Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/12


CHAPITRE XII.


Chrétien et Fidèle rencontrent Beau-Parleur. — Caractère d’un homme qui n’a que les apparences de la piété. Bien des gens s’imaginent être de vrais Chrétiens qui n’ont que la connaissance la plus superficielle de l’Évangile.

Je vis ensuite que, chemin faisant, Chrétien et Fidèle aperçurent un homme nommé Beau-Parleur qui marchait à quelque distance devant eux. Il était de grande taille, et avait meilleure façon de loin que de près. Fidèle lui adressa la parole en ces termes : Mon ami, où allez-vous ? Vous rendez-vous aussi à la Cité céleste ?

Beau-Parleur. Oui ; c’est là que je vais.

Fidèle. J’en suis bien aise. J’espère que nous ferons route ensemble ?

Beau-Parleur. Je ne demande pas mieux.

Fidèle. Joignez-vous donc à nous, et nous nous entretiendrons de choses édifiantes.

Beau-Parleur. C’est toujours un plaisir pour moi de parler de bonnes choses, avec qui que ce soit ; et je suis ravi de trouver en vous des personnes qui éprouvent le même besoin ; car, pour dire la vérité, il y a bien peu de gens qui aiment à passer leur temps en voyage de cette manière ; la plupart des hommes préfèrent les conversations frivoles ; c’est ce que j’ai souvent remarqué avec peine.

Fidèle. C’est affligeant, en effet ; car qu’y a-t-il de plus digne des entretiens des mortels sur la terre que les choses de Dieu ?

Beau-Parleur. Vous me plaisez infiniment ; ce que vous dites est plein de sens. Permettez-moi d’ajouter que ce genre de conversation est aussi le plus agréable et le plus utile de tous. Agréable s’entend, pour ceux qui ont quelque amour du merveilleux. Par exemple, si un homme aime à parler d’histoire ou des mystères de la nature, ou de miracles et de prodiges, où peut-il puiser des sujets de conversation aussi intéressants que dans les admirables récits, et les touchantes descriptions que renferme l’Écriture sainte ?

Fidèle. Nulle part, assurément mais notre but essentiel, dans nos entretiens, doit être notre édification.

Beau-Parleur. Vous avez raison ; rien de plus édifiant que de parler de religion : car c’est le vrai moyen d’acquérir beaucoup de connaissances ; entre autres celles de la vanité des choses terrestres et du prix des choses célestes ; c’est ainsi qu’on vient à comprendre la nécessité de la nouvelle naissance, l’insuffisance des œuvres, et le besoin qu’on a de la justice de Christ. C’est ainsi qu’on apprend ce que c’est que se repentir, croire, prier, souffrir, et qu’on parvient à se faire une idée des grandes promesses et des précieuses consolations de l’Évangile. C’est ainsi enfin qu’on peut apprendre à réfuter les opinions fausses, à défendre la vérité, et à instruire les ignorants.

Fidèle. Tout ce que vous dites est vrai, et je suis charmé de vous entendre parler ainsi.

Beau-Parleur. Hélas ! c’est faute de s’occuper de ces choses qu’il y a si peu de personnes qui comprennent la nécessité de la foi et de l’œuvre de la grâce, dans leur ame, pour parvenir à la vie éternelle ; la plupart se reposent aveuglément sur les œuvres de la loi, par lesquelles il est impossible d’entrer dans le royaume de Dieu.

Fidèle. Mais, avec votre permission, la vraie lumière spirituelle est un don de Dieu, et nul ne peut l’acquérir par lui-même, ou simplement en parlant de religion avec les autres.

Beau-Parleur. Je sais tout cela. Car un homme ne peut rien recevoir qui ne lui soit donné d’en-haut ; tout est par grâce et rien par les œuvres ; je pourrais vous citer cent passages à l’appui de cette assertion.

Fidèle. Eh bien donc ! quel sera maintenant le sujet de notre conversation ?

