Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/9


CHAPITRE IX.


Chrétien pénètre dans la vallée de l’Humiliation, où il est vivement attaqué par Apollyon, dont il finit pourtant par triompher au moyen de l’épée de l’Esprit et de la foi à la parole de Dieu.

Alors Chrétien annonça à ses hôtesses son intention de poursuivre son voyage, et celles-ci n’y mirent plus d’opposition ; mais il faut d’abord, dirent-elles, que nous retournions à l’arsenal. Là, elles l’armèrent de pied en cap d’armes éprouvées, pour le mettre en état de résister aux attaques auxquelles il pouvait être exposé en route. Ainsi armé, il fut conduit par ses compagnes jusqu’à la porte du Palais magnifique, où il s’arrêta un instant pour demander au portier s’il avait vu passer quelque pèlerin. Le portier lui répondit qu’il en avait vu un.

Chrétien, Le connaissez-vous ?

Le portier. Je lui ai demandé son nom : il m’a dit qu’il s’appelait Fidèle.

Chrétien. Oh ! je le connais ; c’est un de mes compatriotes, un voisin : il vient de l’endroit où je suis né. Croyez-vous qu’il soit déjà bien loin ?

Le portier. A l’heure qu’il est, il doit être parvenu au pied de la colline.

Chrétien. Adieu, bon portier, le Seigneur soit avec vous et vous comble de ses bénédictions pour tout le bien que vous m’avez fait.

Chrétien se remit en route ; mais Discrétion, Piété, Charité et Prudence voulurent absolument l’accompagner jusqu’au bas de la colline, et lui répétèrent encore toutes les exhortations qu’elles lui avaient déjà adressées. Autant que j’en puis juger, dit Chrétien, cette colline est aussi dangereuse à descendre qu’elle est difficile à monter. — Oui, dit Prudence, ce n’est pas chose facile de descendre dans la vallée de l’Humiliation, sans faire aucune chute : c’est pourquoi nous avons voulu vous accompagner. Il continua donc à descendre, mais avec beaucoup de précautions, ce qui ne l’empêcha pas de glisser plus d’une fois. Quand il fut parvenu au pied de la colline, ses charitables compagnes lui donnèrent un pain, une bouteille de vin et quelques raisins secs, et le laissèrent poursuivre sa route seul.

Mais à peine avait-il fait quelques pas dans la vallée de l’Humiliation, qu’il se trouva dans une grande détresse, en apercevant un ennemi furieux qui venait à sa rencontre : son nom était Apollyon. À cette vue, Chrétien commença à s’alarmer, et à hésiter s’il irait en avant, ou s’il retournerait en arrière. Mais se souvenant qu’il n’avait point d’armure sur le dos, et que par conséquent s’il rebroussait chemin, il s’exposerait infailliblement à être percé par les dards de son ennemi, il résolut de l’attendre de pied ferme : car, se dit-il à lui-même, quand je n’aurais d’autre but que de sauver ma vie, encore serait-ce le meilleur parti à prendre. Il continua donc à marcher en avant, et se trouva bientôt en face à Apollyon. C’était un monstre épouvantable, dont le corps était couvert d’écaillés brillantes, semblables à celles des poissons ; il avait des ailes de dragon et des pattes d’ours ; de son ventre sortait du feu et de la fumée, et sa bouche était semblable à la gueule d’un lion. Il jeta sur Chrétien un regard de mépris, et lui demanda d’où il venait et où il allait.

Chrétien. Je viens de la ville de Perdition, qui est plongée dans le mal, et je vais à la cité de Sion.

Apollyon. Je vois que tu es un de mes sujets, car tout ce pays-là m’appartient : j’en suis le prince et le dieu. Comment as-tu osé te soustraire à l’autorité de ton roi ? Si je n’espérais pas que tu rentreras à mon service, je t’étendrais mort à mes pieds.

Chrétien. Il est vrai que je Suis né dans vos états ; mais vous étiez un maître dur, et il était impossible de gagner sa vie à votre service : car le salaire du péché, c’est la mort[1]. C’est pourquoi, dès que je suis parvenu à l’âge de raison, j’ai agi comme doit faire toute personne de bon sens, j’ai cherché à améliorer ma condition.

