Le Livre des petits enfants (Hauman)/Texte entier

Louis Hauman et compagnie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. Illus.-TDM).

LE SONNEUR AUX PORTES.
Pas un Marteau, pas une Sonnette, n’échappait à leur avide recherche


LE LIVRE
DES
PETITS ENFANS.

LEÇONS DU PREMIER AGE.
Par Mme Desbordes Valmore.
BRUXELLES,
LOUIS HAUMAN ET COMP., LIBRAIRES.
1834.



PRÉFACE AUX ENFANS.


Dieu, lorsqu’il eut fait les hommes, chercha un adoucissement à leurs peines, et mit au monde l’amour maternel.

Depuis ce temps, les enfans sont heureux, ils ont des mères pour veiller sur eux, et pour les embrasser.

Étant petits, elles les soignent avec sollicitude, leur font des lits propres et doux, leur apprennent à prier, à lire, et à aimer ! Elles les aiment tant, ces mères ! Une d’elles, qui a bercé les siens en cherchant à les instruire par des leçons tendres et faciles, les a rassemblées pour tous les petits enfans, à qui les siens envoient des vœux, des baisers, et leur livre qu’ils savent par cœur. Au revoir dans la vie, chers écoliers, courage !



SIMPLE PRIÈRE.


— Venez dire votre prière, mon amour.

— Ne jouez pas avec vos mains jointes.

— Ne cherchez pas à vous enfuir, ni à sortir de mes genoux ; car vous êtes devant Dieu quand vous priez avec moi.

— Allons : il vous écoute.

— « Mon Dieu ! étendez votre main sur ma mère, afin qu’elle me conduise où vous voulez que j’aille.

Je n’aurai jamais peur le soir, dans le corridor sans lumière, parce que je sais bien que vous y êtes avec moi ; quand je tomberai, je ne crierai pas, car sauvé ou blessé, c’est toujours dans vos bras que l’on tombe. Merci, mon Dieu, d’être partout où je serai ! cette pensée me donnera du courage, et je n’aurai d’autre crainte que celle de vous déplaire.

Après avoir prié, mon Dieu, je lèverai ma tête vers vous, pour recevoir dans les rayons du jour les baisers, que vous envoyez à vos enfans.

Bonsoir, mon Dieu ! faites descendre la paix et le sommeil sur notre maison ! c’est si doux de dormir comme les hirondelles dans leurs nids. »



LE PETIT GÂTÉ.


Venez, que je vous dise ce que l’on m’a raconté d’un très-petit garçon.

Un jour qu’il s’était endormi profondément sur un monceau de fleurs, destinées à faire des guirlandes pour la Fête-Dieu, il se réveilla comme suffoqué, les membres engourdis, la tête lourde, si faible et si pâle, que sa mère crut qu’il allait mourir. Les fleurs, en trop grande abondance, voyez-vous, sont aussi dangereuses qu’elles sont attrayantes : il ne le savait pas, si nouveau dans ce monde.

Ainsi donc, sa mère, triste et active en même temps, le veilla nuit et jour, ouvrant fréquemment les fenêtres, afin que son lit, qui n’était pas plus grand qu’un berceau, fût constamment purifié par l’air.

Mais les parfums avaient comme paralysé l’enfant. Sa mère en était si pleine d’affliction qu’elle ne mangea plus, ne dormit plus, et laissait coucher son doux malade sur ses genoux, jusqu’à ce qu’elle devint malade elle-même ; car, nulle peine ne lui paraissait trop grande pour sauver la vie de sa jeune créature.

Il plut à Dieu de rouvrir les yeux fermés de l’enfant. Un soir il sourit à sa mère, et ils furent guéris tous deux !

Alors elle pensa qu’il allait être reconnaissant, et qu’il l’aimerait davantage ; car elle l’aimait davantage aussi par tous les tendres soins que lui avait coûté cet amour malade.

Mais voici ce qui me coûte à vous avouer.

Il ne fut pas si bon qu’il devait l’être.

Si sa maman n’était pas à la maison, il ne voulait pas se laisser mettre au lit par sa bonne. Il criait, se tordait comme un petit serpent, jusqu’à ce qu’elle revînt, et l’on dit même qu’un soir il tira la langue avec une grimace, qui fait pleurer la Vierge, la Vierge si tendre aux enfans soumis ! Ce train recommençait quand on l’habillait le matin. Il accrochait ses petites mains aux barres de son berceau, et criait :

« Je veux maman ! je veux maman ! »

Ainsi, la servante était mortifiée dans son zèle, et le déjeuner fort retardé : tout allait mal. Quand sa patiente mère lui montrait à lire, dans un livre acheté exprès pour lui, il retenait à peine une lettre, il roulait le coin des pages, et il était, puisqu’il faut tout vous dire, devenu si friand, qu’il ne tendait les bras qu’aux gâteaux dont il emplissait sa bouche à perdre la respiration. Un tel état de choses ne pouvait durer. Sa maman se mit à réfléchir dans son cœur, et dit :

« Quelle triste chose ! j’ai bercé et nourri cet enfant, je l’ai veillé sur mes genoux jusqu’à ce qu’il fût sauvé ; je dois maintenant le guérir d’une autre maladie : la malice. Mon Dieu ! inspirez-moi ! car je trouve qu’il est devenu très-méchant et je ne puis avoir ni paix ni calme avec lui.