Beau-Parleur. Celui que vous voudrez. Je vous parlerai des choses célestes ou des choses terrestres ; des choses qui appartiennent à la loi, ou des choses qui appartiennent à l’Évangile ; des choses sacrées, ou des choses profanes ; des choses passées, ou des choses à venir ; des choses essentielles, ou des choses accessoires, pourvu que nous nous en entretenions d’une manière qui nous soit utile.

Alors Fidèle, saisi d’admiration et. de surprise, s’approcha de Chrétien qui, pendant tout ce temps, avait continué sa route seul, et lui dit à voix basse : Quel compagnon de voyage nous avons trouvé là ! Cet homme fera assurément un excellent pèlerin. Chrétien sourit modestement. Cet homme, dit-il à Fidèle, en faveur duquel vous êtes si prévenu, en trompera bien d’autres avec ses beaux discours. Il faut le connaître, pour ne pas se méprendre sur son compte.

Fidèle. Le connaissez-vous ?

Chrétien. Si je le connais ! oui, vraiment ; et bien mieux qu’il ne se connaît lui-même.

Fidèle. Quelle espèce d’homme est-ce, je vous prie ?

Chrétien. Il se nomme Beau-Parleur, et il est né dans notre ville ; je suis surpris que vous ne le connaissiez pas : il est vrai que la ville est grande.

Fidèle. De qui est-il fils, et dans quelle partie de la ville demeure-t-il ?

Chrétien. Son père s’appelle Beau-Diseur, et demeure dans la rue du Babil. Quant à lui, il est connu partout sous le nom de Beau-Parleur ; il a la langue bien pendue ; mais c’est un triste personnage.

Fidèle. Il paraît cependant fort honnête homme.

Chrétien. Oui, quand on ne le connaît que superficiellement, et qu’on ne le voit que de loin ; mais on change d’opinion sur son compte, lorsqu’on fait plus ample connaissance avec lui ; il ressemble à ces tableaux qui font un bel effet à une certaine distance, mais qui sont fort laids quand on les examine de près.

Fidèle. Je ne puis m’empêcher de croire que vous badinez ; car je vous ai vu sourire.

Chrétien. Il est vrai que j’ai souri ; mais Dieu me garde de badiner sur un sujet aussi grave, ou d’accuser faussement qui que ce soit. Mais, pour vous le faire connaître plus à fond, je vous dirai que cet homme s’accommode de toutes les compagnies et de toutes les conversations, quelles qu’elles soient. Il parle au cabaret comme il vient de vous parler ; plus il est pris de vin, plus il est éloquent sur ces matières. La crainte de Dieu n’est pas dans son cœur ; on n’en voit aucune trace, ni dans sa maison, ni dans sa conduite ; toute sa religion est sur ses lèvres ; en un mot, c’est un beau parleur, et rien de plus.

Fidèle. En vérité. Alors je me suis bien trompé sur le compte de cet homme.

Chrétien. Assurément. Souvenez-vous du proverbe : « Ils disent et ne font pas ; mais le royaume de Dieu ne consiste point en paroles, mais en efficace »[1]. Il parle beaucoup de la prière, de la repentance, de la foi et de la nouvelle naissance ; mais il se borne à en parler. J’ai passé quelque temps dans sa famille, et j’ai été à même de l’observer chez lui, et dans le monde, et je sais que ce que je vous dis de lui est vrai. Il n’y a pas plus de piété dans sa demeure que de saveur dans le blanc d’un œuf. On n’y entend jamais le son de la prière, on n’y voit aucune trace de repentance. « Le nom de Dieu est blasphémé à cause de lui par une foule de personnes »[2] ; et grâce à lui, la religion est en déshonneur dans tout son voisinage. Les gens du peuple disent : C’est un saint dans le monde, et un démon dans sa famille ; sa femme et ses enfants savent trop bien ce qui en est. Il est si maussade, si bourru, si difficile à contenter, que ses domestiques ne savent comment s’y prendre pour le satisfaire, et osent à peine lui parler. Les marchands qui le servent disent qu’on aurait meilleur marché d’un Turc que de lui ; car il fait toujours tout son possible pour tromper et friponner ceux qui ont à faire à lui. Enfin, il instruit ses enfants à marcher sur ses traces, et s’il découvre chez l’un d’eux quelque sot scrupule (c’est ainsi qu’il nomme toute apparence de délicatesse de conscience), il les appelle des nigauds et des imbéciles ; il ne peut ni leur donner de l’occupation lui-même, ni les recommander à d’autres. Quant à moi, je crois que par son indigne conduite, il a été pour beaucoup de gens une, pierre d’achoppement et de scandale, et que si Dieu n’y met obstacle, il sera encore cause de la perte d’un grand nombre d’ames.

