Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/3


CHAPITRE III.


Chrétien, trompé par les avis de Sage-Mondain, se détourne de son chemin et court de grands dangers. Mais ayant heureusement rencontré Évangéliste, qui le remet dans la bonne route, il continue son voyage.

Or, comme Chrétien poursuivait solitairement sa route, il vit un homme qui venait à lui par un chemin de traverse, et qui ne tarda pas à l’aborder. C’était un certain monsieur Sage-Mondain qui demeurait dans la cité de Prudence-Charnelle, grande ville voisine de celle d’où venait Chrétien. Cet homme, frappé de la démarche pleine de tristesse, des soupirs et des gémissements de Chrétien dont il avait ouï parler (car sa sortie de la ville de Perdition avait fait grand bruit de tous côtés), lui adressa la parole en ces termes :

Qu'avez-vous, mon brave homme ? Où voulez-vous aller avec ce pesant fardeau ?

Chrétien. Hélas ! vous avez bien raison de dire qu’il est pesant ; jamais personne n’en a porte un plus lourd. — Et puisque vous désirez savoir où je vais, sachez que je m’achemine vers la porte étroite qui est là devant moi. On m’assure que quand j’y serai parvenu, on m’enseignera ce que je dois faire pour être déchargé de mon fardeau.

Sage-Mondain. Avez-vous une femme et des enfants ?

Chrétien. Oui, mais je suis tellement accablé sous le poids de mon fardeau, que je ne me plais plus avec eux comme autrefois. Il me semble que je suis comme si je n'avais ni femme ni enfants[1].

Sage-Mondain. M’écouterez-vous, si je vous donne un bon conseil ?

Chrétien. Volontiers, s’il est vraiment bon ; car j’ai grand besoin de bons conseils.

Sage-Mondain. Je vous conseille donc de vous débarrasser, sans plus tarder, de votre fardeau ; car tant que vous le porterez, vous n’aurez aucune paix, et vous ne jouirez pas des biens que Dieu vous a accordés.

Chrétien. Je ne désire rien plus que d’être déchargé ; mais, hélas ! je ne puis me débarrasser moi-même de ce fardeau, et il n’y a personne dans notre pays qui puisse l'ôter de dessus mes épaules. C’est pourquoi, comme je vous l’ai dit, je me suis mis en chemin dans l’espoir d’en être délivré.

Sage-Mondain. Et qui vous a conseillé de prendre cette route pour atteindre ce but ?

Chrétien, Un homme appelé Évangéliste, qui m’a paru être très-digne de foi.

Sage-Mondain. C’est un très-mauvais conseiller. Il n’y a pas de chemin plus dangereux et plus difficile que celui qu’il vous a fait prendre. Vous ne tarderez pas à vous en convaincre, si vous suivez son avis. Je m’aperçois que vous en savez déjà quelque chose par expérience. Je vois encore la boue du Bourbier du Découragement attachée à vos habits. Or ce n’est là encore que le commencement des peines et des difficultés auxquelles sont exposés ceux qui suivent cette route. Croyez-moi, je suis plus âgé que vous ; vous trouverez sur ce chemin des douleurs, des fatigues, la faim, les périls, la nudité, l’épée, des lions, des serpents, les ténèbres, et enfin la mort même. C’est là une vérité certaine, confirmée par un grand nombre de témoignages. A quoi bon se précipiter dans un abîme de maux, pour suivre les conseils d’un étranger !

Chrétien. Hélas ! monsieur, le fardeau que je porte me cause bien plus de terreurs que toutes les choses que vous venez de me nommer, et quoi qu’il m’arrive en route, je crois que je pourrai tout supporter si j’obtiens d’en être déchargé.

Sage-Mondain. Comment en êtes-vous venu à sentir le poids de ce fardeau ?

Chrétien. C’est la lecture du livre que j’ai entre les mains qui m’y a conduit.

Sage-Mondain. Je m’en doutais. Il vous est arrivé ce qui arrive à tous les esprits faibles, lorsqu’ils veulent se mêler de choses au-dessus de leur portée ; ils s’égarent et tombent dans le découragement. Quand les hommes sont dans cet état, non-seulement ils se livrent tout comme vous à mille craintes sans fondement, mais ils courent à l’aventure sans savoir eux-mêmes ce qu’ils désirent.