Dieu lui inspira de parler ainsi au petit gâté. J’ai à vous apprendre, enfant ! que je voudrais aimer comme autrefois, qu’il faut nous quitter pour un peu de temps. Venez que je vous embrasse, car nous ne nous reverrons que quand vous serez corrigé de vos mauvaises habitudes ; vous avez troublé la paix de ma maison !

L’enfant s’arrêta devant sa mère sérieuse et grave : il la regarda long-temps, et long-temps sa poitrine se souleva ; car tout jeune qu’il était, il pensait que jamais et nulle part il ne trouverait une si douce amie que sa mère, et qu’il allait être malheureux ; on doit avouer qu’il l’aimait beaucoup, et plus que les gâteaux, et plus que tout.

Il laissa donc éclater un long sanglot, où sa mère entendit qu’il disait :

« Je serai bon ! je serai bon ! »

Cette promesse suffit pour attendrir la mère, qui le prit dans ses bras et lui dit : je vous crois ! ne pleurez plus. Et cette promesse fut remplie comme si elle eût été faite par devant notaire ; encore mieux peut-être.

Car vingt notaires ne sont pas plus imposans que la crainte de désobéir à une mère qui croit en vous ; et de mentir à sa conscience, tribunal des petits comme des grands enfans de Dieu.



L’ENFANT AUX PIEDS NUS.


On a vu un garçon qui paraissait avoir au moins trois ans, faire une chose qui étonna beaucoup ceux qui le regardaient, et qui le blâmaient comme vous le ferez aussi.

Il avait de beaux souliers, qui empêchaient que ses pieds ne fussent meurtris par les pierres dures, ou mouillés par l’eau du puits qui rend les cours humides ; il pouvait donc courir en sûreté et en joie : mais il prit dans sa tête qu’il serait mieux d’aller sans souliers, quoiqu’il ait vu quelques enfans pauvres aux pieds tors et sanglans, par la privation d’un bien si utile. Le voilà donc qui commence par rompre les forts cordons de sa chaussure, et qui livre au ruisseau d’abord un soulier, puis un autre, les regardant fuir et dériver le long de la rue, avec des battemens de mains, et des regards pleins d’orgueil ; cette petite flotte lui parut être le modèle d’un bateau de cuir ; un brevet d’invention l’eût rendu moins fier. Les souliers, submergés et pleins d’eau, s’arrêtèrent par bonheur devant une pauvre femme, qui les fit sécher au soleil, remerciant Dieu de lui envoyer pour son enfant cette parure salutaire : Dieu n’avait pas voulu qu’ils fussent perdus pour tout le monde.

L’inventeur de bateau, très-léger et très-fier, courut alors en sauvage, ici dans l’herbe, là sur le gravier, ne manquant pas de s’humecter à chaque trou plein d’eau qu’il avait le bonheur de rencontrer et d’y faire des bulles. Ses bons bas chauds et bleus ne furent bientôt que des lambeaux malsains et noirs à ne pas les reconnaître, à ne pas les toucher.

Alors il se blessa : alors son pied saigna sous la rencontre d’un verre brisé ; alors il revint un peu boiteux, sur ses jambes froides comme la neige ; et rampa le long de l’escalier d’où sa mère le regardait venir.

— Pieds nus !… dit-elle, avec une triste surprise.

— Non, maman, pieds bas, dit le prodigue en n’osant les montrer pour sa justification !

— Fol enfant ! reprit sa mère inquiète et fâchée ; venez d’abord que je vous ôte ces bottes de boue, et que je lave ce sang qui fait tourner le mien. Quand vous serez guéri, ah ! que je vous gronderai !

Mais elle ne le gronda que long-temps après, car il fut très-malade, criant la nuit, avec la fièvre ; souffrant une triste punition de sa faute. Après qu’il fut guéri, et grondé, on lui racheta de beaux et bons souliers. Il n’en fit plus de bateaux, mais les porta reconnaissant et soumis.



LA POUPÉE MONSTRE.


Inès avait une nouvelle poupée. Ô joie ! une poupée toute neuve, avec deux perles pour regarder Inès ; deux bras pour les lui tendre nuit et jour ; une bouche riante et silencieuse pour ne la contredire jamais.

Le premier jour, ce fut entre elles un commerce doux et paisible, on n’entendait que le murmure des baisers d’Inès sur les joues écarlates et brillantes de sa fille ; car elle avait déclaré qu’elle voulait être sa mère.

Le lendemain Inès prit une voix grave et sévère, elle paraissait mécontente de son idole ; et sur un certain bruit d’une petite main qui frappe un corps dur, accompagné de ces mots : allez ! allez ! allez ! la maman d’Inès se montra. Il n’y avait pas à en douter, la poupée avait été fouettée, sa belle robe rose en désordre l’attestait dans le coin sombre où elle était en pénitence.

— Que t’a-t-elle fait pour te changer ainsi ? — Maman ! dit Inès exaltée, elle est boudeuse, entêtée ; oh ! maman ! c’est un monstre ! je lui donne tout ce que j’ai ; eh ! bien !…

— Eh ! bien ! dit sa mère qu’exiges-tu de plus que le bonheur de lui donner ? veux-tu qu’elle ait un cœur et une voix pour te remercier, quand c’est toi qui lui dois de la reconnaissance ? confie moi ta fille à élever, chère enfant, je t’apprendrai le métier de mère : Il est difficile ! crois-tu que ce soit parce que tu es parfaite que je ne peux me résoudre à te fouetter ? c’est parce que je t’aime, et que je n’exige pas qu’une tête si petite que la tienne comprenne ce que j’ai appris depuis si long-temps ; sois donc pour ta poupée ce que je suis pour toi. La maman d’Inès s’éloigna après l’avoir tendrement embrassée.