Fidèle. Vous m’étonnez, mon frère ; mais je ne puis me refuser à croire ce que vous dites ; car il m’est impossible de supposer que vous vous exprimiez ainsi sur son compte par aucun sentiment de malveillance.

Chrétien. Si je ne l’avais pas connu depuis longtemps, j’aurais pu me former de lui la même opinion que vous. Bien plus, si ce que je vous dis de lui m’avait été rapporté par des ennemis de la religion, j’aurais traité ces propos de médisances (car je sais que c’est souvent le sort des hommes de bien d’être calomniés par les méchants) ; mais j’ai été moi-même témoin de toutes ces choses, et de bien d’autres encore, non moins condamnables. Tous les gens vraiment pieux ont honte de lui ; ils ne peuvent le regarder ni comme leur ami, ni comme leur frère ; loin de là, son nom seul fait rougir tous ceux d’entre eux qui le connaissent pour ce qu’il est.

Fidèle. Je vois que parler et agir sont deux choses très-différentes, et à l’avenir j’aurai soin de faire cette distinction.

Chrétien. Oui, vraiment, ce sont deux choses aussi différentes l’une de l’autre que l’ame est différente du corps. Car comme un corps sans ame est mort, les beaux discours qui ne sont pas accompagnés d’une conduite qui y réponde sont morts aussi. La pratique est l’ame de la religion. « La religion pure et sans tache envers notre Dieu et notre Père, c’est de visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et de se conserver pur des souillures de ce monde »[3]. Beau-Parleur ne se doute pas de cela ; il croit qu’il suffit d’écouter et de parler pour être bon Chrétien, et ainsi il se séduit lui-même. Écouter la parole, ce n’est que recevoir la semence ; et de simples discours ne suffisent pas pour prouver que nous portions des fruits dans notre cœur et dans notre vie ; cependant, n’en doutons, pas, c’est par les fruits qu’ils auront portés que les hommes seront jugés au grand jour des rétributions[4]. Il ne leur sera pas dit alors : Avez-vous cru ? Mais votre religion a-t-elle consisté en actions ou en paroles seulement ? et ils seront jugés en conséquence. La fin du monde est comparée au temps de la moisson ; et vous savez que lors de la moisson, ce n’est qu’aux fruits que l’on regarde. Non pas sans doute qu’aucune œuvre qui n’est pas faite par un principe de foi puisse avoir du prix ; ce que j’en dis est seulement pour vous montrer combien sera vaine au jour du jugement une piété semblable à celle de Beau-Parleur.

Fidèle. Ceci me rappelle la description que fait Moïse de la bête qui est nette[5]. C’est celle qui rumine et qui a l’ongle divisé ; non pas celle qui rumine seulement, ou qui a seulement l’ongle divisé. Le lièvre rumine bien, et cependant il est souillé, parce qu’il n’a pas l’ongle divisé. Il en est de même de Beau-Parleur. Il rumine, il est avide de connaissances ; il dévore la parole ; mais il n’a pas l’ongle divisé, il ne se détourne pas de la voie des pécheurs ; comme le lièvre, il est souillé ; car il a les pieds semblables à ceux des chiens et des ours.

Chrétien. Oui, et convenez vous-même que saint Paul dit, précisément à propos de ces grands parleurs, qu’ils sont comme « l’airain qui résonne ou la cymbale qui retentit »[6], ou, ainsi qu’il le dit ailleurs, comme « des choses inanimées qui rendent un son »[7], c’est-à-dire des hommes sans vie, sans la vraie foi, sans la grâce de l’Évangile, des hommes par conséquent qui n’entreront jamais dans le royaume des cieux, qui ne seront jamais héritiers de la vie éternelle, bien qu’ils parlent comme s’ils avaient la langue ou la voix d’un ange.

