Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/1


CHAPITRE I.


Rève de l’Auteur. — Chrétien, convaincu de péché, fuit la colère à venir. L’Évangile le conduit à Christ.

Comme je voyageais par le désert de ce monde, j’arrivai dans un lieu où il y avait une caverne, et je m’y couchai pour prendre un peu de repos.

M’étant endormi, je vis en songe un homme vêtu d’habits sales et déchirés[1]. Il était debout, tournant le dos à sa propre maison[2]. Il avait un livre à la main[3], et était chargé d’un pesant fardeau[4]. Ayant ouvert son livre, et s’étant mis à lire, il commença bientôt à pleurer et à trembler, et, incapable de se contraindre plus long-temps, il s’écria avec l’accent de la douleur : « Que faut-il que je fasse »[5] ?

Dans cet état, il retourna chez lui, et se contraignit aussi long-temps qu’il en fut capable devant sa femme et ses enfants, de peur qu’ils ne s’aperçussent de son angoisse. Mais, comme sa tristesse allait toujours en augmentant[6], il ne lui fut bientôt plus possible de garder le silence, et il leur parla en ces termes :

« Ma chère femme, et vous, mes chers enfants, ayez pitié de moi, car je succombe sous le poids du pesant fardeau qui m’accable. Je sais d’ailleurs, à n’en pouvoir douter, que la ville que nous habitons va être consumée par le feu du ciel[7], et que nous serons tous, sans exception, victimes de cet épouvantable embrasement, si nous ne trouvons pas un asile pour nous même à couvert, et, jusqu’à présent, je ne vois aucun moyen d’échapper au danger. »

Ce discours surprit au dernier point tous les membres de sa famille[8], non pas qu’ils ajoutassent foi à ce qu’il disait, mais ils s’imaginèrent qu’il avait le cerveau troublé, et que c’était ce qui lui mettait ces étranges idées dans l’esprit. Espérant que le repos contribuerait à lui rendre la raison, ils l’engagèrent à se mettre au lit ; mais au lieu de dormir, il passa la plus grande partie de la nuit à soupirer et à verser des larmes, et le lendemain matin, quand on vint lui demander de ses nouvelles, il répondit qu’il allait de mal en pis, et répéta tout ce qu’il avait déjà dit la veille. Mais bien loin de faire quelque impression sur ceux qui l’entouraient, ses discours ne firent que les irriter. Chacun se persuada bientôt que le véritable moyen de guérir la maladie de son esprit, c’était de le traiter avec dureté et mépris ; en sorte que tantôt on se moquait de lui, tantôt on le reprenait sévèrement, et tantôt, enfin, on affectait de le négliger tout-à-fait, et de ne plus se mettre en peine de lui. Quant à lui, il se retirait dans sa chambre pour prier pour ceux qui le maltraitaient, et pour déplorer sa propre misère ; ou bien il allait se promener seul dans la campagne, tantôt lisant, tantôt priant. Plusieurs jours s’écoulèrent de cette manière, Or, un matin qu’il se promenait ainsi solitairement, les yeux fixés, comme à l’ordinaire, sur son livre, il parut tout à coup fort troublé, et s’écria à haute voix, comme auparavant : « Que faut-il que je fasse pour être sauvé »[9]  ?

Puis il regarda de côté et d’autre, comme un homme qui cherche à fuir, et cependant il restait immobile, ne sachant quel chemin prendre. Alors, un homme appelé Évangéliste s’approcha de lui, et lui demanda pourquoi il se plaignait si amèrement. Monsieur, répondit Chrétien (c’était le nom de cet homme), je vois, par le livre que je tiens à la main, que je suis condamné à mourir[10], et qu’il me faudra ensuite comparaître en jugement : or, je crains la mort[11], et je ne suis nullement prêt à paraître devant mon juge.

Pourquoi craindriez-vous la mort ? dit Évangéliste ; cette vie est semée de tant de maux. C’est, reprit Chrétien, que je crains que ce fardeau que je porte ne me fasse enfoncer plus bas que le sépulcre, et ne me précipite dans la Géhenne. Or, monsieur, si la seule idée de la prison me fait trembler, que deviendrai-je quand il me faudra comparaître en jugement, et subir l’exécution de la sentence ? voilà ce qui me jette dans le désespoir.

— Si telles sont vos craintes, pourquoi restez-vous ici dans l’inaction ?

— C’est que je ne sais de quel côté me tourner. Alors Évangéliste lui donna un rouleau en parchemin, sur lequel étaient écrites ces paroles : « Fuyez la colère à venir »[12]. Après les avoir lues, il regarda attentivement Évangéliste et lui dit : Où dois-je fuir ? — Voyez-vous cette petite porte étroite[13] ? dit Évangéliste, en étendant la main, et en dirigeant ses regards de l’autre côté d’une vaste plaine. — Non. — Eh bien ! voyez-vous cette lampe qui jette une vive lumière[14] ? — Il me semble que oui. — Dirigez-vous de ce côté ; regardez toujours fixement cette lumière , et allez droit à elle ; quand vous y serez arrivé, vous verrez la petite porte ; vous n’aurez qu’à frapper, et l’on vous dira ce que vous aurez à faire.

  1. Es. LXIV, 6.
  2. Luc XIX, 33.
  3. Jean V, 39
  4. Ps. XXXVIII, 4
  5. Act. XVI, 30.
  6. 2 Cor. VII, 10.
  7. 2 Pier. III, 7-10.
  8. I Cor. II, 14.
  9. Act. XVI, 30.
  10. Heb. IX, 27.
  11. Job XVI, 22.
  12. Mat. III, 7.
  13. Mat. VII, 13, 14.
  14. Ps. CXIX, 105. 2 Pier. I, 19.