Inès demeura au milieu de la chambre jetant de longs regards vers le coin où la disgraciée lui parut triste ; elle s’en approcha de meuble en meuble ; et lui dit enfin à l’oreille : — viens ! je t’aime encore. Je n’exige pas qu’une tête si petite que la tienne comprenne ce que j’ai appris depuis si longtemps !

Pour les enfans, chaque parole nouvelle porte un ver ou un fruit.


LA BRISEUSE D’AIGUILLES.


Une petite fille, dont je ne peux me décider à écrire le nom, parce qu’elle serait triste que l’on connût sa faute, et qu’il faut appeler tout simplement la petite briseuse d’aiguilles, commençait à faire quelques ouvrages assez réguliers : pourtant elle tenait si gauchement son aiguille, qu’elle les brisait toutes ; c’était déjà bien mal ; mais ce qui l’était bien plus, c’était de jeter tous ces débris à travers la chambre, comme une petite sans soins, sans prévoyance pour les accidens qui pouvaient en résulter.

— Soyez sûre, mon petit ange, lui dit plusieurs fois sa maman, que cette habitude vous fera du chagrin ; car vous blesserez quelqu’un en répandant ainsi ces fines barres de fer, qui peuvent pénétrer à travers des souliers légers, jugez des pieds nus ! et voudriez-vous, ma fille, avoir jamais blessé quelqu’un ?

— Oh ! non, maman ! jamais, c’est la dernière fois, s’écria-t-elle en relevant à part ces fragmens dangereux. Et ce ne fut pas la dernière fois !

— Elle travailla encore sans se corriger, elle cassa des aiguilles ; et pour ne pas employer l’espace d’une seconde à les ranger avec ordre, elle les jeta par dessus sa tête comme un vrai dragon de désobéissance, en ayant l’air de dire : bah ! tant pis !…

Ce qui était un tort ajouté à deux autres torts ; cela ne vous fait-il pas de la peine ? Moi, cela m’en fait ; car, du reste, cette petite imprudente n’était pas méchante, vous allez voir.

Un matin, son plus jeune frère qui commençait à marcher seul, fut un moment laissé par sa bonne auprès de son berceau, sans qu’elle lui eût mis encore ses petits souliers. L’enfant, tout libre et tout content, accourut ainsi pieds nus pour embrasser sa sœur, qui était fort affairée d’un feston plus fin que les autres, où elle avait déjà cassé bien des aiguilles.

Un cri perçant de l’innocente et joyeuse créature fit pâlir la petite brodeuse ; et, avec un battement de cœur que l’on croit entendre, elle accourut au secours de l’enfant, qui, tombé de douleur, tenait en l’air son petit pied, en poussant des cris si perçans, que sa sœur ne pouvait les étouffer en le baisant sur sa bouche toute grande ouverte.

Ce fut une pitié de voir ce pied délicat et rose s’enfler, malade et fiévreux au point qu’il fallut des bains de mauve, des compresses de lait, des bandelettes et des soins de mère qui valent un régiment de médecins, pour empêcher que ce pied charmant ne fût coupé ; ce qui fait frémir d’y penser. Ce fut triste aussi de voir cette pauvre briseuse d’aiguilles, pleine de repentir, pâle et honteuse entre sa mère qui était fort grave, et son cher frère, enveloppé comme un petit boiteux, qui la caressait au lieu de lui faire un reproche.

Nous devons lui rendre la justice de dire qu’elle se corrigea pour la vie, et devint la plus rangeuse du monde. Mais à quel prix ! Ne valait-il pas mieux écouter d’abord la tendre leçon de sa mère ? qu’en dites-vous ? moi, je pense qu’il valait cent fois mieux. Je vous prie de profiter de sa faute, en la lui pardonnant, comme Dieu la lui a pardonnée.

L’ordre est une vertu si attrayante qu’elle invite toutes les autres à venir se ranger autour d’elle.



LA LUMIÈRE.


Un soir on vit un homme marchant droit et paisible dans l’obscurité au milieu d’une place. Il portait sur sa tête une lumière solidement plantée dans son chapeau.

Plusieurs se mirent à rire en passant près de lui ; car ils s’aperçurent qu’il était aveugle.

— La lumière est-elle faite pour les aveugles ? demandèrent-ils en se moquant.

— Ce n’est pas pour moi que je l’ai placée ainsi, répliqua tranquillement l’aveugle : c’est pour vous, que je ne vois pas, et qui me voyez mieux au moyen de cette lumière. Vous pouvez éviter ainsi le choc de ma rencontre, en passant de deux pas de moi qui me jetterais sur vous et qui vous blesserais peut-être. J’imite la Providence qui place toujours un indice aux dangers qu’elle sème devant l’homme. Moi, je suis le danger : ceci en est le phare !

Ils s’éloignèrent tous en disant : — Cet homme est sage.

Ne vous moquez jamais d’une chose avant de l’avoir comprise.



LA PETITE AMATEUR DE CRÊME.


Une chambre au laitage était ouverte sur le grand jardin où Félicité se promenait, et où Félicité s’ennuyait. Car il n’y avait plus alors ni fruits ni fleurs dans le grand jardin, et Félicité, qui avait cinq ans, aurait voulu qu’il y eût des fruits et des fleurs.