Fidèle. Quelque agréable que m’ait paru d’abord la société de Beau-Parleur, je vous avoue que j’en ai maintenant bien assez. Comment ferons-nous pour nous en débarrasser ?

Chrétien. Suivez le conseil que je vais vous donner, et je vous réponds qu’à moins qu’il ne plaise à Dieu de toucher son cœur et de le convertir, il sera bientôt aussi las de votre société que vous l’êtes de la sienne.

Fidèle. Que voulez-vous que je fasse ?

Chrétien. Approchez-vous de lui, et amenez la conversation sur l’efficace de la véritable piété ; puis, quand il aura donné son assentiment à tout ce que vous direz (ce qu’il ne manquera pas de faire), demandez-lui sans détours s’il éprouve dans son cœur cette efficace de là piété, et s’il la manifeste dans sa vie.

Fidèle donc retourna auprès de Beau-Parleur, et lui dit : Eh bien ! comment vous trouvez-vous maintenant ?

Beau-Parleur. Fort bien, je vous remercie. Nous avons perdu bien du temps que nous aurions pu employer à causer ensemble.

Fidèle. Rien, ne nous empêche de causer maintenant, si vous le trouvez bon ; et, puisque vous m’avez donné le choix du sujet de notre conversation, je voudrais traiter avec vous cette question : Comment la grâce salutaire de Dieu se manifeste-t-elle, quand elle habite dans le cœur ?

Beau-Parleur. Je vois que vous avez envie de discourir sur la puissance de la vérité ; c’est un sujet très-intéressant, et je suis.prêt à vous répondre ; je le ferai en peu de mots. En premier lieu, quand la grâce de Dieu habite dans le cœur, elle nous fait crier bien haut contre le péché. En second lieu…

Fidèle. Un moment, s’il vous plaît. Examinons un point après l’autre. Vous auriez plutôt dû dire, ce me semble, que cette grâce se manifeste en excitant dans l’ame la haine du péché.

Beau-Parleur. Mais quelle différence y a-t-il, je vous prie, entre crier contre le péché et le détester ?

Fidèle. Oh ! une très-grande, vraiment. Un homme peut déclamer contre le péché par politique ; mais il ne peut le détester que lorsqu’il a acquis une sainte conviction du mal du péché. J’ai entendu bien des prédicateurs qui, en chaire, criaient contre le péché, et qui cependant le laissaient régner très-paisiblement dans leur cœur, dans leur conduite et dans leur famille. Quelques personnes crient contre le péché, comme ces mères qui crient contre un enfant quelles tiennent sur leurs genoux, et qu’elles couvrent de baisers et de caresses, tout en l’appelant vaurien et méchant.

Beau-Parleur. Vous embarrassez la question.

Fidèle. Non pas, je tiens seulement à montrer les choses comme elles sont. Mais quelle est la seconde marque à laquelle vous pensez qu’on peut reconnaître l’œuvre de la grâce dans le cœur ?

Beau-Parleur. Une profonde connaissance des mystères de l’Évangile.

Fidèle. Vous auriez dû commencer par là. Mais, n’importe, c’est encore là un signe trompeur. Car on peut avoir une connaissance très-profonde des mystères de l’Évangile, sans que la grâce agisse véritablement, dans l’ame. Un homme peut « connaître tous les mystères, et cependant n’être rien »[8]. Or, un tel homme n’est assurément pas un enfant de Dieu. « Si vous savez ces choses, disait notre Seigneur à ses disciples, vous êtes heureux, pourvu que vous les pratiquiez. » Il n’appuie pas ici sur la nécessité de les connaître, mais sur la nécessité de les pratiquer. Car il arrive quelquefois qu’on sait les choses sans les mettre en pratique. Un homme peut avoir la science d’un ange, et cependant n’être pas chrétien. Ainsi donc ce que vous avancez est faux. Le simple savoir suffit à ceux qui aiment à parler et à se vanter ; mais, pour plaire à Dieu, il faut agir. Ce n’est pas que le cœur puisse être bien disposé sans connaissance ; mais il y a deux sortes de connaissances. L’une qui s’arrête à de vaines spéculations ; l’autre qui est accompagnée de grâce, de foi et d amour, et qui porte celui qui la possède à faire cordialement la volonté de Dieu. La première de ces connaissances suffit au diseur de belles paroles, mais la dernière peut seule satisfaire le vrai chrétien. « Donne-moi de l’intelligence, je garderai ta loi, et je l’observerai de tout mon cœur[9]. »

Beau-Parleur. Vous embarrassez encore la question. Ces choses-là ne tendent pas à l’édification.

