la seule idée de la prison me fait trembler, que deviendrai-je quand il me faudra comparaître en jugement, et subir l’exécution de la sentence ? voilà ce qui me jette dans le désespoir.

— Si telles sont vos craintes, pourquoi restez-vous ici dans l’inaction ?

— C’est que je ne sais de quel côté me tourner. Alors Évangéliste lui donna un rouleau en parchemin, sur lequel étaient écrites ces paroles : « Fuyez la colère à venir »[12]. Après les avoir lues, il regarda attentivement Évangéliste et lui dit : Où dois-je fuir ? — Voyez-vous cette petite porte étroite[13] ? dit Évangéliste, en étendant la main, et en dirigeant ses regards de l’autre côté d’une vaste plaine. — Non. — Eh bien ! voyez-vous cette lampe qui jette une vive lumière[14] ? — Il me semble que oui. — Dirigez-vous de ce côté ; regardez toujours fixement cette lumière , et allez droit à elle ; quand vous y serez arrivé, vous verrez la petite porte ; vous n’aurez qu’à frapper, et l’on vous dira ce que vous aurez à faire.


CHAPITRE II.


Chrétien poursuit sa route.Obstiné, par suite de son attachement au monde, refuse de l’accompagner.Facile va jusqu’au Bourbier du Découragement, mais n’étant pas soutenu par la grâce divine, il retourne sur ses pas.

Alors Chrétien se mit à courir à toutes jambes. Or, comme il n’était encore qu’à une petite distance de son logis, sa femme et ses enfants lui crièrent de revenir[15] ; mais il se boucha les oreilles, en criant : « La vie, la vie, la vie éternelle ; » et, sans même regarder en arrière[16], il continua sa course à travers la campagne.

Tous ses voisins sortirent pour le regarder[17] ; les uns se moquaient de lui ; d’autres le menaçaient ; d’autres lui criaient de revenir sur ses pas : parmi ces derniers, il y en eut qui résolurent de lui courir après et de le ramener par force. L’un s’appelait Obstiné, et l’autre Facile ; et bien que Chrétien eût beaucoup d’avance sur eux, ils ne se rebutèrent point, et finirent par l’atteindre. Alors il leur dit : « Mes chers voisins, que me voulez-vous ? » Ils répondirent : « Nous voulons vous engager à retourner avec nous. » Mais il reprit : « Cela ne se peut pas ; vous demeurer dans la ville de Perdition, où je suis né aussi bien que vous ; mais j’ai vu le danger qui la menace, et si vous y restez, vous serez tôt ou tard précipités plus bas que le sépulcre, dans un étang ardent de feu et de soufre ; ne vous refusez donc pas, mes chers voisins, à faire route avec moi.

Quoi ! dit Obstiné, abandonner nos amis et toutes les douceurs de la vie !

Oui, dit Chrétien, parce que tout ce que vous abandonnez n’est pas digne d’être comparé à la moindre partie des biens que je cherche[18], et si vous voulez m’accompagner, vous en jouirez tout comme moi ; car, dans le pays où je vais, il y a abondance de biens[19] ; venez juger par vous-même si je ne dis pas la vérité.

Obstiné. Quelles sont donc ces choses qui vous paraissent d’un si grand prix que vous quittiez le monde entier pour les obtenir ?

Chrétien. Je cherche un héritage qui ne peut se corrompre, ni se souiller, ni se flétrir, qui est réservé dans les cieux pour nous[20], et qu’obtiendront, au temps marqué, ceux qui le cherchent diligemment. Si vous voulez lire mon livre, vous y verrez tout cela.

Obstiné. Bah ! je n’ai que faire de votre livre. Voulez-vous revenir avec nous, ou ne le voulez-vous pas ?

Chrétien. Non vraiment, car j’ai mis la main à la charrue[21].

Obstiné. En ce cas, voisin Facile, retournons chez nous sans lui. Il y a des gens si entichés de leurs propres opinions, qu’ils se croient plus sages que tout le reste des hommes.

Ne l’insultez pas, dit Facile ; si ce brave homme dit vrai, les biens qu’il recherche sont préférables à ceux auxquels nous nous attachons, et je me sens enclin à l’accompagner.

Obstiné. Quoi ! encore un fou de plus. Suivez mon conseil et revenez avec moi. Qui sait où cet insensé vous mènera ? Venez, venez, soyez plus sage.

Chrétien. Venez plutôt avec moi, voisin Facile ; outre tous les biens dont je vous ai parlé, vous serez mis en possession d’une gloire infinie. Si vous ne me croyez pas, lisez ce qui est dit dans ce livre ; la vérité de tout ce qu’il contient a été scellée du sang de celui qui en est l’auteur[22].

Facile. Eh bien ! voisin Obstiné, mon parti est pris ; je veux accompagner ce brave homme, et partager son sort. Mais, mon cher compagnon de voyage, connaissez-vous bien la route qui mène à ce lieu si désiré ?

Chrétien. Un nommé Évangéliste m’a dit d’aller à une porte qui est devant nous, m’assurant que là je recevrais les instructions nécessaires pour continuer mon voyage.

Facile.. Eh bien, mon cher voisin, partons. Et ils se mirent en route.

Quant à moi, dit Obstiné, je retourne chez moi ; je ne veux pas m’associer à des visionnaires et des fanatiques.

Or, tout en cheminant, Chrétien et Facile eurent ensemble la conversation suivante :

Chrétien. Eh bien, voisin Facile, comment vous portez-vous ? Je me réjouis de ce que vous vous êtes laissé persuader de m’accompagner. Obstiné lui-même, s’il avait senti comme moi ce qu’il y a de puissant et de terrible dans les choses invisibles, ne nous aurait pas si légèrement tourné le dos.

Facile. Maintenant, mon cher voisin, puisque nous sommes seuls, dites-moi un peu plus au long quelle est la nature des biens que nous recherchons, et comment nous pouvons en être rendus participants.

Chrétien. Il m’est bien plus facile de me les représenter que de vous les décrire ; mais puisque vous désirez les connaître, je vous lirai ce qu’en dit mon livre.

Facile. Et êtes-vous bien sûr que tout ce que contient votre livre soit vrai ?

Chrétien. Oui, sans doute ; car il est l’ouvrage de celui qui ne peut mentir[23].

Facile. Fort bien ; et quelles sont donc ces choses dont il parle ?

Chrétien. Il parle d’un royaume éternel dont nous serons mis en possession[24], et d’une vie éternelle qui nous sera donnée, afin que nous puissions habiter à jamais ce royaume.

Facile. Très-bien ; et que dit-il encore ?

Chrétien. Il dit que nous recevrons des couronnes de gloire et des vêtemens resplendissants comme le soleil dans le firmament[25].

Facile. C’est bien réjouissant. Poursuivez.

Chrétien. Dans ce bienheureux séjour, il n’y aura plus ni cris, ni deuil[26], car le Seigneur du lieu essuiera toutes larmes de nos yeux.

Facile. Et quels sont ceux qui habiteront ce séjour avec nous ?

Chrétien. Nous y serons avec des séraphins et des chérubins, dont la gloire éblouira les yeux de ceux qui les contempleront[27]. Nous y rencontrerons des milliers d’hommes qui y sont entrés avant nous, et qui sont tous revêtus d’une sainteté parfaite, et remplis de charité et d’amour ; ces êtres bienheureux se tiennent tous avec joie en la présence du Seigneur, et marchent sans cesse devant sa face. Nous verrons, parmi eux, les anciens qui ont sur leurs têtes des couronnes d’or[28] ; nous y entendrons une voix de joueurs de harpe[29] ; nous y trouverons, revêtus d’immortalité, tous ceux qui, pour l’amour du Seigneur du lieu, ont été lapidés, sciés, mis à mort, par le tranchant de l’épée ; ceux qui ont été brûlés ou dévorés par les bêtes sauvages, ou noyés dans la mer[30].

Facile. La seule pensée d’une telle gloire suffit pour ravir le cœur ; mais que faut-il faire pour y avoir part ?

Chrétien. Le souverain Maître de ces lieux nous déclare dans ce livre que si nous désirons sincèrement obtenir ces biens, il nous les accordera gratuitement[31].

Facile. Mon cher compagnon de voyage, je suis enchanté de tout ce que vous venez de me dire. Venez, hâtons-nous de poursuivre notre route.

Chrétien. Le fardeau dont je suis chargé ne me permet pas d’avancer aussi rapidement que je le voudrais.

Tout en causant, ils s’étaient approchés d’un bourbier fangeux, qui était au milieu de la plaine ; et comme ils marchaient sans faire attention à leurs pas, je les vis tomber tous les deux dans la boue. Ce bourbier s’appelait le Bourbier du Découragement, Ils s’y débattirent pendant quelques instants, et Chrétien, accablé sous le poids du fardeau qu’il portait, commença à enfoncer.

Facile s’écria alors : Ah ! voisin, où êtes-vous donc ?

Chrétien. Vraiment, je ne le sais pas.

À ces mots, Facile commença à se fâcher, et dit d’un ton irrité à son compagnon : Est-ce là le bonheur dont vous m’avez tant parlé ? Si tel est le commencement de notre voyage, à quoi devons-nous nous attendre avant d’en voir la fin. Si je puis me tirer de ce mauvais pas, je vous laisserai seul posséder ce bel héritage. En prononçant ces paroles, il fit quelques violents efforts et sortit du bourbier du côté de sa maison ; il partit aussitôt, et Chrétien ne le revit plus.

Chrétien resta ainsi seul à se débattre dans le Bourbier du Découragement. Il s’efforçait de gagner le côté opposé à sa maison et le plus rapproché de la Porte étroite ; mais il ne pouvait l’atteindre à cause du fardeau dont il était chargé. Alors je vis venir à lui un homme dont le nom était Secours, qui lui demanda ce qu’il faisait là.

Monsieur, dit Chrétien, un homme, nommé Évangéliste, m’a ordonné de suivre ce chemin pour arriver à la porte qui est devant nous, afin d’échapper à la colère à venir ; et c’est en suivant ses directions que je suis tombé dans ce bourbier.

Secours. Mais pourquoi n’avez-vous pas pris garde aux traces du sentier[32] ?

Chrétien. La crainte s’était tellement emparée de moi, que j’ai fui par le plus court chemin.

Alors Secours lui dit : Donnez-moi la main. Il le tira du bourbier[33], et, après l’avoir mis sur la terre ferme, il lui ordonna de poursuivre sa route.

Voyant cela, je m’approchai de son libérateur, et je lui dis : Monsieur, puis qu’en sortant de la ville de Perdition, il faut nécessairement passer par ici pour arriver à la porte étroite, pourquoi ne comble-t-on pas ce bourbier, afin que les pauvres voyageurs puissent le traverser plus sûrement ?

Ce chemin fangeux, répondit Secours, ne peut être réparé, parce que c’est l’égout où s’écoulent continuellement l’écume et la boue que produit la conviction du péché, et c’est pourquoi il est appelé le Bourbier du Découragement. Car lorsque le pécheur se réveille, à la vue de son état de perdition, il s’élève dans son ame beaucoup de craintes, de doutes et d’inquiétudes qui se réunissent et s’accumulent dans ce lieu. C’est ce qui rend ce terrain si marécageux.

Cependant, la volonté du roi n’est pas que ce passage reste dans un si mauvais état[34]. Ses ouvriers travaillent déjà depuis bien des siècles à le réparer et à le rendre praticable. Ceux qui s’y entendent, disent qu’il n’est pas de meilleurs matériaux pour effectuer cette réparation que de salutaires instructions ; mais bien qu’on n’ait pas cessé de les y verser en abondance, ce lieu est toujours le Bourbier du Découragement.

Il est vrai que, par l’ordre du Souverain, on a placé, de distance en distance, des pierres pour assurer les pas des voyageurs. Mais lorsque les impuretés de ce lieu augmentent, ce qui arrive ordinairement dans les changements de temps, ces pierres sont difficiles à découvrir, et, alors même qu’on les aperçoit, il arrive souvent qu’ayant la vue troublée, on met le pied à côté, en sorte qu’on n’en tombe pas moins dans la boue. Mais de l’autre côte de la porte, le terrain est très-solide[35].

Je vis ensuite dans mon rêve que Facile, de retour chez lui, reçut la visite de ses voisins. Les uns lui disaient qu’il avait agi sagement en prenant le parti de revenir ; d’autres le traitaient de fou pour s’être mis en route avec Chrétien. Quelques-uns se moquaient de lui et l’accusaient de lâcheté, lui disant que puisqu’il avait tenté l’aventure, il n’aurait pas dû se laisser rebuter si aisément. À tous ces discours, Facile n’avait rien à répondre ; il reprit courage et se joignit aux autres pour se moquer de Chrétien.


CHAPITRE III.


Chrétien, trompé par les avis de Sage-Mondain, se détourne de son chemin et court de grands dangers. Mais ayant heureusement rencontré Évangéliste, qui le remet dans la bonne route, il continue son voyage.

Or, comme Chrétien poursuivait solitairement sa route, il vit un homme qui venait à lui par un chemin de traverse, et qui ne tarda pas à l’aborder. C’était un certain monsieur Sage-Mondain qui demeurait dans la cité de Prudence-Charnelle, grande ville voisine de celle d’où venait Chrétien. Cet homme, frappé de la démarche pleine de tristesse, des soupirs et des gémissements de Chrétien dont il avait ouï parler (car sa sortie de la ville de Perdition avait fait grand bruit de tous côtés), lui adressa la parole en ces termes :

Qu'avez-vous, mon brave homme ? Où voulez-vous aller avec ce pesant fardeau ?

Chrétien. Hélas ! vous avez bien raison de dire qu’il est pesant ; jamais personne n’en a porte un plus lourd. — Et puisque vous désirez savoir où je vais, sachez que je m’achemine vers la porte étroite qui est là devant moi. On m’assure que quand j’y serai parvenu, on m’enseignera ce que je dois faire pour être déchargé de mon fardeau.

Sage-Mondain. Avez-vous une femme et des enfants ?

Chrétien. Oui, mais je suis tellement accablé sous le poids de mon fardeau, que je ne me plais plus avec eux comme autrefois. Il me semble que je suis comme si je n'avais ni femme ni enfants[36].

Sage-Mondain. M’écouterez-vous, si je vous donne un bon conseil ?

Chrétien. Volontiers, s’il est vraiment bon ; car j’ai grand besoin de bons conseils.

Sage-Mondain. Je vous conseille donc de vous débarrasser, sans plus tarder, de votre fardeau ; car tant que vous le porterez, vous n’aurez aucune paix, et vous ne jouirez pas des biens que Dieu vous a accordés.

Chrétien. Je ne désire rien plus que d’être déchargé ; mais, hélas ! je ne puis me débarrasser moi-même de ce fardeau, et il n’y a personne dans notre pays qui puisse l'ôter de dessus mes épaules. C’est pourquoi, comme je vous l’ai dit, je me suis mis en chemin dans l’espoir d’en être délivré.

Sage-Mondain. Et qui vous a conseillé de prendre cette route pour atteindre ce but ?

Chrétien, Un homme appelé Évangéliste, qui m’a paru être très-digne de foi.

Sage-Mondain. C’est un très-mauvais conseiller. Il n’y a pas de chemin plus dangereux et plus difficile que celui qu’il vous a fait prendre. Vous ne tarderez pas à vous en convaincre, si vous suivez son avis. Je m’aperçois que vous en savez déjà quelque chose par expérience. Je vois encore la boue du Bourbier du Découragement attachée à vos habits. Or ce n’est là encore que le commencement des peines et des difficultés auxquelles sont exposés ceux qui suivent cette route. Croyez-moi, je suis plus âgé que vous ; vous trouverez sur ce chemin des douleurs, des fatigues, la faim, les périls, la nudité, l’épée, des lions, des serpents, les ténèbres, et enfin la mort même. C’est là une vérité certaine, confirmée par un grand nombre de témoignages. A quoi bon se précipiter dans un abîme de maux, pour suivre les conseils d’un étranger !

Chrétien. Hélas ! monsieur, le fardeau que je porte me cause bien plus de terreurs que toutes les choses que vous venez de me nommer, et quoi qu’il m’arrive en route, je crois que je pourrai tout supporter si j’obtiens d’en être déchargé.

Sage-Mondain. Comment en êtes-vous venu à sentir le poids de ce fardeau ?

Chrétien. C’est la lecture du livre que j’ai entre les mains qui m’y a conduit.

Sage-Mondain. Je m’en doutais. Il vous est arrivé ce qui arrive à tous les esprits faibles, lorsqu’ils veulent se mêler de choses au-dessus de leur portée ; ils s’égarent et tombent dans le découragement. Quand les hommes sont dans cet état, non-seulement ils se livrent tout comme vous à mille craintes sans fondement, mais ils courent à l’aventure sans savoir eux-mêmes ce qu’ils désirent.

Chrétien. Pour moi, je sais fort bien ce que je désire ; c’est d’être débarrassé de ce pesant fardeau.

Sage-Mondain. Quel soulagement pouvez-vous espérer dans une voie où mille dangers vous attendent ? Si vous voulez m écouter patiemment, je puis vous indiquer un moyen sûr d’obtenir ce que vous souhaitez, sans qu’il soit nécessaire de vous exposer à aucun des dangers qui vous menacent sur la route que vous suivez. Oui, la chose dépend de vous, et au lieu des maux que vous attirerez sur vous en persistant dans votre projet, vous trouverez, si vous suivez mon conseil, le repos, la paix et le contentement d’esprit.

Chrétien. De grâce, monsieur, apprenez-moi votre secret.

Sage-Mondain. Je le veux bien. Dans un bourg nommé le Bourg de la Morale habite un homme très-vertueux, dont le nom est La loi, qui a le talent de savoir ôter de dessus les épaules des gens les fardeaux pareils à celui qui vous accable. Je sais qu’il a rendu beaucoup de services de ce genre. Il connaît même l’art de guérir ceux à qui le fardeau qu’ils portent a troublé l’esprit. C’est à lui que je vous conseille de vous adresser, et vous ne tarderez pas à être soulagé. Sa maison n’est pas éloignée. Si vous ne le trouvez pas lui-même au logis, demandez, son fils. C’est un charmant jeune homme appelé Civilité, qui fera votre affaire aussi bien que le père lui-même. C’est là, je le répète, que vous pouvez être débarrassé de votre fardeau, et si vous n’avez pas l’intention de retourner chez vous (comme aussi je ne vous le conseille pas), vous pouvez mander votre femme et vos enfants et les faire venir dans le Bourg, où il y a maintenant assez de maisons vacantes, et où vous pourrez en avoir une à un prix raisonnable. Les vivres y sont à bon compte et de bonne qualité, et ce qui contribuera surtout à vous rendre heureux, c’est que vous serez entouré d’excellents voisins qui vous accorderont leur estime et leur amitié.

Chrétien réfléchit un moment, et se dit à lui-même que si ce monsieur disait vrai, il ne saurait mieux faire que de suivre son avis. Il demanda donc à son conseiller, de lui indiquer le chemin qui conduisait à la maison du brave monsieur La loi.

Voyez-vous là-bas, dit Sage-Mondain, cette haute montagne ?

Oui, très-bien, répondit Chrétien.

C’est vers cette montagne qu’il vous faut aller, et la première maison que vous trouverez, c’est la sienne.

Alors Chrétien se détourna de son chemin pour aller chercher du secours à la maison de La loi. Mais comme il approchait de la montagne, elle lui parut si haute et si escarpée, et le côté qui faisait face à la route penchait tellement en avant, qu’il n’osa aller plus loin, craignant que la montagne ne lui tombât dessus[37]. Il s arrêta donc tout court, et son fardeau lui parut plus pesant encore qu’il ne l’était auparavant. Il craignait aussi d’être dévoré par les flammes de feu qui sortaient de la montagne[38]. Épouvanté et tout tremblant, il commença à se repentir amèrement d’avoir suivi le conseil de Sage-Mondain. Dans cette perplexité, il vit venir à lui Évangéliste, dont l’aspect le fit rougir de honte. Évangéliste s’étant approché de plus près, le regarda avec un air d’indignation, et lui dit d’un ton sévère : Que faites-vous ici, Chrétien ? A quoi Chrétien, ne sachant que répondre, garda le silence. Évangéliste ajouta : N’est-ce pas vous que j’ai rencontré il y a quelque temps pleurant et vous lamentant, hors de l’enceinte de la ville de Perdition ?

Chrétien. Oui, monsieur, c’est moi-même.

Évangèliste. Ne vous ai-je pas indiqué le chemin qui conduit à la porte étroite ?

Chrétien. Oui, monsieur.

Évangéliste. Comment donc vous en êtes-vous si promptement écarté ? car vous êtes maintenant hors de votre route.

Chrétien. En sortant du Bourbier du Découragement, je rencontrai un monsieur qui m’assura que dans le bourg qui est devant nous, je trouverais un homme qui me délivrerait de mon fardeau.

Évangéliste. Qui est ce monsieur ?

Chrétien. Il a l’air d’un homme comme il faut, et m’a dit tant de bonnes paroles que je me suis laissé persuader. Mais lorsque je suis arrivé au pied de cette montagne, et que j’ai vu à quel point elle penchait en avant, je me suis arrêté tout court, craignant qu’elle ne tombât sur moi et ne m’écrasât.

Évangéliste. Que vous a dit ce monsieur ?

Chrétien raconta alors tout au long la conversation qu’il avait eue avec Sage-Mondain, et tout ce qui s’en était suivi.

Quand il eut terminé son récit, Évangéliste lui dit d’un ton grave : Arrêtez-vous, et écoutez ce que déclare la parole de Dieu.

Chrétien resta immobile et tremblant. Évangéliste continua : « Prenez garde de ne pas mépriser celui qui vous parle ; car, si ceux qui méprisaient celui qui parlait de la part de Dieu sur la terre ne sont point échappés, nous serons punis beaucoup plus si nous nous détournons de celui qui nous parle des cieux »[39]. « Le juste vivra par la foi ; mais si quelqu’un se retire, mon ame ne prend point de plaisir en lui »[40].

Évangéliste fit ensuite l’application de ces paroles en disant à Chrétien : C’est là le malheur dans lequel vous êtes tombé ; vous avez commencé à mépriser le conseil du Très-Haut et à retirer vos pieds du sentier de la paix, et cela au péril de votre ame.

A ces mots, Chrétien tomba anéanti aux pieds d’Évangéliste en s’écriant : Malheur à moi, je suis perdu. — Mais Évangéliste, le voyant dans cet état, le prit par la main et lui dit : « Si quelqu’un a péché, nous avons un avocat auprès du père, savoir Jésus-Christ, le Juste[41]. Ne sois pas incrédule ; mais crois »[42]. Ces paroles rendirent un peu de courage à Chrétien. Il se releva et se tint debout devant Évangéliste qui poursuivit en ces termes : L’homme que vous avez rencontré s’appelle Sage-Mondain, et c’est à juste titre qu’il est ainsi nommé, car il ne goûte que la doctrine du monde[43], et c’est pour cela qu’il va toujours à l’église dans le Bourg de la Morale. Cette doctrine du monde lui plaît, parce qu’elle le délivre du joug de la croix, et parce qu’il est affectionné aux choses de la terre. — De là vient qu’il cherche à traverser mes voies, quoiqu’elles soient justes et droites. Vous devez détester avec horreur le conseil que cet homme vous a donné : en premier lieu, parce qu’il vous a détourné de votre route ; et vous devez vous détester vous-même pour avoir eu la faiblesse de suivre son avis ; car en agissant ainsi vous avez rejeté le conseil de Dieu pour prendre conseil d’un sage selon le monde. Le Seigneur dit : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite[44], » c’est-à-dire, par la porte que je vous ai indiquée ; « car la porte étroite et le chemin étroit mènent à la vie, et il y en a peu qui le trouvent[45]. » C’est de cette porte étroite et du chemin qui y conduit que ce méchant homme a voulu vous éloigner, et il s’en est peu fallu qu’il n’ait réussi à vous perdre ; détestez donc son esprit séducteur, et reconnaissez combien vous avez été coupable de céder à son influence.

En second lieu, vous devez avoir horreur de l’avis qu’il vous a donné, parce qu’il a cherché à vous inspirer de l’éloignement pour la croix, tandis que vous devez la préférer à tous les trésors de l’Égypte[46]. Le Roi de gloire a dit : « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; et celui qui aime son fils et sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ; et celui qui ne prend pas sa croix et qui ne me suit pas n’est pas digne de moi. Celui qui aura conservé sa vie la perdra ; mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera[47]. » Si donc quelqu’un veut vous persuader que vous trouverez la mort dans une voie qui, selon les déclarations de la vérité elle-même, est la seule voie par laquelle vous puissiez trouver la vie éternelle, vous devez repousser avec horreur un pareil mensonge.

En troisième lieu, vous devez détester le conseil que vous a donné Sage-Mondain, parce qu’il vous a fait entrer dans la voie du ministère de mort[48]. Pour vous en convaincre, apprenez à connaître l’homme auquel on voulait vous envoyer, et vous sentirez bientôt combien il est incapable de vous délivrer de votre fardeau.

Cet homme qu’on vous a représenté comme pouvant vous secourir, s’appelle La loi ; il est fils de l’esclave qui est maintenant dans la servitude avec ses enfants[49], et qui est représentée allégoriquement par cette montagne de Sina que vous avez craint de voir tomber, sur votre tête. Or, si ses enfants sont esclaves avec elle, comment pouvez-vous espérer d’être délivré par eux ?

Ce La loi n’a jamais encore réussi à décharger aucun homme de son fardeau, et il n’est pas probable qu’il y réussisse jamais. — Vous ne pouvez être justifié par les œuvres de la loi ; car aucun homme vivant ne peut se délivrer de son fardeau par les œuvres de la loi. Sage-Mondain n’est donc qu’un menteur et La loi qu’un fripon. Quant à son fils Civilité, malgré ses beaux dehors, ce n’est qu’un hypocrite qui ne peut vous être bon à rien. Croyez-moi, ces trois hommes qui font tant de bruit n’ont d’autre but que de vous perdre en vous détournant de la voie de salut que je vous ai indiquée.

Évangéliste, ayant dit ces choses, éleva la voix, et prit le ciel à témoin de la vérité de ce qu’il venait de déclarer. — Soudain des flammes sortirent de la montagne au pied de laquelle se trouvait Chrétien. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et il entendit retentir ces paroles : « Tous ceux qui s’attachent aux œuvres de la loi sont sous la malédiction, puisqu’il est écrit : Maudit est quiconque ne persévère pas dans toutes les choses qui sont écrites au livre de la loi pour les faire. »[50].

Chrétien n’attendait plus que la mort. Il commença à se plaindre amèrement, maudissant l’heure à laquelle il avait rencontré Sage-Mondain, et ne cessant de se traiter lui-même de fou et d’insensé, pour avoir prêté l’oreille à ses avis. Il était aussi tout honteux de penser que des considérations toutes charnelles eussent eu assez d’ascendant sur lui pour lui faire quitter le bon chemin. Il se tourna de nouveau du côté d’Évangéliste et lui dit : Monsieur, que vous en semble ? y a-t-il encore quelque espérance pour moi ? Puis-je encore retourner sur mes pas et me diriger du côté de la porte étroite ? Ne serai-je point abandonné et rejeté avec mépris à cause de mon péché ? Je me repens d’avoir suivi le conseil de cet homme ; mais mon péché peut-il m’être pardonné ?

Évangéliste répondit : Votre péché est très-grand, car vous avez eu deux torts : vous avez abandonné le bon chemin, et vous êtes entré dans une voie défendue. Cependant, prenez courage ; l’homme que vous trouverez à la porte consentira encore à vous recevoir ; car il est plein de compassion pour les pécheurs. Mais, ajouta-t-il, prenez garde de ne plus vous détourner ni à droite ni à gauche, « de peur que vous ne périssiez dans cette voie quand sa colère s’embrasera. »[51].

Là-dessus, Chrétien se disposa à retourner sur ses pas, et Évangéliste, après l’avoir embrassé, lui souhaita amicalement un bon voyage. Il se mit aussitôt en route, s’avançant à grands pas, sans s’arrêter pour parler à personne ni pour répondre à ceux qui le questionnaient. Il marchait comme un homme qui sentait qu’il était sur un terrain défendu, et ne se crut en sûreté que lorsqu’il fut rentré dans le chemin qu’il avait quitté.


CHAPITRE IV.


Chrétien arrive à la porte étroite, invoquant en sa faveur les promesses de l’Évangile ; il frappe et est reçu avec bienveillance.

Au bout de quelque temps, Chrétien arriva à la porte, sur laquelle on lisait cette inscription : « Heur- tez et on vous ouvrira »[52]. Il heurta donc à plusieurs reprises, se disant à lui-même : Ah ! si celui qui peut ouvrir cette porte veut m’admettre en ces lieux malgré mes fautes et mes égarements, je ne cesserai jamais de glorifier son nom et de chanter ses louanges.

À la fin, un homme vénérable, nommé Bienveillant, vint à la porte et dit : Qui est là ? D’où venez-vous ? et que voulez-vous ?

Chrétien. Je suis un pauvre pécheur travaillé et chargé, qui viens de la ville de Perdition et qui vais à la montagne de Sion, pour me mettre à l’abri de la colère à venir. Je vous conjure donc de vouloir bien m’ouvrir cette porte, car on m’a assuré que c’est ici le seul chemin qui puisse conduire au lieu de ma destination.

De tout mon cœur, répondit Bienveillant, en ouvrant la porte. — Mais au moment où Chrétien se disposait à entrer, Bienveillant le tira par le bras avec force. — Chrétien lui demanda ce que cela signifiait.

Bienveillant. A une petite distance de cette porte est un château-fort, dont Belzébut est le maître ; et du haut duquel ses satellites et lui-même décochent des traits enflammés contre ceux qui passent par ici, dans l’espoir de les tuer avant qu’ils aient atteint la porte.

Je frémis à l’idée de ce danger, dit Chrétien, tout en me réjouissant d’y avoir échappé.

Après qu’il fut, entré, le portier lui demanda qui lui avait indiqué le chemin.

Chrétien. C’est Évangéliste qui m’a dit de venir ici et de frapper à cette porte. Il a ajouté que vous me diriez ce que j’aurais à faire ensuite.

Bienveillant. Nul ne peut fermer la porte que vous voyez ouverte. devant vous[53].

Chrétien. C’est donc maintenant que je vais commencer à recueillir le fruit de mes peines.

Bienveillant. Mais comment se fait-il que vous arriviez tout seul ?

Chrétien. C’est qu’aucun de mes voisins n’a cru comme moi au danger qui nous menaçait.

Bienveillant. En est-il parmi eux qui aient su que vous veniez ici ?

Chrétien. Oui, ma femme et mes enfants m’ont vu partir et m’ont crié de revenir sur mes pas. Et, là-dessus, Chrétien raconta à Bienveillant tout ce qui lui était arrivé ; comment ses voisins l’avaient poursuivi ; la rencontre qu’il avait faite de Sage-Mondain, la frayeur qu’il avait eue au mont Sinaï, et la manière dont Évangéliste était venu à son aide. Maintenant, ajouta-t-il, me voici arrivé > par la bonté de Dieu. Mais, hélas ! j’aurais bien plutôt mérité d’être écrasé sous cette montagne, que d’avoir le bonheur de m’entretenir avec vous. Quelle insigne faveur pour moi, d’avoir été admis ici !

Bienveillant. Nous ne mettons aucune différence entre les hommes ; quelque méchants qu’ils aient été, quelques crimes qu’ils aient commis, ils ne sont jamais rejetés quand ils se présentent ici[54] ; venez donc avec moi, mon cher Chrétien, et je vous montrerai le chemin que vous devez suivre. Vous voyez devant vous cet étroit sentier ; il a été frayé par les patriarches, par les prophètes, par Jésus-Christ et par ses apôtres ; et il est aussi droit que s’il eût été tiré au cordeau : voilà votre route.

Chrétien. Mais n’y a-t-il pas des chemins de traverse dans lesquels il est possible de s’égarer ?

Bienveillant. Oui vraiment, il y en a un grand nombre, mais ils sont larges et tortus ; c’est à cela même que vous pouvez distinguer le bon chemin des mauvais ; car le premier seul est étroit et en ligne directe. — Chrétien demanda ensuite au portier s’il ne pouvait pas le délivrer du fardeau dont tous ses efforts n’avaient encore pu le débarrasser.

Quant à votre fardeau, répondit Bienveillant, portez-le avec courage, jusqu’à ce que vous soyez arrivé au lieu de la délivrance ; car alors il tombera de lui-même.

Chrétien se ceignit les reins et se disposa à continuer son voyage. Il prit congé de Bienveillant qui l’avertit qu’après avoir marché quelque temps, il arriverait à la maison d’un nommé l’Interprète, qui lui ferait voir des choses merveilleuses. Là-dessus, il lui souhaita un bon voyage, et ils se séparèrent.


CHAPITRE V.


Chrétien passe délicieusement son temps à la maison de l’Interprète. — Caractère d’un vrai ministre de Christ. — Le cœur de l’homme, souillé de sa nature, est purifié par la grâce, par la foi. — Le choix important. — La vie spirituelle est entretenue dans l’âme par la grâce. — Effets d’une sainte persévérance. — Désespoir d’une âme qui a abandonné la vérité après l’avoir connue.Chrétien mis en garde contre une dangereuse sécurité.

Chrétien continuant sa route arriva à la maison de l’Interprète, où il frappa à coups redoublés. A la fin, quelqu’un vint à la porte, et demanda : Qui est là ?

Je suis, dit Chrétien, un pauvre voyageur, venu ici d’après le conseil d’un brave homme qui con- naît le maître de cette maison, et c’est à ce dernier que je désire parler.

On alla donc appeler le maître, qui vint aussitôt et demanda à Chrétien ce qu’il lui voulait.

Chrétien. Monsieur, je viens de la ville de Perdition, et je vais à la montagne de Sion. L’homme qui se tient à la porte placée à l’entrée de ce chemin, m’a dit que si je venais ici vous me feriez voir des choses merveilleuses, qui me seraient très-utiles pour la suite de mon voyage.

Entiez, dit l’Interprète, je vous ferai voir tout ce qui pourra vous être utile. Après avoir ordonné à son domestique d’apporter de la lumière, il dit à Chrétien de le suivre, et le mena dans une chambre particulière. Chrétien vit, en y entrant, un portrait suspendu à la muraille ; c’était celui d’un personnage plein de gravité ; ses yeux étaient élevés vers le ciel ; il tenait à la main l’Écriture-sainte, et la loi de vérité était écrite sur ses lèvres ; le monde était derrière lui ; il semblait être occupé à plaider avec les hommes, et une couronne d’or était suspendue au-dessus de sa tête.

Chrétien demanda ce que c’était que ce portrait.

L’Interprète. Cet homme est un fidèle serviteur de son maître ; ses yeux sont levés au ciel ; le meilleur des livres est entre ses mains ; la loi de vérité est écrite sur ses lèvres, pour montrer que son œuvre consiste à étudier les choses cachées et à les expliquer aux pécheurs, et c’est pourquoi aussi son attitude indique qu’il est occupé à plaider avec les hommes. Le monde est derrière lui, et une couronne est suspendue au-dessus de sa tête, pour montrer qu’il méprise les choses présentes, par amour pour le service de son maître, et parce qu’il est assuré d’obtenir, pour sa récompense, la gloire du siècle à venir. Je vous ai fait voir ce tableau avant tous les autres, prce que celui que ce portrait représente a été chargé par le Seigneur de la cité céleste d’être votre guide dans tous les endroits périlleux que vous aurez à traverser : considérez donc bien les traits de cet homme, et gravez dans votre mémoire tout ce que vous avez vu, afin de vous tenir en garde contre les imposteurs que vous pourriez rencontrer dans votre voyage, et qui, tout en prétendant vous bien conduire, vous feraient entrer dans des sentiers qui mènent à la mort.

L’Interprète prit ensuite Chrétien par la main, et le mena dans une grande salle dont le plancher était couvert de poussière, parce qu’elle n’avait jamais été nettoyée ; un moment après qu’ils y furent entrés, l’Interprète appela un homme pour la balayer : mais, dès les premiers coups de balais, il s’éleva de tous côtés un tel nuage de poussière que Chrétien en fut presque suffoqué. L’Interprète ordonna alors à une jeune fille qui était présente, d’apporter de l’eau et d’arroser la chambre, après quoi on la nettoya sans difficulté.

Chrétien demanda ce que cela signifiait.

Cette salle, dit l’Interprète, est l’image de l’homme qui n’a pas encore été sanctifié par la grâce de Dieu.

La poussière représente notre corruption naturelle, les péchés qui souillent notre ame tout entière. L’homme qui a commencé à balayer est la Loi, et la personne qui a apporté de l’eau et qui a arrosé, représente la Grâce. Vous avez vu que lorsqu’on s’est mis à balayer, la poussière s’est élevée de tous côtés, en sorte qu’il a été impossible de nettoyer la chambre, et que vous en avez été presque suffoqué. Apprenez de là que bien loin que la loi puisse purifier le cœur de l’homme, elle ne fait que rendre le péché plus vivant et plus actif en lui ; elle le manifeste et le condamne[55] ; mais elle ne donne pas la force de le vaincre. Cette jeune personne, qui est venue arroser, afin qu’on pût ensuite nettoyer parfaitement la chambre, vous offre une image de l’Évangile, répandant ses douces et sanctifiantes influences dans le cœur. Il triomphe du péché et purifie l’ame, comme l’eau dont on a arrosé la chambre a abattu la poussière et l’a fait disparaître. Par la foi à l’Évangile, le cœur est sanctifié et mis en état de recevoir le Roi de gloire[56]. Je vis ensuite que l’Interprète prit Chrétien par la main et le mena dans un petit cabinet où il y avait deux enfants. L’aîné se nommait Passion et l’autre Patience. Passion avait l’air très-mécontent, et Patience l’air calme en serein. Chrétien demanda à l’Interprète quelle était la cause du mécontentement de Passion. L’Interprète répondit : Leur gouverneur veut qu’ils attendent jusqu’au commencement de l’année prochaine les choses qu’ils désirent le plus, et Passion voudrait tout avoir sans délai. Patience, au contraire, consent de bonne grâce à attendre. En ce moment, je vis quelqu’un s’approcher de Passion avec un sac rempli de choses précieuses qu’il vida à ses pieds. Passion s’empressa de les ramasser, et commença à se moquer de Patience. Mais sa joie fut de courte durée, car je vis bientôt après qu’il avait dissipé tous ses trésors, et qu’il ne lui restait que des haillons.

Veuillez, je vous prie, me donner l’explication de ces choses, dit Chrétien à l’Interprète. Celui-ci répondit : Passion est l’image des hommes de ce siècle, et Patience représente les hommes qui vivent dans la foi et dans l’attente du monde à venir ; Semblables à Passion qui veut tout avoir cette année, c’est-à-dire dans ce monde, les hommes du siècle veulent jouir de tous leurs biens dans cette vie. Il ne leur convient pas d’attendre jusqu’à l’année prochaine, c’est-à-dire jusqu’au siècle à venir, pour recevoir leur portion de l’Eternel. Le proverbe populaire, Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, a plus de poids à leurs yeux que toutes les déclarations de Dieu ; mais à la fin du monde ces hommes seront comme Passion, qui a tout dissipé en peu de temps, et à qui il ne reste que des haillons.

Chrétien. Je vois maintenant que Patience est incomparablement plus sage que son compagnon ; il a en vue des biens infiniment préférables, et il jouira de la possession de ces biens, quand il ne restera à l’autre que honte et confusion.

L’Interprète. Précisément, et vous pourriez ajouter encore que la gloire du siècle à venir n’aura point de fin, tandis que tous les biens d’ici-bas sont passagers. Aussi, si l’un de ces enfants avait sujet de se moquer de l’autre, ce serait à Patience à se moquer de Passion. Mieux vaut avoir ses biens le dernier que le premier ; car le premier cédera au dernier ; mais le dernier ne cédera jamais à personne, puisqu’il n’y a personne qui doive le suivre. Ainsi, celui qui a ses biens le premier n’en jouit que pendant un temps limité ; mais celui qui les a le dernier les gardera éternellement, et c’est pourquoi il a été dit au mauvais riche : « Mon fils, souviens-toi que tu as eu tes biens pendant la vie, et Lazare y a eu des maux. Et maintenant il est consolé, et tu es dans les tourments[57]. »

Je vois, dit Chrétien, qu’il vaut mieux ne pas convoiter les biens présents, mais attendre patiemment ceux qui sont à venir.

L’Interprète. Sans doute, « car les choses visibles ne sont que pour un temps, mais les invisibles sont éternelles[58]. » Cependant, quoiqu’il en soit ainsi, nos penchants naturels sont si fort en harmonie avec les choses présentes, et nous avons de nous-mêmes si peu de goût pour les choses à venir, que bous nous attachons très-facilement aux unes, tandis que nous n’éprouvons pour les autres que de l’éloignement.