Sautant sur un pied, puis sur l’autre pour faire du bruit dans les feuilles sèches, et ne s’amusant pas du tout de cette aride musique elle entra dans la chambre fraîche et solitaire, où l’odeur de laitage et de crême lui fit venir l’eau à la bouche, ce qui dégénéra en une bien mauvaise pensée !

Au lieu d’attendre et de dire : — Ma tante ! car Félicité était chez sa tante, voulez-vous me donner un peu de ce bon lait qui sent si bon ? ce que sa tante eût fait avec tendresse ; car elle était, comme beaucoup de tantes, remplie d’amour pour les enfans. Eh bien ! non, Félicité aima mieux se préparer un long ennui ; car une faute trouble bien des jours, quand même ils seraient pleins de soleil, pleins de poupées et d’aventures merveilleuses.

Félicité traîna audacieusement une table sous la longue planche où reposaient les vases pleins de lait, quelques-uns en terre, quelques autres en cuivre brillant comme de l’or. Il est certain que cette exquise propreté ravissait les yeux en les attirant.

Après quelques efforts, et par le secours d’une chaise, elle se trouva sur la table, les bras tendus et la tête levée comme un petit chat trop faible encore pour sauter et atteindre une proie éloignée. Car, comme par un avertissement du ciel, qui laisse toujours le temps de la réflexion avant de commettre le mal, elle en était encore, comme on dit, à une lieue. Mais elle fit la sourde, et ne voulut pas entendre sa conscience, qui est Dieu, lui crier tout bas : Va-t’en !

Elle resta, redescendit de la table, parvint avec un travail qui redoublait sa soif, à poser cette lourde chaise de campagne, sur la table déjà bien haute, et mit encore par dessus un escabeau qui servait à traire les vaches. C’était comme une montagne, un vrai mât de cocagne ; car la crême était au bout !

Elle monte intrépide sur cet échafaudage tremblant ; dans l’impossibilité de boire aux vases immobiles comme des témoins désapprobateurs, et puisqu’il faut l’avouer, à la honte de cette petite friande, elle y plonge ses deux bras enhardis, les en retire comme si elle eût mis des gants blancs, tant la crême était épaisse, et elle y promène ses petites lèvres avec délices. Certes, c’est une action qui fait dresser les cheveux à la tête.

Elle retournait pour la troisième fois à ce bonheur désespéré, et s’y délectait dans une profonde imprévoyance, quand une voix, qu’elle crut être celle du dernier jugement, dit doucement, pour ne pas la faire tomber en arrière, et se tuer peut-être :

— Bien, Félicité, très-bien !

Félicité saisie d’épouvante, retira ses bras plongeurs avec tant de précipitation qu’elle entraîna violemment le vaste et profond pot de cuivre où se formait la crême, et qui, renversé sur sa tête blonde, y entra jusqu’à ses épaules.

Sa généreuse tante en eut pitié, et la voyant chanceler sous le double poids de son repentir et du chaudron de cuivre, elle la recueillit dans ses bras, trempée comme d’un naufrage, et coiffée de ce vilain bonnet qui la couvrait, je vous assure, de plus de honte encore que d’ombre.

Ce n’est pas tout ; car c’est rarement tout quand il s’agit d’expiation et de regret : ses petits cousins entrèrent, et se mirent à crier contre elle : « Ah ! ah ! Félicité ! ah ! ah ! Félicité ! » Les genoux de Félicité tremblaient, et la punition était bien grande !

On la conduisit, avec quelques égards cependant, car on en doit même au coupable qui ne peut plus se défendre ; on la conduisit jusqu’à la porte de la rue, où les passans se demandaient : « Pourquoi cette petite fille a-t-elle un si grand pot de cuivre sur la tête ? »

Un triste et humiliant silence suivait cette question qu’elle entendait sous l’espèce de prison sonore, où bruissaient les paroles que l’air y faisait entrer, et l’on s’en allait pour en causer par la ville.

Sa tante, qui avait défendu à ses petits cousins de renouveler le charivari, eut la bonté de ne lever sa coiffure que lorsqu’elle fut rentrée tout au fond de la maison, afin que personne au moins ne vît son doux visage si blanc de lait et si rouge de honte, que je n’essaie pas de vous le peindre.

Félicité, dont le cœur était près d’éclater d’amertume, et pourtant de reconnaissance envers son silencieux juge, ne peut qu’articuler au milieu d’un sanglot : « Oh ! ma tante ! » Sa tante n’en reparla jamais ; mais cela s’est répandu sourdement, et je vous le raconte, non pas en haine de Félicité, qui attendit toujours depuis que Dieu lui envoyât le bonheur au lieu de le prendre ainsi à l’assaut : je vous le raconte pour vous engager instamment à profiter de cet exemple, afin d’en éviter la terrible catastrophe.

Notre conscience est notre plus intime amie. C’est elle qui fait notre lit, et qui couche avec nous jusqu’à la mort.

Quand on ne peut pas dire en face : Bon soir, ma conscience ! on dort mal !



L’EMPRUNTEUR.


Je voudrais, dans l’amour que je leur porte, guérir tous les enfans du désir d’emprunter. Cette manie de s’approprier pour un temps le bien d’autrui s’étend quelquefois sur la vie entière, et la remplit de trouble, d’embarras et de honte. Henri, du moins, en est corrigé, et j’en suis très-contente pour Henri.