Chrétien. Pour moi, je sais fort bien ce que je désire ; c’est d’être débarrassé de ce pesant fardeau.

Sage-Mondain. Quel soulagement pouvez-vous espérer dans une voie où mille dangers vous attendent ? Si vous voulez m écouter patiemment, je puis vous indiquer un moyen sûr d’obtenir ce que vous souhaitez, sans qu’il soit nécessaire de vous exposer à aucun des dangers qui vous menacent sur la route que vous suivez. Oui, la chose dépend de vous, et au lieu des maux que vous attirerez sur vous en persistant dans votre projet, vous trouverez, si vous suivez mon conseil, le repos, la paix et le contentement d’esprit.

Chrétien. De grâce, monsieur, apprenez-moi votre secret.

Sage-Mondain. Je le veux bien. Dans un bourg nommé le Bourg de la Morale habite un homme très-vertueux, dont le nom est La loi, qui a le talent de savoir ôter de dessus les épaules des gens les fardeaux pareils à celui qui vous accable. Je sais qu’il a rendu beaucoup de services de ce genre. Il connaît même l’art de guérir ceux à qui le fardeau qu’ils portent a troublé l’esprit. C’est à lui que je vous conseille de vous adresser, et vous ne tarderez pas à être soulagé. Sa maison n’est pas éloignée. Si vous ne le trouvez pas lui-même au logis, demandez, son fils. C’est un charmant jeune homme appelé Civilité, qui fera votre affaire aussi bien que le père lui-même. C’est là, je le répète, que vous pouvez être débarrassé de votre fardeau, et si vous n’avez pas l’intention de retourner chez vous (comme aussi je ne vous le conseille pas), vous pouvez mander votre femme et vos enfants et les faire venir dans le Bourg, où il y a maintenant assez de maisons vacantes, et où vous pourrez en avoir une à un prix raisonnable. Les vivres y sont à bon compte et de bonne qualité, et ce qui contribuera surtout à vous rendre heureux, c’est que vous serez entouré d’excellents voisins qui vous accorderont leur estime et leur amitié.

Chrétien réfléchit un moment, et se dit à lui-même que si ce monsieur disait vrai, il ne saurait mieux faire que de suivre son avis. Il demanda donc à son conseiller, de lui indiquer le chemin qui conduisait à la maison du brave monsieur La loi.

Voyez-vous là-bas, dit Sage-Mondain, cette haute montagne ?

Oui, très-bien, répondit Chrétien.

C’est vers cette montagne qu’il vous faut aller, et la première maison que vous trouverez, c’est la sienne.

Alors Chrétien se détourna de son chemin pour aller chercher du secours à la maison de La loi. Mais comme il approchait de la montagne, elle lui parut si haute et si escarpée, et le côté qui faisait face à la route penchait tellement en avant, qu’il n’osa aller plus loin, craignant que la montagne ne lui tombât dessus[2]. Il s arrêta donc tout court, et son fardeau lui parut plus pesant encore qu’il ne l’était auparavant. Il craignait aussi d’être dévoré par les flammes de feu qui sortaient de la montagne[3]. Épouvanté et tout tremblant, il commença à se repentir amèrement d’avoir suivi le conseil de Sage-Mondain. Dans cette perplexité, il vit venir à lui Évangéliste, dont l’aspect le fit rougir de honte. Évangéliste s’étant approché de plus près, le regarda avec un air d’indignation, et lui dit d’un ton sévère : Que faites-vous ici, Chrétien ? A quoi Chrétien, ne sachant que répondre, garda le silence. Évangéliste ajouta : N’est-ce pas vous que j’ai rencontré il y a quelque temps pleurant et vous lamentant, hors de l’enceinte de la ville de Perdition ?

Chrétien. Oui, monsieur, c’est moi-même.

Évangèliste. Ne vous ai-je pas indiqué le chemin qui conduit à la porte étroite ?

Chrétien. Oui, monsieur.

Évangéliste. Comment donc vous en êtes-vous si promptement écarté ? car vous êtes maintenant hors de votre route.

Chrétien. En sortant du Bourbier du Découragement, je rencontrai un monsieur qui m’assura que dans le bourg qui est devant nous, je trouverais un homme qui me délivrerait de mon fardeau.