L’Interprète prit ensuite Chrétien par la main, et le mena dans un lieu où il y avait un grand feu allumé contre une muraille ; quelqu’un, qui se tenait debout à côté du feu, y versait continuellement de l’eau pour l’éteindre ; mais il avait beau faire, le brasier devenait de plus en plus ardent, et les flammes s’élevaient toujours plus haut.

Que signifie cela ? dit Chrétien.

Ce feu, répondit l’Interprète, représente l’œuvre de la grâce dans le cœur de l’homme ; celui qui y verse de l’eau dans l’espoir de l’éteindre, c’est le Diable ; mais vous allez voir comment il se fait qu’en dépit de tous ses efforts, le feu ne cesse pas de s’étendre et de devenir plus ardent. Là-dessus l’Interprète mena Chrétien derrière la muraille, où il vit un homme qui tenait un vase plein d’huile dont il versait continuellement, mais en cachette, sur le feu.

Veuillez m’expliquer ceci, dit Chrétien.

C’est Christ qui est ici représenté, répondit l’Interprète. Il répand sans cesse l’huile de sa grâce dans le cœur pour continuer l’œuvre qu’il y a commencée. Voilà pourquoi la grâce règne et triomphe dans l’ame des rachetés de Christ, malgré tous les efforts du Diable pour s’y opposer. Si cet homme se tient derrière la muraille pour entretenir le feu, c’est afin de nous apprendre qu’il est difficile pour celui qui est exposé à de grandes tentations de comprendre comment l’œuvre de la grâce s’accomplit en lui.

L’Interprète conduisit ensuite Chrétien dans un joli endroit où l’on avait construit un superbe palais, à la vue duquel Chrétien fut ravi d’admiration. Il remarqua que plusieurs personnes couvertes d’or se promenaient sur le faîte de l’édifice.

Pouvons-nous visiter ce palais ? demanda-t-il.

Alors l’Interprète le conduisit à la porte d’entrée, où ils virent une multitude de gens qui paraissaient désireux d’être admis dans le palais, mais qui n’osaient y pénétrer. Derrière une table, placée à une petite distance de la porte, était assis un homme qui avait devant lui un encrier, et un livre dans lequel il inscrivait les noms de ceux qui devaient entrer dans le palais ; et la porte était gardée par plusieurs hommes armés, qui semblaient résolus à frapper quiconque tenterait d’en franchir le seuil : mais tout le monde reculait d’effroi. Bientôt Chrétien, saisi d’étonnement, vit un homme fort et vigoureux, d’une contenance intrépide, s’avancer vers celui qui était assis près de la table, et lui crier : Inscrivez mon nom, monsieur. Après quoi, il tira son épée, enfonça son casque sur sa tête et se précipita vers la porte, au-devant des hommes armés qui lui opposèrent une vigoureuse résistance : mais, sans se laisser décourager, il continua à frapper de droite et de gauche, et finit, après avoir mis plusieurs de ses adversaires hors de combat[59], et avoir reçu lui-même quelques blessures, par se frayer un chemin et pénétrer dans le palais. En cet instant, ceux qui se promenaient sur le faite du palais se mirent à répéter d’une voix mélodieuse : Entrez dans ce bienheureux séjour, où, pour prix de la victoire, vous jouirez d’une gloire éternelle. Dès que cet homme fut entré, on lui mit une robe d’or, semblable à celle que portaient les habitants du palais. Alors Chrétien se mit à sourire, en disant : Je crois comprendre ce que cela signifie.

Chrétien se disposait à partir, quand l’Interprète lui dit : « Attendez, j’ai encore quelque chose à vous montrer, » et le prenant par la main, il le mena dans une chambre très-obscure, où ils trouvèrent un homme assis dans une cage de fer. Cet homme paraissait fort triste ; les yeux fixés vers la terre et les mains jointes, il poussait des gémissements qui semblaient s’échapper du fond de son cœur. Que signifie ceci ? dit Chrétien.

Questionnez cet homme vous-même, dit l’Interprète.

Qui êtes-vous ? demanda Chrétien à ce malheureux.

Je suis, répondit celui-ci, ce que je n’étais pas autrefois.

Chrétien. Qu’étiez-vous donc autrefois ?

L’Homme. J’étais un homme très-religieux à mes propres yeux et aux yeux des autres[60]. Je me croyais dans la route de la cité céleste, et j’étais même plein de joie à l’idée d y entrer.

Chrétien. Et qu’êtes-vous donc maintenant ?

L’Homme. Je suis un misérable, en proie au désespoir, enfermé dans cette cage de fer, sans aucune espérance d’en jamais sortir.

Chrétien. Mais comment êtes-vous tombé dans ce déplorable état ?

L’Homme. Je cessai de veiller, et d’être sobre ; je lâchai la bride à mes passions ; je péchai contre la lumière de la parole, et contre la bonté de Dieu ; je contristai le Saint-Esprit, et il s’est éloigné de moi ; je donnai lieu au Diable, et il s’est emparé de moi ; je provoquai la colère de Dieu, et il m’a abandonné. J’ai tellement endurci mon cœur, que je ne puis plus me repentir.

Alors Chrétien dit à l’Interprète : N’y a-t-il donc point d’espoir pour cet homme ?

Demandez-le-lui, répondit l’Interprète.

Chrétien. N’avez-vous aucune espérance de sortir de ce lieu de désespoir ?

L’Homme. Aucune.

Chrétien. Pourquoi ? Le Fils de Dieu est plein de compassion.

L’Homme. Je l’ai crucifié de nouveau ; je l’ai rejeté[61] ; j’ai méprisé sa justice ; j’ai tenu son sang pour une chose profane ; j’ai outragé l’Esprit de grâce[62]. C’est pourquoi je me suis exclu de toute participation à ses promesses, et je n’ai plus à attendre que l’effet de ses menaces, de ses terribles menaces, qui me dénoncent un jugement inévitable et une ardeur de feu qui me dévorera.

Chrétien. Mais qu’est-ce qui vous a plongé dans cet abîme de misère ?

L’Homme. Les convoitises, les plaisirs et les biens du monde. Je croyais trouver mon bonheur dans ces choses ; mais maintenant elles me rongent et me déchirent comme un vautour attaché à sa proie.

Chrétien. Ne pouvez-vous plus vous repentir et revenir à Dieu ?

L’Homme. Il n’y a plus lieu, pour moi, à la repentance » Je ne trouve dans la parole de Dieu aucun encouragement à croire. C’est Dieu lui-même qui m’a enfermé dans cette cage de fer, et personne au monde ne peut m’en faire sortir. O éternité ! éternité ! comment supporterai-je les tourments que tu me réserves ?

Alors l’Interprète dit à Chrétien : N’oubliez jamais le désespoir de cet homme ; qu’il vous inspire sans cesse une salutaire frayeur.

Ah ! dit Chrétien, quelle horrible destinée ! Dieu me fasse la grâce de veiller et d’être sobre, et de prier, afin que j’évite tout ce qui a précipité cet homme dans cette profonde misère. » Mais, monsieur, n’est-il pas temps que je continue ma route ?

L’Interprète répondit qu’il avait une chose encore à lui faire voir ; et, prenant Chrétien par la main, il le conduisit dans une chambre où il y avait un homme qui sortait de son lit, et qui s’habillait, en tremblant de tous ses membres.

L’Interprète lui dit d’expliquer à Chrétien pourquoi il était dans cet état.

Alors cet homme prit la parole, et fit le récit suivant : Cette nuit, pendant mon sommeil, j’ai vu en songe le ciel s’obscurcir et les éclairs le sillonner, au milieu d’épouvantables coups de tonnerre ; ce qui m’a jeté dans une angoisse horrible. Puis, tout à coup, j’ai vu les nuages s’enfuir avec une rapidité extraordinaire. Le son éclatant d’une trompette s’est fait entendre, et un homme tout rayonnant de gloire a paru dans les airs, porté sur les nuées, et environné de la multitude de l’armée céleste. Ils paraissaient tous être au milieu du feu. Alors j’ai entendu une voix qui criait : « Morts, ressuscitez, et comparaissez devant votre juge. » Les sépulcres se sont ouverts, et les morts qui y étaient renfermés en sont sortis. Les uns étaient remplis de joie et levaient les yeux en haut ; les autres cherchaient à se cacher sous les montagnes. L’homme, qui était assis sur les nuées, a ouvert un livre et ordonné que tous les hommes eussent à comparaître devant lui. Toutefois, une flamme dévorante qui s’élevait tout autour de lui, laissait, entre lui et la multitude, un espace comme celui qui sépare les juges des prisonniers qui sont à leur barre[63]. Les serviteurs de l’homme qui était assis sur les nuées, reçurent ensuite cet ordre : « Amassez l’ivraie, la balle et le chaume, et les jetez dans l’étang ardent[64]. » À ces mots, l’abîme sans fond s’ouvrit soudain tout près de l’endroit où j’étais ; il en sortit une épaisse fumée et des charbons ardents, et des sons effroyables se firent entendre. « Amassez le froment dans mon grenier[65], » cria encore le juge à ses serviteurs, et sur-le-champ un grand nombre de personnes furent enlevées et emportées dans les nues ; mais je fus laissé en arrière[66]. Je cherchai à me cacher, mais ce fut en vain, car l’homme qui était assis sur les nuées, tenait les yeux fixés sur moi. Tous mes péchés me revinrent alors à l’esprit, et les reproches de ma conscience m’accablèrent[67]. Dans ce moment, je me réveillai de mon sommeil.

Chrétien, Pourquoi ce spectacle vous a-t-il inspiré une si vive terreur ?

L’Homme. Pourquoi ! J’ai cru que le jour du jugement était arrivé, et je n’étais pas prêt à paraître devant mon juge. Mais ce qui m’a surtout alarmé, c’est de voir les anges rassembler un grand nombre de personnes et me laisser en arrière ; puis l’abîme des enfers s’est entrouvert jusque sous mes pieds. Ma conscience aussi me condamnait, et il me semblait que les yeux du juge étaient toujours attachés sur moi, et que l’indignation était peinte dans ses regards.

Avez-vous sérieusement considéré toutes ces choses ? dit l’Interprète à Chrétien.

Chrétien. Oui, et elles me remplissent à la fois de crainte et d’espérance.

L’Interprète. Eh bien, conservez-les soigneusement dans votre mémoire, afin qu’elles vous servent d’avertissement et d’encouragement dans le cours de votre voyage.

Chrétien alors se ceignit les reins pour partir, et l’Interprète lui dit, en le quittant : Que le Consolateur soit toujours avec vous, mon cher Chrétien, pour vous guider dans le chemin qui conduit à la Cité céleste.


CHAPITRE VI.


Heureux effets de la foi. — Le fardeau de Chrétien tombe au pied de la croix ; il est délivré de la condamnation du péché, et revêtu de la justice du Rédempteur, et il reçoit du Saint-Esprit, qui le console et le sanctifie, un rouleau de parchemin, contenant les titres de son adoption dans la famille dè Dieu.

Or je vis ensuite dans mon songe que la route par laquelle s’avançait Chrétien, était défendue des deux côtés par une muraille fort haute, appelée le Salut[68]. C’est dans cette route qu’il courait sans s’arrêter, bien qu’il n’avançât qu’à grand’peine, à cause du pesant fardeau dont il était chargé.

Il continua ainsi jusqu’à ce qu’il fut arrivé 1 à un monticule sur lequel s’élevait Une croix, au pied de laquelle il y avait un sépulcre. Or, je vis qu’au moment où Chrétien s’approcha de la croix, son fardeau se détacha de dessus ses épaules, roula par terre, et alla tomber dans le sépulcre, où il disparut pour toujours.

Chrétien, plein de reconnaissance et de joie, s’écria avec transport : Il m’a donné la paix par ses souffrances, et la vie par sa mort. Il s’arrêta quelques instants à considérer avec admiration ce qui l’entourait, car il était étonné que la seule vue de la croix l’eût ainsi déchargé de son fardeau ; il ne pouvait se lasser de la contempler, jusqu’à ce qu’enfin les sentiments qui remplissaient son cœur le firent fondre en larmes[69]. Dans ce moment, trois personnages resplendissants de lumière s’approchèrent de lui, et le saluèrent en lui disant : « La paix soit avec toi. » — Le premier ajouta : « Tes péchés te sont pardonnés[70]. » Le second le dépouilla de ses haillons, et lui mit un autre vêtement[71] ; le troisième lui mit une marque sur le front[72], et lui donna un rouleau de parchemin, auquel un sceau était attaché ; il lui recommanda de le regarder attentivement pendant qu’il poursuivrait son voyage, et lui dit de le montrer à la porte de la cité céleste. Chrétien, plein de joie, se remit en route avec un cœur léger et content.


CHAPITRE VII.


Chrétien rencontre Inconsidéré, Paresseux et Présomptueux, profondément endormis. — Formaliste et Hypocrite le traitent avec mépris. — Il gravit la colline des Difficultés, perd son rouleau et le retrouve.

Je vis ensuite que, tout en cheminant, il arriva au bas de la colline, où il aperçut, à une petite distance de la route, trois hommes profondément endormis, qui avaient les fers aux pieds. Ces trois hommes s’appelaient Inconsidéré, Paresseux et Présomptueux. Chrétien, effrayé à l’idée du danger qu’ils couraient, s'approcha d’eux pour voir s’il lui serait possible de les réveiller, et leur cria : « Vous faites comme ceux qui dorment au haut d’un mât[73] », car l’abîme est à vos pieds, un abîme sans fond ; réveillez-vous donc, et éloignez-vous : mais d’abord, permettez-moi de vous aider à vous débarrasser de vos fers ; si celui qui « tourne autour de vous comme un lion rugissant[74] », vient à fondre sur vous, vous serez infailliblement sa proie. A ces mots ils ouvrirent un moment les yeux, et regardèrent Chrétien. Je ne vois point de dangers, dit Inconsidéré. — Encore un peu de sommeil, dit Paresseux. — Où la chèvre est attachée il faut qu’elle broute, s’écria Présomptueux ; et, là-dessus, ils se rendormirent tous les trois, et Chrétien se remit en route.

Il était peiné cependant de penser que des hommes exposés à un si grand danger fissent si peu de cas de la compassion qu’il leur avait témoignée, et méprisassent ainsi ses avertissements, ses exhortations et ses offres de service. Pendant qu’il déplorait en lui-même le sort que ces malheureux se préparaient, il aperçut deux hommes qui venaient d’entrer dans le chemin étroit qu’il suivait lui-même, en passant par dessus la muraille. L’un d’eux se nommait Formaliste, et l’autre Hypocrite. Quand ils furent près de lui, il leur parla en ces termes :

D’où venez-vous, messieurs, et où allez-vous ? Ils répondirent : Nous sommes nés dans le pays de Vaine-Gloire, et nous allons à la montagne de Sion, afin d’être approuvés et applaudis.

Chrétien. Pourquoi n’avez-vous pas passé par la porte qui est à l’entrée du chemin ? Ne savez-vous pas qu’il est écrit : « Celui qui n’entre pas par la porte, mais qui monte par ailleurs, est un larron et un voleur[75]. »

Ils répondirent que tous leurs compatriotes étaient d’avis qu’il fallait faire un trop grand détour pour passer par la porte, et qu’en conséquence ils avaient pour habitude d’abréger la route en sautant par dessus la muraille, ainsi qu’ils venaient de le faire.

Chrétien. Mais le Seigneur de la cité vers laquelle nous marchons ne vous tiendra-t-il pas pour transgresseurs, si vous désobéissez ainsi à sa volonté sainte ?

Formaliste et Hypocrite répondirent que cela ne le regardait pas, qu’ils n’avaient fait que suivre d’anciens usages, et qu’au besoin ils pourraient prouver que mille ans auparavant les choses se passaient déjà de la même manière.

Mais pensez-vous, dit Chrétien, que votre conduite soit justifiable devant la loi ?

Ils répondirent qu’une coutume suivie depuis un si grand nombre d’années ne pouvait manquer d’avoir force de loi aux yeux de tout juge impartial. D’ailleurs, ajoutèrent-ils, pourvu que nous soyons dans le chemin, qu’importe de quelle manière nous y sommes entrés ? Nous y voilà, cela suffit : bien que nous ayons sauté par dessus la muraille, nous sommes sur la route aussi bien que vous qui avez passé par la porte ; quel avantage avez-vous donc sur nous ?

Je marche, dit Chrétien, selon la volonté de mon maître, mais vous, n’obéissez qu’aux mouvements déréglés de votre propre imagination. Déjà le Seigneur à qui appartient ce chemin vous regarde comme des larrons ; il est donc fort à craindre qu’il ne vous traite comme des serviteurs infidèles, lorsque vous serez arrivés au tout de la carrière. Vous y êtes entrés de vous-mêmes, sans prendre les directions du Seigneur du lieu ; il faudra que vous en sortiez seuls, sans que sa miséricorde vous accompagne.

Ils ne répondirent pas grand’chose à ces observations, et se contentèrent de dire à Chrétien qu’il eût à se mêler de ses propres affaires. Ils poursuivirent ensuite tous trois leur chemin, et ne causèrent plus guère ensemble. Formaliste et Hypocrite dirent pourtant encore à Chrétien que, quant à ce qui concernait la loi et les commandements, ils ne doutaient point qu’ils ne les observassent aussi fidèlement que lui, qu’ainsi ils ne voyaient pas en quoi il différait d’eux, à moins que ce ne fût par le vêtement qu’il portait, qui sans doute lui avait été donné par quelque ame charitable pour couvrir sa nudité ; à quoi Chrétien répondit :

La loi et les ordonnances ne vous sauveront pas, puisque vous n’êtes pas entrés par la porte[76]. Quant à ce vêtement que je porte, je l’ai reçu du Seigneur de la cité céleste, et il est effectivement destiné à couvrir ma nudité ; c’est un don précieux pour moi, car je n’avais auparavant que de misérables haillons ; tout en cheminant, je me dis pour m’encourager : Quand j’arriverai à la porte de la cité, le Roi me reconnaîtra sans doute pour sien, puisque je porte sa livrée, le vêtement qu’il ma donné lui-même gratuitement, le jour qu’il m’a dépouillé de mes misérables haillons. D’ailleurs j’ai sur le front une marque que vous n’avez peut-être pas observée, et qu’un des plus intimes amis de mon Seigneur y a imprimée le jour que mon fardeau tomba de dessus mes épaules. Vous saurez encore qu’il m’a donné un rouleau scellé de son sceau, dont la lecture est destinée à me consoler pendant mon voyage, et que je dois présenter à la porte de la Cité céleste, comme un titre d’admission : or, puisque vous n’êtes pas entrés par la porte, vous n’avez sûrement aucune de ces choses.

Ces deux hommes ne répondirent rien, mais ils se regardèrent l’un l’autre en riant. Je remarquai ensuite que Chrétien marchait toujours devant les autres ; il ne s’entretenait plus qu’avec lui-même ; quelquefois il paraissait abattu, d’autres fois rempli de joie ; il lisait fréquemment dans le rouleau qui lui avait été donné au pied de la croix, et cette lecture lui donnait de nouvelles forces et un nouveau courage.

En continuant à faire route ainsi tous les trois, ils arrivèrent au pied d’une colline, appelée la Colline des Difficultés, au bas de laquelle se trouvait une source. Outre le chemin qui suivait en ligne directe depuis la porte, il y avait là deux autres routes qui tournaient, l’une à gauche, l’autre à droite, tandis que le chemin étroit menait toudroit au sommet de la Colline des Difficultés. Chrétien alla d’abord se rafraîchir à la source[77], puis il se mit à gravir la colline, en chantant un cantique.

Quant à Formaliste et Hypocrite, ils s’arrêtèrent au pied de la colline, et voyant combien la montée était haute et rapide, et qu’il y avait à côté deux autres chemins plus commodes, ils se persuadèrent qu’ils arriveraient tout aussi bien à leur but en suivant la route la plus facile. L’un prit le chemin de gauche, qui s’appelait Danger, et qui le conduisit dans une grande forêt. L’autre prit le chemin de droite, qui s’appelait Perdition ; il arriva dans une vaste campagne couverte de sombres montagnes, fit un faux pas, tomba dans un précipice et disparut à jamais.

Je regardai alors Chrétien, et le suivis des yeux pendant qu’il montait la colline ; je remarquai qu’au lieu de courir comme il le faisait auparavant, il fut d’abord forcé de ralentir son pas, et qu’il lui fallut ensuite se traîner sur les genoux et sur les mains à cause de la raideur de la montée. Or, à moitié chemin du sommet de la colline, se trouvait un joli berceau que le Seigneur du lieu y avait fait construire pour l’agrément des voyageurs. Chrétien y entra et s’assit pour se reposer un moment ; il tira de son sein son rouleau de parchemin et y lut quelques passages propres à le consoler et à l’encourager ; puis il se mit à examiner de nouveau les vêtements qui lui avaient été donnés près de la croix. Pendant qu’il se livrait avec plaisir à cette contemplation, il s’assoupit ; bientôt il s’endormit profondément, et laissa échapper le rouleau qu’il tenait à la main : son sommeil dura jusqu’à la nuit. Mais, pendant qu’il dormait encore, quelqu’un s’approcha de lui, et l’appela en lui disant : « Va, paresseux, vers la fourmi ; regarde ses voies et deviens sage »[78]. À ces mots Chrétien se réveilla en sursaut, se remit en route à l’instant, et pressa le pas jusqu’à ce qu’il fut arrivé au sommet de la colline. Là il vit deux hommes qui venaient à lui en courant ; l’un d’eux s’appelait Timide et l’autre Défiant ; il leur cria : « Messieurs, pourquoi courez-vous ainsi dans la direction opposée à celle où vous devriez aller ? » Timide répondit qu’ils s’étaient mis en route dans l’intention de se rendre à la cité de Sion, et qu’ils étaient arrivés jusqu’au sommet de la colline ; mais, ajouta-t-il, à chaque pas que nous faisons nous rencontrons de nouveaux dangers, c’est pourquoi nous avons pris le parti de retourner sur nos pas.

C’est vrai, dit Défiant ; tout à l’heure encore nous avons vu deux lions droit devant nous ; nous ne savons pas s’ils étaient endormis ou non, mais il n’est guère douteux que si nous nous étions approchés d’eux ils nous auraient mis en pièces.

Vous m’alarmez, dit Chrétien, mais où fuirai-je pour être en sûreté ? Si je retourne dans mon pays, ma perte est assurée, car je sais qu’il sera consumé par le feu du ciel ; au lieu que si je puis parvenir à la Cité céleste, je suis certain qu’aucun mal ne pourra plus m’atteindre. Il faut que j’aille en avant ; retourner sur mes pas serait m’exposer à une mort certaine, tandis qu’en avançant je brave la crainte de la mort pour obtenir la vie éternelle. Ainsi donc je suis déterminé à poursuivre ma route. En prononçant ces paroles il se remit à marcher ; mais Timide et Défiant redescendirent la colline en courant. Cependant, réfléchissant à ce que ces deux hommes lui avaient dit, Chrétien voulut tirer son rouleau de son sein, afin de le lire pour se fortifier contre la crainte des dangers dont il était menacé ; mais il ne le trouva point, ce qui l’affligea profondément et le mit dans un grand embarras ; car ce rouleau était toute sa consolation, et c’était le passeport qui devait lui ouvrir l’entrée de la Cité céleste. Mais bientôt se rappelant qu’il s’était endormi dans le berceau où il s’était arrêté en montant la colline, il se jeta à genoux et supplia Dieu de lui pardonner cette coupable négligence ; puis il retourna en arrière pour aller à la recherche de son précieux rouleau. Mais qui pourrait décrire les regrets et la douleur dont son ame était pénétrée en rebroussant chemin ? Tantôt il poussait des soupirs, tantôt il versait des larmes ; tantôt il se reprochait amèrement de s’être endormi dans un lieu où il aurait dû se contenter de se reposer quelques instants. Il revenait ainsi sur ses pas, regardant de côté et d’autre, dans l’espoir de retrouver ce rouleau où il avait si souvent puisé des encouragements pendant son voyage. Enfin il aperçut le berceau où il s’était endormi, et cette vue ranima sa douleur en lui rappelant avec force la faute qu’il avait commise[79] ; de sorte qu’il se mit de nouveau à déplorer amèrement son sommeil insensé : Misérable que je suis, s’écria-t-il, comment ai-je pu m’endormir ainsi en plein jour et au milieu du danger ? comment ai-je pu, pour satisfaire aux désirs de la chair, abuser ainsi du repos que le Seigneur de la colline n’a permis que pour rafraîchir l’ame des pèlerins ? Combien n’ai-je pas fait de pas inutiles ! Il faut maintenant que je parcoure trois fois le chemin qu’il m’aurait suffi de faire une fois. C’est ce qui arriva aux enfants d’Israël, lorsqu’à cause de leurs péchés ils furent condamnés à reprendre le chemin de la mer Rouge. Je fais maintenant avec tristesse et amertume le chemin que j’aurais fait avec joie si je ne m’étais pas criminellement endormi : si je n’avais pas commis cette faute, combien ne serais-je pas maintenant plus avancé dans mon voyage ; et voici la nuit qui va me surprendre, et je cours risque de m’égarer. Tout en se lamentant ainsi, il arriva au berceau ; il y entra, s’assit, et versa des larmes amères. Tout-à-coup, comme il tenait les yeux tristement fixés à terre, la Providence permit qu’il aperçût dans un coin le rouleau qu’il avait perdu ; il s’en saisit aussitôt d’une main tremblante, et le cacha dans son sein : mais rien ne pourrait dépeindre la joie qu’éprouva le pèlerin, en se trouvant de nouveau possesseur de ce précieux rouleau qui devait lui faire ouvrir les portes de la Cité céleste. Après avoir rendu grâces à Dieu, il se remit en route en versant des larmes de joie. Cependant, quoiqu’il remontât la colline aussi rapidement qu’il le put, le soleil se coucha avant qu’il fut parvenu au sommet. Cette circonstance le fit de nouveau rentrer en lui-même, réfléchir à sa faute, et déplorer ce coupable sommeil par suite duquel il était exposé à se perdre dans les ténèbres. Alors aussi il se mit à penser aux lions qui avaient si fort alarmé Timide et Défiant, et se dit à lui-même : c’est pendant la nuit que ces bêtes féroces vont chercher leur proie ; si je venais à les rencontrer au milieu des ténèbres, comment leur échapperais-je ? comment ne serais-je pas mis en pièces ? Comme il continuait son chemin, rempli d’inquiétude et de regrets, il leva les yeux et vit devant lui un magnifique palais.


CHAPITRE VIII.


Chrétien passe heureusement devant les lions (le Monde et le Diable), et arrive au Palais magnifique, où il reçoit un tres-bon accueil.

Je vis alors que Chrétien pressait le pas afin d’aller, si possible, loger, pour cette nuit, dans le Palais magnifique. Il n’en était pas très-éloigné, et venait d’entrer dans un passage étroit qui n’était qu’à environ deux cents pas de la loge du portier, lorsque, regardant attentivement devant lui, il aperçut des deux côtés du chemin les deux lions. Je vois maintenant, se dit-il, ce qui a fait reculer Timide et Défiant. (Les lions étaient enchaînés, mais Chrétien ne voyait pas leurs chaînes.) Saisi de frayeur, et croyant voir la mort devant lui, il était sur le point de retourner aussi en arrière. Mais le portier du palais, dont le nom était Vigilant, s’apercevant que Chrétien s’arrêtait tout court, et faisait mine de s’en retourner, lui cria : Avez-vous donc si peu de courage ? N’ayez pas peur de ces lions, car ils sont enchaînés ; ils ne sont là que pour éprouver la foi des fidèles et pour manifester l’incrédulité de ceux qui ne croient pas : ayez seulement soin de marcher au milieu du chemin, et il ne vous arrivera aucun mal.

Alors je vis Chrétien s’avancer, quoique en tremblant de frayeur ; en passant, il entendit rugir les lions, mais comme il suivit exactement les directions qu’il venait de recevoir, ils ne lui firent aucun mal. Quand il eut traversé ce dangereux passage, il sauta de joie et continua sa route, jusqu’à ce qu’il fut arrivé devant la loge du portier, auquel il dit : Quelle est cette maison ? pourrais-je y passer la nuit ? — Cette maison, répondit le portier, a été bâtie par le Seigneur de la colline pour servir de retraite et d’abri aux pèlerins. Mais d’où venez-vous et où allez-vous ?

Chrétien. Je viens de la ville de Perdition et je vais à la montagne de Sion ; mais comme le soleil est couché, je voudrais, si possible, passer la nuit ici.

Le portier. Comment vous appelez-vous ?

Chrétien. Je me nomme maintenant Chrétien ; autrefois je m’appelais Sans-Grâce. Je suis de la race de Japhet, que l’Eternel veut faire habiter dans les tabernacles de Sem[80].

Le portier. Mais comment se fait-il que vous arriviez si tard ? le soleil est déjà couché.

Chrétien. Je serais arrivé bien plus tôt si je n’avais pas eu le malheur de m’endormir sous le berceau qui est de l’autre côté de la colline, et si je n’avais pas perdu mon passeport pendant mon sommeil ; je suis parvenu au sommet de la colline sans m’apercevoir que je ne l’avais plus ; quand j’ai découvert qu’il me manquait, j’ai dû retourner, la douleur dans l’ame, jusqu’à l’endroit où je, m’étais endormi, et où j’ai retrouvé mon rouleau. Voilà pourquoi j’arrive si tard.

Le portier. Puisqu’il en est ainsi, je vais appeler une des jeunes filles qui gardent ce palais. Si vos réponses la satisfont, elle vous introduira dans le palais. Le portier tira la cloche, et une jeune personne dont la figure était fort belle et sérieuse, et qui se nommait Discrétion, sortit de la maison et demanda ce qu’on lui voulait.

Le portier prit la parole : Cet homme, dit-il, est un voyageur qui se rend de la ville de la Perdition à la Cité céleste ; il est fatigué ; les ténèbres l’empêchent de continuer sa route, et il m’a demandé s’il pourrait passer la nuit ici. Je lui ai dit que je vous appellerais, et qu’après vous être entretenue avec lui vous en décideriez selon l’usage de cette maison.

La jeune demoiselle demanda alors à Chrétien d’où il était et où il allait, comment il s’était mis en route, qui il avait rencontré et ce qui lui était arrivé pendant son voyage ; elle finit par lui demander son nom. Il répondit qu’il s’appelait Chrétien, et je désire d’autant plus, ajouta-t-il, passer la nuit ici, que j’ai entendu dire que ce palais a été bâti pour l’agrément et la sûreté des pèlerins. À ces mots Discrétion, sourit ; les larmes lui vinrent aux yeux, et, après un moment de silence, elle dit : Je vais appeler deux ou trois de mes compagnes. Elle courut vers la porte, et appela Prudence, Piété et Charité, qui, après s’être entretenues quelques instants avec le pèlerin, le firent entrer. Sur le seuil de la porte il rencontra plusieurs autres personnes qui lui dirent : « Entrez, béni de l’Éternel : cette maison a été destinée par le Seigneur du lieu à servir de refuge à des voyageurs tels que vous. » Chrétien s’inclina et les suivit ; quand il fut entré et qu’il se fut assis, elles lui offrirent des rafraîchissements ; et, pour mettre le temps à profit, en attendant le souper, Prudence, Charité et Piété eurent avec lui la conversation suivante :

Piété. Venez, fidèle Chrétien ; puisque nous vous avons reçu chez nous, parlons, pour notre édification mutuelle, des choses qui vous sont arrivées dans votre voyage.

Chrétien. Je ne demande pas mieux.

Piété. Qu’est-ce qui vous a engagé à entreprendre ce long voyage ?

Chrétien. La perspective de l’inévitable destruction qui m’attendait, si j’étais resté dans mon pays natal, m’a déterminé à m’en éloigner.

Piété. Mais d’où vient que vous avez dirigé vos pas de ce côté ?

Chrétien. C’est Dieu qui l’a voulu ainsi ; car, tandis que, poursuivi par la crainte de périr et ne sachant de quel côté fuir, je répandais des torrents de larmes et tremblais à la pensée du danger qui me menaçait, un homme, nommé Évangéliste, vint à moi et me dit que je devais passer par la porte étroite ; il m’en indiqua le chemin, que je n’aurais jamais pu trouver sans lui, et c’est ainsi que je suis parvenu jusqu’ici.

Piété. Mais n’avez-vous pas passé par la maison de l’Interprète ?

Chrétien. Oui ; j’y ai vu des choses que je n’oublierai jamais. D’abord, comment Christ opère, en dépit de Satan, son œuvre de grâce dans l’ame ; ensuite comment l’homme peut se priver par ses péchés de tout espoir de miséricorde. J’ai rencontré aussi chez l’Interprète l’homme qui avait rêvé que le jour du jugement dernier était arrivé.

Piété. Vous a-t-il raconté son rêve ?

Chrétien. Oui ; c’était un rêve affreux ; j’ai frémi en le lui entendant raconter : cependant je suis bien aise qu’il m’en ait fait le récit.

Piété. Est-ce là tout ce que vous avez vu chez l’Interprète ?

Chrétien. Non ; il m’a encore montré un palais magnifique, dont les habitants avaient des vêtements d’or, et dans lequel j’ai vu pénétrer un vaillant homme qui s’est frayé un chemin au travers des soldats armés qui en défendaient l’entrée, et qui a ensuite obtenu une gloire éternelle. Si je ne m’étais pas rappelé que j’avais encore beaucoup de chemin à faire, j’aurais volontiers passé une année dans la demeure de ce brave Interprète.

Piété. Et qu’avez-vous encore vu pendant votre voyage ?

Chrétien. Un peu plus loin, j’arrivai devant une croix à laquelle était attaché un homme dont le sang coulait ; et à cet aspect, je sentis le pesant fardeau sous lequel je gémissais, tomber de dessus mes épaules. Jamais je n’avais vu ni éprouvé rien de semblable, et tandis que, dans mon étonnement, je considérais attentivement la croix, sans pouvoir en détourner mes regards, trois personnages resplendissants de lumière s’approchèrent de moi : le premier me déclara que mes péchés m’étaient pardonnés, le second me dépouilla de mes haillons et me donna les magnifiques vêtements que je porte ; le troisième mit sur mon front la marque que vous y voyez, et me remit ce rouleau de parchemin fermé d’un sceau. En disant ces mots, il tira le rouleau de son sein.

Piété. Mais ce n’est pas là tout ce que vous avez vu ?

Chrétien. Je vous ai parlé des choses les plus remarquables : j’ai rencontré encore trois hommes nommés Inconsidéré, Paresseux et Présomptueux, qui étaient endormis à côté du chemin, et qui avaient des fers aux pieds ; mais je n’ai pu réussir à les réveiller. J’ai aussi vu Formaliste et Hypocrite passer par-dessus la muraille, pour se rendre, disaient-ils, à Sion ; mais ils ne tardèrent pas à s’égarer comme je le leur avais annoncé, sans pouvoir les persuader. Ce que j’ai trouvé de plus difficile, c’est de gravir cette colline, comme aussi de passer devant la gueule des lions, et, sans le portier du palais, je crois vraiment que je serais retourné sur mes pas ; mais maintenant je rends grâces à Dieu de ce que je suis ici, et je vous remercie de m’avoir reçu chez vous.

Alors Prudence prit la parole à son tour. Ne pensez-vous pas quelquefois, dit-elle, au pays que vous avez quitté ?

Chrétien. Oui, mais c’est avec un sentiment de honte et d’horreur[81]. Si j’avais eu le moindre désir de retourner dans ma patrie, j’en aurais facilement trouvé l’occasion ; mais maintenant je désire une meilleure patrie, une patrie céleste.

Prudence. N’avez-vous emporté avec vous aucune des choses qui remplissaient votre cœur ?

Chrétien. Je n’en ai que trop emporté, mais Lien malgré moi. Je gémis surtout de retrouver encore en moi tant de ces mauvaises pensées dans lesquelles je me plaisais autrefois, et qui ne sont aujourd’hui pour moi que des sujets de douleur. Si j’en étais le maître, je les bannirais à jamais de mon esprit[82] ; mais lorsque je voudrais faire le bien, le mal est attaché à moi.

Prudence. Ne vous semble-t-il pas quelquefois que vous êtes parvenu à vaincre entièrement ces mauvais sentiments qui, dans d autres moments, sont pour vous un sujet d’affliction et d’angoisse ?

Chrétien. Oui ; mais, hélas ! ce bonheur m’arrive bien rarement.

Prudence. Vous souvenez-vous comment vous parvenez à triompher de ces sensations ?

Chrétien. Oui ; j’y parviens quand je réfléchis à ce que j’ai vu au pied de la croix, ou quand je regarde le magnifique vêtement qui m’a été donné, ou aussi quand je lis dans le rouleau de parchemin que je porte dans mon sein, ou enfin quand la pensée du lieu où je vais m’anime et m’encourage.

Prudence. Qu’est-ce qui vous inspire un si vif désir de parvenir à la montagne de Sion ?

Chrétien. L’espérance d’être avec celui que j’ai vu suspendu à la croix, et qui maintenant est vivant, et celle d’être à jamais débarrassé de tout ce qui entrave maintenant mon voyage : on dit que sur la montagne de Sion la mort ne sera plus, et que j’y habiterai avec ceux dont j’apprécie le plus la société[83] ; et, pour dire vrai, j’aime celui qui m’a délivré de mon fardeau ; je suis fatigué de la maladie de mon ame ; je voudrais être déjà dans ce séjour où je ne mourrai plus, et au milieu de ceux qui chantent continuellement : « Saint, saint, saint est l’Éternel des armées.

Charité demanda ensuite à Chrétien s’il était marié et s’il avait des enfants.

Chrétien. J’ai une femme et quatre enfants.

Charité. Et pourquoi ne les avez-vous pas amenés avec vous ?

Alors Chrétien répandit quelques larmes et dit : Oh ! quelle joie j’aurais éprouvée si j’avais pu les prendre avec moi ; mais ils désapprouvaient tous hautement mon projet de voyage.

Charité. Mais vous auriez dû leur parler et leur représenter le danger auquel ils s’exposaient en demeurant en arrière ?

Chrétien. C’est ce que j’ai fait. Je leur ai dit que Dieu m’avait déclaré que notre ville serait détruite ; mais ils ont traité de folie tout ce que je leur disais, et n’ont pas voulu me croire[84].

Charité. Et avez-vous prié Dieu de bénir les exhortations que vous leur avez adressées ?

Chrétien. Assurément, de tout mon cœur ; car ma femme et mes pauvres enfants me sont bien chers.

Charité. Mais leur avez-vous exprimé votre douleur et la crainte que vous aviez de la destruction qui vous menaçait ? Car je suppose que, quant à vous, vous n’aviez aucun doute sur le sort auquel vous étiez exposé ?

Chrétien. Je ne cessais de leur en parler. D’ailleurs, l’expression de ma figure, mes larmes, et le tremblement qui me saisissait à la pensée des jugements qui nous menaçaient, leur montraient assez combien j’étais alarmé ; mais rien de tout cela n’a pu les engager à me suivre.

Charité. Mais quelles raisons ont-ils alléguées pour s’excuser de ne pas vous accompagner ?

Chrétien. Ma femme ne pouvait se résoudre à renoncer au monde, et mes enfants étaient retenus par leur goût pour les vains plaisirs de la jeunesse, de sorte que, sous un prétexte ou sous un autre, ils ont tous refusé de me suivre.

Charité. N’auriez-vous point détruit par votre conduite l’effet des paroles par lesquelles vous cherchiez à les engager à vous suivre ?

Chrétien. Pour dire la vérité, je ne puis, je l’avoue, faire l’éloge de ma conduite ; car je sens qu’à plusieurs égards elle n’était pas ce qu’elle aurait dû être. Je n’ignore pas non plus qu’il est bien facile de détruire par sa manière de vivre l’influence des exhortations qu’on adresse au prochain pour son bien. Cependant, j’ose affirmer que je craignais beaucoup de faire quoi que ce soit qui pût détourner ma famille de partir avec moi ; au point qu’ils m’accusaient d’une trop grande rigidité, et disaient que je me refusais des choses auxquelles ils ne voyaient aucun mal. Je crois même pouvoir dire que, si quelque chose dans ma conduite leur a été en scandale, c’est surtout le soin que j’ai mis à ne pas offenser Dieu et à ne faire aucun tort à mon prochain.

Charité. Caïn haïssait son frère[85], « parce que ses propres œuvres étaient mauvaises, et que celles de son frère étaient justes. » Si c’est par une raison semblable que votre femme et vos enfants se sont scandalisés de vous, ils ont montré par là l’endurcissement de leur cœur, et leur sang ne vous sera pas redemandé[86].

