Le Pèlerinage du chrétien à la cité céleste/19


CHAPITRE XIX.


Les pèlerins ont encore une conversation avec Ignorant ; celui-ci parle le langage des hommes qui ne sont chrétiens que de nom, c’est-à-dire qui professent de croire en Christ et de se confier en lui, bien qu’ils n’aient jamais connu leur état de condamnation, et le besoin qu’ils ont d’être pardonnés et gratuitement justifiés par sa grâce, — Leur entretien avec Temporaire contient des leçons et des avertissements dignes de l’attention sérieuse du lecteur.

Grand-Espoir regardant en arrière, aperçut Ignorant qui les suivait. Voyez, dit-il à Chrétien, avec quelle lenteur ce jeune homme nous suit.

Chrétien. Je le vois bien ; il ne tient pas à faire route avec nous.

Grand-Espoir. Je crois pourtant que s’il avait continué à marcher avec nous, il n’aurait pas eu lieu de s’en repentir.

Chrétien. Non, sans doute ; mais je crains qu’il ne soit loin de penser ainsi.

Grand-Espoir. Je le crois comme vous. Cependant, attendons-le un peu.

Lorsque Ignorant les eut atteints, Chrétien lui dit : Avancez, mon ami pourquoi restez-vous ainsi en arrière ?

Ignorant. J’aime mieux marcher seul qu’en compagnie, à moins que je ne trouve une société qui me convienne.

Ne vous l’avais-je pas dit ? dit tout bas Chrétien à Grand-Espoir. Malgré cela, cherchons à nous entretenir avec lui, pour passer le temps. Puis, s’adressant à Ignorant : Venez avec nous, lui dit-il. Comment vous trouvez-vous ? Dans quel état est maintenant votre ame devant Dieu ?

Ignorant. En bon état, j’espère ; car je n’ai que de bonnes pensées, qui me réjouissent chemin faisant.

Chrétien. A quoi donc pensez-vous ? Dites-le-moi, je vous prie.

Ignorant. Puisque vous voulez le savoir, je vous dirai que je pense à Dieu et au ciel.

Chrétien. Le démon et les damnés y pensent aussi.

Ignorant. Mais j’y pense, avec le désir d’être admis en la présence de Dieu et dans le ciel.

Chrétien. Ainsi font bien des gens qui n’entreront pourtant pas dans le royaume de Dieu : « L’ame du paresseux ne fait que souhaiter, et il n’a rien »[1].

Ignorant. Mais je ne me contente pas d’y penser, j’abandonne tout pour l’amour de ces choses.

Chrétien. C’est ce dont je doute : tout abandonner est une chose plus difficile que la plupart ne le pensent. Mais qu’est-ce qui vous fait croire que vous avez renoncé à tout pour Dieu et pour le ciel ?

Ignorant. Mon cœur me le dit.

Chrétien. Le sage a dit : « Celui qui se fie en son propre cœur est un insensé. »

Ignorant. Cela peut être vrai d’un mauvais cœur, mais le mien est bon.

Chrétien. Quelle preuve en avez-vous ?

Ignorant. C’est qu’il me console par l’espérance du ciel.

Chrétien. C’est peut-être parce qu’il est trompeur ? Le cœur d’un homme peut le consoler par l’espérance d’un bien à la possession duquel il n’a encore aucun titre fondé.

Ignorant. Mais ma conduite est d’accord avec les dispositions de mon cœur, et par conséquent mon espérance est bien fondée.

Chrétien. Qui vous a dit qu’il en fût ainsi ?

Ignorant. Mon cœur me le dit sans cesse.

Chrétien. Votre cœur vous le dit ! mais à moins que la parole de Dieu ne vous rende ce témoignage, tout autre témoignage est sans aucun poids.

Ignorant. Mais les bonnes pensées que j’ai ne prouvent-elles pas que mon cœur est bon ? Et n’est-ce pas une bonne vie qu’une vie qui est conforme aux commandements de Dieu ?

Chrétien. Oui, un cœur qui est rempli de bonnes pensées est un bon cœur, et une vie conforme aux commandements de Dieu est une bonne vie ; mais autre chose est de se persuader qu’on a ces dispositions, ou de les avoir en effet.

Ignorant. Qu’entendez-vous, je vous prie, par de bonnes pensées et par une vie conforme aux commandements de Dieu ?

Chrétien. Il y a diverses espèces de bonnes pensées ; les unes ont rapport à nous-mêmes, d’autres à Dieu, d’autres à Christ, ou à d’autres objets encore.

Ignorant. Quand est-ce que nos pensées, par rapport à nous-mêmes, sont bonnes ?