Tout ce qu’il voyait aux autres le tentait, ce pauvre Henri : il s’en faisait bientôt un besoin réel ; et, ne pouvant acheter ces objets de son ardente fantaisie, n’osant dire franchement : « Donne-le-moi, » ce qui eût été du moins plus loyal, il prenait un détour pour s’initier dans la possession du bien des autres, et disait : « Veux-tu me le prêter ? » On le lui prêtait ; mais il en résultait bien des désagrémens, car Henri ne rendait pas vite. Il était oublieux d’une part, de l’autre peu soigneux ; et, lorsqu’après bien des réclamations, des reproches, qui altèrent l’amitié des enfans comme des hommes, il restituait enfin ce dont il avait usé en vrai propriétaire dissipateur : ce qu’il rendait était affreux, souillé, taché, en lambeaux.

Cette conduite lui fondait une réputation détestable. Un jour il entendit dire de lui :

— Ne lui prête que ce que tu veux perdre.

— C’est ce que je fais, répondit un autre enfant fort sage ; je ne prête jamais sans réflexion, et ce que je prête alors, je dis en moi-même : « Je le donne pour toujours. » J’évite ainsi l’impatience d’attendre, et le chagrin de me plaindre, de me brouiller même ; car l’emprunteur se fâche souvent de ce qu’il appelle votre importunité, et se sauve avec cette excuse un peu aigre : « On te le rendra ! »

Henri fit la moitié d’un retour sur lui-même ; mais sa conscience resta en chemin et se rendormit sur cette mortification. « On ne me l’a pas dit en face ! » pensa-t-il, avec la mauvaise foi de la paresse, qui emprunte aussi de mauvaises raisons à l’orgueil.

Il oublia donc qu’il retenait depuis un mois le sabre en fer blanc et le bonnet de hussard d’Alphonse, avec lesquels il avait tant fait la guerre dans sa chambre et dans les rues, que le bonnet ne ressemblait plus qu’à une vieille boite à poudre, et que le sabre n’eût pas coupé un fil, tant il était tordu, rouillé, méprisable.

Une compagnie nombreuse était réunie à dîner chez la mère de Henri. Paisible comme l’innocence, il mangeait bien, riait de voir rire ceux qui n’avaient aucun reproche à se faire, et se croyait à cent lieues d’un affront.

Tout à coup on sonne ; on parle dans le vestibule, tout bas d’abord, puis tout haut et vivement.

— Qu’est-ce donc ? dit la mère de Henri.

— C’est M. Henri qu’on demande, madame.

— Faites entrer. Comment donc ? Henri n’a pas de secrets pour nous.

Et la gouvernante d’Alphonse est introduite.

Henri crut que la table et sa chaise et lui s’enfonçaient dans la terre. Ses yeux hagards s’attachèrent sur cette femme, et il eût alors donné de son sang pour n’avoir jamais emprunté rien en sa vie. Vœu tardif et poignant !

— Que voulez-vous, ma bonne ? dit poliment la mère de Henri, pensant peut-être qu’on venait inviter son cher fils à quelque réunion d’ombres chinoises, dont il s’occupait avec talent.

— Madame, répondit avec respect et fermeté la gouvernante, je viens chercher le sabre et le bonnet de hussard de mon jeune maître. M. Henri l’a emprunté depuis un mois, et il est impossible de se le faire rendre ; j’ai pensé que madame voudrait bien l’ordonner à son fils.

Tous les convives se regardèrent entre eux avec un étonnement et une gravité qui serrèrent le cœur de la tendre mère. Quel coup pour elle ! je vous le demande ? et quelle tristesse de voir le front rouge et brûlant de Henri prêt à éclater sous les regrets de feu qui couraient dans sa tête. Oh ! que sa mère était à plaindre ! Elle le contempla dans sa honte, qui faisait la sienne ; je ne peux pas vous dire avec quel mélange d’amour et d’amertume et de reproche silencieux. Jugez-en, quand vous saurez que tous les convives en eurent les larmes aux yeux et cessèrent de manger.

Cependant elle, courageuse, ordonna, d’une voix calme, à son fils d’aller chercher les objets réclamés, ne prévoyant que trop la nouvelle humiliation qui l’attendait.

Henri, la tête penchée sur l’estomac, traversa en chancelant la foule des témoins agités, et revint chargé de l’emprunt, où personne ne reconnut un sabre, ni un bonnet de hussard. C’était laid, c’était déchirant pour la mère.

Elle les prit des mains de son coupable enfant, et lui dit avec une tendre sévérité :

— Vous vous êtes trompé, Henri, ceci n’est pas ce qu’on vous réclame. Et elle jeta cette horreur dans un grand feu.

Puis ouvrant une armoire où elle aimait à renfermer les douces surprises de Henri, elle en retira le plus beau shako de hussard qu’on ait jamais vu au monde, un sabre superbe, non plus en fer-blanc, mais d’acier bien trempé, élégamment soutenu par un ceinturon de maroquin rouge, brodé d’or, enrichi d’agrafes à têtes de lions dorées.

— Voilà, dit-elle, ce que j’avais destiné aux étrennes de Henri, connaissant tout son penchant pour les parures militaires. Dites à son ami Alphonse avec quel plaisir et quel empressement il le lui envoie ; heureux de restituer ce qu’il a si indignement détruit.

Henri n’emprunta plus rien. Sa mère lui fit comprendre : Que l’emprunteur de profession n’est qu’un voleur prudent.



LE PETIT DANSEUR.


Jamais je n’avais vu Édouard danser en rond avec tant de courage que le jour qu’il dansait tout seul autour d’un seau plein d’eau, planté par hasard au milieu de la cour de ses tantes.

