Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/17


CHAPITRE XVII.

Conversation des pèlerins avec Ignorant. — Terrible état d’Apostat. — Petite-Foi est volé. — Chrétien et Grand-Espoir ayant négligé de consulter le plan de leur route (la Parole de Dieu), sont induits en erreur par Flatteur, et pris dans le filet.

Un peu au-delà de ces montagnes, et sur la gauche, est le pays de la Présomption, d’où l’on arrive par un petit sentier tortueux à la route que suivaient les voyageurs. Dans cet endroit, ils virent venir à eux un jeune étourdi qui se nommait Ignorant. Chrétien lui demanda d’où il venait et où il allait.

Ignorant. Monsieur, je suis né dans le pays que vous apercevez dans le lointain, à gauche, et je me rends à la Cité céleste.

Chrétien. Mais comment vous y prendrez-vous pour entrer ? Cela ne vous sera peut-être pas facile.

Ignorant. Je ferai comme font tous les honnêtes gens.

Chrétien. Mais que montrerez-vous pour vous faire ouvrir la porte ?

Ignorant. Je connais la volonté du Seigneur, et j’ai mené une bonne vie ; je ne fais tort à personne ; je prie, je jeûne, je paie les dîmes, je fais des aumônes, et j’ai abandonné mon pays pour celui où je vais.

Chrétien. Cependant vous n’avez pas passé par la porte étroite qui est à l’entrée de cette route ; vous êtes arrivé ici par ce sentier tortueux : aussi, malgré la bonne opinion que vous avez de vous-même, je crains qu’au jour, du jugement, au lieu d’être admis dans la Cité céleste, vous ne soyez puni comme un larron et un voleur.

Ignorant. Messieurs, vous m’êtes entièrement étrangers ; je n’ai rien à faire avec vous ; suivez la religion de votre pays, et laissez-moi suivre celle du mien ; tout ira bien, je l’espère ; et quant à la porte étroite dont vous parlez, chacun sait qu’elle est à une grande distance de ma patrie, Je crois que la plupart de mes compatriotes ne connaissent pas même le chemin qui y conduit, et peu importe au fond, puisqu’ils ont, comme vous le voyez, un joli sentier fleuri, qui mène tout droit de notre pays, ici.

Lorsque Chrétien vit que cet homme était sage à ses propres yeux, il dit à son compagnon de voyage : « Il y a plus d’espérance d’un fou que de lui[1] ; » et il ajouta : « Quand l’insensé marche dans son chemin : le sens lui manque, tandis qu’il dit de chacun, il est un insensé »[2]. Lui ferons-nous d’autres représentations, ou nous contenterons-nous de le laisser réfléchir à celles que nous lui avons adressées ? Si vous m’en croyez, répondit Grand-Espoir, nous prendrons les devants, et nous lui parlerons plus tard, s’il se montre disposé à nous écouter.