Chrétien. Quand elles sont d’accord avec la parole de Dieu.

Ignorant. Et quand le sont-elles ?

Chrétien. Quand nous portons sur nous-mêmes le même jugement que porte la parole de Dieu. Ainsi, par exemple, la parole de Dieu dit, en parlant des hommes qui ne sont pas régénérés : « Il n’y a point de juste, non, pas même un seul »[2]. Elle dit aussi : « L’imagination du cœur des hommes est mauvaise dès leur jeunesse »[3]. Or, quand nous avons sur nous-mêmes de telles pensées et de tels sentiments, nos pensées sont bonnes parce qu’elles sont d’accord avec la parole de Dieu.

Ignorant. Je ne croirai jamais que mon cœur soit mauvais à ce point.

Chrétien. C’est précisément ce qui prouve que, pendant toute votre vie, vous n’avez jamais eu, par rapport à vous-même, une pensée vraiment bonne. Mais continuons. La parole de Dieu ne juge pas seulement notre cœur, elle juge aussi notre conduite ; quand nous jugeons l’un et l’autre, comme la parole de Dieu les juge, nos pensées sont bonnes, parce qu’elles sont conformes à cette parole.

Ignorant. Expliquez-vous mieux.

Chrétien. La parole de Dieu dit que « les voies de l’homme sont obliques ; qu’elles ne sont pas droites ; qu’elles ne sont pas bonnes »[4]. Elle dit « que les hommes sont naturellement hors de la bonne voie ; qu’ils ne connaissent pas le chemin de la paix. » Quand un homme juge ainsi ses voies, pourvu qu’il le fasse avec sincérité et avec humilité, il a de bonnes pensées sur sa conduite, parce que ses pensées sont d’accord avec les déclarations de la parole de Dieu.

Ignorant. Et qu’entendez-vous par de bonnes pensées qui ont Dieu pour objet ?

Chrétien. Ce sont celles qui sont d’accord avec ce que sa parole nous dit de lui. Je ne puis maintenant Vous en donner qu’une idée bien imparfaite. Me bornant donc à parler de ce que Dieu est par rapport à nous, je vous dirai que nous avons de bonnes pensées de Dieu, quand nous pensons qu’il nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, et qu’il voit en nous du péché là où nous n’en voyons point ; quand nous nous rappelons qu’il connaît nos pensées les plus secrètes, et qu’il lit dans les replis de notre cœur comme dans un livre ouvert, et qu’il ne peut souffrir de nous voir nous appuyer devant lui, même sur nos meilleures œuvres.

Ignorant. Me croyez-vous assez sot pour m’imaginer que Dieu ne voit pas plus loin que moi, ou pour vouloir aller à lui, en me confiant dans mes œuvres ?

Chrétien. Sur quoi croyez-vous donc que vous deviez vous appuyer devant lui ?

Ignorant. Je pense que je dois croire en Christ pour être justifié.

Chrétien. Comment ! vous pensez que vous devez croire en Christ, tandis que vous ne voyez pas le besoin que vous avez de lui ? Vous ne connaissez ni votre corruption originelle, ni les péchés que vous avez commis ; la bonne opinion que vous avez de vous-même et de vos œuvres prouve manifestement que vous n’avez jamais senti la nécessité d’être revêtu de la justice personnelle de Christ pour être justifié devant Dieu ? Comment donc prétendez-vous que vous croyez en Christ ?

Ignorant. Malgré tout ce que tous en dites, ma foi en Christ est ce qu’elle doit être.

Chrétien. Mais que croyez-vous ?

Ignorant. Je crois que Christ est mort pour les pécheurs, et que je serai justifié devant Dieu et délivré de la malédiction, parce qu’il acceptera miséricordieusement mon obéissance à la loi ; ou, en d’autres termes, je serai justifié parce que Christ rend mes œuvres de piété agréables à son Père par la vertu de ses mérites.

Chrétien. Permettez-moi de vous faire observer, quant à la profession de foi que vous venez de me faire, 1o  que votre foi est une foi imaginaire, dont il n’est question nulle part dans la parole de Dieu ; 2o  que votre foi est fausse, parce que, au lieu de chercher votre justification dans la justice de Christ, vous la cherchez dans votre propre justice. Cette foi vous fait embrasser Christ pour justifier, non votre personne, mais vos œuvres, ou du moins pour justifier votre personne, à cause de vos œuvres, ce qui est une fausse justification. C’est pourquoi cette foi est illusoire, et vous laissera sous le poids de la colère divine au grand jour du jugement ; car la vraie foi justifie le pécheur qui sent qu’il ne peut échapper par lui-même à la condamnation de la loi, en le portant à embrasser la justice de Christ, comme sa seule ressource ; et cette justice de Christ n’est pas destinée à rendre votre obéissance à la loi acceptable devant Dieu pour votre justification ; puisque Christ a accompli la justification du pécheur qui vient à lui, par son obéissance personnelle à la loi, et parce qu’il a souffert pour nous et à notre place. La vraie foi accepte cette justice de Christ, et c’est lorsqu’elle en est revêtue que l’ame se présente devant Dieu, purifiée de toutes ses souillures ; c’est alors qu’elle est reçue en grâce et délivrée dé la condamnation.