Évangéliste. Qui est ce monsieur ?

Chrétien. Il a l’air d’un homme comme il faut, et m’a dit tant de bonnes paroles que je me suis laissé persuader. Mais lorsque je suis arrivé au pied de cette montagne, et que j’ai vu à quel point elle penchait en avant, je me suis arrêté tout court, craignant qu’elle ne tombât sur moi et ne m’écrasât.

Évangéliste. Que vous a dit ce monsieur ?

Chrétien raconta alors tout au long la conversation qu’il avait eue avec Sage-Mondain, et tout ce qui s’en était suivi.

Quand il eut terminé son récit, Évangéliste lui dit d’un ton grave : Arrêtez-vous, et écoutez ce que déclare la parole de Dieu.

Chrétien resta immobile et tremblant. Évangéliste continua : « Prenez garde de ne pas mépriser celui qui vous parle ; car, si ceux qui méprisaient celui qui parlait de la part de Dieu sur la terre ne sont point échappés, nous serons punis beaucoup plus si nous nous détournons de celui qui nous parle des cieux »[4]. « Le juste vivra par la foi ; mais si quelqu’un se retire, mon ame ne prend point de plaisir en lui »[5].

Évangéliste fit ensuite l’application de ces paroles en disant à Chrétien : C’est là le malheur dans lequel vous êtes tombé ; vous avez commencé à mépriser le conseil du Très-Haut et à retirer vos pieds du sentier de la paix, et cela au péril de votre ame.

A ces mots, Chrétien tomba anéanti aux pieds d’Évangéliste en s’écriant : Malheur à moi, je suis perdu. — Mais Évangéliste, le voyant dans cet état, le prit par la main et lui dit : « Si quelqu’un a péché, nous avons un avocat auprès du père, savoir Jésus-Christ, le Juste[6]. Ne sois pas incrédule ; mais crois »[7]. Ces paroles rendirent un peu de courage à Chrétien. Il se releva et se tint debout devant Évangéliste qui poursuivit en ces termes : L’homme que vous avez rencontré s’appelle Sage-Mondain, et c’est à juste titre qu’il est ainsi nommé, car il ne goûte que la doctrine du monde[8], et c’est pour cela qu’il va toujours à l’église dans le Bourg de la Morale. Cette doctrine du monde lui plaît, parce qu’elle le délivre du joug de la croix, et parce qu’il est affectionné aux choses de la terre. — De là vient qu’il cherche à traverser mes voies, quoiqu’elles soient justes et droites. Vous devez détester avec horreur le conseil que cet homme vous a donné : en premier lieu, parce qu’il vous a détourné de votre route ; et vous devez vous détester vous-même pour avoir eu la faiblesse de suivre son avis ; car en agissant ainsi vous avez rejeté le conseil de Dieu pour prendre conseil d’un sage selon le monde. Le Seigneur dit : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite[9], » c’est-à-dire, par la porte que je vous ai indiquée ; « car la porte étroite et le chemin étroit mènent à la vie, et il y en a peu qui le trouvent[10]. » C’est de cette porte étroite et du chemin qui y conduit que ce méchant homme a voulu vous éloigner, et il s’en est peu fallu qu’il n’ait réussi à vous perdre ; détestez donc son esprit séducteur, et reconnaissez combien vous avez été coupable de céder à son influence.

En second lieu, vous devez avoir horreur de l’avis qu’il vous a donné, parce qu’il a cherché à vous inspirer de l’éloignement pour la croix, tandis que vous devez la préférer à tous les trésors de l’Égypte[11]. Le Roi de gloire a dit : « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; et celui qui aime son fils et sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ; et celui qui ne prend pas sa croix et qui ne me suit pas n’est pas digne de moi. Celui qui aura conservé sa vie la perdra ; mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera[12]. » Si donc quelqu’un veut vous persuader que vous trouverez la mort dans une voie qui, selon les déclarations de la vérité elle-même, est la seule voie par laquelle vous puissiez trouver la vie éternelle, vous devez repousser avec horreur un pareil mensonge.

