Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/2


CHAPITRE II.


Chrétien poursuit sa route.Obstiné, par suite de son attachement au monde, refuse de l’accompagner.Facile va jusqu’au Bourbier du Découragement, mais n’étant pas soutenu par la grâce divine, il retourne sur ses pas.

Alors Chrétien se mit à courir à toutes jambes. Or, comme il n’était encore qu’à une petite distance de son logis, sa femme et ses enfants lui crièrent de revenir[1] ; mais il se boucha les oreilles, en criant : « La vie, la vie, la vie éternelle ; » et, sans même regarder en arrière[2], il continua sa course à travers la campagne.

Tous ses voisins sortirent pour le regarder[3] ; les uns se moquaient de lui ; d’autres le menaçaient ; d’autres lui criaient de revenir sur ses pas : parmi ces derniers, il y en eut qui résolurent de lui courir après et de le ramener par force. L’un s’appelait Obstiné, et l’autre Facile ; et bien que Chrétien eût beaucoup d’avance sur eux, ils ne se rebutèrent point, et finirent par l’atteindre. Alors il leur dit : « Mes chers voisins, que me voulez-vous ? » Ils répondirent : « Nous voulons vous engager à retourner avec nous. » Mais il reprit : « Cela ne se peut pas ; vous demeurer dans la ville de Perdition, où je suis né aussi bien que vous ; mais j’ai vu le danger qui la menace, et si vous y restez, vous serez tôt ou tard précipités plus bas que le sépulcre, dans un étang ardent de feu et de soufre ; ne vous refusez donc pas, mes chers voisins, à faire route avec moi.

Quoi ! dit Obstiné, abandonner nos amis et toutes les douceurs de la vie !

Oui, dit Chrétien, parce que tout ce que vous abandonnez n’est pas digne d’être comparé à la moindre partie des biens que je cherche[4], et si vous voulez m’accompagner, vous en jouirez tout comme moi ; car, dans le pays où je vais, il y a abondance de biens[5] ; venez juger par vous-même si je ne dis pas la vérité.

Obstiné. Quelles sont donc ces choses qui vous paraissent d’un si grand prix que vous quittiez le monde entier pour les obtenir ?

Chrétien. Je cherche un héritage qui ne peut se corrompre, ni se souiller, ni se flétrir, qui est réservé dans les cieux pour nous[6], et qu’obtiendront, au temps marqué, ceux qui le cherchent diligemment. Si vous voulez lire mon livre, vous y verrez tout cela.

Obstiné. Bah ! je n’ai que faire de votre livre. Voulez-vous revenir avec nous, ou ne le voulez-vous pas ?

Chrétien. Non vraiment, car j’ai mis la main à la charrue[7].

Obstiné. En ce cas, voisin Facile, retournons chez nous sans lui. Il y a des gens si entichés de leurs propres opinions, qu’ils se croient plus sages que tout le reste des hommes.

Ne l’insultez pas, dit Facile ; si ce brave homme dit vrai, les biens qu’il recherche sont préférables à ceux auxquels nous nous attachons, et je me sens enclin à l’accompagner.

Obstiné. Quoi ! encore un fou de plus. Suivez mon conseil et revenez avec moi. Qui sait où cet insensé vous mènera ? Venez, venez, soyez plus sage.

Chrétien. Venez plutôt avec moi, voisin Facile ; outre tous les biens dont je vous ai parlé, vous serez mis en possession d’une gloire infinie. Si vous ne me croyez pas, lisez ce qui est dit dans ce livre ; la vérité de tout ce qu’il contient a été scellée du sang de celui qui en est l’auteur[8].

Facile. Eh bien ! voisin Obstiné, mon parti est pris ; je veux accompagner ce brave homme, et partager son sort. Mais, mon cher compagnon de voyage, connaissez-vous bien la route qui mène à ce lieu si désiré ?

Chrétien. Un nommé Évangéliste m’a dit d’aller à une porte qui est devant nous, m’assurant que là je recevrais les instructions nécessaires pour continuer mon voyage.

Facile.. Eh bien, mon cher voisin, partons. Et ils se mirent en route.

Quant à moi, dit Obstiné, je retourne chez moi ; je ne veux pas m’associer à des visionnaires et des fanatiques.