Ignorant. Quoi ! vous voudriez que notre confiance reposât uniquement sur ce que Christ a fait lui-même, et non point sur ce que nous faisons. Mais ce serait le vrai moyen de lâcher la bride à nos passions, et de nous laisser vivre au gré de nos désirs ; car si nous pouvons être justifiés de tous nos péchés par la justice personnelle de Christ, quand nous y croyons, peu importe comment nous vivons.

Chrétien. Vous vous appelez Ignorant, et vous méritez bien le nom que vous portez : votre réponse le prouve. Vous ignorez quelle est la véritable justice, celle qui seule peut justifier ; et vous ignorez également que ce n’est que par la foi en cette justice que nous pouvons mettre notre ame à l’abri de la redoutable colère de Dieu. Vous ignorez enfin que l’effet assuré de cette foi à salut dans la justice de Christ, c’est de subjuguer le cœur, de l’amener à Dieu en Christ, et de le pénétrer d’amour pour le nom, la parole, les voies et les enfants du Seigneur.

Grand-Espoir. Demandez-lui si Christ lui a jamais été révélé.

Ignorant. Quoi ! vous êtes aussi un homme à révélations ? Je crois que tout ce que vous et les vôtres vous dites là-dessus ne provient que de cerveaux malades, d’imaginations exaltées.

Grand-Espoir. Christ est tellement caché en Dieu, à la raison humaine livrée à elle-même, que nul homme ne peut le connaître à salut si Dieu le Père ne le lui révèle.

Ignorant. C’est là votre foi, mais ce n’est pas la mienne : et la mienne, je n’en doute pas, est tout aussi bonne que la vôtre, bien que je n’aie pas dans la tête autant de subtilités que vous.

Chrétien. Permettez-moi de vous faire encore une observation au sujet de ce que vous venez de dire : vous ne devriez pas traiter si légèrement cette question ; car j’affirme aussi de la manière la plus positive (ainsi que l’a fait mon compagnon de voyage) que nul ne peut connaître Jésus-Christ si le Père ne le lui fait connaître, et que la foi par laquelle l’ame embrasse Christ doit (pour être véritable) être produite par l’infinie puissance de Dieu. Mais je vois bien que vous ignorez absolument l’efficace de cette foi. Réveillez-vous donc ; sentez votre misère ; recourez promptement, et de tout votre cœur à Jésus-Christ ; et par sa justice, qui est la justice de Dieu (puisque Jésus est Dieu), vous serez délivrés de la condamnation[5].

Ignorant. Vous courez tellement, que je ne puis vous suivre : prenez les devants ; je marcherai plus lentement derrière vous.

Alors Chrétien s’adressant à son compagnon de voyage, lui dit : Venez, mon cher frère, je vois bien qu’il nous faut continuer seuls.

Ils avancèrent en effet, et Ignorant les suivit à quelque distance, en se dandinant. Chrétien dit à son ami : Je suis bien affligé de l’état de cet homme ; assurément il finira mal.

Grand-Espoir. Hélas ! il y a dans notre ville une quantité de gens qui lui ressemblent ; il y a des familles entières où l’on ne trouve que des gens dans cet état, même parmi ceux qui professent de vouloir faire le pélérinage de la Cité céleste : et s’il y en a tant dans notre pays, combien ne doit-il pas y en avoir dans la ville natale d’Ignorant.

Chrétien. La parole de Dieu dit : « Il a bouché leurs yeux de peur qu’ils ne voient »[6]. Mais maintenant que nous sommes seuls, dites-moi ce que vous pensez de ces gens-là ? Croyez-vous qu’ils n’aient jamais de conviction de péché et qu’ils soient toujours tranquilles sur leur état ?

Grand-Espoir. C’est à vous à répondre à cette question ; vous avez plus d’âge et d’expérience que moi.