C’étaient des bonds, des cercles, des passes, une légèreté, une vélocité et des sauts joyeux à faire envie aux jambes les plus paresseuses. Il poussait des cris de joie qui ne pouvaient sortir que de la plus belle action du monde ; ses tantes le pensaient du moins, en le regardant, très-émerveillées de ce bal qu’il se donnait à lui-même. La curiosité les fit descendre fort heureusement pour lui sans doute, au moment où Griffa, la chatte ordinairement paisible du logis, mais qui miaulait aussi fort qu’il chantait, poussée par l’exemple ou par un instinct de vengeance, s’élançait au visage du danseur, et lui plantait ses griffes dans les cheveux, avec autant d’énergie qu’il en mettait à se réjouir. Des cris qui n’étaient plus de victoire appelèrent au secours tout ce qu’il y avait de vivant dans la maison, et ce fut avec bien de la peine, je vous assure, qu’on parvint à détacher les pattes du blanc animal, de la chevelure mêlée et dressée d’horreur du pauvre Édouard.

— Méchante ! criait-il, tu me griffes !

Mais vous pouvez juger de l’étonnement et de l’indignation de ses tantes, les meilleures tantes qu’on puisse trouver, lorsqu’elles virent nager, au milieu du seau d’eau, les trois petits encore aveugles de l’infortunée Griffa. Les gémissemens de cette mère éperdue vous auraient assurément plus touché que les cheveux en désordre de monsieur Édouard ; car, bien qu’il ait manqué de perdre un œil dans ce combat, où Dieu se déclarait pour l’innocence, la justice l’emporta sur la tendresse dans le cœur de tous les témoins de cette mauvaise action, accourus aux clameurs des chats, des tantes et du petit cruel, qui révoltait la rue et la cour, tout sanglant qu’il était.

Je dois me hâter de vous dire que les trois victimes furent sauvées, rendues à leur mère, qui les sécha en peu de temps par l’ardeur de ses baisers et de ses caresses. Ils devinrent beaux, gracieux comme Griffa, et demeurèrent étroitement unis sous ce toit qui avait failli être leur tombeau. Ils gardèrent seulement une aversion profonde pour le seau d’eau de la cour, car pour eux c’était un fleuve !

On mit un mouchoir sur l’œil d’Édouard, un bandeau qui lui allait fort mal, qui faisait rougir ses tantes, et qui rappelait à tout le monde, comme à lui, le honteux engagement où il avait été si grièvement blessé. Il détesta depuis sincèrement cette mauvaise heure de sa vie, et il n’a jamais pu se rendre compte à lui-même de la frénésie dansante dont il avait été saisi, et de ce goût barbare qui lui avait pris de se poser sacrificateur de chats. Il ne danse plus ainsi à contre-temps ; il est tellement en garde contre ses inspirations brutales, qu’il se demande toujours, avant d’agir, si ses jeux ou ses actions ne seront nuisibles à personne. Il faut faire comme Édouard.


LES MAINS BLANCHES.


Adrien était un enfant soigneux. Il tenait ses habits en ordre, et avait une brosse pour les brosser lui-même. Aussi, tout le monde lui disait souvent : — Adrien, tu as donc un habit neuf ? sa mère l’aimait, elle en était fière : car un enfant qui aime la propreté est un bien bel enfant ! Il ne courait point exprès dans la boue, et personne ne se rappelle avoir jamais vu une tache sur les vêtemens ou sur les mains d’Adrien qui avait alors quatre ans. Aussi sa mère avait un plaisir infini, quand il les passait à son cou, comme un collier caressant. Le plus beau collier d’or lui eût semblé moins précieux que les petites mains toujours blanches et bien lavées d’Adrien !

La propreté est la parure du pauvre.



LE CHIEN AVOCAT.


J’ai connu un garçon que je ne nommerai pas. Il se reconnaîtra peut-être en lisant son histoire ; mais je ne ferai pas semblant de savoir que c’est lui ; il ne faut jamais nommer ceux dont on ne peut dire du bien.

Il avait un chien, ce garçon, un bon chien, qui ne sautait pas sur le monde, qui ne montrait pas les dents aux enfans ou aux pauvres, comme tant de chiens d’une mauvaise nature, et qu’il faut se garder de provoquer. Celui-là aboyait et préservait, par une vigilance active, la maison de l’attaque des voleurs. Il allait avec son petit maître, dès que celui-ci appelait : Facteur ! Facteur ! de plus, il s’asseyait sur ses jambes de derrière, levait le menton, et caressait de ses pattes libres et souples, sa moustache, il relevait une canne, des gants avec beaucoup de délicatesse, et faisait mille tours agréables et réjouissans qui l’auraient fait aimer de tout le monde. Et ce méchant garçon battait le pauvre Facteur ! il le faisait pirouetter et hurler à vous fendre le cœur. Un jour, il alla jusqu’à suspendre une pierre à la queue du bon animal, le fouettant pour le faire courir avec ce poids douloureux qui le blessait jusqu’au sang. Aussi, Facteur, malgré sa tendresse et sa soumission, lui lançait des regards pleins de reproche et de ressentiment.

Un homme vit cette cruauté de l’enfant, et le saisit, lui et son fouet, avec son bras vigoureux et vengeur. Il pendit la pierre aux cheveux du méchant maître de Facteur, et le fouetta pour le faire courir à son tour.

— Eh bien ! monsieur le tyran, dit-il, comment vous trouvez-vous maintenant ? pensez-vous qu’il soit doux d’être traité comme vous traitez les autres ?