En troisième lieu, vous devez détester le conseil que vous a donné Sage-Mondain, parce qu’il vous a fait entrer dans la voie du ministère de mort[13]. Pour vous en convaincre, apprenez à connaître l’homme auquel on voulait vous envoyer, et vous sentirez bientôt combien il est incapable de vous délivrer de votre fardeau.

Cet homme qu’on vous a représenté comme pouvant vous secourir, s’appelle La loi ; il est fils de l’esclave qui est maintenant dans la servitude avec ses enfants[14], et qui est représentée allégoriquement par cette montagne de Sina que vous avez craint de voir tomber, sur votre tête. Or, si ses enfants sont esclaves avec elle, comment pouvez-vous espérer d’être délivré par eux ?

Ce La loi n’a jamais encore réussi à décharger aucun homme de son fardeau, et il n’est pas probable qu’il y réussisse jamais. — Vous ne pouvez être justifié par les œuvres de la loi ; car aucun homme vivant ne peut se délivrer de son fardeau par les œuvres de la loi. Sage-Mondain n’est donc qu’un menteur et La loi qu’un fripon. Quant à son fils Civilité, malgré ses beaux dehors, ce n’est qu’un hypocrite qui ne peut vous être bon à rien. Croyez-moi, ces trois hommes qui font tant de bruit n’ont d’autre but que de vous perdre en vous détournant de la voie de salut que je vous ai indiquée.

Évangéliste, ayant dit ces choses, éleva la voix, et prit le ciel à témoin de la vérité de ce qu’il venait de déclarer. — Soudain des flammes sortirent de la montagne au pied de laquelle se trouvait Chrétien. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et il entendit retentir ces paroles : « Tous ceux qui s’attachent aux œuvres de la loi sont sous la malédiction, puisqu’il est écrit : Maudit est quiconque ne persévère pas dans toutes les choses qui sont écrites au livre de la loi pour les faire. »[15].

Chrétien n’attendait plus que la mort. Il commença à se plaindre amèrement, maudissant l’heure à laquelle il avait rencontré Sage-Mondain, et ne cessant de se traiter lui-même de fou et d’insensé, pour avoir prêté l’oreille à ses avis. Il était aussi tout honteux de penser que des considérations toutes charnelles eussent eu assez d’ascendant sur lui pour lui faire quitter le bon chemin. Il se tourna de nouveau du côté d’Évangéliste et lui dit : Monsieur, que vous en semble ? y a-t-il encore quelque espérance pour moi ? Puis-je encore retourner sur mes pas et me diriger du côté de la porte étroite ? Ne serai-je point abandonné et rejeté avec mépris à cause de mon péché ? Je me repens d’avoir suivi le conseil de cet homme ; mais mon péché peut-il m’être pardonné ?

Évangéliste répondit : Votre péché est très-grand, car vous avez eu deux torts : vous avez abandonné le bon chemin, et vous êtes entré dans une voie défendue. Cependant, prenez courage ; l’homme que vous trouverez à la porte consentira encore à vous recevoir ; car il est plein de compassion pour les pécheurs. Mais, ajouta-t-il, prenez garde de ne plus vous détourner ni à droite ni à gauche, « de peur que vous ne périssiez dans cette voie quand sa colère s’embrasera. »[16].

Là-dessus, Chrétien se disposa à retourner sur ses pas, et Évangéliste, après l’avoir embrassé, lui souhaita amicalement un bon voyage. Il se mit aussitôt en route, s’avançant à grands pas, sans s’arrêter pour parler à personne ni pour répondre à ceux qui le questionnaient. Il marchait comme un homme qui sentait qu’il était sur un terrain défendu, et ne se crut en sûreté que lorsqu’il fut rentré dans le chemin qu’il avait quitté.

  1. i Cor. VII, 29.
  2. Exod. XIX, 18.
  3. Heb. XII, 21.
  4. Heb. XII, 25.
  5. Heb, X, 33.
  6. 1 Jean, II, 1.
  7. Jean XX, 27.
  8. 1 Jean IV, 5.
  9. Luc XIII, 24.
  10. Mat. VII, 14.
  11. Heb. XI, 25, 26.
  12. Mat. X, 37 — 39.
  13. 2 Cor. III, 7.
  14. Gal. IV, 21-27.
  15. Gal. III, 10.
  16. Ps. II, 12.