Chrétien. Je crois qu’ils ont quelquefois des doutes sur leur état ; mais leur ignorance les empêche de croire que ces convictions de péché tendent à leur bien ; et en conséquence ils travaillent de toutes leurs forces à les étouffer, et persistent avec une extrême présomption à se flatter eux-mêmes dans les voies de leur propre cœur.

Grand-Espoir. Je crois, en effet, que la crainte est fort utile aux hommes qui font le pélérinage de la Cité céleste.

Chrétien. Assurément, si c’est une crainte religieuse ; car la parole dit : « La crainte de l’Éternel est le commencement de la sagesse »[7].

Grand-Espoir. Qu’est-ce qui caractérise la crainte religieuse ?

Chrétien. On la distingue à trois caractères : 1° elle est produite par de salutaires convictions de péché ; 2° elle conduit l’ame à s’attacher fortement à Christ pour obtenir le salut ; 3° elle fait naître et entretient dans l’ame un grand respect pour Dieu, pour sa parole, pour ses voies ; elle maintient la délicatesse de conscience, qui fait craindre à l’homme de se détourner à droite ou à gauche de la bonne voie ; et de rien faire qui puisse déshonorer Dieu, troubler la paix de son ame, contrister l’Esprit Saint ou causer du scandale.

Grand-Espoir. Je crois que vous avez raison. Sommes-nous bientôt hors du Terrain enchanté ?

Chrétien. Pourquoi ? Êtes-vous las de notre conversation ?

Grand-Espoir. Non, en vérité ; mais je voudrais savoir où nous sommes.

Chrétien. Nous n’avons plus qu’une demi-heure de marche, et nous aurons dépassé ces lieux dangereux. Mais revenons au sujet de notre entretien. Les ignorants ne savent pas que les convictions de péché qui les alarment ont pour but le bien de leur ame, et ils travaillent à les étouffer.

Grand-Espoir. Et quels moyens emploient-ils pour y parvenir ?

Chrétien. 1° Ils se persuadent que les craintes qu’ils conçoivent sur leur état leur sont inspirées par le Démon (quoique dans le fait ce soit Dieu qui les fait naître dans leur ame), et dans cette idée ils combattent ces convictions de péché, comme si elles devaient les conduire à leur perte ; 2° ils s’imaginent aussi que ces craintes peuvent renverser leur foi, tandis, hélas, qu’ils n’ont point de foi ; et ils endurcissent leur cœur contre elles ; 3° ils se flattent présomptueusement de n’avoir rien à craindre, et il en résulte que, malgré ces inquiétudes secrètes, ils se plongent de plus en plus dans la fausse sécurité ; 4° ils sentent que ces craintes tendent à leur ôter l’idée qu’ils ont conçue de leur prétendue sainteté, et par cette raison encore ils les combattent de toutes leurs forces.

Grand-Espoir. Ce que vous dites, je l’ai éprouvé moi-même avant de me connaître.

Chrétien. Laissons maintenant ce qui concerne notre pauvre Ignorant, et parlons d’autres choses édifiantes.

Grand-Espoir. De tout mon cœur. Quel sera le sujet de notre entretien ?

Chrétien. Avez-vous connu, il y a dix ans, dans votre pays, un certain Temporaire, qui montrait alors un grand zèle pour la religion ?

Grand-Espoir. Oui ; il demeurait dans la ville de Sans-Grâce, située à environ une demi-heure de la ville de Probité, et était voisin d’un nommé Tourne-le-Dos.

Chrétien. Précisément ; je crois même qu’il habitait la même maison que cet homme. Eh bien ! il fut une époque où la conscience de Temporaire était jusqu’à un certain point réveillée ; je crois qu’il n’était pas sans connaissance de sa misère et du salaire qui était du à ses péchés.

Grand-Espoir. Je le crois comme vous ; ma maison n’étant pas éloignée de la sienne, il venait souvent me voir, et presque toujours les larmes aux yeux. Il me faisait vraiment pitié, et je n’étais pas sans espérance de lui. Mais son exemple prouve bien que « ceux qui disent à Jésus : Seigneur, Seigneur, n’entreront pas tous dans le royaume de Dieu. »

Chrétien. Il me dit un jour qu’il était déterminé à entreprendre le pélérinage de la Cité céleste ; mais malheureusement il se lia tout à coup avec un nommé Sauve-soi-même, et dès-lors nous devînmes étrangers l’un à l’autre.

Grand-Espoir. Puisque nous sommes sur ce chapitre, entretenons-nous un peu des motifs qui portent les gens de cette espèce à revenir sur leurs pas subitement, après s’être mis en route.

Chrétien. Cela pourra nous être très-utile : commencez par m’exposer ce que vous en pensez.