Ils s’entretinrent ainsi ensemble jusqu’à l’heure du souper. Lorsqu’il fut prêt, ils se mirent à table : on leur servit un banquet de choses exquises et de vins délicieux. Leur conversation, pendant le repas, roula tout entière sur le Seigneur du lieu, sur ce qu’il avait fait, sur les raisons qui l’avaient déterminé à agir comme il lavait fait, et sur celles qui l’avaient porté à bâtir cette maison ; je compris, par ce que j’entendis dire, que ce Seigneur avait été un grand guerrier ; qu’il avait combattu et vaincu celui qui avait l’empire de la mort[87], mais non sans courir lui-même de grands dangers, ce qui augmenta encore mon amour pour lui ; car je suis persuadé qu’il a, comme on l’assure, versé son sang dans cette lutte ; et, ce qui rehausse sa gloire et sa miséricorde dans tout ce qu’il a fait, c’est qu’il n’a eu d’autre mobile que l’amour le plus pur et le plus désintéressé pour son pays. D’ailleurs, quelques personnes de sa maison, qui m’ont dit l’avoir vu et lui avoir parlé, depuis sa mort sur la croix, affirment lui avoir entendu dire à lui-même qu’il a pour les pauvres pèlerins le plus grand amour, un amour qui n’a jamais eu d’égal ; tellement qu’il s’est dépouillé de sa gloire par charité pour eux, et qu’il a déclaré ne vouloir pas habiter seul sur la montagne de Sion. Aussi a-t-il élevé au rang de princes plusieurs pèlerins de la plus humble et de la plus basse extraction[88].

Chrétien s’entretint de la sorte avec ses hôtes jusqu’à une heure fort avancée de la nuit ; et, après s’être recommandés à la protection de leur Seigneur, ils allèrent se livrer au repos : on conduisit le pèlerin à une chambre haute, dont la croisée donnait du côté de l’Orient ; le nom de cette chambre était la Paix, et il y dormit jusqu’au point du jour ; puis il se leva, et chanta une hymne.

Quand il eut rejoint ses compagnes de la veille, elles lui dirent qu’elles ne le laisseraient pas partir sans lui montrer les curiosités du lieu. D’abord elles le conduisirent dans un cabinet d’étude, où elles lui firent voir des objets de la plus haute antiquité, entre autres la généalogie du Seigneur de la colline, fils de l’Ancien des jours ; elles lui montrèrent aussi le registre de toutes les actions qu’il a faites, et les noms d’une multitude de personnes qu’il a prises à son service et qu’il a placées dans des demeures impérissables à l’abri des ravages du temps.

Elles lurent ensuite à Chrétien le récit de quelques-unes des actions mémorables des serviteurs du maître de la colline, et lui apprirent « qu’ils ont conquis des royaumes, exercé la justice, obtenu l’effet des promesses, fermé la gueule des lions, éteint la force du feu, échappé au tranchant des épées, qu’ils ont été guéris de leurs maladies, se sont montrés vaillants dans la guerre, et ont mis en fuite des armées ennemies[89]. »

Elles lui firent voir encore, dans une autre partie des registres de la maison, que le Seigneur est toujours disposé à faire grâce même à ceux qui l’ont le plus grièvement offensé, et qui se sont le plus ouvertement opposés à ses desseins. Elles lui lurent une foule de documents remarquables, contenant le récit d’événements anciens et d’événements modernes, et des prédictions dont l’accomplissement a porté la terreur dans l’ame des adversaires et la consolation et la joie dans celle des pèlerins.

Le jour suivant, elles conduisirent Chrétien dans l’arsenal de la maison, où elles lui montrèrent toutes sortes d’armes dont le Seigneur a accoutumé de pourvoir les pèlerins, telles que des épées, des boucliers, des casques, des cuirasses, des chaussures qui ne s’usent point, et enfin une arme appelée la Prière continuelle. Cet arsenal était si bien fourni, qu’on aurait pu armer, pour le service du Seigneur, autant d’hommes qu’il y a d’étoiles dans le ciel.

Elles lui montrèrent aussi les divers objets avec lesquels ses serviteurs ont opéré de merveilleux exploits, tels que la verge de Moïse, les flambeaux et les trompettes au moyen desquels Gédéon mit en fuite les Madianites, la fronde de David et la pierre avec laquelle il tua le géant Goliath, et enfin l’épée avec laquelle le Seigneur du lieu tuera l’homme de péché au jour qu’il se lèvera pour se jeter sur sa proie. Toutes ces choses intéressèrent vivement Chrétien, qui les examina avec soin ; après quoi ils se séparèrent de nouveau, et chacun alla se livrer au repos.

Le lendemain, il se leva de très-bonne heure pour continuer son voyage ; mais ses hôtesses l’engagèrent à passer encore ce jour-là dans le palais. Si le temps est beau, lui dirent-elles, nous vous montrerons la Montagne des Délices, dont la vue vous réjouira ; car cette montagne est plus près encore du port du salut que l’endroit ou nous sommes. Chrétien consentit à rester. Au milieu du jour, elles le conduisirent au haut de la maison, et lui dirent de regarder du côté du midi : il découvrit alors, à une grande distance, un pays montagneux, dont l’aspect était tout-à-fait agréable, et où l’on apercevait des forêts, des vignes, des fruits de toute espèce et même des fleurs : on y voyait aussi des ruisseaux et des chutes d’eaux[90]. Alors Chrétien demanda quel était le nom de ce pays-là. Elles lui répondirent qu’il s’appelait le Pays d’Emmanuel, et que l’accès en était ouvert à tous les pèlerins. Quand vous y serez arrivé, ajoutèrent-elles, les bergers qui l’habitent vous montreront la porte de la Cité céleste.


CHAPITRE IX.


Chrétien pénètre dans la vallée de l’Humiliation, où il est vivement attaqué par Apollyon, dont il finit pourtant par triompher au moyen de l’épée de l’Esprit et de la foi à la parole de Dieu.

Alors Chrétien annonça à ses hôtesses son intention de poursuivre son voyage, et celles-ci n’y mirent plus d’opposition ; mais il faut d’abord, dirent-elles, que nous retournions à l’arsenal. Là, elles l’armèrent de pied en cap d’armes éprouvées, pour le mettre en état de résister aux attaques auxquelles il pouvait être exposé en route. Ainsi armé, il fut conduit par ses compagnes jusqu’à la porte du Palais magnifique, où il s’arrêta un instant pour demander au portier s’il avait vu passer quelque pèlerin. Le portier lui répondit qu’il en avait vu un.

Chrétien, Le connaissez-vous ?

Le portier. Je lui ai demandé son nom : il m’a dit qu’il s’appelait Fidèle.

Chrétien. Oh ! je le connais ; c’est un de mes compatriotes, un voisin : il vient de l’endroit où je suis né. Croyez-vous qu’il soit déjà bien loin ?

Le portier. A l’heure qu’il est, il doit être parvenu au pied de la colline.

Chrétien. Adieu, bon portier, le Seigneur soit avec vous et vous comble de ses bénédictions pour tout le bien que vous m’avez fait.

Chrétien se remit en route ; mais Discrétion, Piété, Charité et Prudence voulurent absolument l’accompagner jusqu’au bas de la colline, et lui répétèrent encore toutes les exhortations qu’elles lui avaient déjà adressées. Autant que j’en puis juger, dit Chrétien, cette colline est aussi dangereuse à descendre qu’elle est difficile à monter. — Oui, dit Prudence, ce n’est pas chose facile de descendre dans la vallée de l’Humiliation, sans faire aucune chute : c’est pourquoi nous avons voulu vous accompagner. Il continua donc à descendre, mais avec beaucoup de précautions, ce qui ne l’empêcha pas de glisser plus d’une fois. Quand il fut parvenu au pied de la colline, ses charitables compagnes lui donnèrent un pain, une bouteille de vin et quelques raisins secs, et le laissèrent poursuivre sa route seul.

Mais à peine avait-il fait quelques pas dans la vallée de l’Humiliation, qu’il se trouva dans une grande détresse, en apercevant un ennemi furieux qui venait à sa rencontre : son nom était Apollyon. À cette vue, Chrétien commença à s’alarmer, et à hésiter s’il irait en avant, ou s’il retournerait en arrière. Mais se souvenant qu’il n’avait point d’armure sur le dos, et que par conséquent s’il rebroussait chemin, il s’exposerait infailliblement à être percé par les dards de son ennemi, il résolut de l’attendre de pied ferme : car, se dit-il à lui-même, quand je n’aurais d’autre but que de sauver ma vie, encore serait-ce le meilleur parti à prendre. Il continua donc à marcher en avant, et se trouva bientôt en face à Apollyon. C’était un monstre épouvantable, dont le corps était couvert d’écaillés brillantes, semblables à celles des poissons ; il avait des ailes de dragon et des pattes d’ours ; de son ventre sortait du feu et de la fumée, et sa bouche était semblable à la gueule d’un lion. Il jeta sur Chrétien un regard de mépris, et lui demanda d’où il venait et où il allait.

Chrétien. Je viens de la ville de Perdition, qui est plongée dans le mal, et je vais à la cité de Sion.

Apollyon. Je vois que tu es un de mes sujets, car tout ce pays-là m’appartient : j’en suis le prince et le dieu. Comment as-tu osé te soustraire à l’autorité de ton roi ? Si je n’espérais pas que tu rentreras à mon service, je t’étendrais mort à mes pieds.

Chrétien. Il est vrai que je Suis né dans vos états ; mais vous étiez un maître dur, et il était impossible de gagner sa vie à votre service : car le salaire du péché, c’est la mort[91]. C’est pourquoi, dès que je suis parvenu à l’âge de raison, j’ai agi comme doit faire toute personne de bon sens, j’ai cherché à améliorer ma condition.

Apollyon. Il n’est pas de prince qui consente à perdre ainsi ses sujets ; et pour moi, je n’entends pas te laisser échapper aussi facilement. Puisque tu te plains de ton traitement et de ton salaire, j’y remédierai : consens à revenir sur tes pas, et je mettrai à ta disposition tous les biens qui se trouvent dans mes états.

Chrétien. Mais, comment moi, qui me suis engagé au service du Roi des rois, pourrais-je, sans crime, rentrer au vôtre ?

Apollyon. Tu as fait en cela, comme dit le proverbe : tu es tombé de mal en pis ; mais rien n’est plus commun que de voir ceux qui se disent serviteurs du Roi des rois l’abandonner, et revenir à moi. Suis leur exemple, et tu t’en trouveras bien.

Chrétien. Je me suis donné à mon nouveau maître et je lui ai fait serment de fidélité ; si je violais un engagement aussi sacré, je mériterais de mourir du supplice des traîtres.

Apollyon. Tu m’as joué le même tour ; et cependant je suis prêt à tout oublier, si maintenant tu veux revenir à moi.

Chrétien. Quand j’ai promis de vous servir, je n’étais pas d’âge à savoir ce que je faisais ; et d’ailleurs, je sais que le chef sous les étendards duquel je me suis enrôlé a le pouvoir de m’absoudre, et de me pardonner même ce que j’ai fait pour vous. Apprenez d’ailleurs, tyran cruel, que le service du Seigneur, ses dons, ses serviteurs, son gouvernement, son approbation et son royaume, sont mille fois plus précieux à mes yeux que tout ce que vous pouvez m’offrir : renoncez donc à l’espoir de me séduire ; je l’ai choisi pour maître et je ne suivrai que lui.

Apollyon. Considère, je te prie, de sang-froid tout ce qui t’attend dans le voyage que tu as entrepris. Tu sais que la plupart des serviteurs de ton maître finissent mal, parce qu’ils me désobéissent et abandonnent mes voies. Combien n’y en a-t-il pas parmi eux qui ont subi une mort honteuse ! Son service, dis-tu, vaut mieux que le mien ; mais lui est-il jamais arrivé de sortir des lieux qu’il habite pour venir au secours de ceux qui lui appartiennent, tandis qu’on m’a vu mille fois (comme chacun le sait) prendre la défense de ceux qui m’ont servi fidèlement, et les délivrer soit par force, soit par ruse, des mains de ton maître, ou de celles de ses agents. Je t’accorderai, si tu le veux, la même protection.

Chrétien. Si mon maître tarde à venir au secours des siens, c’est afin d’éprouver leur amour, et de voir s’ils lui demeureront fidèles jusqu’au bout. Quant à ce que vous appelez la fin malheureuse de quelques-uns d’entre eux, elle est à leurs yeux la mort la plus belle et la plus glorieuse. Ils ne désirent et n’attendent pas une délivrance immédiate ; ils fixent leurs regards sur la félicité qui leur sera accordée, alors que leur Prince Tiendra dans « sa gloire » et dans celle des saints anges.

Apollyon. Tu lui as déjà été infidèle ; quelle raison as-tu donc de croire qu’il te paiera tes services ?

Chrétien. En quoi lui ai-je été infidèle ?

Apollyon. Tu as perdu courage dès le commencement de ta route, lorsque tu as manqué périr dans le Bourbier du découragement. Tu as eu recours à de mauvais moyens pour te délivrer de ton fardeau, tandis qu’il fallait attendre patiemment que ton Prince vînt t’en débarrasser. Tu t’es lâchement endormi, et pendant ton sommeil tu as perdu ton bien le plus précieux. Tu as été sur le point de rebrousser chemin à la vue des lions, et quand tu parles de ton voyage et de ce que tu as vu et entendu, il y a au-dedans de toi un secret désir de vaine gloire qui se mêle à toutes tes actions et à toutes tes paroles.

Chrétien. Tout cela est vrai, et vous êtes loin d’avoir dit tout ce qu’il y aurait à dire sur mon compte ; mais le Prince que je sers et que j’aime est miséricordieux, prêt à pardonner. D’ailleurs, toutes ces infirmités dont vous parlez, je les avais déjà quand j’étais dans votre pays, car c’est là qu’elles ont pris naissance ; mais j’ai pleuré sur mes péchés, je m’en suis repenti, et j’ai obtenu le pardon de mon Prince.

À ces mots, Apollyon, transporté de fureur, s’écria : Je suis l’ennemi de ton Prince. Je le hais, lui, son peuple et ses lois ; et je suis sorti contre toi exprès pour te combattre.

Chrétien. Prenez garde à vous, Apollyon. Je suis dans la voie royale, dans le chemin de la sainteté ; prenez garde à vous.

Je ne crains rien, dit Apollyon, en se plaçant en travers du chemin, de manière à barrer le passage. Prépare-toi à mourir ; car je jure par mon antre infernal que tu n’iras pas plus loin. C’est ici que tu rendras le dernier soupir.

En prononçant ces paroles, il lança un dard enflammé contre la poitrine de Chrétien ; Mais celui-ci portait un bouclier avec lequel il para le coup.

Cependant il vit que le moment était venu de tirer l’épée et de se défendre. Apollyon, sans lui laisser un instant de relâche, fit pleuvoir sut lui une grêle de traits, et malgré tous les efforts de Chrétien pour les éviter, il fut blessé à la tête, à la main et au pied. Apollyon le voyant reculer, redoubla d’ardeur ; mais Chrétien reprit courage et se défendit vaillamment. Ce terrible combat dura environ une demi-journée, et les forces de Chrétien étaient presque épuisées, car ses blessures l’affaiblissaient de plus en plus.

Apollyon, épiant un moment favorable, serra de près son adversaire, en luttant avec lui, et le jeta par terre. Les armes de Chrétien s’échappèrent de ses mains dans sa chute, et il désespérait déjà de sa vie, lorsque Dieu permit qu’il ressaisît adroitement son épée au moment où son ennemi, se croyant sûr de la victoire, allait frapper le dernier coup. « Ne te réjouis point sur moi, mon ennemi, » s’écria-t-il ; « si je suis tombé, je me relèverai »[92] ; et, en prononçant ces mots, il porta à Apollyon un coup terrible qui le fit reculer comme un homme blessé à mort. Chrétien s’en aperçut, et le frappa de nouveau, en disant : « Dans toutes ces choses nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés »[93]. Alors Apollyon déploya ses ailes de dragon et s’envola, et Chrétien ne le revit plus.

Il faudrait avoir été témoin du combat pour pouvoir se faire une idée des cris et des vociférations d' Apollyon, et des soupirs et des gémissements de Chrétien, pendant tout le temps que dura cette lutte. La figure de ce dernier ne cessa de porter l’empreinte de la tristesse, jusqu’au moment où il s’aperçut qu’il avait blessé son ennemi avec son épée à deux tranchant ; alors, il est vrai, un sourire anima sa physionomie, et il leva les yeux au ciel.

Quand le combat fut fini, Chrétien rendit grâces à celui qui l’avait délivré de la gueule des lions et rendu vainqueur des attaques de son ennemi.

En ce moment, une main parut, présentant à Chrétien quelques feuilles de l’arbre de vie ; il les appliqua sur les blessures qu’il avait reçues dans le combat, et elles furent guéries à l’heure même. Puis il s’assit, mangea du pain et but du vin qui lui avaient été donnés au pied de la colline. Ainsi restauré, il poursuivit sa route, l’épée nue à la main : car, dit-il, j’ignore s’il n’y a pas près d’ici quelque nouvel adversaire prêta m attaquer. Mais il traversa la vallée sans faire d’autre rencontre fâcheuse.

Au bout de cette vallée s’en trouvait une autre appelée la vallée de l’Ombre de la mort ; et il fallait nécessairement que Chrétien y passât, parce que le chemin de la Cité céleste la traversait. Or, c’était un lieu fort solitaire. Le prophète Jérémie l’appelle un désert, un pays de landes ; un pays aride et d’ombre de mort ; un pays par lequel aucun homme, s’il n’est chrétien, ne peut passer ; un pays enfin qui n’est habité par personne.

Chrétien souffrit encore plus dans cette vallée qu’il n’avait souffert pendant son combat avec Apollyon, comme la suite le montrera.


CHAPITRE X.


Angoisses de Chrétien dans la vallée de l’Ombre de la mort. Instruit par l’expérience, il la traverse, l’épée nue a la main, et en priant sans cesse ; de sorte qu’il ne lui arrive aucun mal.

Je vis alors, dans mon songe, que Chrétien, parvenu à l’entrée de la vallée de l’Ombre de la mort, rencontra deux hommes qui revenaient sur leurs pas en grande hâte, et qui étaient enfants de ceux qui avaient décrié la terre promise[94]. Il leur demanda où ils allaient.

Les deux hommes. Nous retournons en arrière, et nous vous engageons à en faire autant, si votre repos ou votre vie vous sont chers.

Chrétien. Pourquoi cela ? Que vous est-il donc arrivé ?

Les deux hommes. Ce qui nous est arrivé ! Nous avons été presque jusqu’au bout de la route que vous suivez maintenant, et peu s’en est fallu que nous nous soyons trouvés dans l’impossibilité de revenir : si nous avions fait quelques pas de plus, c’était fait de nous.

Chrétien. Mais encore, qu’est-ce qui vous a tant alarmé ?

Les deux hommes. Nous allions entrer dans la vallée de l’Ombre de la mort ; quand, par bonheur, nous avons regardé devant nous et vu le danger auquel nous allions être exposés[95].

Chrétien. Qu’est-ce donc que vous avez vu ?

Les deux hommes. Nous avons vu la vallée elle-même, qui est horriblement sombre ; on n’y aperçoit que des spectres, des lutins et des dragons, habitants de l’abîme ; on y entend des gémissements et des hurlements continuels, comme ceux que pousseraient des malheureux chargés de chaînes et en proie au plus affreux désespoir ; la plus terrible confusion y règne, et la mort couvre toujours de ses ailes toute la vallée[96]. En un mot, on ne peut se représenter de lieu plus horrible que celui-là.

Chrétien. Rien de tout ce que vous m’avez dit ne me prouve que je ne doive pas passer par cette vallée pour arriver au port du salut[97].

Les deux hommes. Passez-y si vous voulez : quant à nous, nous n’en ferons rien.

Ils se séparèrent, et Chrétien continua sa route, tenant toujours son épée à la main, de peur d’être attaqué.

Je vis alors que tout le long de la vallée, du côté droit, il y avait un fossé très-profond[98]. C’est dans ce fossé que, de tous temps, des aveugles, guidant d’autres aveugles, ont péri misérablement avec ceux qu’ils conduisaient. Du côté gauche de la vallée, il y avait un marais très-dangereux, sur lequel on ne pouvait poser le pied sans enfoncer et sans courir le risque de n’en jamais ressortir. C’est dans ce bourbier que le roi David tomba une fois, et il y aurait sans doute péri, si celui qui est tout-puissant ne l’en avait retiré.

Le sentier qu’il fallait suivre étant fort étroit, Chrétien avait beaucoup de peine à cheminer au milieu de l’obscurité. En effet, quand il cherchait à éviter le fossé qui était d’un côté du chemin, il courait le risque de mettre le pied dans le bourbier qui était de l’autre ; et quand il voulait éviter le bourbier, il était toujours sur le point de tomber dans le fossé. Il continua cependant sa route ; mais je l’entendis soupirer profondément, car le sentier était si obscur, qu’il lui arrivait souvent, après avoir levé le pied, de ne pas savoir où le poser.

Environ au milieu de la vallée, j’aperçus, tout près de la route, le gouffre de l’enfer. Que faut-il que je fasse ? se demanda Chrétien. Des torrents de feu et de fumée et des cris effroyables sortaient à chaque instant de l’abîme, et l’épée dont Chrétien s’était servi avec tant de succès contre Apollyon lui était inutile. Il la remit donc dans le fourreau, et eut recours, pour se défendre, à cette autre arme appelée la prière continuelle[99]. Je l’entendis crier : « Je te prie, Éternel, délivre mon ame »[100] Il marcha ainsi pendant long-temps ; mais à chaque instant il lui semblait qu’il allait devenir la proie des flammes ; il entendait des cris lamentables et des bruits affreux, de sorte qu’à tout moment il craignait d’être mis en pièces ou foulé aux pieds, comme la balayure des rues. Cet horrible spectacle fut sous ses yeux, et ces sons effrayants frappèrent ses oreilles pendant plusieurs heures. Parvenu dans un endroit où il crut entendre une troupe d’ennemis venir à sa rencontre, il s’arrêta, et se mit à réfléchir sur ce qu’il avait de mieux à faire : il était presque tenté de retourner ; mais se rappelant qu’il avait déjà traversé plus de la moitié de la vallée, et qu’il avait échappé à de grands dangers ; pensant d’ailleurs qu’il courrait peut-être plus de risques en retournant en arrière qu’en allant en avant, il se détermina à poursuivre sa route. Cependant les ennemis s’approchaient de plus en plus ; mais quand ils furent tout près de lui, il s’écria à haute voix : « Je marcherai dans la force du Seigneur Dieu, » et aussitôt ils reculèrent et disparurent.

Une chose singulière, et que je ne crois pas devoir passer sous silence, c’est que le pauvre Chrétien avait tellement perdu la tête, qu’il ne reconnaissait plus sa propre voix. Voici comment je m’en aperçus : quand il fut parvenu vis-à-vis du gouffre de l’enfer, un des esprits infernaux le suivit, se glissa doucement derrière lui, et prononça tout bas à son oreille d’horribles blasphèmes, que Chrétien s’imagina avoir prononcés lui-même. Cela le rendit plus malheureux que tout ce qu’il avait souffert auparavant. Il lui était insupportable de penser qu’il vomissait des blasphèmes contre celui qu’il avait jusqu’alors tant aimé ; s’il avait pu s’en empêcher, il ne l’aurait assurément pas fait ; mais il ne pouvait ni se boucher les oreilles, ni concevoir d’où sortaient ces imprécations.

Après que Chrétien eut marché pendant quelques temps dans cet état d’angoisse et de misère, il lui sembla tout-à-coup entendre la voix d’un homme qui le précédait en disant : « Quand je marcherais dans la vallée de l’Ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal, car tu es avec moi »[101].

Cela le réjouit beaucoup ! en premier lieu, parce qu’il en conclut qu’il y avait dans cette vallée d’autres personnes qui craignaient Dieu.

En second lieu, parce qu’il comprit que Dieu était avec ses enfants au milieu même de leur détresse[102].

Pourquoi donc, pensa-t-il, ne serait-il pas avec moi, bien que les difficultés contre lesquelles j’ai à lutter dans ce lieu m’empêchent de m’apercevoir de sa présence ?

Enfin, il était ravi de penser que, s’il parvenait à atteindre celui qui marchait devant lui, il ne serait pas obligé de continuer sa route seul.

Il avança donc et appela ; mais celui qui le précédait, se croyant aussi seul, ne répondit rien. Bientôt après, les premiers rayons du jour parurent, et Chrétien prononça ces paroles : « Il a changé les plus noires ténèbres en aube du jour »[103].

Quand le soleil fut levé, il regarda derrière lui, non dans l’intention de rebrousser chemin, mais pour voir au grand jour les dangers qu’il avait courus pendant la nuit. Il vit alors bien mieux qu’il ne l’avait fait auparavant le fossé qui était d’un côté du chemin et le marais qui était de l’autre, et remarqua combien le sentier qui les séparait était étroit ; il aperçut aussi, mais dans le lointain, les spectres, les lutins et les dragons de l’abîme (depuis qu’il faisait jour, ils ne s’approchaient plus) ; cependant il les entrevit, selon ce qui est écrit : « Il met en évidence les choses qui étaient cachées dans les ténèbres, et il produit au jour l’ombre de la mort »[104].

Alors Chrétien fut vivement touché, en pensant à tous les dangers auxquels il avait échappé pendant sa route solitaire, et dont la lumière du jour lui faisait mieux voir toute l’étendue. Le soleil commençait à se lever et c’était pour Chrétien un nouveau motif de reconnaissance. Car, bien que la première partie de la vallée de l’Ombre de la mort fût dangereuse, celle qui lui restait à traverser était bien plus dangereuse encore : de l’endroit où il était, jusqu’au bout de la vallée, la route était tellement remplie de pièges, de trappes, de filets, de creux et de trous, que s’il avait fait obscur, comme auparavant, quand Chrétien aurait eu mille vies, il est probable qu’il les aurait toutes perdues ; mais, comme je l’ai dit, le soleil était levé, et le pèlerin s écria : « Il faisait luire son flambeau sur ma tête, et par sa lumière je marchais dans les ténèbres »[105].

Grâce à la clarté du jour, Chrétien parvint à l’extrémité de la vallée, où j’aperçus un endroit couvert de sang répandu. On y voyait aussi des os, des cendres et les cadavres mutilés de pèlerins qui avaient autrefois passé par là, et tandis que je cherchais à m’expliquer quelle pouvait être la raison de tout cela, j’aperçus devant moi une caverne qu’habitaient jadis deux géants appelés Pape et Païen, dont la cruauté et la tyrannie avaient occasioné tout ce carnage. Je fus surpris de voir Chrétien passer par là presque sans danger ; mais j’ai appris depuis lors que Païen est mort il y a long-temps, et que l’autre géant est tellement affaibli par l’âge, et a tant souffert des assauts qui lui ont été livrés dans sa jeunesse, qu’il n’a presque plus la force de se remuer ; tout ce qu’il peut faire, c’est de se tenir à l’entrée de sa caverne, d’épier les pélerins qui passent, de grincer les dents et de se mordre les doigts de rage de ce qu’il ne peut plus se jeter sur eux.

Je vis alors Chrétien continuer sa route ; cependant il resta un moment interdit quand il se trouva en face du vieillard, qui se tenait à l’entrée de la caverne, surtout lorsqu’il entendit celui-ci lui crier, pour se consoler de ce qu’il ne pouvait pas le poursuivre : Vous autres pèlerins, vous serez incorrigibles, tant qu’on ne jettera pas un plus grand nombre d’entre vous dans les flammes. Mais Chrétien garda le silence, demeura ferme et passa sans qu’il lui arrivât aucun mal.


CHAPITRE XI.


Chrétien trouve dans Fidèle un excellent compagnon de voyage. La peine avec laquelle celui-ci se décide à voyager avec Chrétien, et le refus surtout qu’il fait de l’attendre, montrent quelle prudence les gens pieux doivent apporter dans le choix de leurs amis. — Ils finissent par se réunir, et ont une conversation très-édifiante.

En continuant sa route. Chrétien parvint au pied d’un petit monticule, qui avait été élevé dans cet endroit pour que les pèlerins pussent de là découvrir le pays qui était devant eux. Il monta sur cette hauteur et aperçut Fidèle, qui le précédait de quelques pas : Arrêtez, lui cria-t-il, et nous ferons route ensemble ; et comme Fidèle regardait en arrière, Chrétien lui cria de nouveau : Arrêtez, arrêtez ; attendez-moi. A quoi Fidèle répondit : Impossible, il y va de ma vie ; le vengeur du sang est derrière moi.

Chrétien fut un peu blessé de cette réponse, et, rassemblant toutes ses forces, il courut après Fidèle, qu’il devança bientôt ; en sorte que le dernier fut le premier ; mais comme il souriait d’un air de triomphe de ce qu’il avait ainsi pris les devants, le pied lui glissa, il tomba, et ne put se relever que lorsque Fidèle fut venu à son secours.

Je les vis ensuite faire route ensemble de bonne amitié, et s’entretenir l’un l’autre de tout ce qui leur était arrivé pendant leur pélerinage. Chrétien commença la conversation en ces termes : Mon bien-aimé frère, je suis charmé de vous avoir rattrapé et de ce que, par la grâce de Dieu, nous sommes maintenant tellement d’accord que nous pouvons cheminer ensemble dans ce joli sentier.

Fidèle. J’avais espéré, mon cher ami, que je jouirais de votre société dès le commencement de mon voyage ; mais vous aviez pris les devants, en sorte que j’ai été forcé de marcher seul jusqu’à présent.

Chrétien. Combien de temps êtes-vous resté dans la ville de Perdition après moi et avant d’entreprendre votre pélerinage ?

Fidèle. Jusqu’au moment où il m’a été impossible d’y rester plus longtemps. Bientôt après votre départ, le bruit a couru que, dans peu, notre ville serait entièrement consumée par le feu du ciel.

Chrétien. Comment ! Sont-ce les gens de la ville qui vous l’ont dit ?

Fidèle. Oui. Pendant quelque temps je n’ai pas entendu parler d’autre chose.

Chrétien. En vérité ! et n’y a-t-il que vous qui ayez voulu sortir de la ville et fuir le danger ?

Fidèle. Quoiqu’ils s’entretinssent beaucoup du péril qui les menaçait, je doute fort, à vrai dire, qu’ils y crussent fermement. J’ai entendu plusieurs de nos compatriotes qui, lorsqu’ils parlaient à cœur ouvert, se moquaient de vous et traitaient votre voyage de folie ; mais pour moi, je croyais et je crois encore que notre ville finira par être brûlée, et c’est pourquoi je me suis décidé à en sortir.

Chrétien. Avez-vous su quelque chose de notre voisin Facile ?

Fidèle. Oui ; on ma dit qu’il vous avait suivi jusqu’au Bourbier du découragement, et qu’il y était tombé ; mais il n’a pas voulu en convenir. Cependant je n’en doute pas ; car il était tout couvert de boue.

Chrétien. Et que lui disaient ses voisins ?

Fidèle. Depuis son retour, il a été la risée de tout le monde ; on se moque de lui, on lui témoigne du mépris, et plusieurs refusent même de lui donner de l’ouvrage. Il est maintenant dix fois plus malheureux qu’il n’était avant d’avoir quitté la ville.

Chrétien. Mais pourquoi nos compatriotes sont-ils si acharnés contre lui, puisque le parti qu’il avait pris et auquel il a renoncé leur paraît insensé ?

Fidèle. Ils disent qu’il mériterait d’être pendu ; que c’est une girouette ; qu’il s’est conduit en traître. Je crois que Dieu a excité même les impies à le mépriser et à le montrer au doigt, parce qu’il a abandonné les voies du Seigneur[106].

Chrétien. N'avez-vous point eu de conversation avec lui depuis votre départ ?

Fidèle. Je l’ai rencontré une fois dans la rue ; mais dès qu’il me vit, il passa de l’autre côté, comme quelqu’un qui aurait honte de sa conduite. C’est pourquoi je ne lui ai pas parlé.

Chrétien. Au commencement de mon voyage, j’avais bonne opinion de cet homme ; mais maintenant je crains qu’il ne périsse dans l’embrasement de la ville ; car il a fait ce que dit le proverbe : «Le chien est retourné à ce qu’il avait vomi, et la truie, après avoir été lavée, s’est vautrée de nouveau dans le bourbier »[107]. |

Mais, voisin Fidèle , ajouta Chrétien , ne parlons plus de cet homme, entretenons-nous plutôt de ce qui nous concerne directement. Contez-moi ce qui vous est arrivé pendant votre voyage ; je pense que vous avez eu des aventures surprenantes , car il n’est guère possible qu’il en soit autrement.

Fidèle. J’ai passé sans accident le Bourbier du découragement , dans lequel je m’aperçois que vous êtes tombé, et je suis arrivé sain et sauf à la porte étroite ; seulement j’ai rencontré une personne qui se nommait Volupté et qui aurait pu me faire bien du mal.

Chrétien. Vous êtes bien heureux de ne vous être pas laissé prendre dans les filets quelle vous a tendus. Joseph fut sur le point d’y être enlacé ; cependant il y échappa comme vous ; mais il y courut un grand danger[108]. Mais que vous a donc dit Volupté ?

Fidèle. Il faudrait que vous l’eussiez entendue vous-même pour vous figurer combien son langage est flatteur ; elle me pressa beaucoup de ne pas me séparer d’elle, et me promit toute sorte de plaisirs.

Chrétien. Oui ; mais assurément elle ne vous promit pas la satisfaction que donne une bonne conscience.

Fidèle. Vous sentez bien que je parle de plaisirs charnels.

Chrétien. Je bénis Dieu de ce que vous avez su résister : « Celui que l’Éternel a en détestation, y tombera[109] ».

Fidèle. Cela est vrai : mais je n’ose me flatter de lui avoir entièrement échappé.

Chrétien. Comment ! vous n’avez pas accédé à ses désirs ?

Fidèle. Non sans doute ; je me suis souvenu d’avoir lu autrefois que ses pieds conduisent à la mort[110]. C’est pourquoi j’ai fermé les yeux, afin de n’être point séduit par la magie de ses regards[111]. Alors elle s’est moquée de moi, et j’ai continué ma route.

Chrétien. Avez-vous été exposé à d’autres attaques pendant votre voyage ?

Fidèle. Arrivé au pied de la Colline des Difficultés, je rencontrai un vieillard qui me demanda qui j’étais et où j’allais. Je lui répondis que j’étais un pèlerin, et que je me rendais à la Cité céleste. Alors il me dit : Vous paraissez un honnête homme ; voulez-vous entrer à mon service, et rester avec moi ? Je lui demandai comment il s’appelait et où il demeurait. Il me répondit qu’il se nommait le premier Adam, et qu’il demeurait dans la ville de Séduction. Je lui demandai ensuite quel était son métier, et quel salaire il me donnerait si je restais avec lui. Il me dit que son métier était de faire des délices, et que pour ma récompense il me ferait son héritier, et il ajouta qu’il vivait au milieu de toutes les jouissances de ce monde. Je lui demandai encore combien il avait d’enfants. Il me dit qu’il n’en avait que trois : la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie[112], et qu’il me donnerait, si je le voulais, (une de) ses filles en mariage. Je lui demandai enfin combien de temps il désirerait que je restasse avec lui ; à quoi il me répondit : Aussi long-temps que je vivrai.

Chrétien. Et quel fut enfin le résultat de toute cette conversation ?

Fidèle. Au premier moment, j’éprouvai quelque désir de l’accompagner, car son langage était très-séduisant ; mais, tout en lui parlant, j’aperçus ces paroles écrites sur son front : « Dépouillez le vieil homme avec ses œuvres. »

Chrétien. Eh bien ?

Fidèle. Je demeurai convaincu que quelque flatteuses que fussent ses paroles et ses promesses, quand une fois il m’aurait emmené chez lui, il me vendrait comme esclave. Je lui dis donc que tous ses discours étaient inutiles, parce que j’étais décidé à ne pas franchir le seuil de sa porte. Alors il me dit des injures, et me menaça de me faire suivre par quelqu’un qui ne cesserait de me tourmenter pendant tout mon voyage. Je voulus poursuivre ma route ; mais au moment où je lui tournais le dos pour m’éloigner, il mit la main sur moi, et me pinça si violemment, que je crus qu’il avait emporté un morceau de ma peau. « Misérable que je suis »[113], m’écriai-je, et je continuai à gravir la colline. Quand j’eus fait à peu près la moitié du chemin, je regardai en arrière, et vis quelqu’un qui me poursuivait avec la vitesse du vent ; il m’atteignit précisément à l’endroit où se trouve le berceau.

Chrétien. C’est à ce même endroit que je m’assis pour me reposer, et qu’accablé par le sommeil je perdis mon rouleau de papier.

Fidèle. Mon cher frère, écoutez-moi jusqu’au bout. Cet homme ne m’eut pas plutôt atteint, qu’il me frappa si violemment que je tombai par terre, et restai comme mort ; quand je fus revenu à moi, je lui demandai pourquoi il me traitait de cette manière. C’est, me dit-il, à cause de ton secret penchant pour le premier Adam. Et là-dessus il me frappa de nouveau avec force sur la poitrine et me renversa en arrière. Je retombai à ses pieds sans connaissance, et, dès que j'eus repris un peu de force, je demandai grâce. Mais il me répondit : Je ne peux pas faire grâce ; et il me terrassa encore une fois. Il m’aurait sans doute tué, si quelqu’un qui passait par-là ne lui eût ordonné de me laisser tranquille.

Chrétien. Avez-vous reconnu celui qui est venu à votre secours ?

Fidèle. Non pas d’abord : mais au moment où il a passé devant moi, j’ai remarqué que mon protecteur avait les mains et le côté percés, et j’en ai conclu que c’était Notre Seigneur. Après cette aventure, j’ai continué à monter la colline.

Chrétien. L’homme qui vous a poursuivi s’appelle Moïse. Il n’épargne personne, et il n’est pas capable de faire grâce à ceux qui transgressent sa loi.

Fidèle. Je le connais bien ; car je l'avais déjà rencontré auparavant. C’est lui qui est venu me trouver alors que je demeurais paisiblement dans ma ville natale, et qui m’a dit que si j’y restais je serais consumé dans ma demeure.

Chrétien. Mais n’avez-vous pas vu la maison qui est sur la colline, du côté ou tous avez rencontré Moïse ?

Fidèle. Je l’ai bien vue, ainsi que les lions : je crois qu’ils étaient endormis, car il était environ midi ; comme la journée n’était pas encore avancée, j’ai traversé la colline de suite, sans m’arrêter chez le portier.

Chrétien. Le portier m’a bien dit qu’il vous avait vu passer ; mais je regrette que vous ne soyez pas entré dans la maison ; on vous y aurait montré une foule de choses curieuses, dont il vous aurait été presque impossible de perdre jamais le souvenir. Mais, dites-moi, je vous prie, si vous n’avez rencontré personne dans la vallée de l’Humiliation ?

Fidèle. Pardonnez-moi, j’y ai rencontré un homme, appelé Mécontent, qui voulait absolument me persuader de retourner en arrière avec lui, sous prétexte qu’il n’y avait point de gloire à acquérir dans cette vallée. Il a ajouté que, si je persistais, je désobligerais beaucoup tous mes amis, et surtout Orgueilleux, Arrogant, Présomptueux, Vaine-Gloire, qui, disait-il, seraient très-irrités contre moi, si j’étais assez imbécile pour traverser cette vallée.

Chrétien. Et que lui avez-vous répondu ?

Fidèle. Je lui ai dit que, quoique les gens dont il parlait eussent le droit de me regarder comme un de leurs parents (puisqu’en effet ils sont mes parents selon la chair}, ils avaient cependant entièrement renoncé à moi, depuis que j’avais commencé mon pélerinage ; que moi, de mon côté, j’avais rompu toute relation avec eux, et qu’en conséquence je ne faisais pas plus de cas d’eux maintenant que si nous n’avions jamais été parents. J’ai ajouté que ce qu’il disait de la vallée était entièrement faux ; « car l’humilité va devant la gloire, et la fierté d’esprit devant la ruine. » C’est pourquoi, lui dis-je encore, j’aime mieux aller, à travers cette vallée, à la recherche du véritable honneur, de celui qu’estiment les sages, que de rechercher celui que toi, Mécontent, tu regardes comme le plus désirable.

Chrétien. N’avez-vous rencontré personne d’autre dans la vallée de l’Humiliation ?

Fidèle. J’y ai encore rencontré Honteux ; mais de toutes les personnes que j’ai trouvées sur mon chemin pendant mon voyage, il n’en est point qui porte un nom qui lui convienne moins ; les autres souffraient au moins la contradiction, et je pouvais leur faire des observations. Mais, quant à Honteux, il a tant d’effronterie, que rien ne saurait lui fermer la bouche.

Chrétien. Qu’est-ce donc qu’il vous a dit ?