Fidèle. Nommez-moi donc quelqu’autre signe auquel on puisse reconnaître l’œuvre de la grâce.

Beau-Parleur. Non, car je vois bien que nous ne pouvons pas nous entendre.

Fidèle. Eh bien ! si vous ne voulez pas me faire part de vos idées à cet égard, voulez-vous me permettre de vous communiquer les miennes ?

Beau-Parleur. Comme il vous plaira.

Fidèle. L’œuvre de la grâce dans l’ame se manifeste soit à celui en qui cette œuvre s’opère, soit aux autres hommes qui ont occasion de se trouver avec lui.

Elle se manifeste, en premier lieu, à celui en qui elle s’opère, en lui donnant une profonde conviction de péché, surtout en l’amenant à voir sa corruption naturelle, et cette coupable incrédulité qui l’entraînerait infailliblement à sa perte, s’il n’obtenait miséricorde de Dieu par la foi en Jésus-Christ. Les découvertes qu’il fait dans son ame le pénètrent de douleur et de confusion ; mais la grâce lui révèle en même temps le Sauveur du monde, et l’absolue nécessité de s’attacher à lui pour être sauvé. De là naissent en lui cette soif et cette faim de Christ, qui lui permettent de s’appliquer la promesse de l’Écriture. Et à proportion de la fermeté ou de la faiblesse de sa foi au Sauveur, il sent croître ou décroître sa joie et sa paix, son amour pour la sainteté, son désir de se rapprocher de Christ, et de le mieux servir. Mais bien que cette œuvre de la grâce se manifeste ainsi à lui, il est rare qu’il réussisse à voir avec évidence qu’elle s’opère vraiment en lui, parce que sa corruption et son aveuglement l’empêchent souvent de juger sainement de son état. C’est pourquoi ce n’est qu’à l’aide d’une raison éclairée que celui en qui cette œuvre s’opère peut y discerner avec certitude l’œuvre de la grâce.

En second lieu, son existence dans le cœur d’un homme se manifeste aux yeux des autres par les signes suivants : 1° une profession sincère de foi en Christ ; 2° une vie conforme à cette profession, c’est-à-dire une vie de sainteté. L’homme qui vit sous l’influence de la grâce aura des affections saintes, des habitudes saintes dans sa famille, s’il en a une, une conduite sainte dans le monde ; il aura en haine le péché, et, dans le secret de son cœur, il se détestera lui-même à cause de sa corruption ; il travaillera à combattre le péché dans sa famille, et à répandre la sainteté dans le monde ; non pas seulement par des paroles, comme le font les hypocrites et les grands parleurs, mais par une soumission pratique à la parole de Dieu, soumission qui prend sa source dans la foi et dans l’amour de Dieu. Et maintenant, Monsieur, dites-moi si vous avez quelque objection à faire à ce court exposé de l’œuvre de la grâce dans le cœur et de sa manifestation dans la conduite ; sinon permettez-moi de vous faire une seconde question.

Beau-Parleur. Mon rôle est maintenant d’écouter, non de faire des objections. Vous pouvez continuer.

Fidèle. Je vous demanderai donc : Votre expérience antérieure, votre vie et votre conduite témoignent-elles de l'action de la grâce dans votre ame ? En d’autres termes, votre religion n’est-elle qu’en paroles et en apparence, ou est-elle aussi en actions et en vérité ? Si vous êtes disposé à répondre à ma question, ne dites rien que ce que le Dieu du ciel sait être vrai, rien aussi que votre conscience ne vous autorise à dire ; car ce n’est pas celui qui se loue soi-même qui est approuvé, mais c’est celui que le Seigneur loue. D’ailleurs, vouloir se donner pour ce qu’on n’est pas, quand on est démenti par sa conduite et par tous ceux de qui l’on est connu, c’est faire preuve d’une grande perversité.