Ils pressèrent donc le pas, et laissèrent Ignorant derrière eux. Quand ils l’eurent un peu devancé, ils entrèrent dans un sentier fort obscur, où ils rencontrèrent un homme que sept diables avaient lié de sept fortes cordes, et qu’ils entraînaient du côté de la porte qui était sur le flanc de la colline[3]. A cet aspect, les pèlerins eurent grand’peur ; néanmoins tandis que les diables emmenaient cet homme, Chrétien tourna les yeux vers lui, et crut reconnaître un certain Apostat habitent de la ville de l’Apostasie. Mais il ne put pas bien voir son visage, parce qu’il baissait la tête, comme un voleur qui aurait été découvert. Cependant Grand-Espoir regardant en arrière lorsqu’il eut passé, aperçut sur son dos un papier portant ces mots : Faux Chrétien, maudit Apostat. Alors Chrétien dit à son compagnon : Cette rencontre me rappelle ce qui est arrivé non loin d’ici à un homme de bien. Il s’appelait Petite-Foi, mais il avait de la piété, et il habitait la ville de la Sincérité. Voici son histoire. A l’entrée de la route que nous suivons, aboutit un autre chemin, qui part de la Porte de la Voie large ; il a été appelé, à cause des meurtres qui s’y commettent fréquemment, la Voie de la Mort. Petite-Foi ayant entrepris, comme nous, le pélérinage de la Cité céleste, s’arrêta dans ce chemin, s’assit et s’endormit. Trois déterminés coquins, trois frères, qui se nommaient Lâche, Méfiant et Coupable, et qui venaient de la Porte de la Voie large, ayant aperçu de loin Petite-Foi, se précipitèrent sur lui au moment où celui-ci, se réveillant, se disposait à continuer sa route, et lui commandèrent, avec de grandes menaces, de s’arrêter. Petite-Foi commença à trembler de tous ses membres, et se sentit également incapable de fuir ou de combattre. Alors Lâche lui demanda sa bourse, et comme il ne se pressait pas de la donner, Méfiant courut à lui, et fouillant dans ses poches, en tira une bourse pleine d’argent. Petite-Foi se mit à crier : au voleur ! et aussitôt Coupable le frappa sur la tête avec une masse qu’il avait à la main ! Le coup fut si terrible qu’il l’étendit à terre couvert de sang et à moitié mort. Enfin les voleurs, entendant venir quelqu’un, et craignant que ce ne fût un certain Grande-Grâce de la ville de Bonne-Confiance, s’enfuirent, laissant Petite-Foi se tirer d’affaire comme il le pourrait. Quand il eut repris connaissance, il se leva et s’efforça, tant bien que mal, de continuer sa route. Voilà l’histoire qu’on m’a contée, dit Chrétien.

Grand-Espoir. Lui prirent-ils tout ce qu’il possédait ?

Chrétien. Non ; ils ne découvrirent point l’endroit où il avait caché ses bijoux ; mais on m’a dit que ce brave homme ne laissa pas d’être fort affligé de la perte qu’il avait faite ; car les voleurs lui avaient enlevé la plus grande partie de l’argent dont il avait besoin pour son voyage, et ne lui avaient laissé, outre ses bijoux[4], qu’un peu de monnaie, qui lui suffisait à peine pour achever son pélérinage ; et même, si j’ai été bien informé, il se trouva réduit à mendier, le long de sa route, pour ne pas mourir de faim ; car il ne lui était pas permis de vendre ses bijoux, et quoi qu’il fît, il manqua souvent de pain et de logement pendant le reste de son voyage.

Grand-Espoir. N’est-il pas bien surprenant qu’ils ne lui aient pas enlevé le passeport qui devait le faire admettre dans la Cité céleste ?

Chrétien. Sans doute ; mais s’ils le lui ont laissé, ce n’est pas qu’il ait eu l’habileté de le soustraire à leurs regards ; car quand ils se sont jetés sur lui, il a entièrement perdu la tête ; c’est donc plutôt à la protection de la bonne Providence qu’à ses propres efforts, qu’il doit d’avoir conservé ce trésor[5].

Grand-Espoir. Ce doit avoir été une grande consolation pour lui de n’avoir pas perdu ses bijoux.

Chrétien. C’en aurait été une s’il en avait tiré parti comme il l’aurait dû ; mais ceux qui m’ont conté cette histoire, m’ont dit qu’il en avait fait peu d’usage dans la suite ; et cela à cause de la douleur que lui causait la perte de son argent ; on m’a dit encore que quand il lui arrivait de penser à ses bijoux, et de se sentir consolé à l’idée qu’il les possédait encore, le souvenir de l’argent qu’il avait perdu s’emparait de nouveau de lui, et absorbait bientôt toute autre pensée.

Grand-Espoir. Le pauvre homme ! il a dû souffrir beaucoup.

Chrétien. Beaucoup en effet. N’aurions-nous pas été affligés comme lui, si nous avions subi un pareil traitement ? si, comme lui, nous avions été volés et blessés, et encore dans un pays étranger ! Il est extraordinaire que ce pauvre homme ne soit pas mort de chagrin. On m’a dit que pendant presque tout le reste de son voyage, il n’avait cessé de se lamenter et de conter à tous ceux qu’il rencontrait, où et comment, et par qui il avait été volé, et à quel danger de mort il avait été exposé.