Fidèle. Il m’a fait force objections contre la religion ; il m’a dit qu’il était déshonorant et puéril de s’en occuper autant ; que rien n’était plus au-dessous de la dignité de l’homme que de se faire tant de scrupules de conscience ; qu’on se rendait la fable de tout le monde, qu’on se couvrait de ridicule, en s’astreignant à veiller ainsi sur ses paroles et sur ses actions, et en se privant de la noble liberté que s’accordent à cet égard les beaux-esprits du siècle. Il m’a aussi fait observer qu’il n’y avait jamais eu qu’un bien petit nombre de riches, de puissants et de sages qui eussent partagé mes sentiments ; qu’aucun d’eux n’était devenu chrétien avant d’avoir d’abord perdu la raison ; qu’il fallait être fou pour consentir à tout sacrifier pour courir après un bien imaginaire[114] ; enfin que ce pélerinage n’avait jamais été entrepris que par des gens de rien, qui n’avaient aucune idée des sciences humaines. Il m’a parlé long-temps sur ce ton, et m’a dit encore une foule de choses ; entre autres, que c’était une pitié de voir les gens gémir et se désoler en entendant un sermon, puis rentrer chez eux pour soupirer et pleurer encore ; que c’était une honte aussi de demander pardon à son prochain pour les plus légères offenses, ou de restituer un bien mal acquis ; que les gens religieux avaient l’habitude de fuir les grands à cause de quelques légères faiblesses (c’est ainsi qu’il appelait leurs vices), et qu’ils se rapprochaient des gens du commun, parce qu’ils trouvaient en eux une conformité de principes religieux ; et, ajouta-t-il, se peut-il rien de plus honteux ?

Chrétien. Qu’avez-vous répondu à tout cela ?

Fidèle. Au premier moment, je ne savais que dire. Il me poussa tellement à bout, que la rougeur me monta au visage, et que je me sentis presque battu par ce Honteux. Mais je me rappelai bientôt que « tout ce qui est grand devant les hommes est en abomination devant Dieu »[115]. Puis, je me dis à moi-même : ce Honteux ne me parle que de ce que disent les hommes ; il ne me parle pas de ce que dit Dieu, ni de sa parole. Je me souvins aussi qu’au jour du jugement la sagesse et la loi du Très-Haut, et non les opinions des beaux-esprits du siècle, décideront de notre salut ou de notre perte. C’est pourquoi, pensai-je alors, je m’en tiendrai à ce que Dieu dit, quand le monde entier dirait le contraire. Puis donc que Dieu apprécie par-dessus tout la piété ; puisqu’il approuve la délicatesse de conscience ; puisque ceux qui deviennent fous pour le royaume de Dieu sont les véritables sages, et qu’un pauvre qui aime Christ est bien plus riche qu’un roi qui ne l’aime pas : Arrière de moi, Honteux, m^écriai-je, tu es l’ennemi de mon salut. Si je t’écoutais de préférence à mon souverain Seigneur, comment pourrais-je lever les yeux sur lui à sa venue[116] ? Si j’avais honte ici-bas de marcher dans ses voies et de m’associer à ses rachetés, comment pourrais-je espérer sa bénédiction ? Mais jamais il n’y eut de plus effronté coquin que ce Honteux : j’ai eu toutes les peines du monde à me débarrasser de lui ; il s’obstina à me poursuivre, me soufflant sans cesse à l’oreille une chose ou une autre sur les faiblesses des gens religieux. A la fin, je lui dis que toutes ses tentatives étaient inutiles ; qu’il perdait son temps à me parler, puisque c’était précisément dans les choses qu’il méprisait que je mettais toute ma gloire, et ainsi je parvins à chasser cet importun.

Chrétien. Je suis ravi, mon frère, que vous ayez si courageusement résisté à ce vaurien ; assurément le nom qu’il porte lui va bien mal ; il s’appelle Honteux, et il est effronté au point de nous courir après dans les rues, et de chercher à nous couvrir de confusion devant tout le monde, en nous faisant rougir de ce qui est bien ; s’il n’était pas impudent au plus haut degré, il n’oserait pas agir comme il le fait. Mais ne nous lassons pas de lui résister ; car malgré toutes ses bravades, il n’y a que les insensés qui se laissent conduire par lui. « Les sages hériteront, la gloire, dit Salomon ; mais les insensés élèvent leur ignominie »[117].

Fidèle. Je crois que nous ne pouvons vaincre la honte qu’en appelant à notre secours celui qui veut que nous prenions courageusement sur la terre la défense de la vérité.

Chrétien. Vous avez raison. Est-ce là tout ce que vous avez vu dans la vallée ?

Fidèle. Oui ; pendant tout le reste de ma route, le soleil n’a cessé de luire, et il m’a éclairé aussi pendant que je traversais la vallée de l’Ombre de la mort.

Chrétien. Vous avez été bien plus heureux que moi. J’étais à peine entré dans la vallée de l’Humiliation, que j’ai eu à soutenir un long et terrible combat contre Apollyon, mon ennemi mortel. J’ai cru qu’il allait me tuer, lorsqu’après m’avoir terrassé, il me tint serré sous lui, comme pour m’écraser ; en tombant, j’avais laissé échapper mon épée, et déjà il se vantait d’une victoire certaine, lorsque je criai à Dieu, qui m’écouta et me délivra du péril. J’entrai ensuite dans la vallée de l’Ombre de la mort, et en traversai une grande partie entouré de profondes ténèbres. Vingt fois je crus que j’allais y périr. Mais enfin l’aurore parut, le soleil se leva, et je fis le reste de ma route beaucoup plus facilement et plus agréablement.


CHAPITRE XII.


Chrétien et Fidèle rencontrent Beau-Parleur. — Caractère d’un homme qui n’a que les apparences de la piété. Bien des gens s’imaginent être de vrais Chrétiens qui n’ont que la connaissance la plus superficielle de l’Évangile.

Je vis ensuite que, chemin faisant, Chrétien et Fidèle aperçurent un homme nommé Beau-Par- leur qui marchait à quelque distance devant eux. Il était de grande taille, et avait meilleure façon de loin que de près. Fidèle lui adressa la parole en ces termes : Mon ami, où allez-vous ? Vous rendez-vous aussi à la Cité céleste ?

Beau-Parleur. Oui ; c’est là que je vais.

Fidèle. J’en suis bien aise. J’espère que nous ferons route ensemble ?

Beau-Parleur. Je ne demande pas mieux.

Fidèle. Joignez-vous donc à nous, et nous nous entretiendrons de choses édifiantes.

Beau-Parleur. C’est toujours un plaisir pour moi de parler de bonnes choses, avec qui que ce soit ; et je suis ravi de trouver en vous des personnes qui éprouvent le même besoin ; car, pour dire la vérité, il y a bien peu de gens qui aiment à passer leur temps en voyage de cette manière ; la plupart des hommes préfèrent les conversations frivoles ; c’est ce que j’ai souvent remarqué avec peine.

Fidèle. C’est affligeant, en effet ; car qu’y a-t-il de plus digne des entretiens des mortels sur la terre que les choses de Dieu ?

Beau-Parleur. Vous me plaisez infiniment ; ce que vous dites est plein de sens. Permettez-moi d’ajouter que ce genre de conversation est aussi le plus agréable et le plus utile de tous. Agréable s’entend, pour ceux qui ont quelque amour du merveilleux. Par exemple, si un homme aime à parler d’histoire ou des mystères de la nature, ou de miracles et de prodiges, où peut-il puiser des sujets de conversation aussi intéressants que dans les admirables récits, et les touchantes descriptions que renferme l’Écriture sainte ?

Fidèle. Nulle part, assurément mais notre but essentiel, dans nos entretiens, doit être notre édification.

Beau-Parleur. Vous avez raison ; rien de plus édifiant que de parler de religion : car c’est le vrai moyen d’acquérir beaucoup de connaissances ; entre autres celles de la vanité des choses terrestres et du prix des choses célestes ; c’est ainsi qu’on vient à comprendre la nécessité de la nouvelle naissance, l’insuffisance des œuvres, et le besoin qu’on a de la justice de Christ. C’est ainsi qu’on apprend ce que c’est que se repentir, croire, prier, souffrir, et qu’on parvient à se faire une idée des grandes promesses et des précieuses consolations de l’Évangile. C’est ainsi enfin qu’on peut apprendre à réfuter les opinions fausses, à défendre la vérité, et à instruire les ignorants.

Fidèle. Tout ce que vous dites est vrai, et je suis charmé de vous entendre parler ainsi.

Beau-Parleur. Hélas ! c’est faute de s’occuper de ces choses qu’il y a si peu de personnes qui comprennent la nécessité de la foi et de l’œuvre de la grâce, dans leur ame, pour parvenir à la vie éternelle ; la plupart se reposent aveuglément sur les œuvres de la loi, par lesquelles il est impossible d’entrer dans le royaume de Dieu.

Fidèle. Mais, avec votre permission, la vraie lumière spirituelle est un don de Dieu, et nul ne peut l’acquérir par lui-même, ou simplement en parlant de religion avec les autres.

Beau-Parleur. Je sais tout cela. Car un homme ne peut rien recevoir qui ne lui soit donné d’en-haut ; tout est par grâce et rien par les œuvres ; je pourrais vous citer cent passages à l’appui de cette assertion.

Fidèle. Eh bien donc ! quel sera maintenant le sujet de notre conversation ?

Beau-Parleur. Celui que vous voudrez. Je vous parlerai des choses célestes ou des choses terrestres ; des choses qui appartiennent à la loi, ou des choses qui appartiennent à l’Évangile ; des choses sacrées, ou des choses profanes ; des choses passées, ou des choses à venir ; des choses essentielles, ou des choses accessoires, pourvu que nous nous en entretenions d’une manière qui nous soit utile.

Alors Fidèle, saisi d’admiration et. de surprise, s’approcha de Chrétien qui, pendant tout ce temps, avait continué sa route seul, et lui dit à voix basse : Quel compagnon de voyage nous avons trouvé là ! Cet homme fera assurément un excellent pèlerin. Chrétien sourit modestement. Cet homme, dit-il à Fidèle, en faveur duquel vous êtes si prévenu, en trompera bien d’autres avec ses beaux discours. Il faut le connaître, pour ne pas se méprendre sur son compte.

Fidèle. Le connaissez-vous ?

Chrétien. Si je le connais ! oui, vraiment ; et bien mieux qu’il ne se connaît lui-même.

Fidèle. Quelle espèce d’homme est-ce, je vous prie ?

Chrétien. Il se nomme Beau-Parleur, et il est né dans notre ville ; je suis surpris que vous ne le connaissiez pas : il est vrai que la ville est grande.

Fidèle. De qui est-il fils, et dans quelle partie de la ville demeure-t-il ?

Chrétien. Son père s’appelle Beau-Diseur, et demeure dans la rue du Babil. Quant à lui, il est connu partout sous le nom de Beau-Parleur ; il a la langue bien pendue ; mais c’est un triste personnage.

Fidèle. Il paraît cependant fort honnête homme.

Chrétien. Oui, quand on ne le connaît que superficiellement, et qu’on ne le voit que de loin ; mais on change d’opinion sur son compte, lorsqu’on fait plus ample connaissance avec lui ; il ressemble à ces tableaux qui font un bel effet à une certaine distance, mais qui sont fort laids quand on les examine de près.

Fidèle. Je ne puis m’empêcher de croire que vous badinez ; car je vous ai vu sourire.

Chrétien. Il est vrai que j’ai souri ; mais Dieu me garde de badiner sur un sujet aussi grave, ou d’accuser faussement qui que ce soit. Mais, pour vous le faire connaître plus à fond, je vous dirai que cet homme s’accommode de toutes les compagnies et de toutes les conversations, quelles qu’elles soient. Il parle au cabaret comme il vient de vous parler ; plus il est pris de vin, plus il est éloquent sur ces matières. La crainte de Dieu n’est pas dans son cœur ; on n’en voit aucune trace, ni dans sa maison, ni dans sa conduite ; toute sa religion est sur ses lèvres ; en un mot, c’est un beau parleur, et rien de plus.

Fidèle. En vérité. Alors je me suis bien trompé sur le compte de cet homme.

Chrétien. Assurément. Souvenez-vous du proverbe : « Ils disent et ne font pas ; mais le royaume de Dieu ne consiste point en paroles, mais en efficace »[118]. Il parle beaucoup de la prière, de la repentance, de la foi et de la nouvelle naissance ; mais il se borne à en parler. J’ai passé quelque temps dans sa famille, et j’ai été à même de l’observer chez lui, et dans le monde, et je sais que ce que je vous dis de lui est vrai. Il n’y a pas plus de piété dans sa demeure que de saveur dans le blanc d’un œuf. On n’y entend jamais le son de la prière, on n’y voit aucune trace de repentance. « Le nom de Dieu est blasphémé à cause de lui par une foule de personnes »[119] ; et grâce à lui, la religion est en déshonneur dans tout son voisinage. Les gens du peuple disent : C’est un saint dans le monde, et un démon dans sa famille ; sa femme et ses enfants savent trop bien ce qui en est. Il est si maussade, si bourru, si difficile à contenter, que ses domestiques ne savent comment s’y prendre pour le satisfaire, et osent à peine lui parler. Les marchands qui le servent disent qu’on aurait meilleur marché d’un Turc que de lui ; car il fait toujours tout son possible pour tromper et friponner ceux qui ont à faire à lui. Enfin, il instruit ses enfants à marcher sur ses traces, et s’il découvre chez l’un d’eux quelque sot scrupule (c’est ainsi qu’il nomme toute apparence de délicatesse de conscience), il les appelle des nigauds et des imbéciles ; il ne peut ni leur donner de l’occupation lui-même, ni les recommander à d’autres. Quant à moi, je crois que par son indigne conduite, il a été pour beaucoup de gens une, pierre d’achoppement et de scandale, et que si Dieu n’y met obstacle, il sera encore cause de la perte d’un grand nombre d’ames.

Fidèle. Vous m’étonnez, mon frère ; mais je ne puis me refuser à croire ce que vous dites ; car il m’est impossible de supposer que vous vous exprimiez ainsi sur son compte par aucun sentiment de malveillance.

Chrétien. Si je ne l’avais pas connu depuis longtemps, j’aurais pu me former de lui la même opinion que vous. Bien plus, si ce que je vous dis de lui m’avait été rapporté par des ennemis de la religion, j’aurais traité ces propos de médisances (car je sais que c’est souvent le sort des hommes de bien d’être calomniés par les méchants) ; mais j’ai été moi-même témoin de toutes ces choses, et de bien d’autres encore, non moins condamnables. Tous les gens vraiment pieux ont honte de lui ; ils ne peuvent le regarder ni comme leur ami, ni comme leur frère ; loin de là, son nom seul fait rougir tous ceux d’entre eux qui le connaissent pour ce qu’il est.

Fidèle. Je vois que parler et agir sont deux choses très-différentes, et à l’avenir j’aurai soin de faire cette distinction.

Chrétien. Oui, vraiment, ce sont deux choses aussi différentes l’une de l’autre que l’ame est différente du corps. Car comme un corps sans ame est mort, les beaux discours qui ne sont pas accompagnés d’une conduite qui y réponde sont morts aussi. La pratique est l’ame de la religion. « La religion pure et sans tache envers notre Dieu et notre Père, c’est de visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et de se conserver pur des souillures de ce monde »[120]. Beau-Parleur ne se doute pas de cela ; il croit qu’il suffit d’écouter et de parler pour être bon Chrétien, et ainsi il se séduit lui-même. Écouter la parole, ce n’est que recevoir la semence ; et de simples discours ne suffisent pas pour prouver que nous portions des fruits dans notre cœur et dans notre vie ; cependant, n’en doutons, pas, c’est par les fruits qu’ils auront portés que les hommes seront jugés au grand jour des rétributions[121]. Il ne leur sera pas dit alors : Avez-vous cru ? Mais votre religion a-t-elle consisté en actions ou en paroles seulement ? et ils seront jugés en conséquence. La fin du monde est comparée au temps de la moisson ; et vous savez que lors de la moisson, ce n’est qu’aux fruits que l’on regarde. Non pas sans doute qu’aucune œuvre qui n’est pas faite par un principe de foi puisse avoir du prix ; ce que j’en dis est seulement pour vous montrer combien sera vaine au jour du jugement une piété semblable à celle de Beau-Parleur.

Fidèle. Ceci me rappelle la description que fait Moïse de la bête qui est nette[122]. C’est celle qui rumine et qui a l’ongle divisé ; non pas celle qui rumine seulement, ou qui a seulement l’ongle divisé. Le lièvre rumine bien, et cependant il est souillé, parce qu’il n’a pas l’ongle divisé. Il en est de même de Beau-Parleur. Il rumine, il est avide de connaissances ; il dévore la parole ; mais il n’a pas l’ongle divisé, il ne se détourne pas de la voie des pécheurs ; comme le lièvre, il est souillé ; car il a les pieds semblables à ceux des chiens et des ours.

Chrétien. Oui, et convenez vous-même que saint Paul dit, précisément à propos de ces grands parleurs, qu’ils sont comme « l’airain qui résonne ou la cymbale qui retentit »[123], ou, ainsi qu’il le dit ailleurs, comme « des choses inanimées qui rendent un son »[124], c’est-à-dire des hommes sans vie, sans la vraie foi, sans la grâce de l’Évangile, des hommes par conséquent qui n’entreront jamais dans le royaume des cieux, qui ne seront jamais héritiers de la vie éternelle, bien qu’ils parlent comme s’ils avaient la langue ou la voix d’un ange.

Fidèle. Quelque agréable que m’ait paru d’abord la société de Beau-Parleur, je vous avoue que j’en ai maintenant bien assez. Comment ferons-nous pour nous en débarrasser ?

Chrétien. Suivez le conseil que je vais vous donner, et je vous réponds qu’à moins qu’il ne plaise à Dieu de toucher son cœur et de le convertir, il sera bientôt aussi las de votre société que vous l’êtes de la sienne.

Fidèle. Que voulez-vous que je fasse ?

Chrétien. Approchez-vous de lui, et amenez la conversation sur l’efficace de la véritable piété ; puis, quand il aura donné son assentiment à tout ce que vous direz (ce qu’il ne manquera pas de faire), demandez-lui sans détours s’il éprouve dans son cœur cette efficace de là piété, et s’il la manifeste dans sa vie.

Fidèle donc retourna auprès de Beau-Parleur, et lui dit : Eh bien ! comment vous trouvez-vous maintenant ?

Beau-Parleur. Fort bien, je vous remercie. Nous avons perdu bien du temps que nous aurions pu employer à causer ensemble.

Fidèle. Rien, ne nous empêche de causer maintenant, si vous le trouvez bon ; et, puisque vous m’avez donné le choix du sujet de notre conversation, je voudrais traiter avec vous cette question : Comment la grâce salutaire de Dieu se manifeste-t-elle, quand elle habite dans le cœur ?

Beau-Parleur. Je vois que vous avez envie de discourir sur la puissance de la vérité ; c’est un sujet très-intéressant, et je suis.prêt à vous répondre ; je le ferai en peu de mots. En premier lieu, quand la grâce de Dieu habite dans le cœur, elle nous fait crier bien haut contre le péché. En second lieu…

Fidèle. Un moment, s’il vous plaît. Examinons un point après l’autre. Vous auriez plutôt dû dire, ce me semble, que cette grâce se manifeste en excitant dans l’ame la haine du péché.

Beau-Parleur. Mais quelle différence y a-t-il, je vous prie, entre crier contre le péché et le détester ?

Fidèle. Oh ! une très-grande, vraiment. Un homme peut déclamer contre le péché par politique ; mais il ne peut le détester que lorsqu’il a acquis une sainte conviction du mal du péché. J’ai entendu bien des prédicateurs qui, en chaire, criaient contre le péché, et qui cependant le laissaient régner très-paisiblement dans leur cœur, dans leur conduite et dans leur famille. Quelques personnes crient contre le péché, comme ces mères qui crient contre un enfant quelles tiennent sur leurs genoux, et qu’elles couvrent de baisers et de caresses, tout en l’appelant vaurien et méchant.

Beau-Parleur. Vous embarrassez la question.

Fidèle. Non pas, je tiens seulement à montrer les choses comme elles sont. Mais quelle est la seconde marque à laquelle vous pensez qu’on peut reconnaître l’œuvre de la grâce dans le cœur ?

Beau-Parleur. Une profonde connaissance des mystères de l’Évangile.

Fidèle. Vous auriez dû commencer par là. Mais, n’importe, c’est encore là un signe trompeur. Car on peut avoir une connaissance très-profonde des mystères de l’Évangile, sans que la grâce agisse véritablement, dans l’ame. Un homme peut « connaître tous les mystères, et cependant n’être rien »[125]. Or, un tel homme n’est assurément pas un enfant de Dieu. « Si vous savez ces choses, disait notre Seigneur à ses disciples, vous êtes heureux, pourvu que vous les pratiquiez. » Il n’appuie pas ici sur la nécessité de les connaître, mais sur la nécessité de les pratiquer. Car il arrive quelquefois qu’on sait les choses sans les mettre en pratique. Un homme peut avoir la science d’un ange, et cependant n’être pas chrétien. Ainsi donc ce que vous avancez est faux. Le simple savoir suffit à ceux qui aiment à parler et à se vanter ; mais, pour plaire à Dieu, il faut agir. Ce n’est pas que le cœur puisse être bien disposé sans connaissance ; mais il y a deux sortes de connaissances. L’une qui s’arrête à de vaines spéculations ; l’autre qui est accompagnée de grâce, de foi et d amour, et qui porte celui qui la possède à faire cordialement la volonté de Dieu. La première de ces connaissances suffit au diseur de belles paroles, mais la dernière peut seule satisfaire le vrai chrétien. « Donne-moi de l’intelligence, je garderai ta loi, et je l’observerai de tout mon cœur[126]. »

Beau-Parleur. Vous embarrassez encore la question. Ces choses-là ne tendent pas à l’édification.

Fidèle. Nommez-moi donc quelqu’autre signe auquel on puisse reconnaître l’œuvre de la grâce.

Beau-Parleur. Non, car je vois bien que nous ne pouvons pas nous entendre.

Fidèle. Eh bien ! si vous ne voulez pas me faire part de vos idées à cet égard, voulez-vous me permettre de vous communiquer les miennes ?

Beau-Parleur. Comme il vous plaira.

Fidèle. L’œuvre de la grâce dans l’ame se manifeste soit à celui en qui cette œuvre s’opère, soit aux autres hommes qui ont occasion de se trouver avec lui.

Elle se manifeste, en premier lieu, à celui en qui elle s’opère, en lui donnant une profonde conviction de péché, surtout en l’amenant à voir sa corruption naturelle, et cette coupable incrédulité qui l’entraînerait infailliblement à sa perte, s’il n’obtenait miséricorde de Dieu par la foi en Jésus-Christ. Les découvertes qu’il fait dans son ame le pénètrent de douleur et de confusion ; mais la grâce lui révèle en même temps le Sauveur du monde, et l’absolue nécessité de s’attacher à lui pour être sauvé. De là naissent en lui cette soif et cette faim de Christ, qui lui permettent de s’appliquer la promesse de l’Écriture. Et à proportion de la fermeté ou de la faiblesse de sa foi au Sauveur, il sent croître ou décroître sa joie et sa paix, son amour pour la sainteté, son désir de se rapprocher de Christ, et de le mieux servir. Mais bien que cette œuvre de la grâce se manifeste ainsi à lui, il est rare qu’il réussisse à voir avec évidence qu’elle s’opère vraiment en lui, parce que sa corruption et son aveuglement l’empêchent souvent de juger sainement de son état. C’est pourquoi ce n’est qu’à l’aide d’une raison éclairée que celui en qui cette œuvre s’opère peut y discerner avec certitude l’œuvre de la grâce.

En second lieu, son existence dans le cœur d’un homme se manifeste aux yeux des autres par les signes suivants : 1° une profession sincère de foi en Christ ; 2° une vie conforme à cette profession, c’est-à-dire une vie de sainteté. L’homme qui vit sous l’influence de la grâce aura des affections saintes, des habitudes saintes dans sa famille, s’il en a une, une conduite sainte dans le monde ; il aura en haine le péché, et, dans le secret de son cœur, il se détestera lui-même à cause de sa corruption ; il travaillera à combattre le péché dans sa famille, et à répandre la sainteté dans le monde ; non pas seulement par des paroles, comme le font les hypocrites et les grands parleurs, mais par une soumission pratique à la parole de Dieu, soumission qui prend sa source dans la foi et dans l’amour de Dieu. Et maintenant, Monsieur, dites-moi si vous avez quelque objection à faire à ce court exposé de l’œuvre de la grâce dans le cœur et de sa manifestation dans la conduite ; sinon permettez-moi de vous faire une seconde question.

Beau-Parleur. Mon rôle est maintenant d’écouter, non de faire des objections. Vous pouvez continuer.

Fidèle. Je vous demanderai donc : Votre expérience antérieure, votre vie et votre conduite témoignent-elles de l'action de la grâce dans votre ame ? En d’autres termes, votre religion n’est-elle qu’en paroles et en apparence, ou est-elle aussi en actions et en vérité ? Si vous êtes disposé à répondre à ma question, ne dites rien que ce que le Dieu du ciel sait être vrai, rien aussi que votre conscience ne vous autorise à dire ; car ce n’est pas celui qui se loue soi-même qui est approuvé, mais c’est celui que le Seigneur loue. D’ailleurs, vouloir se donner pour ce qu’on n’est pas, quand on est démenti par sa conduite et par tous ceux de qui l’on est connu, c’est faire preuve d’une grande perversité.

Beau-Parleur parut un instant confus ; mais il ne tarda pas à se remettre, et dit : Vous voilà parlant d’expérience, de conscience et de Dieu, et voulant appeler à lui de la vérité de chaque parole qu’on prononce. Je ne m’attendais vraiment pas à un entretien de ce genre, et je ne suis nullement disposé à répondre à de pareilles questions ; car je ne vois pas le droit que vous avez de me les faire, à moins que vous ne vous croyiez appelé à me faire la leçon, et même, dans ce cas, je ne suis point obligé de vous prendre pour juge ; mais, je vous en prie, veuillez me dire pourquoi vous me faites ces questions ?

Fidèle. D’abord, parce que je vous ai vu si prompt à parler, et que j’ai entendu dire que toute votre piété est dans vos paroles, et que votre vie dément votre profession de foi.

On dit que vous faites honte au nom chrétien ; que votre mauvaise conduite fait grand tort à la religion ; qu’elle a déjà été une occasion de chute pour plusieurs personnes, et qu’il est à craindre qu’elle n’en entraîne un grand nombre d’autres à leur perte. Votre religion s’allie très-bien, dit-on, avec l’avarice, avec l’impureté, avec les jurements, avec le mensonge, avec l’ivrognerie, avec la fréquentation des mauvaises compagnies.

Beau-Parleur. Puisque vous êtes si prompt à croire tout ce qu’on vous dit, et à juger témérairement vos frères, j’en conclus que vous êtes un de ces hommes moroses et mécontents de tout, avec lesquels il ne sert à rien de raisonner ; c’est pourquoi je vous souhaite le bon jour.

Chrétien s’approcha alors, et dit à son compagnon de voyage : Je vous ai bien dit que cela finirait ainsi ; vos discours heurtaient trop directement ses passions. Il a mieux aimé renoncer à votre société qu’à son mauvais train ; mais, enfin, le voilà parti ; laissez-le aller ; nous n’y perdrons rien ; il nous a épargné la peine de nous éloigner de lui : c’est un de ces hommes dont l’apôtre dit : « Sépare-toi de ces gens-là »[127].

Fidèle. Je suis pourtant bien aise que nous ayons eu cette petite conversation avec lui ; il est possible qu’il y réfléchisse quelque jour. Quoi qu’il en soit, je lui ai parlé avec une grande franchise ; s’il périt, je serai net de son sang.

Chrétien. Vous avez eu raison de lui parler si franchement ; une telle fidélité est bien rare de nos jours ; c’est parce qu’on en manque qu’on voit tant de scandales. Il y a un bon nombre de ces beaux parleurs, dont la religion est toute en paroles, et dont la conduite est légère, déréglée, et qui, prenant place parmi les fidèles, et passant pour tels, induisent les mondains en erreur, déshonorent l’Évangile, et affligent les chrétiens sincères. Je voudrais qu’on en agît avec de telles gens comme vous venez de le faire ; il en résulterait que leur vie deviendrait conforme à la parole de Dieu, ou qu’ils s’éloigneraient des gens vraiment pieux. Ils continuèrent ensuite à s entretenir de ce qu’ils avaient vu en chemin, en sorte qu’ils ne s’aperçurent guère des ennuis et des longueurs du voyage, qui, sans cela, leur aurait paru bien difficile à supporter, car ils traversaient un désert.


CHAPITRE XIII.


Évangeliste donne aux pèlerins des avertissements et des encouragements destinés à les préparer aux nouvelles épreuves qui les attendent — Les habitants de la Foire de la Vanité méprisent le vêtement de salut que portent les pèlerins (la justice du Rédempteur) ; ils tournent en dérision leur langage, parce que leur amour pour Christ les porte à célébrer sa gloire ; ils se moquent de leur conduite, parce qu’elle montre leur indifférence pour le monde, pour ses vains et coupables plaisirs ; ils s’irritent contre eux, les persécutent, et finissent par faire mourir Fidèle.

Chrétien et Fidèle étaient parvenus presque à l’extrémité du désert lorsque celui-ci, tournant la tête, aperçut quelqu’un qui les suivait. Oh ! dit-il à son frère, quel est cet homme qui nous suit ? Chrétien regarda et dit : C’est mon bon ami Évangéliste. Il est de mes amis aussi, dit Fidèle ; car c’est lui qui m’a montré le chemin de la Porte étroite. Comme il disait ces mots, Évangéliste s’approcha d’eux, et les salua en ces termes : La paix soit avec vous, mes bien —aimés, et avec tous ceux qui viennent à votre secours.

Chrétien. Soyez le bienvenu, mon cher Évangéliste. La vue de votre visage me rappelle toutes vos bontés passées et toutes les peines que vous vous êtes données pour mon bien éternel.

Oh ! oui, soyez mille fois le bienvenu, dit Fidèle : quoi de plus désirable pour de pauvres pèlerins que votre précieuse société, mon cher Évangéliste ?

Alors Évangéliste leur dit : Que vous est-il arrivé depuis que nous nous sommes quittés ? Quelles rencontres avez-vous faites, et comment vous êtes-vous comportés ?

Chrétien et Fidèle lui racontèrent tout ce qui leur était arrivé en route, et lui dirent avec quelle difficulté et par quels moyens ils étaient parvenus jusqu’à l’endroit où ils se trouvaient.

Je suis bien content, dit Évangéliste, non pas que vous ayez été exposés à tant d’épreuves, mais que vous en ayez été vainqueurs ; et que, malgré votre faiblesse, vous ayez persévéré dans votre voyage jusqu’à présent. J’en suis tout réjoui, et pour vous et pour moi : j’ai semé, et vous avez moissonné ; et l’heure vient où, si vous persévérez jusqu’à la fin, celui qui a semé et ceux qui ont moissonné se réjouiront ensemble ; car « nous moissonnerons en son temps, si nous ne nous relâchons point »[128]. La couronne, qui est au bout de la carrière est une couronne incorruptible ; courez de manière à la remporter. Il est des gens qui font profession d’aspirer à cette couronne, qui se la laissent enlever par d’autres ; tenez donc ferme ce que vous avez, afin que personne ne prenne votre couronne. Vous n’êtes pas encore à l’abri des traits enflammés du Malin ; vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang, en combattant contre le péché. Que le royaume des cieux soit continuellement l’objet de vos pensées ; ayez une foi ferme aux choses invisibles ; ne vous attachez fortement à aucune chose d’ici-bas, et par-dessus tout veillez sur votre cœur, et sur ses penchants, car il est trompeur pardessus toutes choses et désespérément malin ; « rendez vos faces semblables à des cailloux »[129] ; toutes les puissances du ciel et de la terre combattent pour vous.

Chrétien remercia Évangéliste de son exhortation, et le pria de leur donner encore d’autres avis qui pussent leur être utiles pendant le reste de leur route ; d’autant plus, ajouta-t-il, qu’étant prophète vous pouvez nous informer des obstacles que nous rencontrerons et nous apprendre comment nous pourrons les combattre et les vaincre », Fidèle appuya cette requête de Chrétien, et Évangéliste reprit en ces termes :

Évangéliste. Mes amis, vous avez appris par l’Évangile de vérité, que c’est par beaucoup de tribulations que vous devez entrer dans le royaume de Dieu, et que de ville en ville, des liens et des afflictions vous attendent. Ne vous imaginez donc pas que vous puissiez poursuivre long-temps votre pélérinage sans être exposés à des épreuves d’une espèce ou d’une autre. Vous avez déjà pu vous convaincre de la vérité de ces déclarations de la parole de Dieu, et vous en aurez bientôt de nouvelles preuves. Vous voyez que vous êtes bientôt hors de ce désert ; vous arriverez dans peu dans une ville où vous, serez environnés d’ennemis, qui feront tout ce qu’ils pourront pour vous faire mourir ; et soyez sûrs que l’un de vous devra sceller de son sang le témoignage que vous rendez à l’Évangile ; mais soyez fidèles jusqu’à la mort, et le Roi vous donnera la couronne de vie. Celui d’entre vous qui mourra là, fût-ce de la. mort la plus violente, et au milieu des plus grandes souffrances, aura l’avantage sur son compagnon de voyage ; non-seulement parce qu’il arrivera le premier à la Cité céleste, mais parce qu’il échappera à un grand nombre de maux auxquels l’autre sera exposé pendant le reste de son voyage. Mais quand vous serez entrés dans cette ville, et que les choses que je vous ai annoncées seront arrivées, souvenez-vous des conseils de votre ami ; conduisez-vous avec courage, et recommandez vos ames à votre Dieu, « comme au fidèle Créateur, en faisant bien. »

Quand ils furent hors du désert, ils virent devant eux une ville dont le nom était Vanité, dans laquelle se tient une foire du même nom ; elle dure toute l'année ; elle s’appelle la Foire de la vanité, parce que la ville où elle se tient est « plus légère que la vanité »[130] ; et aussi parce que tout ce qu’on y vend, tout ce qu’on y apporte n’est que vanité.

L’établissement de cette foire est de très-ancienne date. En voici l’origine :

Il y a environ cinq mille ans que des pèlerins se rendaient, comme Chrétien et Fidèle, à la Cité céleste ; Belzébuth, Apollyon et Légion, et leurs partisans, s’étant aperçus que la route que suivaient les pèlerins passait par la ville de la Vanité, imaginèrent d’y établir une foire qui durât une année, et où toutes sortes de vanités fussent exposées en vente. Voilà ce qui fait qu’on y trouve toute espèce de marchandises, telles que des maisons, des terres, des charges, des dignités, des titres, des états, des royaumes, des voluptés et des divertissements ; comme aussi des femmes, des maris, des enfants, des maîtres, des domestiques, du sang humain, des corps, des ames, de l’argent, de l’or, des pierres, précieuses, et je ne sais quoi encore. De plus, on voit, dans tous les temps, à cette foire, des tours de passe-passe, des attrapes, des jeux, des spectacles, des dupes, des insensés, des coquins et des fripons de toutes les espèces. On y voit aussi, et cela gratis, des vols, des meurtres, des adultères et des parjures.

Cette foire est divisée comme d’autres foires moins importantes, en différents quartiers qui portent chacun leur nom particulier, pour indiquer que c’est là que se vendent les marchandises de tel ou tel pays. Ainsi on y trouve le quartier anglais, le quartier français, le quartier italien, le quartier espagnol et le quartier allemand, dans chacun desquels se débitent différentes espèces de vanités. Mais comme dans toutes, les foires il y a toujours quelques marchandises qui ont la vogue, ici ce sont les marchandises de Rome qui ont le plus de cours. Il n’y que les habitants de l’Angleterre et ceux de quelques autres pays qui s’en soient dégoûtés.

Or, comme je l’ai déjà dit, le chemin qui mène à la Cité céleste traverse la ville dans laquelle se tient cette foire ; en sorte qu’il est impossible d’arriver à cette cité sans passer par la ville de la Vanité[131]. Le Roi des rois lui-même, lorsqu’il était sur la terre, passa par cette ville, en retournant dans son royaume, et cela un jour de foire. Quelqu’un, ce fut, je pense, Belzébuth, le plus riche marchand de la foire, l’invita à acheter de ses vanités. H lui offrit même la seigneurie de toute la foire, si, en passant par la ville, il voulait seulement lui rendre hommage. Bien plus, comme c’était un personnage si illustre, Belzébuth le conduisit de rue en rue, et lui montra, dans un court espace de temps, tous tes royaumes du monde, afin de l’engager à marchander et à acheter quelques unes de ces vanités. Mais la marchandise n’était pas de son goût, aussi quitta-t-il la ville sans dépenser seulement un liard[132]. On voit que cette foire est très-ancienne et très-considérable.

Nos pèlerins, comme je l’ai déjà dit, ne pouvaient éviter d’y passer. Ils y entrèrent donc ; mais à peine y eurent-il mis le pied, que toute la populace fut en émoi et toute la ville en rumeur à leur occasion, et cela par différentes raisons.

Premièrement, le costume des pèlerins était différent de celui que portaient tous les gens de la foire, ce qui attira sur eux les regards de tout le monde[133]. Les uns disaient que c’étaient des imbéciles ; les autres, que c’étaient des échappés des petites maisons ; d’autres enfin que c’étaient des gens d’un autre monde[134].

En second lieu, si l’on s’étonnait de leur costume, on ne s’étonnait pas moins de leur langage ; car peu de personnes pouvaient comprendre ce qu’ils disaient. Ils parlaient naturellement la langue du pays de Canaan, tandis que ceux qui tenaient la foire parlaient le langage de ce monde ; en sorte qu’ils ne pouvaient nullement s’entendre.

En troisième lieu, ce qui confondait surtout les marchands, c’était le peu de cas que les pèlerins Élisaient de tous ces objets. Ils ne daignaient pas seulement les regarder ; et lorsqu’on les invitait à en acheter, ils se bouchaient les oreilles en disant : « Détourne mes yeux, afin qu’ils ne regardent pas à la vanité. » Puis ils levaient les yeux au ciel, comme pour dire que c’était là qu’étaient les biens qu’ils désiraient acquérir.

Un certain individu dit aux pèlerins, en les regardant d’un air moqueur : Que voulez-vous acheter ? Ils lui répondirent gravement : Nous achetons la vérité[135]. Là-dessus les moqueries redoublèrent ; on les accabla de reproches, d’injures, et on en vint même jusqu’à les frapper ; enfin, toute la ville fut dans un état de désordre et de confusion. On fit avertir le seigneur de la foire, qui se hâta de venir, et donna ordre à quelques-uns de ses amis les plus dévoués de s’enquérir de la conduite de ces hommes qui avaient mis la foire sens-dessus-dessous. Ils firent donc comparaître les pèlerins en leur présence, et leur demandèrent d’où ils venaient, où ils allaient et ce qu’ils faisaient là, dans un costume si extraordinaire. Les accusés répondirent qu’ils étaient voyageurs dans le monde, et qu’ils étaient en route pour se rendre dans leur patrie, la Jérusalem céleste[136]. Ils ajoutèrent qu’ils n’avaient nullement donné lieu aux gens de la ville, ou aux marchands, de les traiter comme ils l’avaient fait, et de les empêcher de poursuivre leur route ; à moins qu’on ne les eut arrêtés parce qu’ils avaient répondu à un homme qui leur avait demandé ce qu’ils voulaient acheter, qu’ils achetaient la vérité. Mais ceux qui avaient été désignés pour examiner leur conduite décidèrent qu’ils étaient ou des échappés des petites maisons, ou des hommes venus dans l’intention de mettre tout en désordre dans la foire. Ils les prirent donc, les firent fouetter, et après les avoir couverts de boue de la tête aux pieds, ils les enfermèrent dans une cage, et les exposèrent ainsi en spectacle au milieu de la place publique[137]. Ils étaient là en butte aux insultes, à la malice, à la vengeance de tous les passants, et le seigneur de la foire riait de tout le mal qu’on leur faisait. Mais les pèlerins étaient patients ; ils ne rendaient pas outrage pour outrage ; mais, au contraire, ils bénissaient ceux qui les maudissaient ; ils répondaient aux injures par dé bonnes paroles, et n’opposaient que la bienveillance aux mauvais traitements. Aussi quelques gens de la foire, plus éclairés et moins acharnés que les autres, commencèrent-ils à reprendre et à blâmer ceux qui se portaient à toutes ces extrémités contre les pèlerins. On accueillit leurs réprimandes en les injuriant à leur tour, en leur disant qu’ils ne valaient pas mieux que les prisonniers, que sans doute ils étaient d’accord avec eux, et qu’ils méritaient d’être traités comme eux. Ils répondirent qu’ils ne voyaient pas ce qu’on pouvait reprocher aux prisonniers, que c’étaient des gens paisibles, de sens rassis, et qui n’avaient l’intention de faire de mal à personne. Ils ajoutèrent qu’il y avait bien des gens dans la ville qui méritaient mieux que ces pauvres voyageurs d’être enfermés dans une cage, ou même d’être mis au carcan. Des paroles on en vint bientôt aux coups, et ils se maltraitèrent les uns les autres, tandis que les pèlerins continuaient à leur donner l’exemple de la modération et de la douceur. Mais, loin de leur en savoir gré, on les ramena une seconde fois en présence de leurs juges, et on les accusa d’être les auteurs des nouveaux troubles qui venaient d’avoir lieu. Pour cette fois, on les fit cruellement fustiger, on les chargea de fers, et on les promena enchaînés d’un bout de la foire à l’autre pour inspirer une salutaire terreur à tous ceux qui seraient tentés de prendre leur défense ou de se joindre à eux. Mais Chrétien et Fidèle ne démentirent pas leur conduite passée, et se soumirent avec tant de patience et de douceur à la honte et à l’ignominie dont on les accablait, que quelques personnes (en petit nombre, il est vrai), touchées de leur conduite, se rangèrent de leur côté, ce qui exaspéra tellement la multitude qu’elle résolut de faire périr les deux voyageurs. On leur déclara que la cage et les fers n’étaient pas un châtiment assez grand pour eux, et qu’ils méritaient la mort pour tout le mal qu’ils avaient fait, et surtout pour avoir cherché à séduire les gens de la foire ; puis on les fit rentrer dans la cage, et on leur mit les pieds dans des entraves pendant qu’on délibérait sur les mesures à prendre.