Apollyon. Il n’est pas de prince qui consente à perdre ainsi ses sujets ; et pour moi, je n’entends pas te laisser échapper aussi facilement. Puisque tu te plains de ton traitement et de ton salaire, j’y remédierai : consens à revenir sur tes pas, et je mettrai à ta disposition tous les biens qui se trouvent dans mes états.

Chrétien. Mais, comment moi, qui me suis engagé au service du Roi des rois, pourrais-je, sans crime, rentrer au vôtre ?

Apollyon. Tu as fait en cela, comme dit le proverbe : tu es tombé de mal en pis ; mais rien n’est plus commun que de voir ceux qui se disent serviteurs du Roi des rois l’abandonner, et revenir à moi. Suis leur exemple, et tu t’en trouveras bien.

Chrétien. Je me suis donné à mon nouveau maître et je lui ai fait serment de fidélité ; si je violais un engagement aussi sacré, je mériterais de mourir du supplice des traîtres.

Apollyon. Tu m’as joué le même tour ; et cependant je suis prêt à tout oublier, si maintenant tu veux revenir à moi.

Chrétien. Quand j’ai promis de vous servir, je n’étais pas d’âge à savoir ce que je faisais ; et d’ailleurs, je sais que le chef sous les étendards duquel je me suis enrôlé a le pouvoir de m’absoudre, et de me pardonner même ce que j’ai fait pour vous. Apprenez d’ailleurs, tyran cruel, que le service du Seigneur, ses dons, ses serviteurs, son gouvernement, son approbation et son royaume, sont mille fois plus précieux à mes yeux que tout ce que vous pouvez m’offrir : renoncez donc à l’espoir de me séduire ; je l’ai choisi pour maître et je ne suivrai que lui.

Apollyon. Considère, je te prie, de sang-froid tout ce qui t’attend dans le voyage que tu as entrepris. Tu sais que la plupart des serviteurs de ton maître finissent mal, parce qu’ils me désobéissent et abandonnent mes voies. Combien n’y en a-t-il pas parmi eux qui ont subi une mort honteuse ! Son service, dis-tu, vaut mieux que le mien ; mais lui est-il jamais arrivé de sortir des lieux qu’il habite pour venir au secours de ceux qui lui appartiennent, tandis qu’on m’a vu mille fois (comme chacun le sait) prendre la défense de ceux qui m’ont servi fidèlement, et les délivrer soit par force, soit par ruse, des mains de ton maître, ou de celles de ses agents. Je t’accorderai, si tu le veux, la même protection.

Chrétien. Si mon maître tarde à venir au secours des siens, c’est afin d’éprouver leur amour, et de voir s’ils lui demeureront fidèles jusqu’au bout. Quant à ce que vous appelez la fin malheureuse de quelques-uns d’entre eux, elle est à leurs yeux la mort la plus belle et la plus glorieuse. Ils ne désirent et n’attendent pas une délivrance immédiate ; ils fixent leurs regards sur la félicité qui leur sera accordée, alors que leur Prince Tiendra dans « sa gloire » et dans celle des saints anges.

Apollyon. Tu lui as déjà été infidèle ; quelle raison as-tu donc de croire qu’il te paiera tes services ?

Chrétien. En quoi lui ai-je été infidèle ?

Apollyon. Tu as perdu courage dès le commencement de ta route, lorsque tu as manqué périr dans le Bourbier du découragement. Tu as eu recours à de mauvais moyens pour te délivrer de ton fardeau, tandis qu’il fallait attendre patiemment que ton Prince vînt t’en débarrasser. Tu t’es lâchement endormi, et pendant ton sommeil tu as perdu ton bien le plus précieux. Tu as été sur le point de rebrousser chemin à la vue des lions, et quand tu parles de ton voyage et de ce que tu as vu et entendu, il y a au-dedans de toi un secret désir de vaine gloire qui se mêle à toutes tes actions et à toutes tes paroles.

Chrétien. Tout cela est vrai, et vous êtes loin d’avoir dit tout ce qu’il y aurait à dire sur mon compte ; mais le Prince que je sers et que j’aime est miséricordieux, prêt à pardonner. D’ailleurs, toutes ces infirmités dont vous parlez, je les avais déjà quand j’étais dans votre pays, car c’est là qu’elles ont pris naissance ; mais j’ai pleuré sur mes péchés, je m’en suis repenti, et j’ai obtenu le pardon de mon Prince.