Grand-Espoir. Mais il est bien étonnant que se trouvant dans un si grand besoin, il ne se soit pas décidé à vendre ou à mettre en gage quelques-uns de ses bijoux, pour se procurer de quoi subsister en route.

Chrétien. Vous parlez comme une tête légère. En échange de quoi aurait-il pu les mettre en gage, ou à qui les aurait-il vendus ? Dans le pays où le vol avait eu lieu on ne faisait aucun cas de ses bijoux ; et d’ailleurs ce n’était pas de l’espèce de soulagement qu’il aurait pu se procurer en les vendant qu’il avait besoin. Puis il savait bien que s’il était arrivé à la porte de la Cité céleste sans ses bijoux, il n’aurait pu avoir part à l’héritage du ciel, ce qui aurait été pire pour lui que tout le mal qu’auraient pu lui faire tous les voleurs du monde.

Grand-Espoir. Vous êtes bien sévère, mon frère. Esaü vendit son droit d’aînesse pour un potage, bien que ce droit fût ce qu’il avait de plus précieux, et pourquoi Petite-Foi n’aurait-il pas pu faire ce que fit Esaü ?

Chrétien. Il est vrai qu’Esaü vendit son droit d’aînesse, et qu’il n’a que trop d’imitateurs qui se privent de la plus précieuse des bénédictions ; mais vous ne devez pas confondre Esaü et Petite-Foi, car il y a entre eux de grandes différences : Esaü faisait de son ventre son Dieu ; mais il n’en était point ainsi de Petite-Foi[6]. Esaü ne pensait qu’à satisfaire sa gourmandise, et se disait : si je meurs, à quoi me servira ce droit d’aînesse ? Mais Petite-Foi avait été préservé d’un tel égarement : il avait appris à trop bien apprécier la valeur de ses bijoux, pour qu’il lui eût été possible de les vendre, comme Esaü vendit son droit d’aînesse. Il ne nous est dit nulle part dans l’Écriture qu’Esaü eût la foi, même dans son plus faible degré ; par conséquent, il n’est pas surprenant que l’affection de la chair régnant en lui (comme elle règne sans opposition dans toutes les ames où la foi n’habite pas), il en soit venu à vendre son droit d’aînesse, son ame, son tout. Mais Petite-Foi était dans une disposition tout-à-fait différente ; son cœur était tourné vers les choses de Dieu ; c’était d’une nourriture spirituelle, de la nourriture qui vient d’en-haut qu’il avait besoin. Aussi, quand bien même il aurait trouvé des gens disposés à acheter ses bijoux, il ne les aurait pas vendus, pour se remplir l’esprit de choses vaines. A-t-on jamais vu un homme acheter du foin pour s’en nourrir, ou une tourterelle dévorer un corps mort ? Quoique pour satisfaire les convoitises de la chair, les hommes qui n’ont pas la foi puissent mettre en gage, hypothéquer, ou vendre tout ce qu’ils possèdent, même leur propre vie, ceux qui ont la foi qui sauve, même dans son plus faible degré, ne peuvent pas agir ainsi. Et voilà, mon frère, en quoi vous vous êtes mépris.

Grand-Espoir. Je le reconnais bien à présent ; mais la sévérité de votre réprimande m’avait presque fâché.

Chrétien. Et pourquoi ? Je vous ai seulement comparé à ces petits oiseaux qui ne font que sortir de la coquille, et qui courent par-ci par-là, bien qu’ils n’aient pas encore les yeux ouverts et qu’ils ne sachent pas où ils vont. Pardonnez-le-moi, et pensez à la question qui nous occupe.

Grand-Espoir. Mais, mon frère, il faut que ces trois voleurs fussent des poltrons, sans quoi ils n’auraient pas pris la fuite, au moindre bruit qu’ils ont entendu. Pourquoi Petite-Foi n’a-t-il pas montré plus de courage ? Il me semble qu’il aurait dû leur résister de toutes ses forces, et ne leur céder qu’à la dernière extrémité.