L’enfant rêvait, et l’ardent Facteur poussait des cris lamentables, comme s’il eût demandé la grâce de son maître. Il y avait même une grosse larme dans ses yeux ; et ses deux pattes levées, s’agitaient en tous sens, devant l’homme, comme deux bras d’avocat.

— Si votre chien ne plaidait pas avec tant d’éloquence pour vous, dit l’homme, je vous ferais courir ainsi par la ville. Aimez-le donc bien ; car c’est lui qui vous délivre ! et il retira la pierre des cheveux douloureux de l’enfant. Monsieur ! dit celui-ci touché de repentir et caressant son chien, qui le regardait avec tendresse, prenez Facteur avec vous ; je l’ai rendu trop malheureux pour oser encore être son maître.

— Gardez-le, dit l’homme pour réparer votre dureté envers lui. Vous voyez bien qu’il vous aime encore, et que vous seul pouvez le consoler du mal que vous lui avez fait. — Je crois qu’il ne voudra plus me suivre, repartit le garçon humilié.

— Marchez devant lui, et moi, je vais l’appeler pour l’éprouver encore.

— L’enfant s’éloigna, plein d’anxiété, tandis que le passant invitait Facteur à le suivre.

Oh ! Facteur avait bien autre chose à faire !

— Me voilà ! sembla-t-il dire à son maître, en sautant d’un bond jusque sur sa poitrine.

— Tu fais bien ! Facteur, répondit son jeune maître, qui pleura cette fois de vraie tendresse, et qui l’emporta en triomphe dans ses bras.

N’émoussez pas le remords ; il ressemble à une lancette, qui blesse pour guérir.



L’ENFANT QUESTIONNEUR.


Pourquoi donc le soleil ne vient-il pas la nuit ? disait Hippolyte à quatre ans ; on verrait bien plus clair !

— Parce que c’est le soleil, lui répondit sa mère, qui fait le jour. S’il venait la nuit, il n’y aurait plus de nuit.

Hippolyte fut très-étonné ; mais il finit par comprendre.

Il passait alors par une vaste rue, et la lune se levait large, rouge et majestueuse ; en voilà encore une toute neuve ! dit-il. L’autre est-elle usée depuis hier ?

— C’est la même toujours, mais mieux frappée par le soleil, que nous ne voyons plus, et dont elle n’est que le reflet.

— Qui donc a fait ces deux belles choses si gaies ?

Dieu ! qui t’a fait une mère, et qui m’a fait un fils.

— Que je l’aime ! et dis-moi, reprit-il après un long silence : N’y a-t-il qu’un bon Dieu dans le ciel ?

— Un seul.

Ah ! tant mieux ! répliqua-t-il avec joie.

— Pourquoi tant mieux ?

C’est que, s’ils étaient deux, ils se battraient, et alors… Ce ne serait plus le bon Dieu.

Il ne faut pas juger Dieu d’après les hommes.

L’AUMÔNE.


Il avait plu tout le jour ; et c’était l’été, et c’était dimanche ! le balcon était mouillé ; la rue était humide, et la promenade était interdite aux enfans.

Tout à coup, Hyacinthe, la sœur de Prosper, qui regardait au travers des carreaux d’une large fenêtre, vit se découper, au fond d’un nuage blanc, le premier cercle d’or d’une lune nouvelle.

— Oh ! vois, maman, que la lune est fine ! dit-elle.

— On pourrait sortir à présent : repartit son frère, car la rue est balayée comme le ciel.

— Il est trop tard, dit leur mère.

— Quoi, maman ! pas même jusqu’au pâtissier ?

— En effet, répondit-elle en souriant, il est là en face comme pour vous tendre les bras. Tiens, Prosper, va lui offrir cette jolie pièce blanche, nous verrons ce qu’elle te vaudra.

— Une brioche ! maman, grosse comme ma tête, tu vas voir ! il franchit en trois bonds l’escalier, et sa sœur le suivit joyeuse et timide jusqu’à la porte où elle l’attendit, comme on attend son frère, et une brioche.

Prosper revint…, mais les mains vides, et tandis qu’Hyacinthe et lui chuchotaient au pied de l’escalier, n’osant plus remonter sans leur souper friand, la mère se penchait sur la rampe, prête à serrer son fils dans ses bras, car voici ce qu’elle avait vu de la grande fenêtre du balcon ; et ce dont Hyacinthe écoutait le récit les mains jointes d’admiration, malgré la crainte de voir gronder son frère.

Un pauvre barrait la porte du pâtissier. Il était vieux, il était nègre, et il était aveugle ! pitié ! toutes les brioches disparurent de la terre aux yeux de l’enfant charitable. Il s’arrêta devant lui, en tournant le dos au riant pâtissier, et voyant que le nègre n’avait plus de regard pour comprendre le sien, il lui glissa doucement sa petite pièce dans la main, et lui dit :

— Prends garde ! monsieur le pauvre ! cette pièce vaut une brioche de quinze sous. Le nègre trembla de joie.

La mère de Prosper sentit ses yeux se mouiller. Mais à la réflexion, elle ne parut pas se douter de l’embarras des enfans, et ne parla plus de la brioche. Ils se couchèrent bien soulagés tous deux, s’étant contentés, pour leur souper dans l’ombre, d’un morceau de pain, toujours de bon goût, quand il est assaisonné par une bonne action.

Le lendemain, un éclatant soleil revint consoler le balcon, et toute la ville, comme pour une fête.