Or, tout en cheminant, Chrétien et Facile eurent ensemble la conversation suivante :

Chrétien. Eh bien, voisin Facile, comment vous portez-vous ? Je me réjouis de ce que vous vous êtes laissé persuader de m’accompagner. Obstiné lui-même, s’il avait senti comme moi ce qu’il y a de puissant et de terrible dans les choses invisibles, ne nous aurait pas si légèrement tourné le dos.

Facile. Maintenant, mon cher voisin, puisque nous sommes seuls, dites-moi un peu plus au long quelle est la nature des biens que nous recherchons, et comment nous pouvons en être rendus participants.

Chrétien. Il m’est bien plus facile de me les représenter que de vous les décrire ; mais puisque vous désirez les connaître, je vous lirai ce qu’en dit mon livre.

Facile. Et êtes-vous bien sûr que tout ce que contient votre livre soit vrai ?

Chrétien. Oui, sans doute ; car il est l’ouvrage de celui qui ne peut mentir[9].

Facile. Fort bien ; et quelles sont donc ces choses dont il parle ?

Chrétien. Il parle d’un royaume éternel dont nous serons mis en possession[10], et d’une vie éternelle qui nous sera donnée, afin que nous puissions habiter à jamais ce royaume.

Facile. Très-bien ; et que dit-il encore ?

Chrétien. Il dit que nous recevrons des couronnes de gloire et des vêtemens resplendissants comme le soleil dans le firmament[11].

Facile. C’est bien réjouissant. Poursuivez.

Chrétien. Dans ce bienheureux séjour, il n’y aura plus ni cris, ni deuil[12], car le Seigneur du lieu essuiera toutes larmes de nos yeux.

Facile. Et quels sont ceux qui habiteront ce séjour avec nous ?

Chrétien. Nous y serons avec des séraphins et des chérubins, dont la gloire éblouira les yeux de ceux qui les contempleront[13]. Nous y rencontrerons des milliers d’hommes qui y sont entrés avant nous, et qui sont tous revêtus d’une sainteté parfaite, et remplis de charité et d’amour ; ces êtres bienheureux se tiennent tous avec joie en la présence du Seigneur, et marchent sans cesse devant sa face. Nous verrons, parmi eux, les anciens qui ont sur leurs têtes des couronnes d’or[14] ; nous y entendrons une voix de joueurs de harpe[15] ; nous y trouverons, revêtus d’immortalité, tous ceux qui, pour l’amour du Seigneur du lieu, ont été lapidés, sciés, mis à mort, par le tranchant de l’épée ; ceux qui ont été brûlés ou dévorés par les bêtes sauvages, ou noyés dans la mer[16].

Facile. La seule pensée d’une telle gloire suffit pour ravir le cœur ; mais que faut-il faire pour y avoir part ?

Chrétien. Le souverain Maître de ces lieux nous déclare dans ce livre que si nous désirons sincèrement obtenir ces biens, il nous les accordera gratuitement[17].

Facile. Mon cher compagnon de voyage, je suis enchanté de tout ce que vous venez de me dire. Venez, hâtons-nous de poursuivre notre route.

Chrétien. Le fardeau dont je suis chargé ne me permet pas d’avancer aussi rapidement que je le voudrais.

Tout en causant, ils s’étaient approchés d’un bourbier fangeux, qui était au milieu de la plaine ; et comme ils marchaient sans faire attention à leurs pas, je les vis tomber tous les deux dans la boue. Ce bourbier s’appelait le Bourbier du Découragement, Ils s’y débattirent pendant quelques instants, et Chrétien, accablé sous le poids du fardeau qu’il portait, commença à enfoncer.

Facile s’écria alors : Ah ! voisin, où êtes-vous donc ?

Chrétien. Vraiment, je ne le sais pas.

À ces mots, Facile commença à se fâcher, et dit d’un ton irrité à son compagnon : Est-ce là le bonheur dont vous m’avez tant parlé ? Si tel est le commencement de notre voyage, à quoi devons-nous nous attendre avant d’en voir la fin. Si je puis me tirer de ce mauvais pas, je vous laisserai seul posséder ce bel héritage. En prononçant ces paroles, il fit quelques violents efforts et sortit du bourbier du côté de sa maison ; il partit aussitôt, et Chrétien ne le revit plus.