Chrétien. Plusieurs les ont traités de poltrons, qui ne les ont pas trouvés tels quand ils en sont venus aux prises avec eux. Et quant à ce que vous dites que Petite-Foi aurait dû montrer du courage, comment l’aurait-il pu, puisqu’il n’en avait point ? Pour vous, mon frère, vous pensez que si vous aviez été à la place de cet homme, vous n’auriez cédé qu’après avoir combattu. Cependant quelque grand que soit votre courage, maintenant que ces voleurs sont loin de nous, je crois bien que s’ils revenaient, et vous attaquaient tout d’un coup, comme ils ont attaqué Petite-Foi, ils vous feraient changer de ton. D’ailleurs, bien que ces gens ne soient que des voleurs, ils sont au service du Roi de l’abîme, dont la voix est comme le rugissement d’un jeune lion[7], et qui, au besoin, vient en personne à leur aide. Moi-même j’ai eu affaire à eux, comme Petite-Foi, et je vous assure que je ne me suis pas facilement tiré de leurs mains. Ces trois coquins se jetèrent sur moi ; et dès que je commençai à leur résister, comme tout Chrétien doit le faire, ils appelèrent au secours, et leur maître parut. Je vous assure que dans ce moment-là, j’aurais donné ma vie pour une obole ; mais, par la grâce de Dieu, mes armes se trouvèrent à l’épreuve de leurs coups ; et pourtant, quoique revêtu d’une armure divine, j’eus bien de la peine à me défendre courageusement. Personne, soyez-en sûr, ne peut savoir ce que c’est que cette lutte, que celui qui la lui-même soutenue.

Grande Espoir. Cependant, vous savez qu’ils prirent immédiatement la fuite, quand ils crurent que Grande-Grâce approchait.

Chrétien. Oui ; non seulement les serviteurs, mais le maître même, ont souvent fui à son approche ; et il ne faut pas s’en étonner, car Grande-Grâce est le Champion du Roi. Mais vous n’ignorez pas, mon frère, qu’il y a bien de la différence entre Petite-Foi et Grande-Grâce. Tous les sujets du Roi ne sont pas ses champions ; et ils ne peuvent pas tous combattre aussi vaillamment les uns que les autres. Un petit enfant aurait-il pu terrasser Goliath, comme le fit David ? Un roitelet peut-il avoir la force d’un taureau ? — Les uns sont forts et les autres faibles ; les uns ont beaucoup de foi, les autres en ont peu ; cet homme était du nombre des faibles ; et voilà pourquoi il succomba bientôt.

Grand-Espoir. Je voudrais que ces méchants garnements eussent eu affaire à Grande-Grâce.

Chrétien. Quand bien même ils auraient eu affaire à lui, ils lui auraient fait acheter cher la victoire ; car bien que Grande-Grâce manie très-habilement ses armes et triomphe toujours de ses ennemis, lorsqu’il les attaque de front, et qu’il les tient à distance, cependant quand ils parviennent à l’approcher et à le serrer de près, alors il se peut que, même Lâche et Méfiant, ou leur compagnon, le terrassent, et une fois par terre, que peut faire un homme ?

Quiconque examine bien le visage de Grande-Grâce, y découvre des blessures et des cicatrices qui prouvent la vérité de ce que je dis. On m’a même conté qu’on lui a entendu dire une fois, et cela au plus fort du combat : « Je suis en grande perplexité même pour ma vie »[8]. Quelles plaintes, quels gémissements, quels cris de détresse, ces déterminés coquins et leurs compagnons d’œuvre n’ont-ils pas arrachés parfois à David ? Et Aman, et Ezéchias, quoique champions du Roi, eurent à soutenir contre eux une lutte longue et terrible. Pierre voulut un jour se mesurer avec eux ; mais quoiqu’il soit regardé par certaines personnes comme le prince des apôtres, ils le maltraitèrent au point de le faire trembler à la voix d’une servante.