Les pèlerins se rappelèrent alors tout ce que leur avait dit leur fidèle ami Évangéliste, et ils sentirent leur courage se fortifier dans les souffrances en songeant qu’il leur avait prédit ce qui leur arrivait. Ils cherchèrent aussi à se consoler l’un l’autre en se disant que le sort de celui qui succomberait dans cette lutte serait digne d’envie, et chacun d’eux désirait en secret être appelé à cette glorieuse destinée ; mais, s’en remettant à la volonté sage et parfaite du Souverain dispensateur de toutes choses, ils attendirent sans impatience et sans murmures ce qu’il lui plairait d’ordonner.

À l’heure fixée pour le jugement, on les ramena en présence de leurs adversaires. Le président du tribunal s’appelait Ennemi du bien. Les actes d’accusation contre les deux prisonniers ne différaient que dans la forme, et contenaient les mêmes choses, quant au fond. On leur reprochait d’être ennemis des habitants de la foire, d’avoir voulu troubler leur commerce, d’avoir excité des scandales et des divisions dans la ville, et de s’être fait un parti en répandant les opinions les plus dangereuses et les plus contraires à l’autorité du seigneur du lieu.

Fidèle répondit le premier ; il dit qu’il ne s’était opposé à rien qu’à ce qui était directement contraire à la volonté du Seigneur des seigneurs, « Je suis un homme de paix, » ajouta-t-il, « et je cherche point à exciter des troubles. Si nous nous sommes fait des partisans, nous ne les avons dus qu’à notre innocence et à l’évidence de la vérité, et ils ont lieu de se réjouir du changement qui s’est opéré en eux. Quant à Belzébuth, le seigneur dont vous parlez, il est l’ennemi de mon maître, et je le défie lui et tous ses anges. »

Alors on invita tous ceux qui voulaient prendre la défense du seigneur du lieu, contre l’accusé, à venir sans délai faire leurs dépositions. Trois témoins se présentèrent aussitôt ; c’étaient Envie, Superstition et Flagorneur. On leur demanda s’ils connaissaient l’accusé, et ce qu’ils avaient à dire en faveur du roi leur maître.

Alors Envie s’avança et parla en ces termes : Monseigneur, il y a longtemps que je connais cet homme, et je jure sur mon honneur, devant cet honorable tribunal, que……

Le Juge. Arrêtez ; vous n’avez pas prêté serment.

Envie prêta donc serment, et reprit : Monseigneur, l’accusé, bien qu’il porte un nom fait pour en imposer, est un des hommes les plus décriés de notre pays ; il ne respecte ni le souverain, ni le peuple, ni les lois, ni les coutumes et fait tout ce qui est en son pouvoir pour pervertir les esprits en répandant certaines opinions subversives de l’ordre, qu’il appelle les principes fondamentaux de la foi et de la vertu. Il a été un jour jusqu’à affirmer, en ma présence, que l’esprit du christianisme était directement opposé à celui qui règne dans la ville de la Vanité ; et vous sentez, Monseigneur, qu’un tel propos tend à condamner tous les habitants de ce lieu, et tout ce qu’ils font.

N’avez-vous rien à ajouter ? demanda le juge.

Envie. J’en pourrais dire bien plus long, Monseigneur ; mais je crains d’abuser de la patience de la cour. Cependant, quand les autres témoins auront parlé, si l’on manque encore de preuves pour condamner l’accusé, plutôt que de le laisser échapper, je ferai une nouvelle déposition.

On appela ensuite Superstition, qui, après avoir prêté serment, s’exprima ainsi : Monseigneur, je connais peu cet homme, et je n’ai aucun désir de faire plus ample connaissance avec lui. Tout ce que j’en sais, d’après un entretien que nous eûmes l’autre jour ensemble, c’est que ce misérable est une véritable peste publique. N’a-t-il pas osé me dire que notre religion était vaine, et qu’il était impossible que par elle nous pussions plaire à Dieu ? Ce qui revient évidemment, Monseigneur, à déclarer que notre culte est inutile, que nous sommes encore dans nos péchés, et que finalement nous serons damnés. Je n’ai rien à ajouter.

Flagorneur vint après, prêta serment, et prit la parole en ces termes : Monseigneur et Messieurs, il y a long-temps que je connais cet homme, et je l’ai entendu tenir bien des propos dont il aurait mieux fait de s’abstenir. Il traite avec mépris notre illustre prince Belzébuth, et n’épargne pas davantage ses dignes amis, Vieil-Homme, Voluptueux, Impudique, Vaine-Gloire, Avarice, Glouton, et tout le reste de la noblesse ; il s’est permis de dire que si tout le monde pensait comme lui, on forcerait tous ces grands seigneurs à quitter la ville. Il ne s’en est pas tenu là ; il a parlé en termes de mépris, de vous-même, monseigneur, de vous qui êtes aujourd’hui appelé à le juger ; il vous a traité de scélérat et d’impie, et s’est servi à votre sujet d’une foule d’autres épithètes de ce genre, qu’il applique indifféremment à tous les grands du pays.

Quand Flagorneur eut fini sa harangue, le Juge dit, en s’adressant à l’accusé : Apostat, hérétique et traître, as-tu entendu ce que ces braves gens ont déposé contre toi ?

Fidèle. M’est-il permis de dire quelques mots pour ma défense ?

Le Juge. Misérable ! tu es indigne de voir le jour, et tu mériterais d’être mis à mort à l’instant même ; cependant, afin qu’on ne puisse pas mettre en doute notre indulgence à ton égard, nous écouterons ce que tu as à dire.

Fidèle. Premièrement donc, en réponse à la déposition du sieur Envie, je ferai observer que tout ce que j’ai dit se borne à ceci : que les coutumes, les lois et les mœurs qui sont contraires à la loi de Dieu, sont par cela même diamétralement opposées au christianisme. Si j’ai eu tort de m’exprimer ainsi, prouvez-le-moi, et je suis prêt à me rétracter.

Pour en venir à la déposition du second témoin, le sieur Superstition, je lui ai dit, dans la conversation que nous avons eue ensemble, qu’on ne peut servir Dieu sans avoir une foi divine ; qu’une telle foi suppose nécessairement une révélation divine de la volonté de Dieu, et que par conséquent tout ce qui n’est pas conforme à cette révélation dans le culte de Dieu, procède d’une foi tout humaine, et qui ne sert à rien pour le salut.

Quant à la déclaration du sieur Flagorneur, je répète que le seigneur de cette ville, et tous ses amis, désignés par le témoin, sont plus dignes d’habiter l’enfer que ce lieu-ci, ou tout autre pays.

Alors le Juge, se tournant vers le jury, leur adressa le discours suivant : Messieurs, vous voyez devant vous cet homme qui a excité un si grand tumulte dans la ville. Vous avez entendu ce que ces respectables témoins ont déposé contre lui ; vous avez ouï aussi sa réponse et ses aveux ; c’est à vous qu’il appartient de décider s’il doit être pendu ou acquitté. Cependant, je crois utile de vous donner quelques explications relativement à notre loi.

Du temps de Pharaon-le-Grand, digne serviteur de notre Roi, des gens qui professaient une religion contraire à celle de l’état, s’étant multipliés d’une manière effrayante, on fit un édit, portant que tous leurs enfants mâles seraient noyés[138]. Un autre édit, qui remonte aux jours du grand Nébucadnetzar, autre serviteur de notre prince, porte que tous ceux qui refuseront de se prosterner pour adorer son image, seront jetés dans une fournaise ardente[139]. Enfin, il existe un édit de Darius condamnant, tous ceux qui invoqueront un autre Dieu que lui, à être jetés dans la fosse aux lions. Or, l’accusé a violé toutes ces lois, non-seulement en intention (ce qui serait déjà très-blâmable), mais aussi par ses paroles et par ses actions, ce qu’il est impossible de tolérer. La loi de Pharaon était une loi de précaution, destinée à prévenir des crimes non encore commis ; mais ici le crime est évident. Les deux autres lois sont dirigées contre ceux qui s’élèvent contre la religion de l’état, et vous voyez par ses propres déclarations que c’est ce que fait l’accusé. Je conclus donc qu’il a mérité la mort.

Le jury se retira pour délibérer. Voici les noms de ceux qui le composaient : M. Aveugle, M. Nul-Bien, M. Malice, M. Sensuel, M. Libertin, M. Entêté, M. Orgueilleux, M. Haineux, M. Menteur, M. Cruel, M. Anti-Lumière et M. Implacable. Ils conclurent tous à la condamnation de l’accusé.

Le président du jury, M. Aveugle, dit : Je vois clairement que cet homme est un hérétique. M. Nul-Bien : Qu’on fasse disparaître ce misérable de la surface de la terre. Oui, dit M. Malice, car je hais jusqu’à l’expression de sa physionomie. Je n’ai jamais pu le souffrir, dit M. Sensuel. Ni moi, dit M. Libertin, car il trouvait toujours à redire à ma conduite. Qu’on le pende, qu’on le pende, dit M. Entêté. C’est un homme de rien, s’écria M. Orgueilleux. Je le déteste du fond du cœur, dit M. Haineux. C’est un vaurien, dit M. Menteur. C’est le traiter trop doucement que de le pendre, dit M. Cruel. Débarrassons-nous-en le plus vite possible, dit M. Anti-Lumière. Dussé-je y gagner le monde entier, il me serait impossible de me réconcilier avec lui, dit M. Implacable ; concluons donc, sans plus de délais, à la peine de mort. Ils suivirent ce conseil, et Fidèle fut en conséquence condamné à être transporté immédiatement sur la place publique, pour y subir le supplice le plus cruel qu’on pourrait inventer.

Quand il eut été conduit au lieu de l’exécution, ils commencèrent par le fustiger ; ensuite ils le déchirèrent à coups de couteaux, lui jetèrent une grêle de pierres, le piquèrent avec la pointe de leurs épées, et enfin l’attachèrent à un pilier et le brûlèrent à petit feu. Telle fut la fin de Fidèle.

Dans ce moment, on aperçut, derrière la foule, un char attelé, qui attendait le pèlerin. Dès qu’il eut succombé, il fut enlevé dans ce char, et emporté au ciel à travers les nuées, aux sons éclatants de la trompette. Quant à Chrétien, on lui donna un peu de relâche, et il fut ramené en prison. Mais celui qui dispose de tout, selon sa volonté, arrangea les choses de manière qu’il échappa à la rage de ses persécuteurs ; il se sauva de prison et poursuivit sa route.


CHAPITRE XIV.


Chrétien trouve un autre excellent compagnon de voyage, nommé Grand-Espoir ; l’amour de Dieu, répandu dans leur cœur, les met en état de réfuter les sophismes de plusieurs personnes qu’ils rencontrent en poursuivant leur route.

Alors je vis Chrétien s’eloigner de la Foire de la Vanité, mais il n’était pas seul ; un homme, appelé Grand-Espoir, qui avait été frappé des discours, de la conduite et des souffrances des deux pèlerins, se joignit à lui, et prit l’engagement de l’accompagner dans son voyage. Ainsi, des cendres de celui qui était mort pour rendre témoignage à la vérité, sortit, en quelque sorte, un nouveau confesseur de la foi, qui accompagna Chrétien dans son pélérinage, et Grand-Espoir assura qu’il y avait dans la ville de la Vanité bien d’autres personnes encore qui n’at- tendaient qu’une occasion favorable pour se mettre en route.

Ils cheminaient donc ensemble, après avoir quitté la foire, lorsqu’ils rattrapèrent un homme qui marchait devant eux et qui se nommait Cherche-Profit. Ils lui demandèrent d’où il était et jusqu’où il avait l’intention d’aller. Celui-ci répondit qu’il venait de la ville des Beaux Discours, et qu’il se rendait à la Cité céleste ; mais il ne leur dit pas son nom.

De la ville des Beaux Discours ! dit Chrétien. S’y trouve-t-il quelque chose de bon[140] ?

Je l’espère, répondit Cherche-Profit.

Chrétien. Permettez-moi de vous demander quel nom je dois vous donner ?

Cherche-Profit. Nous sommes étrangers l’un à l’autre ; si vous faites la même route que moi, je serai charmé de profiter de votre société ; sinon, je continuerai mon voyage seul.

J’ai entendu parler de cette ville des Beaux Discours, dit Chrétien ; si je ne me trompe, c’est une ville opulente.

Cherche-Profit. Assurément ; j’y ai de riches parents.

Chrétien. Oserais-je vous demander quels sont les parents que vous y avez ?

Cherche-Profit. Presque toute la ville ; je dois nommer particulièrement monseigneur Girouette ; monseigneur C’est-selon, M. Beau-Diseur, dont les ancêtres ont donné leur nom à la ville ; M. Doucereux, M. Double-Visage, M. Tout ce qu’on Veut, et M. Deux-Langues, qui est mon proche parent : et, à dire vrai, quoique je sois maintenant un homme de qualité, mon grand-père n’était qu’un batelier, qui ramait d’un côté et regardait d’un autre ; et c’est aussi en faisant ce métier que j’ai gagné la plus grande partie de ce que je possède.

Chrétien. Êtes-vous marié ?

Cherche-Profit. Sans doute ; j’ai une femme très-vertueuse, fille de madame Dissimulation, qui était une personnel d’un grand mérite et d’une haute naissance. Ma femme a tant de tact et de politesse qu’elle s’entretient également bien avec tout le monde, avec les grands et les petits, avec les gens pieux et les impies. Il est vrai que, quant à la religion, nous différons de ceux dont les principes sont les plus stricts ; mais seulement à deux égards peu importants. D’abord, en ce que nous ne ramons jamais contre vent et marée ; ensuite, en ce que notre zèle se montre surtout lorsque la religion est en honneur, lorsque la piété est approuvée et applaudie, et qu’elle n’expose à aucun danger.

Alors Chrétien s’éloigna un peu, pour parler à son compagnon de voyage, et lui dit : Je crois reconnaître cet homme ; il s’appelle Cherche-Profit, et si je ne me trompe, nous sommes dans la société d’un des plus grands vauriens qu’on puisse voir. Demandez-lui, dit Grand-Espoir, si c’est ainsi qu’il se nomme ; il me semble qu’il ne doit pas avoir honte de son nom. Chrétien se rapprochant alors, lui dit : Monsieur, il me semble que je vous connais ; n’êtes-vous pas M. Cherche-Profit, de la ville des Beaux Discours ?

Cherche-Profit. Je vous demande pardon ; ce n’est pas là mon nom ; ce n’est qu’un sobriquet que m’ont donné des gens qui ne peuvent pas me souffrir. Mais il faut bien que je me soumette à être appelé ainsi, quelque déshonorant que cela soit. Beaucoup d’hommes de bien avant moi ont dû prendre leur parti d’être calomniés.

Chrétien. Mais n’avez-vous jamais donné lieu à vos compatriotes de vous appeler de ce nom ?

Cherche-Profit. Non, vraiment ! La seule chose qui m’ait attiré ce sobriquet de leur part, c’est que j’ai toujours eu le talent de régler mes sentiments d’après les opinions du jour, quelles qu’elles fussent. Ma fortune s’est bien trouvée de cette manière d’agir. Je reçois comme une bénédiction du ciel tous les biens qui m’arrivent, et je ne vois pas pourquoi les méchants en prennent occasion de me calomnier.

Chrétien. Je me doutais que vous étiez l’homme dont on m’a parlé. Et, à dire vrai, je crois que le surnom qu’on vous a donné vous va mieux que vous ne voudriez nous le laisser croire.

Cherche-Profit. Si tel est votre avis, je ne saurais qu’y faire. Quoi qu’il en soit, si vous voulez me permettre de faire route avec vous, vous n’aurez pas à vous plaindre de ma société.

Chrétien. Si vous voulez nous accompagner, il vous faudra aller contre vent et marée, ce qui, je le vois, est contraire à vos habitudes. Il faudra aussi que vous rendiez hommage à la religion en haillons, aussi bien qu’à la religion revêtue d’or et de diamants ; que vous lui soyez aussi fidèle lorsqu’elle sera dans les chaînes que lorsque vous la verrez applaudie par la multitude.

Cherche-Profit. Il ne faut pas vouloir dominer sur ma foi et sur ma conscience ; laissez-moi libre d’agir comme je le jugerai à propos, et permettez-moi de vous accompagner.

Chrétien. Vous ne ferez pas un pas de plus avec nous, avant d’avoir accédé à nos conditions.

A la bonne heure, dit Cherche-Profit. Je ne renoncerai certes pas à mes anciens principes, puisqu’ils sont à la fois innocents et avantageux. Puisque vous ne voulez pas de moi, je ferai comme ci-devant ; je voyagerai seul, jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un qui soit bien aise de faire route avec moi.

Chrétien et Grand-Espoir le quittèrent donc et marchèrent à une assez grande distance devant lui ; mais l’un d’eux s’étant retourné, vit trois hommes s’approcher de M. Cherche-Profit, et dès qu’ils l’eurent atteint, il les salua profondément, et en fut salué à son tour. C’étaient M. Tout au Monde, M. Aime-Argent et M. Rapace, anciennes connaissances de M. Cherche-Profit ; ils avaient été élevés ensemble, par les soins de M. Avide, maître d’école dans un village appelé l’Amour du Gain, situé dans le pays de la Convoitise. Cet habile précepteur leur avait appris l’art d’amasser par la violence, la flatterie, le mensonge ou l’hypocrisie, et ils avaient si bien profité de ses leçons, que chacun d’eux aurait été en état de tenir lui-même école.

Quand ils se furent salués, ainsi que je l’ai dit, M. Aime-Argent dit à Cherche-Profit : Qui sont ces gens qui marchent devant nous ? car on apercevait encore de loin Chrétien et son compagnon.

Cherche-Profit. Ce sont des gens d’un pays éloigné, qui vont en pélérinage à leur manière.

M, Aime-Argent. Hélas ! pourquoi ne nous ont-ils pas attendu, afin que nous pussions profiter de leur bonne société ? Car nous faisons tous, je l’espère, le même voyage.

Cherche-Profit. Il est vrai. Mais ces gens ont des vues si étroites ; ils sont si attachés à leurs propres idées, et font si peu de cas de l’opinion des autres, que, quelque dévot que soit un homme, ils ne veulent rien avoir de commun avec lui, s’il ne partage pas leur manière de voir sur tous les points.

M. Rapace. C’est fort mal ; il nous est parlé de gens qui sont plus justes qu’il ne faut, et ces gens-là sont toujours prêts à juger et à condamner tout le monde, excepté eux-mêmes. Mais, dites-nous, je vous prie, quels sont les points sur lesquels vous n’étiez pas d’accord.

Cherche-Profit. Dans leur fol entêtement ils s’imaginent qu’il est de leur devoir de poursuivre leur route quelque temps qu’il fasse, et moi je crois devoir attendre le vent et la marée. Ils croient devoir tout risquer pour l’amour de Dieu, et moi je crois devoir faire tout ce qui dépend de moi pour mettre ma vie et mes biens en sûreté. Ils croient devoir persister dans leurs opinions, en dépit de tout le monde, et moi je crois devoir être religieux autant que les circonstances et mon avantage me le permettent. Ils sont pour la religion, quand elle nous expose à l’opprobre et à la pauvreté, et moi je suis pour la religion quand elle est honorée et applaudie.

M. Tout au Monde. Assurément vous avez raison, mon bon M. Cherche-Profit ; quant à moi, je ne peux pas m’empêcher de regarder comme un sot celui qui, étant maître de conserver ce qu’il possède, a la bêtise d’y renoncer. Soyons prudents comme des serpents ; il faut faire les foins quand le soleil donne ; vous voyez que l’abeille demeure tranquille tout l’hiver, et ne se met en mouvement que quand elle peut y trouver à la fois son avantage et son plaisir. Tantôt Dieu envoie la pluie ; tantôt il fait lever sur nous son soleil ; s’il y a des gens assez insensés pour préférer la pluie, contentons-nous du beau temps. Quant à moi, j’aime la religion qui n’empêche pas que je ne conserve les biens que Dieu m’a donnés dans sa bonté : car quel homme raisonnable peut douter que si Dieu nous a accordé tant de bonnes choses, c’est pour que nous les conservions pour l’amour de lui ? La religion a enrichi Abraham et Salomon, et Job dit qu’un homme de bien mettra l’or sur la poussière c’est-à-dire entassera l’or comme de la poussière ; mais pour cela, il ne faut pas ressembler à ces gens qui marchent devant nous, si du moins ils sont tels que vous les dépeignez.

M. Rapace. Je crois que nous sommes tous d’accord sur ce point ; c’est pourquoi, si vous m’en croyez, nous n’en parlerons plus.

M. Aime-Argent. C’est en effet ce qu’il y a de mieux à faire ; car celui qui ne suit ni l’Écriture, ni la raison (qui, vous le voyez, sont en notre faveur), ne se fait pas d’idée de la liberté que nous accorde le christianisme, et s’expose sans nécessité.

Cherche-Profit. Mes frères, puisque nous poursuivons tous ensemble notre pélérinage ; permettez-moi de vous proposer une question pour notre édification mutuelle.

Supposez qu’un ministre ou un marchand trouve occasion de gagner beaucoup, en se montrant extraordinairement zélé pour quelques points de la religion dont il ne se souciait guère auparavant, ne croyez-vous pas qu’il puisse employer ce moyen de parvenir à son but, sans cesser d’être pour cela un fort honnête homme ?

M. Aime-Argent. Je comprends très-bien votre question ; et, avec la permission de ces messieurs, je vais essayer d’y répondre : et, premièrement, je l’examinerai par rapport à un pasteur. Représentez-vous donc un digne ecclésiastique, ayant une cure très-peu productive et désirant en avoir une plus avantageuse ; supposez en outre que l’occasion de l’obtenir se présente, et qu’il ne lui faille, pour y parvenir, que travailler davantage, prêcher plus souvent et avec plus de zèle, et modifier, pour satisfaire son troupeau, quelques-uns de ses principes ; quant à moi, je ne vois pas (pourvu qu’une vocation lui soit adressée) pourquoi il ne pourrait pas faire tout ce que je viens de dire, et plus encore, sans cependant cesser d’être un honnête homme. Et voici mes raisons :

1° On ne peut nier que le désir d’un meilleur bénéfice ne soit légitime dans un pasteur, lorsque ce bénéfice lui est en quelque sorte offert par la Providence ; en sorte qu’il peut l’accepter, sans s’en enquérir pour la conscience.

2° Le désir qu’il a d’obtenir ce bénéfice le porte à étudier davantage, à prêcher avec plus de zèle ; il devient par là plus homme de bien, et tire plus de parti de ses talents, ce qui ne peut manquer d’être agréable à Dieu.

3° Quant au sacrifice qu’il fait au goût de sa congrégation, en lui sacrifiant quelques-uns de ses principes, cette conduite prouve 1° que ce ministre est capable de renoncement ; 2° qu’il a un esprit conciliant propre à attirer à la religion ; 3° qu’il en est d’autant mieux en état d’exercer les fonctions du ministère.

4° le conclus donc qu’un ministre qui échange un petit bénéfice contre un grand, ne doit point, à cause de cela, être considéré comme avide de gain ; niais plutôt que, puisqu’il y trouve un moyen de développer ses talents et son activité, il doit être regardé comme un homme qui suit sa vocation et qui saisit les occasions de faire le bien.

Venons maintenant à la seconde partie de votre question, celle qui concerne un marchand. Si un homme qui ne vend pas grand’chose peut, en montrant de la piété, monter mieux sa boutique, épouser une femme riche, ou attirer plus de chalands, je ne vois pas ce qui devrait l’empêcher de le faire. Car, d’abord :

1° La piété est toujours louable, de quelque manière qu’on s’y prenne pour l’acquérir.

2° Il est sûrement très-permis d’épouser une femme riche, ou d’attirer à sa boutique plus de chalands.

3° De plus, l’homme qui s’assure ces différents avantages, en devenant religieux, obtient divers biens, en devenant bon lui-même ; ainsi, dans le cas supposé, en acquérant de la piété, ce qui est une bonne chose, cet homme obtient une bonne femme, de bons chalands, de bons profits ; il est donc bien évident que devenir pieux pour s’assurer toutes ces bonnes choses, c’est agir d’une manière à la fois louable et avantageuse.

Cette réponse de M. Aime-Argent à M. Cherche-Profit, obtint l’approbation générale ; et comme il leur paraissait impossible que personne y pût rien objecter, ils résolurent, d’un commun accord, d’appeler Chrétien et Grand-Espoir, qui n’étaient pas encore bien loin, et de chercher à les embarrasser en leur donnant cette question à résoudre. Ils espéraient ainsi les confondre et se venger de la manière dont ils avaient traité M. Cherche-Profit. Ils appelèrent donc les deux pèlerins, qui s’arrêtèrent pour les attendre : et ils convinrent entre eux que ce ne serait pas M. Cherche-Profit, mais le vieux M. Tout au Monde qui leur proposerait la question, parce qu’ils supposaient que les deux amis ne seraient pas prévenus contre lui, comme ils devaient l’être contre M. Cherche-Profit, après la vive discussion qu’ils venaient d’avoir avec lui.

Ils rattrapèrent donc les deux pèlerins, et après les avoir salués, M. Tout au Monde proposa la question à Chrétien et à son compagnon de voyage, et les pria d’y répondre, s’ils le pouvaient.

Chrétien prit la parole : Un enfant, en matière de religion, dit-il, pourrait résoudre une semblable question. S’il est blâmable de suivre Christ pour avoir des pains (comme cela nous est déclaré au chapitre vi de l’Évangile selon saint Jean), à combien plus forte raison est-il criminel de se servir de Christ et de sa religion comme d’un passeport pour faire son chemin dans le monde, il n’y a jamais eu que des païens, des hypocrites, des magiciens et des diables qui aient pensé que cela fût permis.

1° Je dis d’abord des païens ; ainsi quand Némor et Sechem convoitèrent la fille de Jacob et ses troupeaux, et quand ils virent qu’il n’y avait d’autre moyen de s’en emparer que de se faire circoncire, ils dirent à leurs compagnons : « Si tout mâle qui est parmi nous est circoncis, comme ils sont circoncis, leur bétail, et leurs biens, et toutes leurs bêtes ne seront-ils pas à nous ? » Ainsi, dans ce cas, la fille de Jacob, et les biens des Israélites étaient les objets de leur convoitise, et la religion fut le moyen dont ils se servirent pour s’en rendre maîtres. Lisez là-dessus l’histoire tout entière[141].

2° Les Pharisiens hypocrites avaient aussi une religion de cette espèce : ils affectaient de faire de longues prières ; mais c’était pour dévorer les maisons des veuves ; aussi en recevront-ils une condamnation d’autant plus grande[142].

3° Judas, qui était esclave du Démon, pensait encore de cette manière ; il affectait de la piété ; mais c’était parce qu’il avait la bourse, et qu’il voulait s’en emparer ; car, au fond, c’était un réprouvé, un vrai fils de perdition.

Simon le magicien avait la même opinion : il sollicita le don du Saint-Esprit, afin de s’en servir pour gagner de l’argent ; mais Pierre lui déclara qu’il était dans un fiel très-amer et dans les liens de l’iniquité[143].

5° Je suis bien convaincu aussi que celui qui fait profession de piété pour obtenir les biens du monde, peut tout aussi facilement leur sacrifier sa piété ; ainsi, par exemple, tout comme ce fut par amour du monde que Judas suivit Jésus-Christ, ce fut aussi par amour du monde qu’il vendit son maître, et renonça à sa religion. Concluons de tout cela que répondre à cette question affirmativement, comme je vois que vous l’avez fait, c’est y répondre en païen, en hypocrite et en diable ; et votre salaire sera selon vos œuvres.

Sur cela, ils se regardèrent fixement les uns les autres, mais sans savoir que répondre à Chrétien. Grand-Espoir approuva là justesse de la réponse, et ils gardèrent tous le silence. M. Cherche-Profit et ses compagnons s’arrêtèrent tout court, et restèrent en arrière, afin de laisser prendre les devants aux deux pèlerins. Alors Chrétien dit à son compagnon de voyage : Si ces hommes n’ont rien à répliquer à la sentence d’un homme, comment subsisteront-ils en jugement devant Dieu ? S’ils sont muets, lorsqu’ils n’ont affaire qu’à des vases de terre, qu’auront-ils à dire, quand ils se verront en proie à un feu dévorant ?

En continuant leur route, Chrétien et Grand-Espoir arrivèrent dans une plaine délicieuse, appelée le Repos, qu’ils parcoururent avec beaucoup de plaisir ; malheureusement, elle était de peu d’étendue, en sorte qu’ils l’eurent bientôt traversée, A l’extrémité de cette plaine était une petite colline, appelée la Colline du Gain, dans laquelle se trouve une mine d’argent ; cette mine a excité autrefois la curiosité de quelques pèlerins, qui passant par ce chemin, se sont détournés pour aller la voir ; mais plusieurs d’entre eux s’étant trop approchés du bord du précipice, ont vu le terrain trompeur leur manquer sous les pieds, et ont péri ; d’autres ont été estropiés au point de perdre à jamais l’usage de leurs membres. Or je vis, à une petite distance de la route, vis-à-vis de la mine d’argent, un homme de bonne mine, nommé Démas, qui invitait ceux qui passaient par là à s’approcher. Venez par ici, dit-il à Chrétien et à son compagnon, et je vous montrerai quelque chose,

Chrétien. Qu’avez-vous à nous montrer qui mérite que nous nous détournions de notre chemin ?

Démas. Il y a ici une mine d’argent, et des gens qui la fouillent pour en tirer les trésors quelle contient ; si vous voulez venir avec moi, vous pourrez, presque sans peine, vous enrichir ici.

Là-dessus Grand-Espoir s’écria : Allons voir cette mine.

Pour moi, dit Chrétien, je ne veux pas y aller ; j’ai souvent entendu parler de cet endroit ; je sais que beaucoup de gens y ont perdu la vie ; et d’ailleurs les richesses sont un piège pour ceux qui les recherchent : car elles les arrêtent dans leur pèlerinage.

Alors Chrétien appela Démas, et lui dit : Cet endroit n’est-il pas dangereux ?

Démas. Non ; il n’est guère dangereux que pour ceux qui sont imprudents. Mais il rougit en prononçant ces paroles ; et Chrétien ajouta, en s’adressant à Grand-Espoir : Ne nous écartons pas, et poursuivons notre route.

Grand-Espoir. Je gage bien que si la même proposition est faite à M. Cherche-Profit, quand il passera par ici, il se détournera pour aller voir la mine d’argent.

Chrétien. Je n’en doute nullement ; car rien ne serait plus d’accord avec ses principes ; mais il y a mille à parier contre un que s’il y va, il n’en reviendra pas.

Démas appela encore une fois les voyageurs, et leur dit : Mais ne voulez-vous donc pas venir voir cette mine ?

Sur quoi Chrétien lui dit ouvertement : Démas, vous êtes ennemi « des droites voies du Seigneur »[144], et vous avez déjà été condamné par un des juges du Souverain, pour vous être détourné vous-même du bon chemin ; pourquoi cherchez-vous à nous entraîner dans la même condamnation ? Si nous nous écartons le moins du monde de notre route, le Roi notre maître ne manquera pas d’en être informé, et au lieu de pouvoir nous présenter avec confiance devant lui, nous serons couverts de confusion en sa présence.

Démas leur cria encore que lui aussi était pèlerin, et que s’ils voulaient l’attendre un moment, il ferait route avec eux.

Comment vous nommez-vous ? lui demanda alors Chrétien. Ne vous ai-je pas appelé par votre véritable nom ?

Oui, mon nom est Démas ; je suis fils d’Abraham.

Chrétien. Je vous connais bien. Votre grand-père s’appelait Guéhazy, et votre père Judas, et vous avez marché sur leurs traces : votre père a subi le supplice des traîtres, et vous ne méritez pas un meilleur sort[145]. Soyez sûr que quand nous serons en présence de notre maître, nous ne manquerons pas de l’instruire de votre conduite. Après cette menace, ils continuèrent leur route.

Dans ce moment M. Cherche-Profit et ses compagnons de voyage parurent à quelque distance ; et au premier signe que leur fit Démas, ils allèrent à lui. Mais soit que le pied leur ait manqué sur le bord du précipice, ou qu’ils soient descendus dans la mine pour la fouiller, ou enfin qu’ils aient été étouffés par les vapeurs qui s’en élèvent, ils ne reparurent pas, et on ne les a jamais revus depuis sur la route de la Cité céleste.

Quand les pèlerins eurent atteint l’extrémité de la plaine, ils virent à côté du chemin un vieux monument dont la forme singulière les surprit beaucoup : on aurait dit que c’était une femme changée en statue. Ils s’arrêtèrent pour considérer ce monument avec plus d’attention et de plus près ; mais ils furent long-temps avant de savoir ce qu’ils devaient en penser ; à la fin, Grand-Espoir aperçut sur la tête de cette statue une inscription en caractères extraordinaires ; ne pouvant, à cause de son manque d’éducation, en déchiffrer le sens, il appela à son secours Chrétien, qui, plus instruit que son compagnon de voyage, parvint à la lire ; elle portait : Souvenez-vous de la femme de Lot. Ils en conclurent que c’était la statue de sel en laquelle la femme de Lot avait été changée pour avoir, par convoitise, regardé derrière elle alors quelle fuyait Sodome pour sauver sa vie[146]. Ce spectacle inattendu donna lieu à la conversation suivante entre les deux amis.

Chrétien. Ah ! mon frère, que la vue de cette statue vient à propos, après les tentatives qu’a faites Démas pour nous engager à rebrousser chemin pour aller voir la Colline du Gain ! Si nous avions cédé à ses sollicitations, comme vous, mon frère, vous n’étiez que trop porté à le faire, probablement que, semblables à cette femme, nous servirions, à cette heure, de spectacle aux pèlerins qui nous suivront.

Grand-Espoir. J’ai du regret d’avoir été si insensé ; et suis tout surpris de n’avoir pas éprouvé le sort de la femme de Lot : car le péché que j’ai commis ne ressemble que trop à celui dont elle s’est rendue coupable. Elle n’a fait que regarder en arrière, et moi j’avais le désir d’en faire autant ; que le Dieu de toute grâce soit béni, et que je sois couvert de confusion !

Chrétien. Faisons une attentions sérieuse à ce que nous voyons ici, afin d’en profiter dans la suite ; cette femme échappa à un premier jugement de Dieu, car elle ne périt pas dans la destruction de Sodome, et cependant nous voyons qu’elle fut victime d’un autre jugement de Dieu, puisqu’elle fut changée en statue de sel.

Grand-Espoir. Il est vrai ; cette femme peut être pour nous un Avertissement et un Exemple ; un avertissement, pour nous détourner du péché dans lequel elle tomba ; et un exemple de la punition qui menace ceux qui ne profiteront pas de cet avertissement ; c’est ainsi encore que nous devons puiser une leçon salutaire dans le châtiment infligé à Coré, à Dathan, à Abiram, et aux deux cent cinquante hommes qui périrent avec eux à cause de leur péché[147]. Mais ce qui m’étonne, c’est que Démas et ses compagnons puissent rechercher avec tant d’ardeur et de confiance ces trésors dont le simple désir fut puni si sévèrement dans cette femme ; car elle fut changée en un pilier de sel, seulement pour les avoir convoités et sans avoir fait un seul pas hors de sa route pour se les procurer. Comment donc ne reçoivent-ils pas instruction du sort de cette femme, eux qui n’ont qu’à lever les yeux pour voir le châtiment dont Dieu la frappée ?

Chrétien, Rien n’est plus surprenant, en effet. Une telle insensibilité prouve que leurs cœurs sont complètement endurcis. Je ne sais à qui on pourrait mieux les comparer qu’à ces filous qui volent sous les yeux du juge ou au pied de l’échafaud. Il est dit des habitants de Sodome qu’ils étaient de grands pécheurs, parce qu’ils péchaient devant l’Éternel, c’est-à-dire sous ses yeux, et malgré toutes ses bontés envers eux : car le pays de Sodome avait été jusqu’alors semblable au jardin d’Eden[148]. C’est pourquoi leurs iniquités provoquèrent d’autant plus la colère de l’Éternel, et attirèrent sur eut le feu du ciel. Et il est raisonnable d’en conclure que tous ceux qui pèchent ainsi, c’est-à-dire en bravant ces avertissements destinés à les détourner du mal, doivent être les objets des châtiments les plus terribles,

Grand-Espoir. Ce que vous dites est bien vrai ; mais n’est-ce pas une grâce insigne que ni vous, ni surtout moi, nous ne servions pas ainsi d’exemple aux autres ! Cela doit nous rendre bien reconnaissants envers Dieu, nous engager à marcher dans sa crainte, et à nous souvenir toujours de la femme de Lot.


CHAPITRE XV.


Chrétien et Grand-Espoir se voyant dans la prospérité, et se sentant en paix, deviennent insouciants, et négligent la vigilance. Ils prennent un sentier de traverse, et tombent entre les mains du Géant Désespoir ; mais ils implorent le secours de Dieu, et sont délivrés, au moyen de la Clé de la promesse.

Les pèlerins poursuivant leur route, arrivèrent au bord d’une eau limpide, que le roi David appelle le Ruisseau de Dieu, et Jean le Fleuve d’eau vive[149].

Chrétien et son compagnon devaient côtoyer cette rivière ; la route était des plus agréables ; ils burent de l’eau du fleuve, qui était bonne et rafraîchissante. Des deux côtés de la rivière, on voyait des arbres verts, chargés de toute espèce de fruits ; les feuilles de ces arbres ont la vertu de prévenir toutes les indispositions auxquelles les voyageurs peuvent être exposés par suite de la fatigue et de l’échauffement. De chaque côté de la rivière était une prairie parsemée de muguets, et qui conservait sa verdure toute l’année. Ils s’y couchèrent et s’endormirent, assurés qu’en ce lieu ils ne pouvaient rien avoir à craindre[150]. Quand ils se réveillèrent, ils cueillirent de nouveau du fruit des arbres, burent de l’eau de la rivière, et se rendormirent. Ils passèrent ainsi plusieurs jours et plusieurs nuits ; après quoi, comme ils n’étaient pas encore au bout de leur voyage, ils poursuivirent leur route.

Ils ne marchèrent pas long-temps avant d’arriver à un endroit où ils virent, à leur grand regret, que le chemin ne suivait plus le cours de la rivière : cependant ils n’osaient se hasarder à faire un pas hors de leur route. Le chemin qu’il leur fallait suivre était rocailleux, et leurs pieds étaient devenus très-sensibles, par suite de la longue marche qu’ils avaient déjà faite : en sorte qu’ils perdaient courage par le chemin[151], et que, tout en avançant, ils soupiraient après une meilleure route. Or, à quelque distance d’eux, à gauche du chemin, il y avait une prairie, dont ils n’étaient séparés que par une barrière, et qui s’appelle la Prairie du Chemin détourné. Chrétien dit à son compagnon : Si cette prairie côtoie notre route, passons-y. Il s’avança vers la barrière, et vit qu’il y avait de l’autre côté de la haie un sentier qui suivait la même direction que leur route. C’est ce que j’espérais, dit Chrétien ; nous marcherons bien plus facilement de l’autre côté ; venez, mon cher Grand-Espoir.

Grand-Espoir. Mais si ce sentier allait nous détourner ?

Chrétien. Cela n’est pas probable ; ne voyez-vous pas qu’il suit le chemin ?