Chrétien resta ainsi seul à se débattre dans le Bourbier du Découragement. Il s’efforçait de gagner le côté opposé à sa maison et le plus rapproché de la Porte étroite ; mais il ne pouvait l’atteindre à cause du fardeau dont il était chargé. Alors je vis venir à lui un homme dont le nom était Secours, qui lui demanda ce qu’il faisait là.

Monsieur, dit Chrétien, un homme, nommé Évangéliste, m’a ordonné de suivre ce chemin pour arriver à la porte qui est devant nous, afin d’échapper à la colère à venir ; et c’est en suivant ses directions que je suis tombé dans ce bourbier.

Secours. Mais pourquoi n’avez-vous pas pris garde aux traces du sentier[18] ?

Chrétien. La crainte s’était tellement emparée de moi, que j’ai fui par le plus court chemin.

Alors Secours lui dit : Donnez-moi la main. Il le tira du bourbier[19], et, après l’avoir mis sur la terre ferme, il lui ordonna de poursuivre sa route.

Voyant cela, je m’approchai de son libérateur, et je lui dis : Monsieur, puis qu’en sortant de la ville de Perdition, il faut nécessairement passer par ici pour arriver à la porte étroite, pourquoi ne comble-t-on pas ce bourbier, afin que les pauvres voyageurs puissent le traverser plus sûrement ?

Ce chemin fangeux, répondit Secours, ne peut être réparé, parce que c’est l’égout où s’écoulent continuellement l’écume et la boue que produit la conviction du péché, et c’est pourquoi il est appelé le Bourbier du Découragement. Car lorsque le pécheur se réveille, à la vue de son état de perdition, il s’élève dans son ame beaucoup de craintes, de doutes et d’inquiétudes qui se réunissent et s’accumulent dans ce lieu. C’est ce qui rend ce terrain si marécageux.

Cependant, la volonté du roi n’est pas que ce passage reste dans un si mauvais état[20]. Ses ouvriers travaillent déjà depuis bien des siècles à le réparer et à le rendre praticable. Ceux qui s’y entendent, disent qu’il n’est pas de meilleurs matériaux pour effectuer cette réparation que de salutaires instructions ; mais bien qu’on n’ait pas cessé de les y verser en abondance, ce lieu est toujours le Bourbier du Découragement.

Il est vrai que, par l’ordre du Souverain, on a placé, de distance en distance, des pierres pour assurer les pas des voyageurs. Mais lorsque les impuretés de ce lieu augmentent, ce qui arrive ordinairement dans les changements de temps, ces pierres sont difficiles à découvrir, et, alors même qu’on les aperçoit, il arrive souvent qu’ayant la vue troublée, on met le pied à côté, en sorte qu’on n’en tombe pas moins dans la boue. Mais de l’autre côte de la porte, le terrain est très-solide[21].

Je vis ensuite dans mon rêve que Facile, de retour chez lui, reçut la visite de ses voisins. Les uns lui disaient qu’il avait agi sagement en prenant le parti de revenir ; d’autres le traitaient de fou pour s’être mis en route avec Chrétien. Quelques-uns se moquaient de lui et l’accusaient de lâcheté, lui disant que puisqu’il avait tenté l’aventure, il n’aurait pas dû se laisser rebuter si aisément. À tous ces discours, Facile n’avait rien à répondre ; il reprit courage et se joignit aux autres pour se moquer de Chrétien.

  1. Luc XVI, 26.
  2. Gen. XIX, 17.
  3. Jer. XX, 10.
  4. 2 Cor. IV, 18.
  5. Luc XV, 17.
  6. 1 Pier. I, 4.
  7. Luc IX, 62.
  8. Heb. IX, 17-24.
  9. Tit. I, 2.
  10. Ésaïe XLV, 17. Jean X, 27, 28, 29.
  11. 2 Tim. IV, 8. Apoc. XXII, 3 Mat. XIII, 43.
  12. Ésaïe LX, 19 20. Apoc. VII, 16, 17, XXI, 4.
  13. Es. VI, 2. 1 Thes. VI, 16, 17. Apoc. V, 11.
  14. Apoc. IV, 4.
  15. Apoc. XIV, 1—5.
  16. 2 Cor. V, 23. Heb.XI, 17.
  17. Es. LV, 1, 2. Jean V, 37, VII, 37. Apoc. XXI, 6, XXII, 17.
  18. Mat. VII, 14.
  19. Ps. XL, 2.
  20. Es. XXXV, 3, 4.
  21. I Sam. XII, 23.