Considérez encore que le roi de ces misérables n’est jamais si loin d’eux qu’il ne puisse les entendre ; toutes les fois qu’ils sont dans un grand danger, il vient à leur aide. « Ni l’épée, ni la hallebarde, ni le dard, ni la cuirasse ne tiennent devant lui. Il ne tient pas plus compte du fer que de la paille, et de l’airain que du bois pourri. La flèche ne le fait point fuir ; les pierres de la fronde ne lui font pas plus que du chaume. Les machines à jeter des pierres ne sont pour lui que comme des brins de chaume, et il se rit lorsqu’on lance des dards contre lui »[9]. Que peut faire un homme contre un pareil ennemi ? Il est vrai que si un homme avait toujours à sa portée le cheval de Job, et qu’il eût le courage et l’adresse de le monter, il pourrait faire de grands exploits. « Car son cou est revêtu d’une crinière. Il ne bondit pas comme une sauterelle ; son fier hennissement donne de la terreur ; de son pied il creuse la terre ; il s’égaie dans sa force ; il va à la rencontre de l’homme armé ; il se rit de la frayeur ; il ne s’épouvante de rien, et ne se détourne point de devant l’épée, ni lorsque les flèches du carquois font du bruit sur lui, ni pour le fer de la hallebarde et de la lance. Il creuse la terre en se secouant et en se remuant ; il ne peut se retenir lorsque la trompette sonne. Quand la trompette sonne, il hennit : il sent de loin la guerre, le bruit des capitaines, et le chant de triomphe »[10].

Mais de faibles combattants comme nous ne doivent jamais désirer de rencontrer l’ennemi, ni s’imaginer, lorsqu’ils entendent parler des défaites des autres, qu’ils se seraient beaucoup mieux battus qu’eux ; ceux qui ont le plus de confiance en eux-mêmes sont ordinairement ceux qui succombent le plus facilement dans le combat. C’est ce dont nous ayons un exemple bien frappant dans l’histoire de l’apôtre Pierre. Son orgueilleuse présomption le porta à se vanter qu’il serait plus fidèle à son maître et plus courageux que tous les autres disciples, et cependant sur qui le tentateur remporta-t-il jamais de victoire plus complète, et qui fit jamais une chute plus lourde ?

Quand donc nous entendons parler des brigandages qui se commettent sur la route royale, que ce soit pour nous un avertissement de nous revêtir de nos armes avant de nous mettre en chemin, et surtout de prendre le bouclier de la foi, par lequel nous pouvons éteindre tous les traits enflammés du malin[11].

Apprenons de là à solliciter pour notre pélérinage la protection du Roi, et à le supplier de nous accompagner. C’est à cela que David dut de pouvoir se réjouir en traversant la vallée de l’Ombre de la mort ; et Moïse aurait préféré mourir plutôt que de faire un pas en avant sans son Dieu[12]. Ah ! mon frère, si Dieu vient avec nous, quand toute une armée se camperait contre nous, nous n’aurions rien, à craindre[13]. Mais sans son aide, les plus intrépides tombent sous ceux qui ont été tués[14].

Quant à moi, j’ai, il y a déjà long-temps, soutenu l’assaut de l’ennemi ; et quoique, par la bonté de Dieu, je sois, comme vous voyez, encore en vie, je ne puis pas me vanter de mon courage, et je m’estimerai heureux si à l’avenir je ne suis pas exposé à de telles attaques. Je crains bien cependant que nous ne soyons pas encore à l’abri du danger. Mais puisque l’ours et le lion ne m’ont pas dévoré, j’espère que Dieu nous délivrera de la main des Philistins que nous pourrons encore rencontrer.