Grand-Espoir. Je vous dirai donc que la conduite de ces gens a, selon moi, quatre motifs principaux.

1° Leur conscience est bien réveillée, mais leur cœur n’est pas changé : c’est pourquoi, quand les craintes que faisait naître en eux le sentiment de leur culpabilité, s’évanouissent, le désir qu’ils avaient du ciels évanouit aussi, et ils reprennent le genre de vie auquel ils avaient paru renoncer.

2° Ils sont dominés par les frayeurs secrètes qu’ils éprouvent, je veux dire par la crainte des hommes ; car « la crainte qu’on a de l’homme fait tomber dans un piège »[8]. Ainsi, quoiqu’ils paraissent pleins d’ardeur pour les biens du ciel, aussi longtemps qu’ils se croient environnés des flammes de l’enfer, quand la terreur des jugements de Dieu n’agit plus autant sur eux, ils y pensent à deux fois avant de se convertir ; ils se disent qu’il ne faut pas manquer de prudence et s’exposer, pour des biens inconnus, à perdre tout ce qu’ils possèdent, ou à attirer sur eux, sans nécessité, une foule de maux, et ils recommencent à suivre le train du monde comme auparavant.

3° La honte dont le monde couvre la piété les arrête ; ils sont fiers et orgueilleux, et à leurs yeux la religion est une petitesse et une chose méprisable ; dès qu’ils n’ont plus la crainte de l’enfer et de la colère à venir, ils retournent à leur ancien genre de vie,

4° Ils ne peuvent supporter de méditer sérieusement sur leur état de péché. Quoique la première vue de leur misère puisse les faire fuir là où fuient les justes pour se mettre à l’abri de la condamnation, cependant, comme ils chassent de leur esprit jusqu’à la pensée de leur crime et de leur danger, lorsqu’une fois ils sont débarrassés des terreurs que leur inspirait la perspective de la colère de Dieu, ils endurcissent volontairement leur cœur, et marchent dans des voies où ils s’endurcissent toujours davantage.

Chrétien. Vous n’êtes pas loin de la vérité. En effet, la cause de leur rechute, c’est que ni leur cœur, ni leur volonté ne sont changés. Ils se conduisent comme un malfaiteur endurci, qu’on voit trembler devant son juge, et donner des signes de repentir ; mais d’un repentir qui ne provient que de la crainte du gibet, et non d’un sentiment d’horreur pour le crime qu’il a commis ; et la preuve, c’est que si on lui rend la liberté, il recommence à voler, ce qui n’arriverait point si son cœur était changé.

Grand-Espoir. Maintenant que je vous ai dit pourquoi les gens dont nous parlons retournent en arrière, dites-moi comment ils en viennent là.

Chrétien. Je le veux bien. Ils commencent par bannir de leur esprit le souvenir de Dieu, de la mort et du jugement. Ils arrivent ensuite par degrés à négliger volontairement plusieurs de leurs devoirs, tels que la mortification de la chair, la vigilance et le repentir. Bientôt ils fuient la société des chrétiens qui sont pleins de vie et de ferveur. Ils deviennent indifférents à l’observation de leurs devoirs publics, tels que l’ouïe de la prédication, la lecture de la parole et les conversations édifiantes. Ils condamnent ensuite, sans miséricorde, les infirmités qu’ils parviennent à découvrir dans les voies des gens pieux, et ils s’en servent comme d’un prétexte pour secouer entièrement le joug de la religion. Après quoi ils se jettent dans la société des hommes légers dans leurs mœurs et déréglés dans leur conduite. Puis ils encouragent, en secret, les discours profanes et licencieux, et s’autorisent des fautes que commettent ceux qui sont regardés comme pieux pour pécher eux-mêmes avec plus d’effronterie. Ils en viennent ainsi à commettre ouvertement, et sans le moindre scrupule, ce qu’ils appellent de petites fautes, jusqu’à ce que, complètement endurcis, ils ne craignent plus enfin de se montrer tels qu’ils sont. C’est ainsi que, plongés dans un abîme de misère, à moins qu’un miracle de la grâce de Dieu ne les sauve comme au travers du feu, ils périssent à jamais, victimes de leur aveuglement volontaire.

  1. Prov, XIII, 4.
  2. Rom. III, 10.
  3. Gen. VIII, 21.
  4. Ps. CXXV, 5 ; Prov. II, 15 ; Rom. III.
  5. Mat. XI, 28 ; Rom X, 3, 4.
  6. Es. VI, 10 ; Jean XII, 40.
  7. Job XXVIII, 28 ; Ps. CXI, 10 ; Prov. I, 7, chap. IX, 10.
  8. Prov. XXIX, 25.