À ces mots, Apollyon, transporté de fureur, s’écria : Je suis l’ennemi de ton Prince. Je le hais, lui, son peuple et ses lois ; et je suis sorti contre toi exprès pour te combattre.

Chrétien. Prenez garde à vous, Apollyon. Je suis dans la voie royale, dans le chemin de la sainteté ; prenez garde à vous.

Je ne crains rien, dit Apollyon, en se plaçant en travers du chemin, de manière à barrer le passage. Prépare-toi à mourir ; car je jure par mon antre infernal que tu n’iras pas plus loin. C’est ici que tu rendras le dernier soupir.

En prononçant ces paroles, il lança un dard enflammé contre la poitrine de Chrétien ; Mais celui-ci portait un bouclier avec lequel il para le coup.

Cependant il vit que le moment était venu de tirer l’épée et de se défendre. Apollyon, sans lui laisser un instant de relâche, fit pleuvoir sut lui une grêle de traits, et malgré tous les efforts de Chrétien pour les éviter, il fut blessé à la tête, à la main et au pied. Apollyon le voyant reculer, redoubla d’ardeur ; mais Chrétien reprit courage et se défendit vaillamment. Ce terrible combat dura environ une demi-journée, et les forces de Chrétien étaient presque épuisées, car ses blessures l’affaiblissaient de plus en plus.

Apollyon, épiant un moment favorable, serra de près son adversaire, en luttant avec lui, et le jeta par terre. Les armes de Chrétien s’échappèrent de ses mains dans sa chute, et il désespérait déjà de sa vie, lorsque Dieu permit qu’il ressaisît adroitement son épée au moment où son ennemi, se croyant sûr de la victoire, allait frapper le dernier coup. « Ne te réjouis point sur moi, mon ennemi, » s’écria-t-il ; « si je suis tombé, je me relèverai »[2] ; et, en prononçant ces mots, il porta à Apollyon un coup terrible qui le fit reculer comme un homme blessé à mort. Chrétien s’en aperçut, et le frappa de nouveau, en disant : « Dans toutes ces choses nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés »[3]. Alors Apollyon déploya ses ailes de dragon et s’envola, et Chrétien ne le revit plus.

Il faudrait avoir été témoin du combat pour pouvoir se faire une idée des cris et des vociférations d' Apollyon, et des soupirs et des gémissements de Chrétien, pendant tout le temps que dura cette lutte. La figure de ce dernier ne cessa de porter l’empreinte de la tristesse, jusqu’au moment où il s’aperçut qu’il avait blessé son ennemi avec son épée à deux tranchant ; alors, il est vrai, un sourire anima sa physionomie, et il leva les yeux au ciel.

Quand le combat fut fini, Chrétien rendit grâces à celui qui l’avait délivré de la gueule des lions et rendu vainqueur des attaques de son ennemi.

En ce moment, une main parut, présentant à Chrétien quelques feuilles de l’arbre de vie ; il les appliqua sur les blessures qu’il avait reçues dans le combat, et elles furent guéries à l’heure même. Puis il s’assit, mangea du pain et but du vin qui lui avaient été donnés au pied de la colline. Ainsi restauré, il poursuivit sa route, l’épée nue à la main : car, dit-il, j’ignore s’il n’y a pas près d’ici quelque nouvel adversaire prêta m attaquer. Mais il traversa la vallée sans faire d’autre rencontre fâcheuse.

Au bout de cette vallée s’en trouvait une autre appelée la vallée de l’Ombre de la mort ; et il fallait nécessairement que Chrétien y passât, parce que le chemin de la Cité céleste la traversait. Or, c’était un lieu fort solitaire. Le prophète Jérémie l’appelle un désert, un pays de landes ; un pays aride et d’ombre de mort ; un pays par lequel aucun homme, s’il n’est chrétien, ne peut passer ; un pays enfin qui n’est habité par personne.

Chrétien souffrit encore plus dans cette vallée qu’il n’avait souffert pendant son combat avec Apollyon, comme la suite le montrera.

  1. Rom. VI, 23.
  2. Mich. VII, 8.
  3. Rom. VIII, 37. Jacq. IV, 7.