Ils continuèrent ensuite à marcher, toujours suivis d’Ignorant. Bientôt ils arrivèrent dans un endroit où ils virent devant eux un sentier qui leur parut tout aussi droit que celui qu’ils devaient suivre : ils ne savaient lequel choisir, et fort embarrassés, ils s’arrêtèrent pour réfléchir au parti qu’ils avaient à prendre. Pendant qu’ils délibéraient, survint un homme dont le teint était d’une couleur sombre, et qui portait un vêtement d’une étoffe très-légère ; il s’approcha d’eux, et leur demanda ce qu’ils attendaient. Ils lui répondirent qu’ils allaient à la Cité céleste, et qu’ils ne savaient lequel de ces deux sentiers ils devaient prendre. Suivez-moi, leur dit cet homme : c’est aussi là que je vais. Ils le suivirent donc par un sentier qui semblait aboutir à leur route. Mais ce sentier tournait insensiblement, et les conduisit dans une direction tellement différente de celle de la Cité à laquelle ils se rendaient, que bientôt ils la perdirent entièrement de vue. Ils continuaient cependant à suivre leur guide, lorsque tout d’un coup ils se trouvèrent enveloppés l’un et l’autre dans un filet, dans lequel ils étaient si bien pris qu’il leur fut impossible de s’en dégager. En ce moment le vêtement blanc tomba de dessus les épaules de l’homme noir, et ils virent où ils étaient. Alors ils se mirent à crier de toutes leurs forces, et Chrétien dit à son compagnon : Je vois maintenant la faute que j’ai commise. Les bergers ne nous avaient-ils pas avertis de nous tenir en garde contre Flatteur ? Nous voyons ce que dit le sage : « l’homme qui flatte son prochain, tend un piège devant ses pas[15]. »

Grand-Espoir. Les bergers nous avaient aussi donné des instructions écrites pour nous aider à trouver plus sûrement notre route ; mais nous avons négligé de les consulter. David a montré bien plus de sagesse que nous, car il a dit : « pour ce qui est des actions des hommes, je me suis gardé, selon la parole que tu as prononcée de ta bouche, des sentiers des hommes violents[16]. »

C’est ainsi que, toujours pris dans le filet, ils déploraient leur malheur. A la fin, ils aperçurent un être resplendissant de lumière, qui s’approchait d’eux, ayant à la main un fouet fait de petites cordes. Quand il fut parvenu à l’endroit où ils étaient, il leur demanda d’où ils venaient et ce qu’ils faisaient là. Ils lui répondirent qu’ils étaient de pauvres pèlerins allant à Sion, mais qui s’étaient égarés, pour avoir suivi un homme noir vêtu de blanc, qui leur avait dit qu’il y allait aussi. Alors celui qui avait le fouet à la main, leur dit : L’homme qui vous a égaré s’appelle Flatteur, c’est un faux apôtre, qui s’est transformé en ange de lumière[17]. Après quoi, il déchira le filet, et les délivra. Puis il leur dit : Suivez-moi, je vous remettrai dans le bon chemin ; et il les reconduisit dans celui qu’ils avaient quitté pour suivre Flatteur. Il leur demanda encore où ils avaient passé la nuit, la veille. — Avec les bergers, sur les montagnes des Délices, répondirent-ils. — Mais n’avez-vous pas reçu des directions pour votre route ? — Oui. — Pourquoi donc, ajouta-t-il, quand vous vous êtes trouvés embarrassés, n’avez-vous pas consulté vos instructions ? Ils lui dirent qu’ils n’y avaient pas pensé. Il s’informa encore si les bergers ne leur avaient pas recommandé de se défier de Flatteur. Oui, lui dirent-ils, mais nous n’avons pas soupçonné que ce pût être cet homme qui parlait si bien.

Alors il leur commanda de s’étendre par terre ; et il leur infligea une sévère correction, pour leur apprendre à ne plus s’écarter de la route ; et tout en les frappant, il leur dit : « Je reprends et je châtie tous ceux que j’aime : ayez donc du zèle et vous repentez. » Cela fait, il leur dit de continuer leur route et de suivre avec soin les autres instructions que leur avaient données les bergers.

  1. Prov. XXVI, 12.
  2. Eccl. X, 3.
  3. Mat. XII, 45. ; Prov. V, 22.
  4. 1 Pier. I, 4.
  5. 2 Tim. I, 14 ; Tit. I, 9.
  6. Gen. XXV, 32.
  7. Prov. XX, 2.
  8. 2 Cor. I, 8.
  9. Job XLI, 17-20.
  10. Job XXXIX, 22-28.
  11. Eph. VI, 16.
  12. Exod. XXXIII, 15.
  13. Ps. III, 6 ; XXVII, 1-3.
  14. Es. X, 4.
  15. Prov. XXIX, 5.
  16. Ps. XVII, 4.
  17. Dan. XI, 21 ; 2 Cor. XI, 13, 14.