Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/10


CHAPITRE X.


Angoisses de Chrétien dans la vallée de l’Ombre de la mort. Instruit par l’expérience, il la traverse, l’épée nue a la main, et en priant sans cesse ; de sorte qu’il ne lui arrive aucun mal.

Je vis alors, dans mon songe, que Chrétien, parvenu à l’entrée de la vallée de l’Ombre de la mort, rencontra deux hommes qui revenaient sur leurs pas en grande hâte, et qui étaient enfants de ceux qui avaient décrié la terre promise[1]. Il leur demanda où ils allaient.

Les deux hommes. Nous retournons en arrière, et nous vous engageons à en faire autant, si votre repos ou votre vie vous sont chers.

Chrétien. Pourquoi cela ? Que vous est-il donc arrivé ?

Les deux hommes. Ce qui nous est arrivé ! Nous avons été presque jusqu’au bout de la route que vous suivez maintenant, et peu s’en est fallu que nous nous soyons trouvés dans l’impossibilité de revenir : si nous avions fait quelques pas de plus, c’était fait de nous.

Chrétien. Mais encore, qu’est-ce qui vous a tant alarmé ?

Les deux hommes. Nous allions entrer dans la vallée de l’Ombre de la mort ; quand, par bonheur, nous avons regardé devant nous et vu le danger auquel nous allions être exposés[2].

Chrétien. Qu’est-ce donc que vous avez vu ?

Les deux hommes. Nous avons vu la vallée elle-même, qui est horriblement sombre ; on n’y aperçoit que des spectres, des lutins et des dragons, habitants de l’abîme ; on y entend des gémissements et des hurlements continuels, comme ceux que pousseraient des malheureux chargés de chaînes et en proie au plus affreux désespoir ; la plus terrible confusion y règne, et la mort couvre toujours de ses ailes toute la vallée[3]. En un mot, on ne peut se représenter de lieu plus horrible que celui-là.

Chrétien. Rien de tout ce que vous m’avez dit ne me prouve que je ne doive pas passer par cette vallée pour arriver au port du salut[4].

Les deux hommes. Passez-y si vous voulez : quant à nous, nous n’en ferons rien.

Ils se séparèrent, et Chrétien continua sa route, tenant toujours son épée à la main, de peur d’être attaqué.

Je vis alors que tout le long de la vallée, du côté droit, il y avait un fossé très-profond[5]. C’est dans ce fossé que, de tous temps, des aveugles, guidant d’autres aveugles, ont péri misérablement avec ceux qu’ils conduisaient. Du côté gauche de la vallée, il y avait un marais très-dangereux, sur lequel on ne pouvait poser le pied sans enfoncer et sans courir le risque de n’en jamais ressortir. C’est dans ce bourbier que le roi David tomba une fois, et il y aurait sans doute péri, si celui qui est tout-puissant ne l’en avait retiré.

Le sentier qu’il fallait suivre étant fort étroit, Chrétien avait beaucoup de peine à cheminer au milieu de l’obscurité. En effet, quand il cherchait à éviter le fossé qui était d’un côté du chemin, il courait le risque de mettre le pied dans le bourbier qui était de l’autre ; et quand il voulait éviter le bourbier, il était toujours sur le point de tomber dans le fossé. Il continua cependant sa route ; mais je l’entendis soupirer profondément, car le sentier était si obscur, qu’il lui arrivait souvent, après avoir levé le pied, de ne pas savoir où le poser.

Environ au milieu de la vallée, j’aperçus, tout près de la route, le gouffre de l’enfer. Que faut-il que je fasse ? se demanda Chrétien. Des torrents de feu et de fumée et des cris effroyables sortaient à chaque instant de l’abîme, et l’épée dont Chrétien s’était servi avec tant de succès contre Apollyon lui était inutile. Il la remit donc dans le fourreau, et eut recours, pour se défendre, à cette autre arme appelée la prière continuelle[6]. Je l’entendis crier : « Je te prie, Éternel, délivre mon ame »[7] Il marcha ainsi pendant long-temps ; mais à chaque instant il lui semblait qu’il allait devenir la proie des flammes ; il entendait des cris lamentables et des bruits affreux, de sorte qu’à tout moment il craignait d’être mis en pièces ou foulé aux pieds, comme la balayure des rues. Cet horrible spectacle fut sous ses yeux, et ces sons effrayants frappèrent ses oreilles pendant plusieurs heures. Parvenu dans un endroit où il crut entendre une troupe d’ennemis venir à sa rencontre, il s’arrêta, et se mit à réfléchir sur ce qu’il avait de mieux à faire : il était presque tenté de retourner ; mais se rappelant qu’il avait déjà traversé plus de la moitié de la vallée, et qu’il avait échappé à de grands dangers ; pensant d’ailleurs qu’il courrait peut-être plus de risques en retournant en arrière qu’en allant en avant, il se détermina à poursuivre sa route. Cependant les ennemis s’approchaient de plus en plus ; mais quand ils furent tout près de lui, il s’écria à haute voix : « Je marcherai dans la force du Seigneur Dieu, » et aussitôt ils reculèrent et disparurent.