Beau-Parleur parut un instant confus ; mais il ne tarda pas à se remettre, et dit : Vous voilà parlant d’expérience, de conscience et de Dieu, et voulant appeler à lui de la vérité de chaque parole qu’on prononce. Je ne m’attendais vraiment pas à un entretien de ce genre, et je ne suis nullement disposé à répondre à de pareilles questions ; car je ne vois pas le droit que vous avez de me les faire, à moins que vous ne vous croyiez appelé à me faire la leçon, et même, dans ce cas, je ne suis point obligé de vous prendre pour juge ; mais, je vous en prie, veuillez me dire pourquoi vous me faites ces questions ?

Fidèle. D’abord, parce que je vous ai vu si prompt à parler, et que j’ai entendu dire que toute votre piété est dans vos paroles, et que votre vie dément votre profession de foi.

On dit que vous faites honte au nom chrétien ; que votre mauvaise conduite fait grand tort à la religion ; qu’elle a déjà été une occasion de chute pour plusieurs personnes, et qu’il est à craindre qu’elle n’en entraîne un grand nombre d’autres à leur perte. Votre religion s’allie très-bien, dit-on, avec l’avarice, avec l’impureté, avec les jurements, avec le mensonge, avec l’ivrognerie, avec la fréquentation des mauvaises compagnies.

Beau-Parleur. Puisque vous êtes si prompt à croire tout ce qu’on vous dit, et à juger témérairement vos frères, j’en conclus que vous êtes un de ces hommes moroses et mécontents de tout, avec lesquels il ne sert à rien de raisonner ; c’est pourquoi je vous souhaite le bon jour.

Chrétien s’approcha alors, et dit à son compagnon de voyage : Je vous ai bien dit que cela finirait ainsi ; vos discours heurtaient trop directement ses passions. Il a mieux aimé renoncer à votre société qu’à son mauvais train ; mais, enfin, le voilà parti ; laissez-le aller ; nous n’y perdrons rien ; il nous a épargné la peine de nous éloigner de lui : c’est un de ces hommes dont l’apôtre dit : « Sépare-toi de ces gens-là »[10].

Fidèle. Je suis pourtant bien aise que nous ayons eu cette petite conversation avec lui ; il est possible qu’il y réfléchisse quelque jour. Quoi qu’il en soit, je lui ai parlé avec une grande franchise ; s’il périt, je serai net de son sang.

Chrétien. Vous avez eu raison de lui parler si franchement ; une telle fidélité est bien rare de nos jours ; c’est parce qu’on en manque qu’on voit tant de scandales. Il y a un bon nombre de ces beaux parleurs, dont la religion est toute en paroles, et dont la conduite est légère, déréglée, et qui, prenant place parmi les fidèles, et passant pour tels, induisent les mondains en erreur, déshonorent l’Évangile, et affligent les chrétiens sincères. Je voudrais qu’on en agît avec de telles gens comme vous venez de le faire ; il en résulterait que leur vie deviendrait conforme à la parole de Dieu, ou qu’ils s’éloigneraient des gens vraiment pieux. Ils continuèrent ensuite à s entretenir de ce qu’ils avaient vu en chemin, en sorte qu’ils ne s’aperçurent guère des ennuis et des longueurs du voyage, qui, sans cela, leur aurait paru bien difficile à supporter, car ils traversaient un désert.

  1. Mat. XXIII, 3. 1 Cor, IV, 20.
  2. Rom. II, 24.
  3. Jacq. I, 27.
  4. Mat. XIII, 23.
  5. Lév. XI. Deut. XIV.
  6. 1 Cor. XIII, 1-3.
  7. 1 Cor. XIV, 7.
  8. 1 Cor. XIII, 2.
  9. Ps. CXIX, 34.
  10. 1 Tim. VI, 5.