Grand-Espoir se laissa persuader ; ils passèrent la barrière, et trouvèrent qu’on marchait bien plus facilement et plus agréablement de l’autre côté. Bientôt ils aperçurent un homme qui cheminait devant eux dans le même sentier ; son nom était Vaine-Confiance. Ils l’appelèrent et lui demandèrent où cette route conduisait. Il répondit : A la Cité céleste, Vous voyez que nous avons eu raison, reprit Chrétien. Ils continuèrent donc à avancer, précédés de leur nouveau compagnon de voyage. Bientôt la nuit survint, et il commença à faire très-sombre ; en sorte que Chrétien et son ami perdirent de vue l’homme qui marchait devant eux. Celui-ci, appelé, comme je l’ai dit, Vaine-Confiance, ne voyant pas son chemin, se précipita dans une fosse profonde, qui avait été creusée à dessein par le seigneur de ces terres pour être en piège aux insensés pleins de confiance en eux-mêmes[152].

Chrétien et Grand-Espoir l’ayant entendu tomber, l’appelèrent pour savoir s’il vivait encore ; mais un profond gémissement fut la seule réponse qu’ils obtinrent. Où sommes-nous ? demanda Grand-Espoir. Son compagnon garda le silence, car il se doutait déjà qu’il l’avait égaré : bientôt il commença à pleuvoir, à éclairer et à tonner d’une manière effrayante, et les eaux se débordèrent.

Alors Grand-Espoir s’écria en soupirant : Hélas ! pourquoi me suis-je écarté du chemin ?

Chrétien. Qui aurait pu croire que ce sentier nous conduirait hors de la route ?

Grand-Espoir. Je l’ai craint dès le moment où vous avez voulu le prendre, c’est pourquoi je vous ai donné un avertissement amical. Je me serais exprimé avec plus de franchise, mais vous êtes plus âgé que moi.

Chrétien. Cher frère, pardonnez-moi ; je suis fâché de vous avoir fait sortir de la route, et de vous avoir exposé à un danger si imminent ; ne m’en voulez pas, je vous prie, je ne l’ai point fait dans une mauvaise intention.

Grand-Espoir. Consolez-vous, mon frère, je vous pardonne ; et je crois même que ceci tournera à notre bien.

Chrétien. Je suis heureux d’avoir affaire à un si bon frère ; mais il ne faut pas nous arrêter ici ; essayons de retourner sur nos pas.

Grand-Espoir. Mais, cher frère, laissez-moi marcher devant.

Chrétien. Non, s’il vous plaît, laissez-moi vous précéder ; s’il y a quelque danger, il est juste que j’y sois exposé le premier, puisque c’est moi qui suis cause que nous sommes sortis du chemin.

Non, dit Grand-Espoir, vous n’irez pas le premier ; troublé comme vous l’êtes, vous pourriez vous égarer encore. Alors ils entendirent, pour leur encouragement, une voix qui leur disait : « Prends garde au chemin, et par quelle voie tu es venu ; retourne-t’en »[153]. Mais dans l’intervalle les eaux s’étaient élevées si haut qu’il était très-dangereux de reprendre le même chemin. (Il est, hélas ! bien plus facile de sortir de la route, quand nous y marchons, que d’y rentrer quand nous en sommes sortis.) Cependant ils se hasardèrent à retourner sur leurs pas ; mais la nuit était si sombre et les eaux si hautes, qu’ils coururent vingt fois le risque de se noyer.

Il leur fut impossible, quelque peine qu’ils se donnassent, de regagner la barrière pendant la nuit. C’est pourquoi, s’arrêtant enfin sous un abri, ils s’y assirent pour attendre le jour, et, accablés de fatigue, ils s’endormirent. Or il y avait non loin de l’endroit où ils se reposaient, un château appelé le Château du Doute, dont le propriétaire était le Géant Désespoir, et c’était sur ses terres qu’ils se trouvaient alors. Le Géant s’étant levé de bonne heure et se promenant dans ses champs, surprit Chrétien et Grand-Espoir endormis. Aussitôt, d’une voix rauque et menaçante, il les réveilla et leur demanda d’où ils venaient, et ce qu’ils faisaient sur ses terres. Ils lui dirent qu’ils étaient des pèlerins égarés.

Vous m’avez offensé, en passant sur mon territoire, dit le Géant ; suivez-moi maintenant. Ils obéirent, voyant qu’il était plus fort qu’eux, et sentant qu’ils n’avaient pas grand chose à dire pour leur défense. Le Géant les fit marcher devant lui, et les enferma dans un cachot sombre et dégoûtant[154]. Ils y restèrent du mercredi matin au samedi soir, sans avoir rien à manger ni à boire, sans voir goutte, et sans que qui que ce fut s’informât d’eux ; ils souffrirent beaucoup dans cette cruelle situation, n’ayant personne pour les défendre ou pour les secourir ; et Chrétien en gémit doublement, en pensant que c’était son imprudence qui leur avait attiré ce malheur.

Le Géant Désespoir avait une femme qui s’appelait Défiance ; se trouvant seul avec elle, il lui conta qu’il s’était emparé de ces deux hommes, et qu’il les avait enfermés dans un cachot pour avoir passé sur ses terres. Il lui demanda ensuite ce qu’elle lui conseillait de faire de ses prisonniers. Quand il lui eut dit qui ils étaient, d’où ils venaient et où ils allaient, elle l’exhorta à les battre, le lendemain matin, sans miséricorde. En conséquence, quand le jour fut venu, il prit un gourdin, descendit dans le cachot où ils étaient, et se mit à les bâtonner comme des chiens, jusqu’à ce qu’ils fussent hors d’état de se mouvoir. Puis, il se retira et les laissa déplorer leur triste sort ; aussi passèrent-ils toute la journée à pousser des soupirs et à se lamenter. La nuit suivante, Défiance parla encore à son mari des prisonniers, et apprenant qu’ils respiraient encore, elle lui conseilla de les encourager à se tuer. Le lendemain matin, il redescendit auprès d’eux, et voyant qu’ils étaient encore tout meurtris des coups qu’il leur avait donnés la veille, il leur dit que comme ils ne pouvaient avoir aucune espérance de sortir jamais de ce cachot, ce qu’ils avaient de mieux à faire, c’était de s’ôter la vie par le fer, par le poison, ou par la corde. Car, ajouta-t-il, pourquoi ne vous délivreriez-vous pas d’une vie remplie de tant d’amertumes ? Ils ne répondirent qu’en le suppliant de leur rendre la liberté ; mais il leur jeta un de ses horribles regards, et se précipitant sur eux, il les aurait sans doute assommés, s’il ne lui fût survenu dans ce moment une espèce d’attaque convulsive qu’il avait quelquefois et qui le privait momentanément de l’usage de son bras ; il se retira donc, et les laissa, comme précédemment, considérer ce qu’ils avaient à faire. Alors les prisonniers se mirent à délibérer et à se demander s’ils feraient mieux de suivre ou de rejeter le conseil que le Géant leur avait donné, et ils eurent ensemble à ce sujet la conversation suivante :

Mon frère, dit Chrétien, que ferons-nous ? La vie que nous menons ici est horrible. Pour ma part, je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux mettre fin à notre existence que de vivre dans cet état. J’aime mieux la mort qu’une telle vie, et le sépulcre me paraît préférable à ce cachot. Suivrons-nous le conseil du Géant ?

Grand-Espoir. Il est vrai que notre sort actuel est déplorable, et que la mort serait bien plus douce ; mais n’oublions pas que le Seigneur du pays dans lequel nous allons a dit : Tu ne tueras point ; et s’il nous est défendu d’ôter la vie à notre prochain, assurément il nous est aussi défendu de suivre le conseil du Géant, qui est de nous ôter la vie à nous-mêmes. Celui qui tue son semblable ne peut lui ôter que la vie du corps ; mais celui qui se tue soi-même, fait périr son corps et son ame tout à la fois. De plus, mon frère, quand vous parlez du repos de la tombe, vous oubliez qu’il y a un enfer où vont assurément tous les meurtriers. Car « aucun meurtrier n’a la vie éternelle demeurante en lui. » Enfin, souvenons-nous que le Géant Désespoir n’est pas tout-puissant ; d’autres pèlerins, si je suis bien informé, sont tombés comme nous entre ses mains, et lui ont cependant échappé. Qui sait si le Créateur de toutes choses ne fera pas mourir ce Géant ; ou si une fois ou l’autre Désespoir n’oubliera pas de fermer à clé la porte de ce cachot ; ou enfin s’il n’aura pas encore en notre présence un de ces accès qui lui ôtent l’usage de ses membres. Si cela lui arrive de nouveau, je suis déterminé à me comporter vaillamment et à faire tous mes efforts pour me tirer de ses mains. J’ai été bien fou d’en avoir laissé échapper l’occasion ; mais, mon frère, prenons patience, ne perdons pas courage ; peut-être sommes-nous à la veille d’obtenir une heureuse délivrance ; mais, quoi qu’il arrive, ne soyons pas nos propres meurtriers. Ces paroles calmèrent un peu l’agitation de Chrétien ; et les deux prisonniers (toujours dans l’obscurité) passèrent encore toute la journée dans cette affreuse situation.

Vers le soir, le Géant redescendit dans le cachot pour voir si les pèlerins avaient suivi son conseil ; mais il fut fort surpris de voir qu’ils existaient encore malgré les coups qu’ils avaient reçus, et bien qu’il ne leur eût donné aucune espèce de nourriture. Il devint furieux, et leur dit que, puisqu’ils n’avaient pas voulu suivre son conseil, il les réduirait bientôt à regretter d’être jamais nés.

A l’ouïe de ces paroles, la frayeur les saisit, je crois même que Chrétien perdit connaissance ; mais, revenu bientôt à lui-même, il s’entretint encore avec Grand-Espoir du conseil que leur avait donné le Géant, et ils se demandèrent s’ils ne feraient pas mieux de le suivre. Chrétien semblait disposé à mettre fin à son existence ; mais Grand-Espoir chercha une seconde fois à l’en détourner.

Mon frère, lui dit-il, souvenez-vous du courage que vous avez montré jusqu’à présent. Apollyon n’a pas pu triompher de vous, et vous ne vous êtes laissé abattre par rien de ce que vous avez vu, entendu ou éprouvé dans la vallée de l’Ombre de la Mort. A combien de difficultés, de dangers et de terreurs n’avez-vous pas échappé ? Pourquoi donc trembleriez-vous maintenant ? Vous voyez que moi, qui suis naturellement plus faible que vous, je suis avec vous dans ce cachot ; le Géant m’a frappé, comme vous ; je suis, comme vous, privé de pain, d’eau et de lumière. Mais ayons encore un peu de patience ; rappelez-vous la fermeté dont vous avez fait preuve à la Foire de la Vanité ; ni les chaînes, ni la cage de fer, ni la mort sanglante dont vous étiez menacé ne vous ont fait peur ; c’est pourquoi (quand ce ne serait que pour ne pas déshonorer le nom de chrétien) « possédons nos ames par la patience » aussi long-temps que nous le pourrons.

Quand il fut nuit, et que le Géant et sa femme se trouvèrent seuls, celle-ci lui demanda si les prisonniers avaient suivi son conseil. Ce sont de déterminés coquins, lui répondit-il ; ils aiment mieux supporter tout que de se détruire. S’il en est ainsi, dit-elle, conduisez-les demain dans la cour du château ; montrez-leur les os et les crânes de ceux que vous avez déjà expédiés ; et dites-leur qu’avant la fin de la semaine vous les mettrez en pièces, comme vous avez mis en pièces tant d’autres pèlerins.

Le lendemain matin, le Géant se rendit de nouveau auprès d’eux, les conduisit dans la cour du château, et, selon le conseil de sa femme, leur dit : Ces ossements sont ceux de pèlerins qui, comme vous, ont passé sur mes terres ; quand l’envie m’en est venue, je les ai mis en pièces, et c’est le sort que je vous ferai subir avant dix jours ; redescendez maintenant dans votre antre. Et en disant ces paroles, il les y reconduisit, les frappant tout le long du chemin. Ainsi, le samedi se passa tout aussi tristement que les jours précédents. Quand le soir fut venu, madame Défiance et son mari recommencèrent à parler de leurs prisonniers, et le vieux Géant exprima sa surprise de ce qu’il ne pouvait en venir à bout, ni par les menaces, ni par les mauvais traitements. La femme répondit qu’ils se flattaient peut-être que quelqu’un viendrait les délivrer, ou bien qu’ils avaient peut-être sur eux de fausses clés au moyen desquelles ils espéraient se sauver. Croyez-vous ? dit le Géant ; je ne manquerai pas de les fouiller demain matin.

Or le samedi à minuit nos pèlerins se mirent à prier, et restèrent en prières presque jusqu’au point du jour. Mais un peu avant le lever du soleil, Chrétien s’écria tout à coup du ton d’un homme qui vient d’être frappé d’une heureuse idée. « Imbécille que je suis de rester étendu dans cet affreux cachot, quand il ne dépendrait que de moi d’être en pleine liberté. J’ai sur moi une clé appelée Promesse, qui, j’en suis certain, ouvrira toutes les serrures du Château du Doute.

Vraiment, dit Grand-Espoir, voilà une bonne nouvelle ; prenez votre clé et essayons.

Chrétien la prit en effet, et ne l’eut pas plutôt mise dans la serrure que la porte du cachot s’ouvrit aussitôt ; ils sortirent tous deux et gagnèrent la porte extérieure qui conduisait à la cour du château, la clé l’ouvrit également. Ils s’avancèrent ensuite vers la porte de fer (par laquelle il fallait aussi passer), la serrure en était dure et difficile ; ils en vinrent cependant à bout, et poussèrent la porte afin de se sauver le plus vite possible ; mais le bruit qu’elle fit en tournant sur ses gonds réveilla le Géant Désespoir, qui se leva en toute hâte dans l’intention de poursuivre ses prisonniers. Heureusement qu’il fut saisi tout à coup d’une de ses attaques, en sorte qu’il lui fut impossible de bouger, ce qui donna à nos pèlerins le temps de s’échapper ; ils furent bientôt sur le grand chemin royal, et là ils marchèrent en sûreté, car ils étaient hors des domaines du Géant et à l’abri de ses atteintes.

Quand ils eurent repassé la barrière qui était à l’entrée du champ, ils se concertèrent pour savoir ce qu’ils avaient de mieux à faire pour empêcher ceux qui viendraient après eux de tomber entre les mains du Géant Désespoir. Après de mûres réflexions, ils se déterminèrent à élever dans cet endroit une colonne, avec cette inscription : « De l’autre côté de cette barrière est le chemin qui conduit au Château du Doute, habité par le Géant Désespoir, qui méprise le Roi de la Cité céleste, et fait mourir les pèlerins qui s’y rendent. » Grâce à cet avertissement, plusieurs voyageurs qui ont depuis passé par là ont évité le danger.


CHAPITRE XVI.


Les pèlerins sont bien accueillis par les bergers qui vivaient sur les Montagnes des Délices.

Poursuivant leur voyage, ils arrivèrent aux Montagnes des Délices, qui appartiennent au seigneur de la colline dont nous avons déjà parlé, et ils y montèrent pour voir les jardins, les vergers, les vignobles et les fontaines qui s’y trouvent ; ils y burent, se baignèrent, et mangèrent autant de raisin qu’ils voulurent. Il y avait au sommet de ces montagnes, près du chemin par lequel ils devaient passer, des bergers qui paissaient leurs troupeaux. Les pèlerins allèrent à eux, et s’appuyant sur leurs bâtons de voyage (ainsi que le font les pèlerins fatigués, quand ils s’arrêtent pour parler à quelqu’un), ils leur demandèrent à qui appartenaient les Montagnes des Délices, et les brebis qui y paissaient.

Les bergers. Ces montagnes sont le pays d’Emmanuel, et elles sont en vue de la Cité céleste ; les brebis aussi lui appartiennent, et il a donné sa vie pour elles.

Chrétien. Sommes-nous dans la bonne route ?

Les bergers. Oui, vous y êtes.

Chrétien. A quelle distance sommes-nous de la Cité céleste ?

Les bergers. Trop loin pour tout le monde, excepté pour ceux qui doivent y arriver.

Chrétien. Le chemin n’est-il pas dangereux ?

Les bergers. « Les voies de l’Éternel sont droites, aussi les justes y marcheront ; mais les rebelles y tomberont »[155].

Chrétien. Y a-t-il près d’ici un lieu où les pèlerins fatigués puissent se reposer ?

Les bergers. Le maître de ces montagnes nous a ordonné d’avoir soin des étrangers ; en sorte que les biens qu’offrent ces lieux sont à votre disposition.

Quand les bergers s’aperçurent que les voyageurs étaient des pèlerins, ils leur adressèrent aussi diverses questions auxquelles ils répondirent comme ils l’avaient déjà fait précédemment. « D’où venez-vous ? Comment avez-vous pu trouver le chemin ? Et comment avez-vous fait pour ne pas en sortir ? Car un très-petit nombre de ceux qui se mettent en route parviennent jusqu’à ces montagnes. » Ils furent satisfaits de leurs réponses, leur firent un très-bon accueil, et leur dirent : Soyez les bienvenus aux Montagnes des Délices.

Ensuite les bergers, dont les noms étaient Connaissance, Expérience, Vigilant et Sincère, prirent les voyageurs par la main, les conduisirent à leurs tentes, leur firent part de ce qu’ils avaient préparé, et leur dirent avec bonté : Nous serons charmés que vous vous arrêtiez ici, pour faire plus ample connaissance avec vous, et surtout pour que vous jouissiez des biens qu’offrent les Montagnes des Délices. Les pèlerins répondirent qu’ils resteraient avec plaisir, et allèrent se livrer au repos ; car il était déjà tard.

Je vis aussi, dans mon songe, qu’au point du jour les bergers éveillèrent Chrétien et Grand-Espoir pour les conduire sur les collines. Ils sortirent tous ensemble, et se promenèrent pendant quelque temps, ayant de tous côtés une vue magnifique. Bientôt l’un des bergers dit aux autres : Ne montrerons-nous pas à ces pèlerins quelques-unes des curiosités de ces lieux ?

Ayant tous approuvé cette idée, ils les conduisirent au sommet d’une colline nommée Erreur, dont un des côtés était très-escarpé, et les invitèrent à regarder au fond du précipice. Chrétien et Grand-Espoir ayant tourné les yeux de ce côté, y aperçurent les cadavres de plusieurs personnes qui paraissaient avoir été mises en pièces, en tombant du haut de la montagne. Qu’est-ce que cela ? dit Chrétien. Les bergers répondirent : N’avez-vous jamais entendu parler de ceux qui, pour avoir prêté l’oreille aux discours d’Hyménée et de Philete ont fait naufrage quant à la foi à la résurrection des corps[156] ? Ces cadavres défigurés que vous apercevez au pied de la colline sont les leurs ; ils sont restés jusqu’à présent sans sépulture et exposés aux regards pour servir d’exemple à ceux qui pourraient être tentés de trop s’élever ou de trop s’approcher du précipice.

Les bergers conduisirent ensuite les pèlerins sur la cime d’une autre montagne appelée Prudence, et leur dirent de regarder devant eux aussi loin que leur vue pourrait s’étendre ; ils le firent, et il leur sembla voir des hommes marchant parmi des tombeaux ; comme ils trébuchaient fréquemment et ne paraissaient pas pouvoir sortir du milieu de ces tombeaux, nos pèlerins en conclurent que ces hommes étaient aveugles. Que signifie ceci ? demanda encore Chrétien. N’avez-vous pas vu, lui répondirent les bergers, un peu avant d’arriver aux Montagnes des Délices, une barrière à l’entrée d’un sentier qui traverse une prairie à gauche de la route ? Eh bien ! ce sentier conduit directement au Château du Doute qui appartient au Géant Désespoir ; ces hommes que vous voyez marcher entre ces tombeaux avaient entrepris le même pélérinage que vous. Arrivés à cette barrière, et voyant que la route qu’ils devaient suivre devenait rocailleuse, ils préférèrent en sortir, et passer par la prairie ; il en résulta qu’ils tombèrent entre les mains du Géant Désespoir, et qu’ils furent retenus prisonniers dans le Château du Doute : le Géant les emprisonna dans un cachot, où il les retint pendant quelque temps ; il leur arracha enfin les yeux, et les conduisit parmi ces tombeaux, au milieu desquels ils errent continuellement ; en sorte que cette parole du sage a été accomplie en eux : « L’homme qui s’écarte du chemin de la prudence aura sa demeure dans l’assemblée des morts »[157]. En entendant ces paroles, Chrétien et Grand-Espoir se regardèrent les larmes aux yeux, mais sans rien dire aux bergers.

Ceux-ci menèrent encore les pèlerins au fond d’une vallée, dans un endroit où il y avait une porte pratiquée sur le flanc d’une montagne ; ils ouvrirent cette porte, et Chrétien et son compagnon de voyage virent que le lieu auquel elle conduisait était obscur et rempli de fumée : il leur sembla distinguer le bruit pétillant des flammes ; on n’y entendait que des pleurs et des grincements de dents, et il en sortait une odeur semblable à celle du soufre. Chrétien ayant demandé ce que c’était, les bergers lui dirent : C’est un chemin détourné qui conduit à l’enfer, un chemin par lequel passent les hypocrites, savoir ceux qui, comme Esaü, vendent leur droit d’aînesse ; ceux qui, comme Judas, vendent leur maître ; ceux qui, comme Alexandre, déshonorent la profession de l’évangile ; et ceux enfin qui, comme Ananias et Saphira, mentent au Saint-Esprit.

Alors Grand-Espoir dit aux bergers : Tous ces gens ne voulaient-ils pas, comme nous, se rendre à la Cité céleste ?

Les Bergers. Oui ; et ils ont même persévéré longtemps dans leur projet.

Grand-Espoir. Jusqu’où des pèlerins peuvent-ils bien, poursuivre leur route vers la Cité céleste, et cependant finir par s’égarer et se perdre ?

Les Bergers. Quelques-uns viennent jusqu’à ces montagnes, d’autres ne vont pas même si loin.

Les pèlerins se dirent l’un à l’autre : Nous avons bien besoin de chercher la force auprès du Tout-Puissant.

Les Bergers. Assurément ; et quand vous l’aurez obtenue, les occasions d’en faire usage ne vous manqueront pas.

Alors les pèlerins voulurent continuer leur route, et les bergers approuvant ce désir, ils s’avancèrent ensemble vers l’extrémité des montagnes. Voyons, dit un des bergers, si, au moyen de nos lunettes d’approche, nos voyageurs sauront découvrir les portes de la Cité céleste. Ceux-ci acceptèrent cette offre avec reconnaissance. Ils montèrent donc, avec les bergers, au sommet d’une haute colline, appelée Lumineuse, où ceux-ci leur mirent entre les mains la lunette d’approche ; ils essayèrent d’en faire usage, mais ils étaient encore si émus par le souvenir des choses qu’ils venaient de voir, qu’il leur fut impossible de tenir la lunette d’une main assez ferme pour pouvoir fixer distinctement les objets ; cependant il leur sembla apercevoir quelque chose qui ressemblait à la porte de la Cité céleste, et découvrir une partie de la gloire qui l’environnait.

Au moment de partir, l’un des bergers leur donna le plan de la route qu’ils devaient suivre ; un autre les exhorta à se tenir en garde contre Flatteur ; un troisième leur dit d’avoir bien soin de ne pas s’endormir sur le Terrain-Enchanté, et le quatrième implora sur eux la bénédiction de Dieu.


CHAPITRE XVII.

Conversation des pèlerins avec Ignorant. — Terrible état d’Apostat. — Petite-Foi est volé. — Chrétien et Grand-Espoir ayant négligé de consulter le plan de leur route (la Parole de Dieu), sont induits en erreur par Flatteur, et pris dans le filet.

Un peu au-delà de ces montagnes, et sur la gauche, est le pays de la Présomption, d’où l’on arrive par un petit sentier tortueux à la route que suivaient les voyageurs. Dans cet endroit, ils virent venir à eux un jeune étourdi qui se nommait Ignorant. Chrétien lui demanda d’où il venait et où il allait.

Ignorant. Monsieur, je suis né dans le pays que vous apercevez dans le lointain, à gauche, et je me rends à la Cité céleste.

Chrétien. Mais comment vous y prendrez-vous pour entrer ? Cela ne vous sera peut-être pas facile.

Ignorant. Je ferai comme font tous les honnêtes gens.

Chrétien. Mais que montrerez-vous pour vous faire ouvrir la porte ?

Ignorant. Je connais la volonté du Seigneur, et j’ai mené une bonne vie ; je ne fais tort à personne ; je prie, je jeûne, je paie les dîmes, je fais des aumônes, et j’ai abandonné mon pays pour celui où je vais.

Chrétien. Cependant vous n’avez pas passé par la porte étroite qui est à l’entrée de cette route ; vous êtes arrivé ici par ce sentier tortueux : aussi, malgré la bonne opinion que vous avez de vous-même, je crains qu’au jour, du jugement, au lieu d’être admis dans la Cité céleste, vous ne soyez puni comme un larron et un voleur.

Ignorant. Messieurs, vous m’êtes entièrement étrangers ; je n’ai rien à faire avec vous ; suivez la religion de votre pays, et laissez-moi suivre celle du mien ; tout ira bien, je l’espère ; et quant à la porte étroite dont vous parlez, chacun sait qu’elle est à une grande distance de ma patrie, Je crois que la plupart de mes compatriotes ne connaissent pas même le chemin qui y conduit, et peu importe au fond, puisqu’ils ont, comme vous le voyez, un joli sentier fleuri, qui mène tout droit de notre pays, ici.

Lorsque Chrétien vit que cet homme était sage à ses propres yeux, il dit à son compagnon de voyage : « Il y a plus d’espérance d’un fou que de lui[158] ; » et il ajouta : « Quand l’insensé marche dans son chemin : le sens lui manque, tandis qu’il dit de chacun, il est un insensé »[159]. Lui ferons-nous d’autres représentations, ou nous contenterons-nous de le laisser réfléchir à celles que nous lui avons adressées ? Si vous m’en croyez, répondit Grand-Espoir, nous prendrons les devants, et nous lui parlerons plus tard, s’il se montre disposé à nous écouter.

Ils pressèrent donc le pas, et laissèrent Ignorant derrière eux. Quand ils l’eurent un peu devancé, ils entrèrent dans un sentier fort obscur, où ils rencontrèrent un homme que sept diables avaient lié de sept fortes cordes, et qu’ils entraînaient du côté de la porte qui était sur le flanc de la colline[160]. A cet aspect, les pèlerins eurent grand’peur ; néanmoins tandis que les diables emmenaient cet homme, Chrétien tourna les yeux vers lui, et crut reconnaître un certain Apostat habitent de la ville de l’Apostasie. Mais il ne put pas bien voir son visage, parce qu’il baissait la tête, comme un voleur qui aurait été découvert. Cependant Grand-Espoir regardant en arrière lorsqu’il eut passé, aperçut sur son dos un papier portant ces mots : Faux Chrétien, maudit Apostat. Alors Chrétien dit à son compagnon : Cette rencontre me rappelle ce qui est arrivé non loin d’ici à un homme de bien. Il s’appelait Petite-Foi, mais il avait de la piété, et il habitait la ville de la Sincérité. Voici son histoire. A l’entrée de la route que nous suivons, aboutit un autre chemin, qui part de la Porte de la Voie large ; il a été appelé, à cause des meurtres qui s’y commettent fréquemment, la Voie de la Mort. Petite-Foi ayant entrepris, comme nous, le pélérinage de la Cité céleste, s’arrêta dans ce chemin, s’assit et s’endormit. Trois déterminés coquins, trois frères, qui se nommaient Lâche, Méfiant et Coupable, et qui venaient de la Porte de la Voie large, ayant aperçu de loin Petite-Foi, se précipitèrent sur lui au moment où celui-ci, se réveillant, se disposait à continuer sa route, et lui commandèrent, avec de grandes menaces, de s’arrêter. Petite-Foi commença à trembler de tous ses membres, et se sentit également incapable de fuir ou de combattre. Alors Lâche lui demanda sa bourse, et comme il ne se pressait pas de la donner, Méfiant courut à lui, et fouillant dans ses poches, en tira une bourse pleine d’argent. Petite-Foi se mit à crier : au voleur ! et aussitôt Coupable le frappa sur la tête avec une masse qu’il avait à la main ! Le coup fut si terrible qu’il l’étendit à terre couvert de sang et à moitié mort. Enfin les voleurs, entendant venir quelqu’un, et craignant que ce ne fût un certain Grande-Grâce de la ville de Bonne-Confiance, s’enfuirent, laissant Petite-Foi se tirer d’affaire comme il le pourrait. Quand il eut repris connaissance, il se leva et s’efforça, tant bien que mal, de continuer sa route. Voilà l’histoire qu’on m’a contée, dit Chrétien.

Grand-Espoir. Lui prirent-ils tout ce qu’il possédait ?

Chrétien. Non ; ils ne découvrirent point l’endroit où il avait caché ses bijoux ; mais on m’a dit que ce brave homme ne laissa pas d’être fort affligé de la perte qu’il avait faite ; car les voleurs lui avaient enlevé la plus grande partie de l’argent dont il avait besoin pour son voyage, et ne lui avaient laissé, outre ses bijoux[161], qu’un peu de monnaie, qui lui suffisait à peine pour achever son pélérinage ; et même, si j’ai été bien informé, il se trouva réduit à mendier, le long de sa route, pour ne pas mourir de faim ; car il ne lui était pas permis de vendre ses bijoux, et quoi qu’il fît, il manqua souvent de pain et de logement pendant le reste de son voyage.

Grand-Espoir. N’est-il pas bien surprenant qu’ils ne lui aient pas enlevé le passeport qui devait le faire admettre dans la Cité céleste ?

Chrétien. Sans doute ; mais s’ils le lui ont laissé, ce n’est pas qu’il ait eu l’habileté de le soustraire à leurs regards ; car quand ils se sont jetés sur lui, il a entièrement perdu la tête ; c’est donc plutôt à la protection de la bonne Providence qu’à ses propres efforts, qu’il doit d’avoir conservé ce trésor[162].

Grand-Espoir. Ce doit avoir été une grande consolation pour lui de n’avoir pas perdu ses bijoux.

Chrétien. C’en aurait été une s’il en avait tiré parti comme il l’aurait dû ; mais ceux qui m’ont conté cette histoire, m’ont dit qu’il en avait fait peu d’usage dans la suite ; et cela à cause de la douleur que lui causait la perte de son argent ; on m’a dit encore que quand il lui arrivait de penser à ses bijoux, et de se sentir consolé à l’idée qu’il les possédait encore, le souvenir de l’argent qu’il avait perdu s’emparait de nouveau de lui, et absorbait bientôt toute autre pensée.

Grand-Espoir. Le pauvre homme ! il a dû souffrir beaucoup.

Chrétien. Beaucoup en effet. N’aurions-nous pas été affligés comme lui, si nous avions subi un pareil traitement ? si, comme lui, nous avions été volés et blessés, et encore dans un pays étranger ! Il est extraordinaire que ce pauvre homme ne soit pas mort de chagrin. On m’a dit que pendant presque tout le reste de son voyage, il n’avait cessé de se lamenter et de conter à tous ceux qu’il rencontrait, où et comment, et par qui il avait été volé, et à quel danger de mort il avait été exposé.

Grand-Espoir. Mais il est bien étonnant que se trouvant dans un si grand besoin, il ne se soit pas décidé à vendre ou à mettre en gage quelques-uns de ses bijoux, pour se procurer de quoi subsister en route.

Chrétien. Vous parlez comme une tête légère. En échange de quoi aurait-il pu les mettre en gage, ou à qui les aurait-il vendus ? Dans le pays où le vol avait eu lieu on ne faisait aucun cas de ses bijoux ; et d’ailleurs ce n’était pas de l’espèce de soulagement qu’il aurait pu se procurer en les vendant qu’il avait besoin. Puis il savait bien que s’il était arrivé à la porte de la Cité céleste sans ses bijoux, il n’aurait pu avoir part à l’héritage du ciel, ce qui aurait été pire pour lui que tout le mal qu’auraient pu lui faire tous les voleurs du monde.

Grand-Espoir. Vous êtes bien sévère, mon frère. Esaü vendit son droit d’aînesse pour un potage, bien que ce droit fût ce qu’il avait de plus précieux, et pourquoi Petite-Foi n’aurait-il pas pu faire ce que fit Esaü ?

Chrétien. Il est vrai qu’Esaü vendit son droit d’aînesse, et qu’il n’a que trop d’imitateurs qui se privent de la plus précieuse des bénédictions ; mais vous ne devez pas confondre Esaü et Petite-Foi, car il y a entre eux de grandes différences : Esaü faisait de son ventre son Dieu ; mais il n’en était point ainsi de Petite-Foi[163]. Esaü ne pensait qu’à satisfaire sa gourmandise, et se disait : si je meurs, à quoi me servira ce droit d’aînesse ? Mais Petite-Foi avait été préservé d’un tel égarement : il avait appris à trop bien apprécier la valeur de ses bijoux, pour qu’il lui eût été possible de les vendre, comme Esaü vendit son droit d’aînesse. Il ne nous est dit nulle part dans l’Écriture qu’Esaü eût la foi, même dans son plus faible degré ; par conséquent, il n’est pas surprenant que l’affection de la chair régnant en lui (comme elle règne sans opposition dans toutes les ames où la foi n’habite pas), il en soit venu à vendre son droit d’aînesse, son ame, son tout. Mais Petite-Foi était dans une disposition tout-à-fait différente ; son cœur était tourné vers les choses de Dieu ; c’était d’une nourriture spirituelle, de la nourriture qui vient d’en-haut qu’il avait besoin. Aussi, quand bien même il aurait trouvé des gens disposés à acheter ses bijoux, il ne les aurait pas vendus, pour se remplir l’esprit de choses vaines. A-t-on jamais vu un homme acheter du foin pour s’en nourrir, ou une tourterelle dévorer un corps mort ? Quoique pour satisfaire les convoitises de la chair, les hommes qui n’ont pas la foi puissent mettre en gage, hypothéquer, ou vendre tout ce qu’ils possèdent, même leur propre vie, ceux qui ont la foi qui sauve, même dans son plus faible degré, ne peuvent pas agir ainsi. Et voilà, mon frère, en quoi vous vous êtes mépris.

Grand-Espoir. Je le reconnais bien à présent ; mais la sévérité de votre réprimande m’avait presque fâché.

Chrétien. Et pourquoi ? Je vous ai seulement comparé à ces petits oiseaux qui ne font que sortir de la coquille, et qui courent par-ci par-là, bien qu’ils n’aient pas encore les yeux ouverts et qu’ils ne sachent pas où ils vont. Pardonnez-le-moi, et pensez à la question qui nous occupe.

Grand-Espoir. Mais, mon frère, il faut que ces trois voleurs fussent des poltrons, sans quoi ils n’auraient pas pris la fuite, au moindre bruit qu’ils ont entendu. Pourquoi Petite-Foi n’a-t-il pas montré plus de courage ? Il me semble qu’il aurait dû leur résister de toutes ses forces, et ne leur céder qu’à la dernière extrémité.

Chrétien. Plusieurs les ont traités de poltrons, qui ne les ont pas trouvés tels quand ils en sont venus aux prises avec eux. Et quant à ce que vous dites que Petite-Foi aurait dû montrer du courage, comment l’aurait-il pu, puisqu’il n’en avait point ? Pour vous, mon frère, vous pensez que si vous aviez été à la place de cet homme, vous n’auriez cédé qu’après avoir combattu. Cependant quelque grand que soit votre courage, maintenant que ces voleurs sont loin de nous, je crois bien que s’ils revenaient, et vous attaquaient tout d’un coup, comme ils ont attaqué Petite-Foi, ils vous feraient changer de ton. D’ailleurs, bien que ces gens ne soient que des voleurs, ils sont au service du Roi de l’abîme, dont la voix est comme le rugissement d’un jeune lion[164], et qui, au besoin, vient en personne à leur aide. Moi-même j’ai eu affaire à eux, comme Petite-Foi, et je vous assure que je ne me suis pas facilement tiré de leurs mains. Ces trois coquins se jetèrent sur moi ; et dès que je commençai à leur résister, comme tout Chrétien doit le faire, ils appelèrent au secours, et leur maître parut. Je vous assure que dans ce moment-là, j’aurais donné ma vie pour une obole ; mais, par la grâce de Dieu, mes armes se trouvèrent à l’épreuve de leurs coups ; et pourtant, quoique revêtu d’une armure divine, j’eus bien de la peine à me défendre courageusement. Personne, soyez-en sûr, ne peut savoir ce que c’est que cette lutte, que celui qui la lui-même soutenue.

Grande Espoir. Cependant, vous savez qu’ils prirent immédiatement la fuite, quand ils crurent que Grande-Grâce approchait.

Chrétien. Oui ; non seulement les serviteurs, mais le maître même, ont souvent fui à son approche ; et il ne faut pas s’en étonner, car Grande-Grâce est le Champion du Roi. Mais vous n’ignorez pas, mon frère, qu’il y a bien de la différence entre Petite-Foi et Grande-Grâce. Tous les sujets du Roi ne sont pas ses champions ; et ils ne peuvent pas tous combattre aussi vaillamment les uns que les autres. Un petit enfant aurait-il pu terrasser Goliath, comme le fit David ? Un roitelet peut-il avoir la force d’un taureau ? — Les uns sont forts et les autres faibles ; les uns ont beaucoup de foi, les autres en ont peu ; cet homme était du nombre des faibles ; et voilà pourquoi il succomba bientôt.

Grand-Espoir. Je voudrais que ces méchants garnements eussent eu affaire à Grande-Grâce.

Chrétien. Quand bien même ils auraient eu affaire à lui, ils lui auraient fait acheter cher la victoire ; car bien que Grande-Grâce manie très-habilement ses armes et triomphe toujours de ses ennemis, lorsqu’il les attaque de front, et qu’il les tient à distance, cependant quand ils parviennent à l’approcher et à le serrer de près, alors il se peut que, même Lâche et Méfiant, ou leur compagnon, le terrassent, et une fois par terre, que peut faire un homme ?

Quiconque examine bien le visage de Grande-Grâce, y découvre des blessures et des cicatrices qui prouvent la vérité de ce que je dis. On m’a même conté qu’on lui a entendu dire une fois, et cela au plus fort du combat : « Je suis en grande perplexité même pour ma vie »[165]. Quelles plaintes, quels gémissements, quels cris de détresse, ces déterminés coquins et leurs compagnons d’œuvre n’ont-ils pas arrachés parfois à David ? Et Aman, et Ezéchias, quoique champions du Roi, eurent à soutenir contre eux une lutte longue et terrible. Pierre voulut un jour se mesurer avec eux ; mais quoiqu’il soit regardé par certaines personnes comme le prince des apôtres, ils le maltraitèrent au point de le faire trembler à la voix d’une servante.

Considérez encore que le roi de ces misérables n’est jamais si loin d’eux qu’il ne puisse les entendre ; toutes les fois qu’ils sont dans un grand danger, il vient à leur aide. « Ni l’épée, ni la hallebarde, ni le dard, ni la cuirasse ne tiennent devant lui. Il ne tient pas plus compte du fer que de la paille, et de l’airain que du bois pourri. La flèche ne le fait point fuir ; les pierres de la fronde ne lui font pas plus que du chaume. Les machines à jeter des pierres ne sont pour lui que comme des brins de chaume, et il se rit lorsqu’on lance des dards contre lui »[166]. Que peut faire un homme contre un pareil ennemi ? Il est vrai que si un homme avait toujours à sa portée le cheval de Job, et qu’il eût le courage et l’adresse de le monter, il pourrait faire de grands exploits. « Car son cou est revêtu d’une crinière. Il ne bondit pas comme une sauterelle ; son fier hennissement donne de la terreur ; de son pied il creuse la terre ; il s’égaie dans sa force ; il va à la rencontre de l’homme armé ; il se rit de la frayeur ; il ne s’épouvante de rien, et ne se détourne point de devant l’épée, ni lorsque les flèches du carquois font du bruit sur lui, ni pour le fer de la hallebarde et de la lance. Il creuse la terre en se secouant et en se remuant ; il ne peut se retenir lorsque la trompette sonne. Quand la trompette sonne, il hennit : il sent de loin la guerre, le bruit des capitaines, et le chant de triomphe »[167].

Mais de faibles combattants comme nous ne doivent jamais désirer de rencontrer l’ennemi, ni s’imaginer, lorsqu’ils entendent parler des défaites des autres, qu’ils se seraient beaucoup mieux battus qu’eux ; ceux qui ont le plus de confiance en eux-mêmes sont ordinairement ceux qui succombent le plus facilement dans le combat. C’est ce dont nous ayons un exemple bien frappant dans l’histoire de l’apôtre Pierre. Son orgueilleuse présomption le porta à se vanter qu’il serait plus fidèle à son maître et plus courageux que tous les autres disciples, et cependant sur qui le tentateur remporta-t-il jamais de victoire plus complète, et qui fit jamais une chute plus lourde ?

Quand donc nous entendons parler des brigandages qui se commettent sur la route royale, que ce soit pour nous un avertissement de nous revêtir de nos armes avant de nous mettre en chemin, et surtout de prendre le bouclier de la foi, par lequel nous pouvons éteindre tous les traits enflammés du malin[168].