Une chose singulière, et que je ne crois pas devoir passer sous silence, c’est que le pauvre Chrétien avait tellement perdu la tête, qu’il ne reconnaissait plus sa propre voix. Voici comment je m’en aperçus : quand il fut parvenu vis-à-vis du gouffre de l’enfer, un des esprits infernaux le suivit, se glissa doucement derrière lui, et prononça tout bas à son oreille d’horribles blasphèmes, que Chrétien s’imagina avoir prononcés lui-même. Cela le rendit plus malheureux que tout ce qu’il avait souffert auparavant. Il lui était insupportable de penser qu’il vomissait des blasphèmes contre celui qu’il avait jusqu’alors tant aimé ; s’il avait pu s’en empêcher, il ne l’aurait assurément pas fait ; mais il ne pouvait ni se boucher les oreilles, ni concevoir d’où sortaient ces imprécations.

Après que Chrétien eut marché pendant quelques temps dans cet état d’angoisse et de misère, il lui sembla tout-à-coup entendre la voix d’un homme qui le précédait en disant : « Quand je marcherais dans la vallée de l’Ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal, car tu es avec moi »[8].

Cela le réjouit beaucoup ! en premier lieu, parce qu’il en conclut qu’il y avait dans cette vallée d’autres personnes qui craignaient Dieu.

En second lieu, parce qu’il comprit que Dieu était avec ses enfants au milieu même de leur détresse[9].

Pourquoi donc, pensa-t-il, ne serait-il pas avec moi, bien que les difficultés contre lesquelles j’ai à lutter dans ce lieu m’empêchent de m’apercevoir de sa présence ?

Enfin, il était ravi de penser que, s’il parvenait à atteindre celui qui marchait devant lui, il ne serait pas obligé de continuer sa route seul.

Il avança donc et appela ; mais celui qui le précédait, se croyant aussi seul, ne répondit rien. Bientôt après, les premiers rayons du jour parurent, et Chrétien prononça ces paroles : « Il a changé les plus noires ténèbres en aube du jour »[10].

Quand le soleil fut levé, il regarda derrière lui, non dans l’intention de rebrousser chemin, mais pour voir au grand jour les dangers qu’il avait courus pendant la nuit. Il vit alors bien mieux qu’il ne l’avait fait auparavant le fossé qui était d’un côté du chemin et le marais qui était de l’autre, et remarqua combien le sentier qui les séparait était étroit ; il aperçut aussi, mais dans le lointain, les spectres, les lutins et les dragons de l’abîme (depuis qu’il faisait jour, ils ne s’approchaient plus) ; cependant il les entrevit, selon ce qui est écrit : « Il met en évidence les choses qui étaient cachées dans les ténèbres, et il produit au jour l’ombre de la mort »[11].

Alors Chrétien fut vivement touché, en pensant à tous les dangers auxquels il avait échappé pendant sa route solitaire, et dont la lumière du jour lui faisait mieux voir toute l’étendue. Le soleil commençait à se lever et c’était pour Chrétien un nouveau motif de reconnaissance. Car, bien que la première partie de la vallée de l’Ombre de la mort fût dangereuse, celle qui lui restait à traverser était bien plus dangereuse encore : de l’endroit où il était, jusqu’au bout de la vallée, la route était tellement remplie de pièges, de trappes, de filets, de creux et de trous, que s’il avait fait obscur, comme auparavant, quand Chrétien aurait eu mille vies, il est probable qu’il les aurait toutes perdues ; mais, comme je l’ai dit, le soleil était levé, et le pèlerin s écria : « Il faisait luire son flambeau sur ma tête, et par sa lumière je marchais dans les ténèbres »[12].

Grâce à la clarté du jour, Chrétien parvint à l’extrémité de la vallée, où j’aperçus un endroit couvert de sang répandu. On y voyait aussi des os, des cendres et les cadavres mutilés de pèlerins qui avaient autrefois passé par là, et tandis que je cherchais à m’expliquer quelle pouvait être la raison de tout cela, j’aperçus devant moi une caverne qu’habitaient jadis deux géants appelés Pape et Païen, dont la cruauté et la tyrannie avaient occasioné tout ce carnage. Je fus surpris de voir Chrétien passer par là presque sans danger ; mais j’ai appris depuis lors que Païen est mort il y a long-temps, et que l’autre géant est tellement affaibli par l’âge, et a tant souffert des assauts qui lui ont été livrés dans sa jeunesse, qu’il n’a presque plus la force de se remuer ; tout ce qu’il peut faire, c’est de se tenir à l’entrée de sa caverne, d’épier les pélerins qui passent, de grincer les dents et de se mordre les doigts de rage de ce qu’il ne peut plus se jeter sur eux.

Je vis alors Chrétien continuer sa route ; cependant il resta un moment interdit quand il se trouva en face du vieillard, qui se tenait à l’entrée de la caverne, surtout lorsqu’il entendit celui-ci lui crier, pour se consoler de ce qu’il ne pouvait pas le poursuivre : Vous autres pèlerins, vous serez incorrigibles, tant qu’on ne jettera pas un plus grand nombre d’entre vous dans les flammes. Mais Chrétien garda le silence, demeura ferme et passa sans qu’il lui arrivât aucun mal.

  1. Nomb. XIII.
  2. Ps. XLIV, 19 ; CVII, 10.
  3. Job III, 5 ; X, 22.
  4. Jer. II, 6.
  5. Ps. LXIX, 14, 15.
  6. Eph. VI, 18.
  7. Ps. CXVI, 4.
  8. Ps. XXIII, 4.
  9. Job IX, 11.
  10. Amos V, 8.
  11. Job. XII, 22.
  12. Job XXIX, 3.