Apprenons de là à solliciter pour notre pélérinage la protection du Roi, et à le supplier de nous accompagner. C’est à cela que David dut de pouvoir se réjouir en traversant la vallée de l’Ombre de la mort ; et Moïse aurait préféré mourir plutôt que de faire un pas en avant sans son Dieu[169]. Ah ! mon frère, si Dieu vient avec nous, quand toute une armée se camperait contre nous, nous n’aurions rien, à craindre[170]. Mais sans son aide, les plus intrépides tombent sous ceux qui ont été tués[171].

Quant à moi, j’ai, il y a déjà long-temps, soutenu l’assaut de l’ennemi ; et quoique, par la bonté de Dieu, je sois, comme vous voyez, encore en vie, je ne puis pas me vanter de mon courage, et je m’estimerai heureux si à l’avenir je ne suis pas exposé à de telles attaques. Je crains bien cependant que nous ne soyons pas encore à l’abri du danger. Mais puisque l’ours et le lion ne m’ont pas dévoré, j’espère que Dieu nous délivrera de la main des Philistins que nous pourrons encore rencontrer.

Ils continuèrent ensuite à marcher, toujours suivis d’Ignorant. Bientôt ils arrivèrent dans un endroit où ils virent devant eux un sentier qui leur parut tout aussi droit que celui qu’ils devaient suivre : ils ne savaient lequel choisir, et fort embarrassés, ils s’arrêtèrent pour réfléchir au parti qu’ils avaient à prendre. Pendant qu’ils délibéraient, survint un homme dont le teint était d’une couleur sombre, et qui portait un vêtement d’une étoffe très-légère ; il s’approcha d’eux, et leur demanda ce qu’ils attendaient. Ils lui répondirent qu’ils allaient à la Cité céleste, et qu’ils ne savaient lequel de ces deux sentiers ils devaient prendre. Suivez-moi, leur dit cet homme : c’est aussi là que je vais. Ils le suivirent donc par un sentier qui semblait aboutir à leur route. Mais ce sentier tournait insensiblement, et les conduisit dans une direction tellement différente de celle de la Cité à laquelle ils se rendaient, que bientôt ils la perdirent entièrement de vue. Ils continuaient cependant à suivre leur guide, lorsque tout d’un coup ils se trouvèrent enveloppés l’un et l’autre dans un filet, dans lequel ils étaient si bien pris qu’il leur fut impossible de s’en dégager. En ce moment le vêtement blanc tomba de dessus les épaules de l’homme noir, et ils virent où ils étaient. Alors ils se mirent à crier de toutes leurs forces, et Chrétien dit à son compagnon : Je vois maintenant la faute que j’ai commise. Les bergers ne nous avaient-ils pas avertis de nous tenir en garde contre Flatteur ? Nous voyons ce que dit le sage : « l’homme qui flatte son prochain, tend un piège devant ses pas[172]. »

Grand-Espoir. Les bergers nous avaient aussi donné des instructions écrites pour nous aider à trouver plus sûrement notre route ; mais nous avons négligé de les consulter. David a montré bien plus de sagesse que nous, car il a dit : « pour ce qui est des actions des hommes, je me suis gardé, selon la parole que tu as prononcée de ta bouche, des sentiers des hommes violents[173]. »

C’est ainsi que, toujours pris dans le filet, ils déploraient leur malheur. A la fin, ils aperçurent un être resplendissant de lumière, qui s’approchait d’eux, ayant à la main un fouet fait de petites cordes. Quand il fut parvenu à l’endroit où ils étaient, il leur demanda d’où ils venaient et ce qu’ils faisaient là. Ils lui répondirent qu’ils étaient de pauvres pèlerins allant à Sion, mais qui s’étaient égarés, pour avoir suivi un homme noir vêtu de blanc, qui leur avait dit qu’il y allait aussi. Alors celui qui avait le fouet à la main, leur dit : L’homme qui vous a égaré s’appelle Flatteur, c’est un faux apôtre, qui s’est transformé en ange de lumière[174]. Après quoi, il déchira le filet, et les délivra. Puis il leur dit : Suivez-moi, je vous remettrai dans le bon chemin ; et il les reconduisit dans celui qu’ils avaient quitté pour suivre Flatteur. Il leur demanda encore où ils avaient passé la nuit, la veille. — Avec les bergers, sur les montagnes des Délices, répondirent-ils. — Mais n’avez-vous pas reçu des directions pour votre route ? — Oui. — Pourquoi donc, ajouta-t-il, quand vous vous êtes trouvés embarrassés, n’avez-vous pas consulté vos instructions ? Ils lui dirent qu’ils n’y avaient pas pensé. Il s’informa encore si les bergers ne leur avaient pas recommandé de se défier de Flatteur. Oui, lui dirent-ils, mais nous n’avons pas soupçonné que ce pût être cet homme qui parlait si bien.

Alors il leur commanda de s’étendre par terre ; et il leur infligea une sévère correction, pour leur apprendre à ne plus s’écarter de la route ; et tout en les frappant, il leur dit : « Je reprends et je châtie tous ceux que j’aime : ayez donc du zèle et vous repentez. » Cela fait, il leur dit de continuer leur route et de suivre avec soin les autres instructions que leur avaient données les bergers.


CHAPITRE XVIII.


Les pèlerins rencontrent Athée ; mais, dociles aux avertissements contenus dans la Bible, ils résistent à tous les efforts qu’il fait pour les séduire. — Ils traversent ensuite le Terrain enchanté, image de ce présent siècle mauvais, et des dangers auxquels les chrétiens sont exposés dans un temps de perversité. Ils doivent veiller et prier sans cesse, avoir entre eux des conversations spirituelles et édifiantes, pour se défendre contre les dangers du monde.

Bientôt les voyageurs aperçurent, à quelque distance, sur la grande route, un homme qui s’avançait, à pas lents et tout seul, à leur rencontre. Chrétien dit à son compagnon : Voici un homme qui tourne le dos à Sion, et qui vient au-devant de nous.

Grand-Espoir. Je le vois bien. Pour cette fois, prenons garde à nous, de peur qu’il ne nous égare, comme Flatteur. Athée, c’était le nom de cet homme, après avoir fait encore quelques pas, se trouva près d’eux, et leur demanda où ils allaient.

Chrétien. Nous allons à la montagne de Sion.

Athée partit d’un grand éclat de rire.

Chrétien. Pourquoi riez-vous ainsi ?

Athée. Je ris de votre ignorance et de votre simplicité. Comment pouvez-vous entreprendre un voyage dont vous n’aurez d’autre récompense que la peine qu’il vous aura coûtée et les ennuis que vous y aurez rencontrés ?

Chrétien. Comment ! croyez-vous que nous ne soyons pas admis dans la Cité céleste ?

Athée. Admis dans la Cité céleste ! Il n’y a point de semblable cité dans ce monde : elle n’existe que dans votre imagination.

Chrétien. Mais il y en a une dans l’autre monde.

Athée. Quand j’étais dans mon pays, j’ai souvent entendu dire, comme vous, qu’il y en avait une ; en conséquence, je me suis mis en route pour la découvrir, et voici vingt ans que je la cherche ; mais je n’en ai pas trouvé traces[175].

Chrétien. Nous avons entendu dire, et nous croyons l’un et l’autre, qu’il y en a une.

Athée. Si je ne l’avais pas cru aussi, je n’aurais pas quitté mon pays, et je ne serais pas allé si loin pour la chercher ; mais ne la trouvant point (et assurément, si elle existait, je l’aurais trouvée, puisque je suis allé plus loin que vous à la découverte), je m’en retourne chez moi, et je suis décidé à ne plus attendre mon bonheur que des choses que j’avais abandonnées pour courir après cette chimère.

Alors Chrétien se tourna vers son compagnon, et lui demanda : ce que dit cet homme serait-il vrai ?

Défions-nous de lui, répondit Grand-Espoir, cet homme est encore un Séducteur. Souvenez-vous combien il nous en a coûté pour avoir prêté l’oreille à de pareils discours. Quoi ! il n’y aurait point de montagne de Sion[176] ? N’avons-nous pas aperçu, des Montagnes des Délices, la porte de la Cité céleste ? Et d’ailleurs ne devons-nous pas marcher par la foi ? Poursuivons notre route de peur que l’homme qui a le fouet à la main ne nous surprenne encore. C’était à vous à me rappeler l’exhortation que je vais vous faire entendre : Garde-toi, mon fils, d’écouter ce qui pourrait te détourner des paroles de la sagesse[177]. » Je vous le répète, mon frère, ne faisons aucune attention à ce que nous dit cet homme ; gardons la foi, pour sauver notre ame[178].

Chrétien. Mon frère, si je vous ai fait cette question, ce n’est pas que je doutasse de la sincérité de votre foi ; je ne voulais que vous éprouver, et vous donner occasion de manifester la droiture de votre cœur. Quant à cet homme, je sais que le Dieu de ce siècle a aveuglé son entendement. Poursuivons notre voyage, puisque nous savons que nous avons la vérité, et « que nul mensonge ne vient de la vérité »[179].

Maintenant, dit Grand-Espoir, je me réjouis dans l’espérance de la gloire de Dieu. Alors ils s’éloignèrent de cet homme, qui continua son chemin en se moquant d’eux.

Les pèlerins arrivèrent bientôt dans une contrée dont l’air endort ceux qui ne sont pas accoutumés à le respirer. Grand-Espoir n’y eut pas plutôt mis le pied que se sentant abattu et enclin au sommeil, il dit à Chrétien : Je me sens si appesanti, que je puis à peine tenir mes yeux ouverts : arrêtons-nous ici, et prenons quelques instants de repos.

Gardons-nous-en bien, dit Chrétien, de peur de nous endormir pour, ne jamais nous réveiller.

Grand-Espoir. Pourquoi, mon frère ? le repos est doux après la fatigue ; un peu de sommeil nous fera du bien.

Chrétien. Ne vous souvient-il pas que l’un des bergers nous a exhortés à prendre garde à nous, quand nous serions sur le Terrain-Enchanté. Il voulait dire par là que nous ne devions pas nous y endormir, « Ne dormons pas comme les autres, mais veillons et soyons sobres »[180].

Grand-Espoir. J’ai eu tort, je l’avoue. Si j’avais été seul ici, je m’y serais endormi, au péril de ma vie. Je vois maintenant la vérité de cette parole du Sage : « deux valent mieux qu’un »[181]. Jusqu’ici votre société m’a préservé de bien des dangers ; et vous ne perdrez point la récompense de ce que vous avez fait pour moi.

Eh bien donc, dit Chrétien, afin de n’être pas vaincus par le sommeil, dans ce dangereux pays, entamons une bonne conversation.

De tout mon cœur, répondit l’autre.

Chrétien. De quoi parlerons-nous d’abord ?

Grand-Espoir. Du commencement de l’œuvre de Dieu en nous. Je vous écoute.

Chrétien prit donc la parole en ces termes : Faites-moi le plaisir de me dire comment vous en êtes venus à entreprendre le pélérinage que vous faites maintenant.

Grand-Espoir. Vous voulez que je vous dise comment j’ai été amené à m’occuper du salut de mon ame.

Chrétien. C’est cela.

Grand-Espoir. J’ai long-temps cherché le bonheur dans les choses qui étaient exposées en vente à notre Foire, et qui auraient causé ma perte si j’avais persisté à m’y attacher.

Chrétien. Quelles étaient ces choses ?

Grand-Espoir. C’étaient les trésors et les vanités de ce monde. Je me plaisais dans les débauches, l’ivrognerie, la gourmandise, les jurements, le mensonge, l’impureté, la profanation du sabbat et tous ces péchés qui tendent à perdre l’ame. Mais en réfléchissant à vos discours ainsi qu’à ceux de notre bien-aimé Fidèle (qui a été mis à mort dans la Foire de la vanité, à cause de sa foi et de sa bonne conduite), je finis par être convaincu que la fin de toutes ces choses est la mort ; et que c’est à cause d’elles que la colère de Dieu vient sur les enfants de désobéissance[182].

Chrétien. Cette conviction eut-elle sur vous une influence immédiate ?

Grand-Espoir. Non ; je ne voulus d’abord pas convenir avec moi-même du mal du péché, ni croire à la condamnation qui en est le juste salaire ; et lorsque ma conscience, remuée par la parole de Dieu, commençait à se réveiller, je fis tous mes efforts pour fermer les yeux à la lumière divine.

Chrétien. Mais pourquoi résistiez-vous ainsi aux premiers mouvements de l’Esprit de Dieu dans votre ame ?

Grand-Espoir. Pour diverses raisons. 1° D’abord, j’ignorais que ce fût l’œuvre de Dieu en moi. Je ne considérais pas que Dieu commence ordinairement la conversion du pécheur en le convainquant de péché ; 2° le péché avait encore beaucoup d’attrait pour mon cœur corrompu, et je ne pouvais me résoudre à y renoncer ; 3° je ne savais comment me séparer de mes compagnons de péché, tant leur société et leur manière de vivre m’étaient agréables ; 4° les moments où j’avais une vive conviction de ma misère, étaient pour moi si pénibles, et me mettaient dans une telle angoisse, que je n’en pouvais pas même supporter la pensée.

Chrétien. Vous parveniez donc quelquefois à vous délivrer de vos inquiétudes ?

Grand-Espoir. Quelquefois ; mais ce calme ne durait pas ; mes agitations recommençaient bientôt, malgré moi, plus violentes qu’auparavant.

Chrétien. Pourquoi ? qu’est-ce qui vous remettait ainsi vos péchés devant les yeux ?

Grand-Espoir. Une foule de choses différentes ; la rencontre d’un homme de bien ; une lecture de la Bible ; un mal de tête, la maladie d’un de mes voisins ; le son de la cloche funèbre ; la nouvelle d’une mort subite ; et surtout la pensée que je mourrais moi-même, et que bientôt je devrais comparaître devant le tribunal de Christ.

Chrétien. Et lorsque quelqu’une de ces choses réveillait ainsi votre conscience, pouviez-vous facilement vous débarrasser de vos péchés ?

Grand-Espoir. Non ; je ne le pouvais pas ; le fardeau du péché oppressait d’autant plus ma conscience que je faisais plus d’efforts pour m’y soustraire ; et dans ces moments-là, quand, malgré moi, je me sentais tenté de pécher encore, c’était pour moi un double martyre.

Chrétien. Que faisiez-vous alors ?

Grand-Espoir. Je pensais qu’il me fallait absolument changer de vie ; car, me disais-je, sans cela je périrai infailliblement.

Chrétien. Et fîtes-vous en effet des efforts pour y parvenir ?

Grand-Espoir. Oui, non seulement je m’abstins des péchés dans lesquels je tombais autrefois, mais je renonçai aux mauvaises compagnies que je fréquentais, et je remplis scrupuleusement mes devoirs religieux ; je priai beaucoup, je fis de bonnes lectures ; je pleurai sur mes péchés ; et je m’appliquai à parler selon la vérité à mon prochain ; je fis encore d’autres choses de ce genre qu’il serait trop long de vous raconter.

Chrétien. Et après cela fûtes-vous rassuré sur l’état de votre ame ?

Grand-Espoir. Oui ; mais cela ne dura pas longtemps : l’inquiétude s’empara de nouveau de moi, malgré toutes les réformes que j’avais faites dans ma conduite.

Chrétien. Comment cela se pouvait-il, puisque vous aviez changé de vie ?

Grand-Espoir. Divers passages de l’Écriture me tirèrent de la sécurité dans laquelle j’étais ; comme, par exemple, ceux-ci : « toutes nos justices sont comme le linge le plus souillé[183]. Personne ne sera justifié par les œuvres de la loi[184]. Quand vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites : nous sommes des serviteurs inutiles »[185] ; et d’autres passages encore qui faisaient naître en moi des pensées telles que celles-ci : si toute ma justice est comme un linge souillé, si personne ne peut être justifié par les œuvres de la loi ; et si, quand nous avons fait tout ce qui nous est commandé, nous sommes des serviteurs inutiles, c’est folie de penser à entrer dans le ciel par l’obéissance à la loi. Je me dis encore : quand un homme, qui aurait contracté envers un marchand une dette de cent louis, se mettrait à payer comptant tout ce qu’il achèterait ; aussi long-temps que la vieille dette ne serait pas acquittée, le marchand pourrait l’attaquer en justice pour cette dette, et le faire mettre en prison.

Chrétien. Quelle conclusion en tirâtes-vous pour vous-même ?

Grand-Espoir. Je me dis ; j’ai contracté, par mes péchés, une dette énorme envers Dieu, et tous les changements que j’ai faits dans ma conduite et mes progrès dans le bien ne sauraient acquitter cette dette ; comment donc pourrai-je me soustraire à cette condamnation que j’ai attirée sur moi par mes péchés passés ?

Chrétien. Très-bien raisonné : continuez, je vous prie.

Grand-Espoir. J’ai eu fréquemment, même depuis que j’ai réformé mes mœurs, un autre sujet d’inquiétude que je vais vous faire connaître. En examinant attentivement et consciencieusement mes meilleures œuvres, j’ai vu que le péché, que de nouveaux péchés s’y mêlent sans cesse, en sorte que quelque bonne opinion que j’eusse de moi-même et de mon zèle pour mes devoirs religieux, je me suis vu forcé de convenir que dans un seul jour je commettais assez de péchés pour mériter d’aller en enfer, alors même que ma vie passée aurait été innocente.

Chrétien. Que fîtes-vous alors ?

Grand-Espoir. Je ne sus que faire jusqu’au moment où je pris le parti d’ouvrir mon cœur à Fidèle avec qui j’étais très-lié. Il me dit que ni ma justice, ni la justice de tous les hommes ensemble ne pourrait me délivrer de la condamnation ; que je ne pouvais être sauvé que par la justice d’un homme qui n’eût jamais péché.

Chrétien. Et crûtes-vous ce qu’il disait ?

Grand-Espoir. S’il m’avait parlé ainsi quand j’étais encore aveuglé sur mon état et satisfait de mes progrès, je l’aurais pris pour un fou ; mais depuis que j’ai commencé à connaître ma misère, et que j’ai vu le péché qui se mêle à mes meilleures œuvres, je n’ai pu méconnaître la justesse de ce qu’il disait.

Chrétien. Mais pouviez-vous croire, lorsque Fidèle vous parla ainsi pour la première fois, qu’il y eût un homme dont on pût dire, avec vérité, qu’il n’avait point commis de péché ?

Grand-Espoir. Je conviens, qu’au premier abord, cela me parut presque incroyable ; mais après m’être entretenu quelquefois avec Fidèle sur ce sujet, je fus convaincu qu’il avait raison.

Chrétien. Ne lui demandâtes-vous pas qui était cet homme, et comment vous pouviez être justifié par lui ?

Grand-Espoir. Oui ; il me dit que cet homme était le Seigneur Jésus, qui est assis à la droite du Très-Haut[186]. Et voici, ajouta-t-il, comment vous pouvez être justifié par lui, c’est en mettant votre confiance en ce qu’il a fait pendant sa vie terrestre, et en ce qu’il a souffert sur la croix. Je lui demandai encore : Comment il se faisait que la justice de cet homme pût justifier un autre homme devant Dieu ? C’est, me dit-il, que cet homme est le Dieu Tout-Puissant ; qu’il a obéi à la loi, et souffert la mort, non pour lui, mais pour nous, auxquels son obéissance et ses mérites seront imputés, si nous croyons en lui.

Chrétien. Que fîtes-vous alors ?

Grand-Espoir. Je fis beaucoup d’objections, et ne voulus d’abord pas croire en lui, parce que je doutais qu’il voulût me sauver. Mais Fidèle m’engagea à aller à Jésus, et à m’assurer par moi-même de ce qui en était. Mais comme je lui disais que je craignais qu’il n’y eût de la présomption de ma part à agir ainsi, il m’assura qu’il n’y en avait aucune, puisque j'étais invité à aller à Christ[187]. Il me donna aussi un livre pour m’encourager à m’approcher de Jésus avec plus de confiance ; et me dit que tout ce qui était écrit dans ce livre, jusqu’à un iota et un trait de lettre, ne pouvait manquer d’être accompli ; que le ciel et la terre passeraient, mais que ses paroles ne passeraient pas[188]. Je lui demandai ce que je devais faire, quand je serais en présence de Jésus ; et il me dit que je devais prier à genoux, et de tout mon cœur, le Père de me faire connaître son Fils. Mais où, lui dis-je encore, dois-je adresser à Dieu mes supplications ? Allez avec confiance, me répondit-il, au trône de sa grâce, vous l’y trouverez toujours, prêt à accorder pardon et miséricorde à ceux qui viennent à lui[189], J’ajoutai que je ne saurais que lui dire quand je me trouverais en sa présence. Vous lui direz, reprit-il : O Dieu ! aie pitié de moi, qui suis pécheur ! donne-moi de connaître Jésus-Christ, et de croire en lui ; car je vois que sans sa justice parfaite et sans la foi en cette justice, je suis perdu sans ressource ! Seigneur, je sais que tu es un Dieu miséricordieux, et que tu as donné ton Fils Jésus-Christ pour être le Sauveur du monde ; et qu’il est venu chercher et sauver de pauvres et misérables pécheurs comme moi. Seigneur, glorifie ta grâce dans le salut de mon ame, pour l’amour de ton Fils. Amen.

Chrétien. Fîtes-vous ce qui vous avait été commandé ?

Grand-Espoir. Oui ; je le fis avec persévérance et sans relâche.

Chrétien. Et le Père, vous fit-il connaître le Fils ?

Grand-Espoir. Non pas d’abord, non pas la seconde fois que je le lui demandai, ni la troisième ni même la sixième.

Chrétien. Quel parti prîes-vous alors ?

Grand-Espoir. Je ne savais plus que faire.

Chrétien. Ne vous vint-il pas à l’esprit de cesser de prier ?

Grand-Espoir. Oh ! oui : cette idée me vint, et plus d’une fois.

Chrétien. Et d’où vient que vous ne le fîtes pas ?

Grand-Espoir. Je croyais, comme on me l’avait dit, qu’il était vrai que sans la justice de Christ, rien au monde ne pourrait me sauver ; en conséquence, je me disais à moi-même : Si je cesse de prier, je suis perdu, et il vaut encore mieux périr au pied du trône de grâce. Outre cela, je me souvins de ce passage : « S’il diffère, attends-le ; car il viendra assurément, et il ne tardera pas »[190]. Je continuai donc à prier jusqu’à ce que le Père me fit connaître le Fils.

Chrétien. Comment vous fut-il manifesté ?

Grand-Espoir. Je ne le vis pas des yeux de la chair, mais des yeux de mon entendement[191]. Un jour j’étais fort triste, plus triste, je crois, que je ne l’avais jamais été : cette tristesse était occasionnée par une vue plus claire de la grandeur et de la turpitude de mes péchés. Tandis qu’absorbé dans cette effrayante contemplation, je ne pensais qu’à l’enfer que j’avais mérité, et qu’à l’éternelle condamnation de mon ame ; il me sembla tout à coup voir le Seigneur Jésus me regardant du ciel, et me disant : Crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé[192]. Puis réfléchissant à cette parole de l’Écriture : « Celui qui vient à moi n’aura point de faim, et celui qui croit moi n’aura jamais soif »[193], je compris qu’aller à Christ et croire en lui ne sont qu’une seule et même chose ; et que celui qui va à lui de tout son cœur, pour être sauvé par lui, croit véritablement en Christ. Alors les larmes me vinrent aux yeux, et je m’écriai : Seigneur, se pourrait-il qu’un misérable pécheur comme moi fût réellement reçu en grâce et sauvé par toi ? Et il me sembla qu’il me disait : « Je ne jetterai point dehors celui qui vient à moi[194]. » Alors je dis : Mais, Seigneur, quelle idée dois-je me faire de toi, en allant à toi, pour que ma foi repose sur un fondement solide ? Il me répondit : « Christ est venu au monde pour sauver les pécheurs ; Christ est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croient »[195]. « Il a été crucifié pour nos offenses ; il est ressuscité pour notre justification : il nous a aimés, et nous a lavés de nos péchés dans son sang ; il est médiateur entre Dieu et nous ; il est toujours vivant pour intercéder pour nous »[196]. De tous ces passages, je conclus que je devais chercher ma justice dans sa personne, et le pardon de mes péchés dans son sang ; qu’il a obéi à la loi de son Père, et en a supporté la malédiction, non pour lui-même, mais pour celui qui se croit sauvé par son obéissance et sa mort, et qui en est reconnaissant. Et là-dessus mon cœur fut rempli de joie ; mes larmes coulèrent en abondance ; et je commençai à aimer le nom, le peuple et les voies de Christ.

Chrétien. Ce fut en effet une manifestation remarquable de Christ à votre ame. Mais, dites-moi, quel effet elle produisit sur vous ?

Grand-Espoir. Je demeurai convaincu que le monde entier, malgré sa prétendue justice, est dans un état de condamnation ; je compris que Dieu le Père, tout juste qu’il est, peut justifier le pécheur qui vient à Christ ; je me sentis couvert de confusion en pensant à toutes mes iniquités, et confondu de la grossière ignorance dans laquelle j’avais été si long-temps ; car jamais auparavant mon ame n’avait été pénétrée comme elle l’était alors de l’excellence de Jésus-Christ. Mon cœur s’attacha à la sainteté ; je désirai ardemment faire quelque chose pour l’honneur et pour la gloire de Christ. Et je sentis que si j’avais mille vies je les donnerais toutes avec joie pour l’amour de lui.


CHAPITRE XIX.


Les pèlerins ont encore une conversation avec Ignorant ; celui-ci parle le langage des hommes qui ne sont chrétiens que de nom, c’est-à-dire qui professent de croire en Christ et de se confier en lui, bien qu’ils n’aient jamais connu leur état de condamnation, et le besoin qu’ils ont d’être pardonnés et gratuitement justifiés par sa grâce, — Leur entretien avec Temporaire contient des leçons et des avertissements dignes de l’attention sérieuse du lecteur.

Grand-Espoir regardant en arrière, aperçut Ignorant qui les suivait. Voyez, dit-il à Chrétien, avec quelle lenteur ce jeune homme nous suit.

Chrétien. Je le vois bien ; il ne tient pas à faire route avec nous.

Grand-Espoir. Je crois pourtant que s’il avait continué à marcher avec nous, il n’aurait pas eu lieu de s’en repentir.

Chrétien. Non, sans doute ; mais je crains qu’il ne soit loin de penser ainsi.

Grand-Espoir. Je le crois comme vous. Cependant, attendons-le un peu.

Lorsque Ignorant les eut atteints, Chrétien lui dit : Avancez, mon ami pourquoi restez-vous ainsi en arrière ?

Ignorant. J’aime mieux marcher seul qu’en compagnie, à moins que je ne trouve une société qui me convienne.

Ne vous l’avais-je pas dit ? dit tout bas Chrétien à Grand-Espoir. Malgré cela, cherchons à nous entretenir avec lui, pour passer le temps. Puis, s’adressant à Ignorant : Venez avec nous, lui dit-il. Comment vous trouvez-vous ? Dans quel état est maintenant votre ame devant Dieu ?

Ignorant. En bon état, j’espère ; car je n’ai que de bonnes pensées, qui me réjouissent chemin faisant.

Chrétien. A quoi donc pensez-vous ? Dites-le-moi, je vous prie.

Ignorant. Puisque vous voulez le savoir, je vous dirai que je pense à Dieu et au ciel.

Chrétien. Le démon et les damnés y pensent aussi.

Ignorant. Mais j’y pense, avec le désir d’être admis en la présence de Dieu et dans le ciel.

Chrétien. Ainsi font bien des gens qui n’entreront pourtant pas dans le royaume de Dieu : « L’ame du paresseux ne fait que souhaiter, et il n’a rien »[197].

Ignorant. Mais je ne me contente pas d’y penser, j’abandonne tout pour l’amour de ces choses.

Chrétien. C’est ce dont je doute : tout abandonner est une chose plus difficile que la plupart ne le pensent. Mais qu’est-ce qui vous fait croire que vous avez renoncé à tout pour Dieu et pour le ciel ?

Ignorant. Mon cœur me le dit.

Chrétien. Le sage a dit : « Celui qui se fie en son propre cœur est un insensé. »

Ignorant. Cela peut être vrai d’un mauvais cœur, mais le mien est bon.

Chrétien. Quelle preuve en avez-vous ?

Ignorant. C’est qu’il me console par l’espérance du ciel.

Chrétien. C’est peut-être parce qu’il est trompeur ? Le cœur d’un homme peut le consoler par l’espérance d’un bien à la possession duquel il n’a encore aucun titre fondé.

Ignorant. Mais ma conduite est d’accord avec les dispositions de mon cœur, et par conséquent mon espérance est bien fondée.

Chrétien. Qui vous a dit qu’il en fût ainsi ?

Ignorant. Mon cœur me le dit sans cesse.

Chrétien. Votre cœur vous le dit ! mais à moins que la parole de Dieu ne vous rende ce témoignage, tout autre témoignage est sans aucun poids.

Ignorant. Mais les bonnes pensées que j’ai ne prouvent-elles pas que mon cœur est bon ? Et n’est-ce pas une bonne vie qu’une vie qui est conforme aux commandements de Dieu ?

Chrétien. Oui, un cœur qui est rempli de bonnes pensées est un bon cœur, et une vie conforme aux commandements de Dieu est une bonne vie ; mais autre chose est de se persuader qu’on a ces dispositions, ou de les avoir en effet.

Ignorant. Qu’entendez-vous, je vous prie, par de bonnes pensées et par une vie conforme aux commandements de Dieu ?

Chrétien. Il y a diverses espèces de bonnes pensées ; les unes ont rapport à nous-mêmes, d’autres à Dieu, d’autres à Christ, ou à d’autres objets encore.

Ignorant. Quand est-ce que nos pensées, par rapport à nous-mêmes, sont bonnes ?

Chrétien. Quand elles sont d’accord avec la parole de Dieu.

Ignorant. Et quand le sont-elles ?

Chrétien. Quand nous portons sur nous-mêmes le même jugement que porte la parole de Dieu. Ainsi, par exemple, la parole de Dieu dit, en parlant des hommes qui ne sont pas régénérés : « Il n’y a point de juste, non, pas même un seul »[198]. Elle dit aussi : « L’imagination du cœur des hommes est mauvaise dès leur jeunesse »[199]. Or, quand nous avons sur nous-mêmes de telles pensées et de tels sentiments, nos pensées sont bonnes parce qu’elles sont d’accord avec la parole de Dieu.

Ignorant. Je ne croirai jamais que mon cœur soit mauvais à ce point.

Chrétien. C’est précisément ce qui prouve que, pendant toute votre vie, vous n’avez jamais eu, par rapport à vous-même, une pensée vraiment bonne. Mais continuons. La parole de Dieu ne juge pas seulement notre cœur, elle juge aussi notre conduite ; quand nous jugeons l’un et l’autre, comme la parole de Dieu les juge, nos pensées sont bonnes, parce qu’elles sont conformes à cette parole.

Ignorant. Expliquez-vous mieux.

Chrétien. La parole de Dieu dit que « les voies de l’homme sont obliques ; qu’elles ne sont pas droites ; qu’elles ne sont pas bonnes »[200]. Elle dit « que les hommes sont naturellement hors de la bonne voie ; qu’ils ne connaissent pas le chemin de la paix. » Quand un homme juge ainsi ses voies, pourvu qu’il le fasse avec sincérité et avec humilité, il a de bonnes pensées sur sa conduite, parce que ses pensées sont d’accord avec les déclarations de la parole de Dieu.

Ignorant. Et qu’entendez-vous par de bonnes pensées qui ont Dieu pour objet ?

Chrétien. Ce sont celles qui sont d’accord avec ce que sa parole nous dit de lui. Je ne puis maintenant Vous en donner qu’une idée bien imparfaite. Me bornant donc à parler de ce que Dieu est par rapport à nous, je vous dirai que nous avons de bonnes pensées de Dieu, quand nous pensons qu’il nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, et qu’il voit en nous du péché là où nous n’en voyons point ; quand nous nous rappelons qu’il connaît nos pensées les plus secrètes, et qu’il lit dans les replis de notre cœur comme dans un livre ouvert, et qu’il ne peut souffrir de nous voir nous appuyer devant lui, même sur nos meilleures œuvres.

Ignorant. Me croyez-vous assez sot pour m’imaginer que Dieu ne voit pas plus loin que moi, ou pour vouloir aller à lui, en me confiant dans mes œuvres ?

Chrétien. Sur quoi croyez-vous donc que vous deviez vous appuyer devant lui ?

Ignorant. Je pense que je dois croire en Christ pour être justifié.

Chrétien. Comment ! vous pensez que vous devez croire en Christ, tandis que vous ne voyez pas le besoin que vous avez de lui ? Vous ne connaissez ni votre corruption originelle, ni les péchés que vous avez commis ; la bonne opinion que vous avez de vous-même et de vos œuvres prouve manifestement que vous n’avez jamais senti la nécessité d’être revêtu de la justice personnelle de Christ pour être justifié devant Dieu ? Comment donc prétendez-vous que vous croyez en Christ ?

Ignorant. Malgré tout ce que tous en dites, ma foi en Christ est ce qu’elle doit être.

Chrétien. Mais que croyez-vous ?

Ignorant. Je crois que Christ est mort pour les pécheurs, et que je serai justifié devant Dieu et délivré de la malédiction, parce qu’il acceptera miséricordieusement mon obéissance à la loi ; ou, en d’autres termes, je serai justifié parce que Christ rend mes œuvres de piété agréables à son Père par la vertu de ses mérites.

Chrétien. Permettez-moi de vous faire observer, quant à la profession de foi que vous venez de me faire, 1o que votre foi est une foi imaginaire, dont il n’est question nulle part dans la parole de Dieu ; 2o que votre foi est fausse, parce que, au lieu de chercher votre justification dans la justice de Christ, vous la cherchez dans votre propre justice. Cette foi vous fait embrasser Christ pour justifier, non votre personne, mais vos œuvres, ou du moins pour justifier votre personne, à cause de vos œuvres, ce qui est une fausse justification. C’est pourquoi cette foi est illusoire, et vous laissera sous le poids de la colère divine au grand jour du jugement ; car la vraie foi justifie le pécheur qui sent qu’il ne peut échapper par lui-même à la condamnation de la loi, en le portant à embrasser la justice de Christ, comme sa seule ressource ; et cette justice de Christ n’est pas destinée à rendre votre obéissance à la loi acceptable devant Dieu pour votre justification ; puisque Christ a accompli la justification du pécheur qui vient à lui, par son obéissance personnelle à la loi, et parce qu’il a souffert pour nous et à notre place. La vraie foi accepte cette justice de Christ, et c’est lorsqu’elle en est revêtue que l’ame se présente devant Dieu, purifiée de toutes ses souillures ; c’est alors qu’elle est reçue en grâce et délivrée dé la condamnation.

Ignorant. Quoi ! vous voudriez que notre confiance reposât uniquement sur ce que Christ a fait lui-même, et non point sur ce que nous faisons. Mais ce serait le vrai moyen de lâcher la bride à nos passions, et de nous laisser vivre au gré de nos désirs ; car si nous pouvons être justifiés de tous nos péchés par la justice personnelle de Christ, quand nous y croyons, peu importe comment nous vivons.

Chrétien. Vous vous appelez Ignorant, et vous méritez bien le nom que vous portez : votre réponse le prouve. Vous ignorez quelle est la véritable justice, celle qui seule peut justifier ; et vous ignorez également que ce n’est que par la foi en cette justice que nous pouvons mettre notre ame à l’abri de la redoutable colère de Dieu. Vous ignorez enfin que l’effet assuré de cette foi à salut dans la justice de Christ, c’est de subjuguer le cœur, de l’amener à Dieu en Christ, et de le pénétrer d’amour pour le nom, la parole, les voies et les enfants du Seigneur.

Grand-Espoir. Demandez-lui si Christ lui a jamais été révélé.

Ignorant. Quoi ! vous êtes aussi un homme à révélations ? Je crois que tout ce que vous et les vôtres vous dites là-dessus ne provient que de cerveaux malades, d’imaginations exaltées.

Grand-Espoir. Christ est tellement caché en Dieu, à la raison humaine livrée à elle-même, que nul homme ne peut le connaître à salut si Dieu le Père ne le lui révèle.

Ignorant. C’est là votre foi, mais ce n’est pas la mienne : et la mienne, je n’en doute pas, est tout aussi bonne que la vôtre, bien que je n’aie pas dans la tête autant de subtilités que vous.

Chrétien. Permettez-moi de vous faire encore une observation au sujet de ce que vous venez de dire : vous ne devriez pas traiter si légèrement cette question ; car j’affirme aussi de la manière la plus positive (ainsi que l’a fait mon compagnon de voyage) que nul ne peut connaître Jésus-Christ si le Père ne le lui fait connaître, et que la foi par laquelle l’ame embrasse Christ doit (pour être véritable) être produite par l’infinie puissance de Dieu. Mais je vois bien que vous ignorez absolument l’efficace de cette foi. Réveillez-vous donc ; sentez votre misère ; recourez promptement, et de tout votre cœur à Jésus-Christ ; et par sa justice, qui est la justice de Dieu (puisque Jésus est Dieu), vous serez délivrés de la condamnation[201].

Ignorant. Vous courez tellement, que je ne puis vous suivre : prenez les devants ; je marcherai plus lentement derrière vous.

Alors Chrétien s’adressant à son compagnon de voyage, lui dit : Venez, mon cher frère, je vois bien qu’il nous faut continuer seuls.

Ils avancèrent en effet, et Ignorant les suivit à quelque distance, en se dandinant. Chrétien dit à son ami : Je suis bien affligé de l’état de cet homme ; assurément il finira mal.

Grand-Espoir. Hélas ! il y a dans notre ville une quantité de gens qui lui ressemblent ; il y a des familles entières où l’on ne trouve que des gens dans cet état, même parmi ceux qui professent de vouloir faire le pélérinage de la Cité céleste : et s’il y en a tant dans notre pays, combien ne doit-il pas y en avoir dans la ville natale d’Ignorant.

Chrétien. La parole de Dieu dit : « Il a bouché leurs yeux de peur qu’ils ne voient »[202]. Mais maintenant que nous sommes seuls, dites-moi ce que vous pensez de ces gens-là ? Croyez-vous qu’ils n’aient jamais de conviction de péché et qu’ils soient toujours tranquilles sur leur état ?

Grand-Espoir. C’est à vous à répondre à cette question ; vous avez plus d’âge et d’expérience que moi.

Chrétien. Je crois qu’ils ont quelquefois des doutes sur leur état ; mais leur ignorance les empêche de croire que ces convictions de péché tendent à leur bien ; et en conséquence ils travaillent de toutes leurs forces à les étouffer, et persistent avec une extrême présomption à se flatter eux-mêmes dans les voies de leur propre cœur.

Grand-Espoir. Je crois, en effet, que la crainte est fort utile aux hommes qui font le pélérinage de la Cité céleste.

Chrétien. Assurément, si c’est une crainte religieuse ; car la parole dit : « La crainte de l’Éternel est le commencement de la sagesse »[203].

Grand-Espoir. Qu’est-ce qui caractérise la crainte religieuse ?

Chrétien. On la distingue à trois caractères : 1° elle est produite par de salutaires convictions de péché ; 2° elle conduit l’ame à s’attacher fortement à Christ pour obtenir le salut ; 3° elle fait naître et entretient dans l’ame un grand respect pour Dieu, pour sa parole, pour ses voies ; elle maintient la délicatesse de conscience, qui fait craindre à l’homme de se détourner à droite ou à gauche de la bonne voie ; et de rien faire qui puisse déshonorer Dieu, troubler la paix de son ame, contrister l’Esprit Saint ou causer du scandale.

Grand-Espoir. Je crois que vous avez raison. Sommes-nous bientôt hors du Terrain enchanté ?

Chrétien. Pourquoi ? Êtes-vous las de notre conversation ?

Grand-Espoir. Non, en vérité ; mais je voudrais savoir où nous sommes.

Chrétien. Nous n’avons plus qu’une demi-heure de marche, et nous aurons dépassé ces lieux dangereux. Mais revenons au sujet de notre entretien. Les ignorants ne savent pas que les convictions de péché qui les alarment ont pour but le bien de leur ame, et ils travaillent à les étouffer.

Grand-Espoir. Et quels moyens emploient-ils pour y parvenir ?

Chrétien. 1° Ils se persuadent que les craintes qu’ils conçoivent sur leur état leur sont inspirées par le Démon (quoique dans le fait ce soit Dieu qui les fait naître dans leur ame), et dans cette idée ils combattent ces convictions de péché, comme si elles devaient les conduire à leur perte ; 2° ils s’imaginent aussi que ces craintes peuvent renverser leur foi, tandis, hélas, qu’ils n’ont point de foi ; et ils endurcissent leur cœur contre elles ; 3° ils se flattent présomptueusement de n’avoir rien à craindre, et il en résulte que, malgré ces inquiétudes secrètes, ils se plongent de plus en plus dans la fausse sécurité ; 4° ils sentent que ces craintes tendent à leur ôter l’idée qu’ils ont conçue de leur prétendue sainteté, et par cette raison encore ils les combattent de toutes leurs forces.

Grand-Espoir. Ce que vous dites, je l’ai éprouvé moi-même avant de me connaître.

Chrétien. Laissons maintenant ce qui concerne notre pauvre Ignorant, et parlons d’autres choses édifiantes.

Grand-Espoir. De tout mon cœur. Quel sera le sujet de notre entretien ?

Chrétien. Avez-vous connu, il y a dix ans, dans votre pays, un certain Temporaire, qui montrait alors un grand zèle pour la religion ?

Grand-Espoir. Oui ; il demeurait dans la ville de Sans-Grâce, située à environ une demi-heure de la ville de Probité, et était voisin d’un nommé Tourne-le-Dos.

Chrétien. Précisément ; je crois même qu’il habitait la même maison que cet homme. Eh bien ! il fut une époque où la conscience de Temporaire était jusqu’à un certain point réveillée ; je crois qu’il n’était pas sans connaissance de sa misère et du salaire qui était du à ses péchés.

Grand-Espoir. Je le crois comme vous ; ma maison n’étant pas éloignée de la sienne, il venait souvent me voir, et presque toujours les larmes aux yeux. Il me faisait vraiment pitié, et je n’étais pas sans espérance de lui. Mais son exemple prouve bien que « ceux qui disent à Jésus : Seigneur, Seigneur, n’entreront pas tous dans le royaume de Dieu. »

Chrétien. Il me dit un jour qu’il était déterminé à entreprendre le pélérinage de la Cité céleste ; mais malheureusement il se lia tout à coup avec un nommé Sauve-soi-même, et dès-lors nous devînmes étrangers l’un à l’autre.

Grand-Espoir. Puisque nous sommes sur ce chapitre, entretenons-nous un peu des motifs qui portent les gens de cette espèce à revenir sur leurs pas subitement, après s’être mis en route.

Chrétien. Cela pourra nous être très-utile : commencez par m’exposer ce que vous en pensez.

Grand-Espoir. Je vous dirai donc que la conduite de ces gens a, selon moi, quatre motifs principaux.

1° Leur conscience est bien réveillée, mais leur cœur n’est pas changé : c’est pourquoi, quand les craintes que faisait naître en eux le sentiment de leur culpabilité, s’évanouissent, le désir qu’ils avaient du ciels évanouit aussi, et ils reprennent le genre de vie auquel ils avaient paru renoncer.

2° Ils sont dominés par les frayeurs secrètes qu’ils éprouvent, je veux dire par la crainte des hommes ; car « la crainte qu’on a de l’homme fait tomber dans un piège »[204]. Ainsi, quoiqu’ils paraissent pleins d’ardeur pour les biens du ciel, aussi longtemps qu’ils se croient environnés des flammes de l’enfer, quand la terreur des jugements de Dieu n’agit plus autant sur eux, ils y pensent à deux fois avant de se convertir ; ils se disent qu’il ne faut pas manquer de prudence et s’exposer, pour des biens inconnus, à perdre tout ce qu’ils possèdent, ou à attirer sur eux, sans nécessité, une foule de maux, et ils recommencent à suivre le train du monde comme auparavant.

3° La honte dont le monde couvre la piété les arrête ; ils sont fiers et orgueilleux, et à leurs yeux la religion est une petitesse et une chose méprisable ; dès qu’ils n’ont plus la crainte de l’enfer et de la colère à venir, ils retournent à leur ancien genre de vie,

4° Ils ne peuvent supporter de méditer sérieusement sur leur état de péché. Quoique la première vue de leur misère puisse les faire fuir là où fuient les justes pour se mettre à l’abri de la condamnation, cependant, comme ils chassent de leur esprit jusqu’à la pensée de leur crime et de leur danger, lorsqu’une fois ils sont débarrassés des terreurs que leur inspirait la perspective de la colère de Dieu, ils endurcissent volontairement leur cœur, et marchent dans des voies où ils s’endurcissent toujours davantage.

Chrétien. Vous n’êtes pas loin de la vérité. En effet, la cause de leur rechute, c’est que ni leur cœur, ni leur volonté ne sont changés. Ils se conduisent comme un malfaiteur endurci, qu’on voit trembler devant son juge, et donner des signes de repentir ; mais d’un repentir qui ne provient que de la crainte du gibet, et non d’un sentiment d’horreur pour le crime qu’il a commis ; et la preuve, c’est que si on lui rend la liberté, il recommence à voler, ce qui n’arriverait point si son cœur était changé.

Grand-Espoir. Maintenant que je vous ai dit pourquoi les gens dont nous parlons retournent en arrière, dites-moi comment ils en viennent là.

Chrétien. Je le veux bien. Ils commencent par bannir de leur esprit le souvenir de Dieu, de la mort et du jugement. Ils arrivent ensuite par degrés à négliger volontairement plusieurs de leurs devoirs, tels que la mortification de la chair, la vigilance et le repentir. Bientôt ils fuient la société des chrétiens qui sont pleins de vie et de ferveur. Ils deviennent indifférents à l’observation de leurs devoirs publics, tels que l’ouïe de la prédication, la lecture de la parole et les conversations édifiantes. Ils condamnent ensuite, sans miséricorde, les infirmités qu’ils parviennent à découvrir dans les voies des gens pieux, et ils s’en servent comme d’un prétexte pour secouer entièrement le joug de la religion. Après quoi ils se jettent dans la société des hommes légers dans leurs mœurs et déréglés dans leur conduite. Puis ils encouragent, en secret, les discours profanes et licencieux, et s’autorisent des fautes que commettent ceux qui sont regardés comme pieux pour pécher eux-mêmes avec plus d’effronterie. Ils en viennent ainsi à commettre ouvertement, et sans le moindre scrupule, ce qu’ils appellent de petites fautes, jusqu’à ce que, complètement endurcis, ils ne craignent plus enfin de se montrer tels qu’ils sont. C’est ainsi que, plongés dans un abîme de misère, à moins qu’un miracle de la grâce de Dieu ne les sauve comme au travers du feu, ils périssent à jamais, victimes de leur aveuglement volontaire.


CHAPITRE XX.


Les pèlerins parcourent le beau pays de Beulak ; ils traversent heureusement le fleuve de la Mort, et sont admis dans la glorieuse cite de Dieu.

Alors je vis que les pèlerins avaient dépassé le Terrain enchanté, et entraient dans le pays de Beulak[205]. La température en était douce et agréable, et comme leur route passait au milieu de ce beau pays, ils s’y arrêtèrent un peu pour jouir du spectacle qui s’offrait à eux. Le doux chant des oiseaux s’y faisait sans cesse entendre ; chaque jour on y voyait éclore des fleurs brillantes de fraîcheur. La lumière du ciel y luit constamment, car il est situé entièrement hors de la vallée de l’Ombre de la Mort ; le géant Désespoir ne peut pas y pénétrer, et d’aucun endroit de cette contrée on ne peut apercevoir le Château du Doute. Les voyageurs découvrirent à quelque distance la Cité céleste ; ils rencontrèrent aussi plusieurs de ses habitants : des êtres resplendissants de lumière viennent s’y promener fréquemment ; car ce pays est sur les confins du ciel. C’est là que Dieu se réjouit dans ses enfants de la joie qu’un époux a de son épouse[206] Les pèlerins n’y manquèrent ni de blé, ni de vin ; ils y trouvèrent au contraire, en abondance, tous les biens qu’ils avaient désirés pendant leur pélérinage. Ils y entendirent aussi des voix sortant de la Cité céleste, qui criaient : « Dites à la fille de Sion : Voici, ton Sauveur vient, et sa récompense marche devant lui »[207]. Et tous les habitants du pays les appelaient le peuple saint, les rachetés de l’Éternel, etc.[208].

En traversant ce pays, ils éprouvèrent plus de joie qu’ils n’en avaient encore éprouvé : plus ils approchaient de la Cité céleste, mieux aussi ils pouvaient en contempler la beauté ; elle était bâtie en perles et en pierres précieuses, les rues en étaient pavées d’or : les rayons du soleil en réfléchissaient la gloire magnifique ; de sorte que Chrétien et son compagnon de voyage soupiraient, toujours avec plus d’ardeur, après l’heureux moment où ils y seraient admis, et gémissaient de n’y être pas encore entrés.

Or, après avoir pris un peu de repos et de forces, ils poursuivirent leur route, s’approchant toujours plus de la Cité céleste, et vinrent à un lieu où il y avait des vergers, des vignes et des jardins dont les portes ouvraient sur la grande route. Apercevant le jardinier, ils lui demandèrent à qui appartenaient ces beaux vergers et ces jardins magnifiques. Ils appartiennent au Roi, leur répondit-il ; ils ont été plantés pour son agrément et pour la consolation des pèlerins[209]. Alors le jardinier les conduisit dans la vigne, et les invita à prendre du raisin pour se rafraîchir ; il leur montra aussi les promenades et les bosquets favoris du Roi, et ils s’y arrêtèrent pour dormir. Puis je les entendis parler pendant leur sommeil plus qu’ils ne l’avaient fait dans tout le cours de leur voyage. Le jardinier, remarquant avec quelle attention je les observais, me dit : Qu’est-ce qui excite ainsi votre étonnement ? Il est dans la nature du fruit de ces vignes de causer, à ceux qui en mangent, un sommeil si doux, qu’ils parlent alors même qu’ils sont endormis.

Les voyageurs étant réveillés, résolurent de monter à la Cité céleste ; mais la réflexion des rayons du soleil sur la ville, qui était d’or pur, était si éblouissante qu’ils ne pouvaient encore la contempler qu’à l’aide d’un instrument propre à en diminuer l’éclat[210]. Comme ils approchaient, ils rencontrèrent deux hommes dont les vêtements brillaient comme de l’or, et dont le visage était resplendissant comme la lumière.

Ces hommes demandèrent aux pèlerins d’où ils venaient, dans quels endroits ils avaient logé, quelles difficultés, quels dangers, quelles consolations et quelles jouissances ils avaient trouvés dans leur voyage, Les voyageurs répondirent à toutes ces questions, et leur demandèrent de les accompagner, ce à quoi ils consentirent. Mais, ajoutèrent-ils, il faut que vous obteniez l’entrée de la Cité par votre propre foi. Ils marchèrent donc ensemble jusqu’à ce qu’on pût apercevoir la porte. Or, entre eux et la porte était une rivière très-profonde, sur laquelle il n’y avait point de pont. À cette vue, les pèlerins furent fort découragés ; mais leurs compagnons de voyage leur dirent : Vous ne pouvez parvenir à la porte de la Cité céleste qu’en traversant cette rivière.

Les pèlerins leur demandèrent alors s’il n’y avait pas d’autre voie pour y arriver. Il y en a une autre, répondirent-ils ; maie depuis la fondation du monde, il n’y a eu qu’Enoch et Elie qui aient eu le privilège d’y passer ; et personne n’y passera plus jusqu’à ce que se fassent entendre les sons de la dernière trompette[211]. À ces mots, les voyageurs, et particulièrement Chrétien, commencèrent à perdre courage, et à regarder de côté et d’autre, mais sans découvrir aucun chemin, qui pût leur faire éviter la rivière. Ils demandèrent à leurs guides si les eaux étaient partout également profondes, Non, répondirent-ils ; cependant nous ne pouvons vous être d’aucun secours à cet égard ; car vous trouverez la rivière plus ou moins profonde, selon que vous aurez plus ou moins de foi au Roi de la Cité.

Alors ils descendirent dans l’eau ; mais en y entrant, Chrétien commença à enfoncer et à crier à son compagnon de voyage : J’enfonce dans les eaux profondes, et les vagues passent par-dessus ma tête. Aie bon courage, mon frère, répondit Grand-Espoir ; je sens le fond, et il est ferme. Ah ! mon ami, dit Chrétien, les frayeurs de la mort m’environnent ; je ne verrai pas le pays d’où découlent le lait et le miel ; et en même temps Chrétien fut saisi d’horreur et environné de ténèbres si épaisses qu’il ne pouvait rien distinguer devant lui. Il perdit connaissance au point de ne plus pouvoir se souvenir ni parler d’aucune de ces douces consolations qu’il avait goûtées pendant son pélérinage. Tout ce qu’il disait, au contraire, montrait quelle était la terreur dont il était saisi, et combien il craignait de périr dans la rivière, et de ne jamais parvenir à la porte de la Cité céleste. On voyait aussi qu’il était fort angoissé à la pensée des péchés qu’il avait commis avant et pendant son pélérinage, et tourmenté par l’apparition de fantômes et de mauvais esprits : tel était du moins ce qu’on pouvait inférer du peu de paroles qu’il prononçait. Grand-Espoir eut donc beaucoup à faire pour soutenir au-dessus des eaux la tête de son frère qui, malgré ce secours, était tantôt entièrement submergé, et tantôt se relevait à demi mort. Grand-Espoir s’efforçait aussi de l’encourager. Mon frère, lui disait-il, je vois la porte, et des hommes prêts à nous recevoir. Mais Chrétien répondait : C’est vous, c’est vous qu’ils attendent ; vous qui avez été plein d’espérance depuis que je vous connais. Mais vous l’avez été aussi, répondit Grand-Espoir. Ah ! mon frère, répliquait Chrétien, si mon cœur était droit devant Dieu, assurément il me tendrait maintenant la main ; mais, à cause de mes péchés, il m’a laissé tomber dans ce piège, et m’y abandonne. Mon frère, répondit Grand-Espoir, vous avez oublié qu’il est dit des méchants, dans l’Écriture : « Il n’y a point d’angoisse en leur mort, mais leur force est en son entier. Ils ne sont point en travail, et ne sont point battus avec les autres hommes »[212]. Les angoisses et la détresse que vous éprouvez dans ces eaux ne montrent point que Dieu vous ait abandonné ; ce sont des épreuves destinées à faire voir si vous vous souvenez de tous les témoignages que vous avez déjà reçus de la bonté de Dieu, et si vous vous confiez en lui, au milieu de toutes vos souffrances.

Chrétien réfléchit pendant quelques instants à ce que son compagnon de voyage venait de lui dire, et celui-ci ajouta : Aie bon courage ; Jésus-Christ te guérit. À ces mots, Chrétien s’écria à haute voix : Ah ! je le revois maintenant ; je l’entends me dire : « Quand tu passeras par les eaux, je serai avec toi ; et quand tu passeras par les fleuves, ils ne te noieront point[213]. » Alors ils reprirent tous deux courage, et l’ennemi ne fit plus de tentative pour les tourmenter pendant le reste de leur traversée. Chrétien ne tarda pas à trouver le fond de manière à pouvoir marcher de pied ferme ; et comme le reste de la rivière avait peu d’eau, ils furent bientôt à l’autre bord, où ils retrouvèrent les deux êtres resplendissants de lumière qui les attendaient et les saluèrent à leur sortie de l’eau, en leur disant : « Nous sommes des esprits destinés à servir et envoyés pour exercer notre ministère en faveur de ceux qui doivent avoir l’héritage du salut[214]. » Ils s’avancèrent tous ensemble vers la porte. Or, il est à remarquer que, quoique la Cité céleste soit située sur une haute montagne, les pèlerins la gravirent sans difficulté, parce que leurs deux compagnons les soutenaient, et que d’ailleurs ils avaient laissé derrière eux dans la rivière leur enveloppe terrestre. Ils montèrent donc avec beaucoup de vitesse et de facilité, bien que les fondements de la Cité fussent élevés au-dessus des nues ; ils traversèrent la région de l’air, s’entretenant ensemble de la manière la plus douce et la plus agréable, se réjouissant d’avoir passé heureusement la rivière, et d’être accompagnés par des êtres si glorieux. Ceux-ci leur parlaient de la gloire du séjour céleste, et leur disaient qu’il était impossible d’en décrire la beauté et l’éclat. C’est là, disaient-ils, qu’est « la montagne de Sion, c’est là que sont les milliers d’anges, et les esprits des justes qui sont parvenus à la perfection[215]. » Vous allez maintenant entrer dans le Paradis de Dieu, où tous verrez l’Arbre de vie, dont tous mangerez les fruits toujours délicieux ; et quand tous y serez arrivé, vous serez revêtus de robes blanches, et vous jouirez de la présence du Roi pendant toute l’éternité[216]. Là vous ne verrez plus ces choses que vous avez vues dans les basses régions de la terre, savoir : la douleur, la souffrance, l’affliction et la mort ; car les choses vieilles sont passées[217]. Vous allez maintenant rejoindre Abraham, Isaac, Jacob et les prophètes, ces hommes que Dieu a retirés de tout mal, et qui maintenant se reposent de leurs travaux, et marchent dans la justice de l’Éternel. Les pèlerins demandèrent alors : Que ferons-nous dans ce saint lieu ? Leurs compagnons répondirent : Vous serez consolés de toutes vos peines, et la joie succédera à toutes vos douleurs ; vous moissonnerez ce que vous avez semé ; et vous recueillerez le fruit de vos prières, de vos larmes, et de toutes les souffrances que tous avez endurées pour le Roi pendant votre pélérinage. Vous porterez des couronnes d’or, et tous jouirez continuellement de la vue du Dieu. saint, car tous le verrez tel qu’il est[218]. Là aussi vous servirez sans cesse avec louanges, actions de grâce et transports de joie Celui que vous désiriez servir sur la terre, mais au service duquel l’infirmité de votre chair apportait tant d’obstacles. Là vos yeux contempleront avec délices la face du Tout-Puissant, et vos oreilles se réjouiront d’entendre sa voix. Là vous jouirez de nouveau de la société des amis qui vous ont précédés dans ce séjour céleste, et vous accueillerez avec joie chacun de ceux qui vous y suivra. Là aussi vous serez ceints de gloire et de majesté, et quand le Roi de Gloire paraîtra au son de la dernière trompette, porté sur les nuées du ciel comme sur les ailes du vent, vous paraîtrez avec lui, et quand il s’asseyera sur son tribunal, vous serez assis à côté de lui ; et quand il prononcera la sentence des ouvriers d’iniquité, parmi les hommes ou parmi les anges, vous la prononcerez avec lui, parce qu’ils furent vos ennemis aussi bien que les siens[219]. Enfin, quand il rentrera dans la Cité céleste, vous y entrerez avec lui, au son de la trompette, et vous serez à jamais avec lui.

Comme ils approchaient de la porte, une partie de l’armée des cieux vint à leur rencontre ; et les deux êtres resplendissants de lumière qui les conduisaient, s’écrièrent : Voici des hommes qui, pendant qu’ils étaient dans le monde, ont aimé notre Seigneur, et ont tout quitté pour l’amour de son saint nom ; il nous a envoyés les chercher, et nous les avons amenés jusqu’ici, afin qu’ils parviennent au terme de leur pélérinage, et qu’étant admis dans la Cité céleste, ils contemplent avec joie la face de leur Rédempteur. Alors l’armée des cieux fit retentir les airs de ces paroles : « Heureux sont ceux qui sont appelés au banquet des noces de l’agneau[220]. » En même temps plusieurs des hérauts du Roi, revêtus de robes blanches et éclatantes, vinrent à leur rencontre, entonnant des cantiques mélodieux, qui retentissaient jusqu’aux extrémités des cieux. Ils saluèrent Chrétien et son compagnon de voyage, par mille acclamations, au son bruyant de la trompette.

Ils les environnèrent ensuite de toutes parts, les uns marchant devant eux, les autres derrière, les uns à leur droite, les autres à leur gauche, comme pour les protéger dans ces régions élevées ; ils faisaient retentir les airs d’accords harmonieux, en sorte qu’il semblait que le ciel lui-même fût venu au-devant d’eux. Ainsi ils s’avançaient tous ensemble ; et tout en marchant, les hérauts du Roi témoignaient, à chaque instant, non-seulement par leurs regards et par leurs gestes, mais encore par les accents d’une musique joyeuse, le plaisir qu’ils éprouvaient à voir au milieu d’eux Chrétien et son fidèle compagnon, et l’allégresse avec laquelle ils étaient venus à leur rencontre : en sorte que les pèlerins furent en quelque sorte dans le ciel avant d’y être parvenus ; car ils étaient absorbés dans la contemplation des anges et ravis d’entendre leurs divins concerts. Enfin ils virent la céleste Cité elle-même, et il leur sembla entendre sonner toutes les cloches en signe de réjouissance de leur arrivée. Mais ce qui les remplissait surtout d’une vive joie, c’était la riante perspective de demeurer éternellement dans ce beau séjour, et de vivre à jamais avec ses bienheureux habitants. Quelle langue ou quelle plume pourrait décrire la joie ineffable et glorieuse dont leur ame était remplie !

Quand ils furent arrivés à la porte de la Cité, ils y lurent cette inscription écrite en lettres d’or : « Heureux ceux qui font ses commandements, afin d’avoir droit à l’Arbre de vie, et d’entrer par les portes dans la ville[221]. »

Alors les anges resplendissants de lumière leur dirent de frapper à la porte ; ils obéirent, et aussitôt Enoch, Moïse et Elie s’avancèrent pour regarder par-dessus la porte : Ce sont, leur dit-on, des pèlerins qui sont sortis de la ville de Perdition, à cause de l’amour qu’ils portent au Seigneur du lieu. Les pélerins firent voir les passeports, qu’on leur avait donnés au commencement de leur voyage, et on les porta au Roi qui, après les avoir lus, dit : Où sont ces hommes ? On lui répondit qu’ils attendaient devant la porte. Et le Roi dit : « Ouvrez les portes, et la nation juste, et qui garde la Vérité, entrera[222]. » Les deux pèlerins passèrent donc le seuil de la porte, et au moment où ils entrèrent dans la ville, ils furent transfigurés ; et on leur mit des vêtements qui reluisaient comme l’or. On leur donna aussi des harpes pour célébrer les louanges du Seigneur, et des couronnes qu’ils devaient porter comme une marque d’honneur. Toutes les cloches de la Cité recommencèrent à sonner en signe de joie, et il fut dit aux pèlerins : « Entrez dans la joie de votre Seigneur. » Et ils se mirent eux-mêmes à chanter à haute voix : « À celui qui est assis sur le trône et à l’agneau, soient louange, honneur, gloire, et force aux siècles des siècles[223]. »

Au moment où l’on ouvrit les portes pour faire entrer les pèlerins dans la Cité, je m’avançai pour regarder, et je vis que la sainte Cité brillait comme le soleil ; les rues étaient pavées d’or ; et une foule d’hommes s’y promenaient, ayant des couronnes sur la tête, des palmes à la main, et portant des harpes d’or pour s’accompagner, en chantant les louanges de Dieu.

On voyait aussi des séraphins ailés, qui répétaient sans cesse : « Saint, saint, saint est l’Éternel des armées. » Ensuite on referma les portes ; et, ravi de ce que j’avais vu, je me souhaitai au milieu de cette bienheureuse multitude.

Or, après avoir considéré toutes ces choses, je tournai la tête pour regarder derrière moi, et j’aperçus Ignorant qui s’approchait du bord de la rivière ; il la traversa plus promptement et avec beaucoup moins de difficulté que ne l’avaient fait les deux pèlerins. Car il trouva sur le rivage un batelier nommé Vain-Espoir, qui le fit passer dans son bateau ; puis il monta la colline, et s’avança vers la porte ; mais il y vint seul, et personne n’alla au-devant de lui pour l’aider ou l’encourager. Quand il fut devant la porte, il vit l’inscription qui s’y trouvait, puis il se mit à frapper, ne doutant pas qu’il ne fût admis sans difficulté. Mais les hommes qui regardaient d’en haut, par-dessus la porte, lui demandèrent d’où il venait et ce qu’il voulait. J’ai mangé et bu en présence du Roi, leur dit-il, et il a enseigné dans nos rues. Et ils lui demandèrent son passeport afin qu’ils pussent le montrer au Roi. Il fouilla dans sa poche pour en chercher un, mais n’en trouva pas. N’en avez-vous point ? leur dirent-ils ; et il garda le silence. Alors ils allèrent prendre les ordres du Roi, qui ne voulut pas aller voir Ignorant ; mais ordonna aux deux anges resplendissants de lumière qui avaient amené Chrétien et Grand-Espoir dans la Cité céleste, d’aller le prendre, de lui lier les mains et les pieds, et de l’emporter. Ils le prirent donc et le conduisirent, à travers les airs, à la porte que j’avais vue dans le flanc de la colline, et le firent entrer dans le chemin qui y aboutissait. Alors je vis que de la porte de la Cité céleste, tout aussi bien que de la ville de Perdition, il y a un chemin qui conduit aux enfers. Ensuite je me réveillai, et voilà, c’était un songe.



FIN.


TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS CE VOLUME.

Pages
Chapitre I. Rêve de l’Auteur. — Chrétien, convaincu de péché, fuit la colère à venir. L’Évangile le conduit à Christ. 
 1
Chap. II. Chrétien poursuit sa route. — Obstiné, par suite de son attachement au monde, refuse de l’accompagner. — Facile va jusqu’au Bourbier du Découragement, mais n’étant pas soutenu par la grâce divine, il retourne sur ses pas. 
 5
Chap. III. Chrétien, trompé par les avis de Sage-Mondain, se détourne de son chemin et court de grands dangers. Mais ayant heureusement rencontré Évangéliste, qui le remet dans la bonne route, il continue son voyage. 
 14
Chap. IV. Chrétien arrive à la porte étroite, invoquant en sa faveur les promesses de l’Évangile ; il frappe et est reçu avec bienveillance. 
 25
Chap. V. Chrétien passe délicieusement son temps à la maison de l’Interprète. — Caractère d’un vrai ministre de Christ. — Le cœur de l’homme, souillé de sa nature, est purifié par la grâce, par la foi. — Le choix important. — La vie spirituelle est entretenue dans l’âme par la grâce. — Effets d’une sainte persévérance. — Désespoir d’une âme qui a abandonné la vérité après l’avoir connue. — Chrétien mis en garde contre une dangereuse sécurité. 
 29
Chap. VI. Heureux effets de la foi. — Le fardeau de Chrétien tombe au pied de la croix ; il est délivré de la condamnation du péché, et revêtu de la justice du Rédempteur, et il reçoit du Saint-Esprit, qui le console et le sanctifie, un rouleau de parchemin, contenant les titres de son adoption dans la famille de Dieu. 
 43
Chap. VII. Chrétien rencontre Inconsidéré, Paresseux et Présomptueux, profondément endormis. — Formaliste et Hypocrite le traitent avec mépris. — Il gravit la colline des Difficultés, perd son rouleau et le retrouve. 
 45
Chap. VIII. Chrétien passe heureusement devant les lions (le Monde et le Diable), et arrive au Palais magnifique, où il reçoit un très-bon accueil. 
 55
Chap. IX. Chrétien pénètre dans la vallée de l’Humiliation, où il est vivement attaqué par Apollyon, dont il finit pourtant par triompher au moyen de l’épée de l’Esprit et de la foi à la parole de Dieu. 
 69
Chap. X. Angoisses de Chrétien dans la vallée de l’Ombre de la Mort. Instruit par l’expérience, il la traverse, l’épée nue à la main, et en priant sans cesse ; de sorte qu’il ne lui arrive aucun mal. 
 78
Chap. XI. Chrétien trouve dans Fidèle un excellent compagnon de voyage. La peine avec laquelle celui-ci se décide à voyager avec Chrétien, et le refus surtout qu’il fait de l’attendre, montrent quelle prudence les gens pieux doivent apporter dans le choix de leurs amis. — Ils finissent par se réunir, et ont une conversation très-édifiante. 
 86
Chap. XII. Chrétien et Fidèle rencontrent Beau-Parleur. — Caractère d’un homme qui n’a que les apparences de la piété. Bien des gens s’imaginent être de vrais Chrétiens qui n’ont que la connaissance la plus superficielle de l’Évangile. 
 99
Chap. XIII. Évangéliste donne aux pélerins des avertissements et des encouragements destinés à les préparer aux nouvelles épreuves qui les attendent. — Les habitants de la Foire de la Vanité méprisent le vêtement de salut que portent les pélerins (la justice du Rédempteur) ; ils tournent en dérision leur langage, parce que leur amour pour Christ les porte à célébrer sa gloire ; ils se moquent de leur conduite, parce qu’elle montre leur indifférence pour le monde, pour ses vains et coupables plaisirs ; ils s’irritent contre eux, les persécutent, et finissent par faire mourir Fidèle
 116
Chap. XIV. Chrétien trouve un autre excellent compagnon de voyage, nommé Grand-Espoir ; l’amour de Dieu, répandu dans leur cœur, les met en état de réfuter les sophismes de plusieurs personnes qu’ils rencontrent en poursuivant leur route. 
 133
Chap. XV. Chrétien et Grand-Espoir se voyant dans la prospérité, et se sentant en paix, deviennent insouciants, et négligent la vigilance. Ils prennent un sentier de traverse, et tombent entre les mains du géant Désespoir ; mais ils implorent le secours de Dieu, et sont délivrés, au moyen de la Clé de la promesse
 152
Chap. XVI. Les pèlerins sont bien accueillis par les bergers qui vivaient sur les Montagnes des Délices
 164
Chap. XVII. Conversation des pèlerins avec Ignorant — Terrible état d’Apostat. — Petite-Foi est volé. — Chrétien et Grand-Espoir ayant négligé de consulter le plan de leur route (la Parole de Dieu), sont induits en erreur par Flatteur, et pris dans le filet. 
 170
Chap. XVIII. Les pèlerins rencontrent Athée ; mais, dociles aux avertissements contenus dans la Bible, ils résistent à tous les efforts qu’il fait pour les séduire. — Ils traversent ensuite le Terrain enchanté, image de ce présent siècle mauvais et des dangers auxquels les Chrétiens sont exposés dans un temps de prospérité. Ils doivent veiller et prier sans cesse, avoir entre eux des conversations spirituelles et édifiantes, pour se défendre contre les dangers du monde. 
 186
Chap. XIX. Les pèlerins ont encore une conversation avec Ignorant ; celui-ci parle le langage des hommes qui ne sont Chrétiens que de nom, c’est-à-dire qui professent de croire, en Christ et de se confier en. lui, bien qu’ils n’aient jamais connu leur état de condamnation, et le besoin qu’ils ont d’être pardonnés et gratuitement justifiés par sa grâce. — Leur entretien avec Temporaire contient des leçons et des avertissements dignes de l’attention sérieuse du lecteur. 
 201
Chap. XX. Les pélerins parcourent le beau pays de Beulak ; ils traversent heureusement le fleuve de la Mort, et sont admis dans la glorieuse cité de Dieu
 217

  1. Es. LXIV, 6.
  2. Luc XIX, 33.
  3. Jean V, 39
  4. Ps. XXXVIII, 4
  5. Act. XVI, 30.
  6. 2 Cor. VII, 10.
  7. 2 Pier. III, 7-10.
  8. I Cor. II, 14.
  9. Act. XVI, 30.
  10. Heb. IX, 27.
  11. Job XVI, 22.
  12. Mat. III, 7.
  13. Mat. VII, 13, 14.
  14. Ps. CXIX, 105. 2 Pier. I, 19.
  15. Luc XVI, 26.
  16. Gen. XIX, 17.
  17. Jer. XX, 10.
  18. 2 Cor. IV, 18.
  19. Luc XV, 17.
  20. 1 Pier. I, 4.
  21. Luc IX, 62.
  22. Heb. IX, 17-24.
  23. Tit. I, 2.
  24. Ésaïe XLV, 17. Jean X, 27, 28, 29.
  25. 2 Tim. IV, 8. Apoc. XXII, 3 Mat. XIII, 43.
  26. Ésaïe LX, 19 20. Apoc. VII, 16, 17, XXI, 4.
  27. Es. VI, 2. 1 Thes. VI, 16, 17. Apoc. V, 11.
  28. Apoc. IV, 4.
  29. Apoc. XIV, 1—5.
  30. 2 Cor. V, 23. Heb.XI, 17.
  31. Es. LV, 1, 2. Jean V, 37, VII, 37. Apoc. XXI, 6, XXII, 17.
  32. Mat. VII, 14.
  33. Ps. XL, 2.
  34. Es. XXXV, 3, 4.
  35. I Sam. XII, 23.
  36. i Cor. VII, 29.
  37. Exod. XIX, 18.
  38. Heb. XII, 21.
  39. Heb. XII, 25.
  40. Heb, X, 33.
  41. 1 Jean, II, 1.
  42. Jean XX, 27.
  43. 1 Jean IV, 5.
  44. Luc XIII, 24.
  45. Mat. VII, 14.
  46. Heb. XI, 25, 26.
  47. Mat. X, 37 — 39.
  48. 2 Cor. III, 7.
  49. Gal. IV, 21-27.
  50. Gal. III, 10.
  51. Ps. II, 12.
  52. Mat. VII, 7, 8.
  53. Apoc. III, 7.
  54. Jean VI, 37.
  55. Rom. VII, 5. i. Cor. XV, 56. Rom. V, 20.
  56. Jean XV, 3. Eph. V, 26. Act. XV, 9. Rom. XVI, 25, 26. Jean XV, 7-10.
  57. Luc XVI, 25.
  58. 2 Cor. IV, 18.
  59. Act. XIV, 22.
  60. Luc VIII, 13.
  61. Heb. VI, 6. Luc XIX, 14.
  62. Heb. X, 28, 29.
  63. 2 Cor. V, 10. 1 Thess. IV, 16, 17. Jud. 14, 15. Jean V, 28. 2 Thess. I, 8. Apoc. XX, 11-14. Es. XXVI, 21. Mich. VII, 16, 17. Ps. L, 1-3. Mal. III, 2-3. Dan. VII, 9, 10.
  64. Mat. III, 10, VII, 19. Mal. IV, 1.
  65. Luc III, 17.
  66. 1 Thess. IV, 16, 17.
  67. Rom. II, 15.
  68. Es. XXVI, 1.
  69. Zach. XII, 10.
  70. Marc II, 5.
  71. Zach. III, 4.
  72. Eph. I, 13.
  73. Prov. XXIII, 34.
  74. 1 Pier. V, 8.
  75. Jean X, 1.
  76. Gal, II, 16.
  77. Es. XXIX, 10.
  78. Prov. VI, 6.
  79. Apoc II, 4, 5. 1 Thess. V, 6, 7, 8.
  80. Gen. IX, 27.
  81. Heb. XI, 15, 16.
  82. Rom. VII, 21.
  83. Es. XXV, 8. Apoc XXI, 3, 4.
  84. Gen. XIX, 14.
  85. 1 Jean III, 12.
  86. Ezech. III, 19.
  87. Heb. II, 14, 15.
  88. 1 Sam. II, 8. Ps. CXIII, 7.
  89. Heb. XI, 33, 34.
  90. Es. XXXIII, 16, 17.
  91. Rom. VI, 23.
  92. Mich. VII, 8.
  93. Rom. VIII, 37. Jacq. IV, 7.
  94. Nomb. XIII.
  95. Ps. XLIV, 19 ; CVII, 10.
  96. Job III, 5 ; X, 22.
  97. Jer. II, 6.
  98. Ps. LXIX, 14, 15.
  99. Eph. VI, 18.
  100. Ps. CXVI, 4.
  101. Ps. XXIII, 4.
  102. Job IX, 11.
  103. Amos V, 8.
  104. Job. XII, 22.
  105. Job XXIX, 3.
  106. Jer. XXIX, 18, 19.
  107. 2 Pier. II, 22.
  108. Gen. XXXIX, 11. 12.
  109. Prov. XXII, 14.
  110. Prov. V, 5.
  111. Job XXXI, 1.
  112. 1 Jean II, 16.
  113. Rom. VII, 24.
  114. 1 Cor. I, 26 ; III, 18. Phil. III, 7, 9. Jean VII, 48.
  115. Luc XVI, 15.
  116. Marc VIII, 38.
  117. Prov. III, 35.
  118. Mat. XXIII, 3. 1 Cor, IV, 20.
  119. Rom. II, 24.
  120. Jacq. I, 27.
  121. Mat. XIII, 23.
  122. Lév. XI. Deut. XIV.
  123. 1 Cor. XIII, 1-3.
  124. 1 Cor. XIV, 7.
  125. 1 Cor. XIII, 2.
  126. Ps. CXIX, 34.
  127. 1 Tim. VI, 5.
  128. Jean IV, 36 ; Gal. VI, 9 ; 1 Cor. IX, 24-27 ; Apoc. III, 11.
  129. Es. L, 7.
  130. Ps. LXII, 9.
  131. 1 Cor. V, 10 ; Jean XVII, 15.
  132. Luc IV, 5-8.
  133. Hebr. X, 33.
  134. 1 Cor. II, 7, 8 ; 1 Jean III, 1.
  135. Prov. XXIII, 23.
  136. Heb. XI, 13-16.
  137. 1 Cor. IV, 9.
  138. Exod. I.
  139. Dan III.
  140. Prov. XXVI, 25.
  141. Gen. XXXIV, 20-23.
  142. Luc XX, 46, 47.
  143. Act. VIII, 19-22.
  144. 2 Tim. IV, 10.
  145. 2 Rois V, 20-27. Mat. XXVI, 14, 15 ; XXVII, 3-6.
  146. Gen. XIX, 26.
  147. Nomb. XXVI, 9, 10.
  148. Gen. XIII, 13.
  149. Ps. LXV, 9. Ap. XXII, 1. Ezech. XLVII.
  150. Ps. XXIII. Es. XIV, 30.
  151. Nomb. XXI, 4.
  152. Es. IX, 15.
  153. Jer. XXXI, 21.
  154. Ps. LXXXVIII, 16.
  155. Osée XIV, 9.
  156. 1 Tim. I, 19, 20.
  157. Prov. XXI, 16.
  158. Prov. XXVI, 12.
  159. Eccl. X, 3.
  160. Mat. XII, 45. ; Prov. V, 22.
  161. 1 Pier. I, 4.
  162. 2 Tim. I, 14 ; Tit. I, 9.
  163. Gen. XXV, 32.
  164. Prov. XX, 2.
  165. 2 Cor. I, 8.
  166. Job XLI, 17-20.
  167. Job XXXIX, 22-28.
  168. Eph. VI, 16.
  169. Exod. XXXIII, 15.
  170. Ps. III, 6 ; XXVII, 1-3.
  171. Es. X, 4.
  172. Prov. XXIX, 5.
  173. Ps. XVII, 4.
  174. Dan. XI, 21 ; 2 Cor. XI, 13, 14.
  175. Prov. XIV, 6 ; Eccl. X, 15.
  176. 2 Cor. V, 1-7.
  177. Prov. XIX, 27.
  178. Heb. X, 39.
  179. 1 Jean II, 21.
  180. 1 Thess. V, 6.
  181. Eccl. IV, 9.
  182. Rom. VI, 21-23. ; Eph. V, 6.
  183. Es. LXIV, 6.
  184. Gal. II, 16.
  185. Luc XVII, 19.
  186. Heb. X ; Rom. IV ; Col, I ; 1 Pier. I.
  187. Mat. XI, 28.
  188. Mat. XXIV, 35.
  189. Exod. XXV, 22 ; Lev. XVI ; Nomb. VII, 89 ; Heb. IV, 16.
  190. Heb. II, 3.
  191. Eph. I, 18, 19.
  192. Act. XVI, 31.
  193. Jean VI, 35.
  194. Jean VI, 37.
  195. 1 Tim. I, 15 ; Rom. X, 4, IV.
  196. Heb. VII, 24, 25.
  197. Prov, XIII, 4.
  198. Rom. III, 10.
  199. Gen. VIII, 21.
  200. Ps. CXXV, 5 ; Prov. II, 15 ; Rom. III.
  201. Mat. XI, 28 ; Rom X, 3, 4.
  202. Es. VI, 10 ; Jean XII, 40.
  203. Job XXVIII, 28 ; Ps. CXI, 10 ; Prov. I, 7, chap. IX, 10.
  204. Prov. XXIX, 25.
  205. Es. LXII, 4.
  206. Es. LXII, 5.
  207. Vers. 11.
  208. Vers. 12.
  209. Deut. XXIII, 24.
  210. Apoc. XXI, 21 ; 2 Cor. V, 7.
  211. 1 Cor. XV, 51, 52.
  212. Ps. LXXIII, 4, 5.
  213. Es. XLIII, 2.
  214. Heb. I, 14.
  215. Heb. XII, 22-24 ; Apoc. II, 7 ; III, 4.
  216. Apoc. XXII, 3-5.
  217. Es. LVII, 2 ; Apoc. XXI, 3, 4.
  218. 1 Jean III, 2.
  219. 1 Thess. IV, 13-17. ; Jude 14 ; Dan. VII, 9, 10 ; 1 Cor. VI, 2, 3.
  220. Apoc. XIX, 9.
  221. Apoc. XXII, 14.
  222. Es. XXVI, 2.
  223. Apoc. V, 13, 14.