Le déjeuner s’apprête, on entoure la table, tout devait être si bon ! on avait si faim ! mais, ô redoublement de surprise et d’appétit ! deux énormes brioches apparaissent comme si elles perçaient le ciel, et qu’elles fussent arrivées toutes chaudes sous une aile d’ange. C’était un très-beau spectacle !

— Oh ! d’où viennent-elles ! d’où viennent-elles, maman !

— C’est le bon nègre qui te les envoie, mon fils, dit la mère en souriant. Tu ne sais pas comme le pauvre est riche et puissant dans ses prières ; car, c’est Dieu qui se charge de payer pour lui.



LE SONNEUR AUX PORTES.

EN CINQ PARTIES.


LE PORTIER.


Je ne crois pas qu’il y ait encore des enfans aussi hardis qu’Antony. Il était la terreur des portiers et des servantes, le cauchemar du rentier paisible. Ce petit voltigeur des rues était le chef d’une bande audacieuse, qu’il entraînait tous les soirs en sortant de la pension. Il se mettait à leur tête en vrai cosaque à pied, et pas un marteau, pas une sonnette, n’échappaient à leur avide recherche.

— Pan ! pan ! pour le marteau. Ils fuyaient, se plaçaient en embuscade à quelques maisons plus loin, et la porte s’ouvrait, à la grande joie de leurs cœurs pleins de malice.

Le portier, ne voyant entrer personne, venait lui-même regarder pourquoi ? et plongeant en vain ses yeux dans la rue silencieuse, s’en retournait mécontent. Après un temps raisonnable, quand on le supposait rentré dans sa loge et paisiblement assis, on retournait, haletant, avec des rires étouffés, où il y avait tout un poème de brigandage.

— Pan ! pan ! recommençait le marteau ; et les six oiseaux de nuit s’envolaient encore, rasant la terre, dans la cachette qu’ils s’étaient choisie. Force était au portier de tirer le cordon, ne fût-ce que pour lui-même ; car il brûlait, ce portier furieux, d’attraper et de tordre le bras insolent qui l’arrachait ainsi à son repos. C’était en vain !

Alors, l’amour même du repos l’arrachait violemment à son immobilité de profession. Il se faisait petit, et s’avançait finement le long du rang où il supposait les malfaiteurs cachés.

Mais, si, par hasard, il s’approchait de leur retraite, ils en sortaient tout à coup avec une agilité si prodigieuse qu’ils glissaient entre ses bras étendus, faisant voler en l’air son bonnet et poussant des cris aussi aigus que ceux de l’orfraie ou de la chouette. Ils étendaient même l’insulte jusqu’à frapper du marteau chacun un coup ; ce qui faisait six, en laissant pour adieu, au portier, gonflé de colère dans la rue :

— Ouvrez, portier ! ouvrez donc, portier ! le cordon, s’il vous plaît !

La nuit entière ne consolait pas le portier de ces voyages par contrainte, et sans vengeance. Le portier aime la vengeance.


LE CORDONNIER.


Antony, répandant partout ses ravages, était déjà pendu à une sonnette ; et tandis que les autres fuyaient, lui souvent mettait dans sa tête d’affronter le danger.

Une servante accourait, rouge de ce terrible ébranlement de la sonnette, et avant même qu’elle ouvrit la bouche, Antony, levant un nez insolent, comme lui-même, demandait :

— Est-ce ici le médecin de mon oncle ?

— Qui est-ce que c’est, le médecin de votre oncle ? demandait la servante irritée.

— C’est… Je ne me souviens pas de son nom ; mais c’est un bien bon médecin.

— Ce n’est pas ici. Dieu vous conduise ! et une autre fois ne sonnez pas si fort, toujours !

Une ardeur nouvelle emportait la troupe errante. Pas un ne songeait que c’est lâche d’insulter dans l’ombre.

Antony, bien élevé d’ailleurs, et qui coûtait à son père une grosse somme pour devenir savant, imitait effrontément le gamin, dont la joie est immense quand il fait tressaillir l’humble cordonnier, en plongeant tout à coup sa tête dans l’échoppe par un carreau de papier qu’il enfonce, et en demandant froidement : « Quelle heure est-il ? »

Il trouvait aussi une émotion délectable à lancer l’épouvante chez le tranquille artisan, travaillant à la lampe, en faisant ruisseler sur les vitres sonores des poignées de pois secs, qui descendaient comme la foudre en éclat dans le silence laborieux du chaussetier solitaire.


LE PIED DE BICHE.


Ce soir-là, toute la meute sonnante se précipita sur le pied de biche d’un rentier. La première attaque fut inutile, car le maître était absent, et ses deux domestiques, se chauffant au feu de leur maître, faisaient la sourde oreille pour ne pas se déranger.

Antony, très-irrité de cette lenteur, s’écria : « Se moque-t-on de moi ? » et se pendit sans façon de tout le poids de son corps au pied de biche, qui resta dans ses mains. Un cri de victoire, très-flatteur pour Antony, fut poussé jusqu’aux toits par sa troupe légère ; ce qui l’empêcha d’entendre le bruit de la porte. Elle s’ouvrit d’ailleurs si vivement qu’il fut pris et entraîné dans l’allée sombre, avant qu’il pût même laisser tomber le pied de biche, témoin irrécusable de son crime. Ses compagnons s’enfuirent épouvantés, et dirent entre eux :

— Aussi pourquoi nous entraîne-t-il à cela ? je n’y songerais pas sans lui. — Ni moi ! — Ni moi ! Ni moi ! cinq fois répété, fut tout ce qu’ils inventèrent pour sauver leur chef du piége qu’ils avaient évité. Seulement ils soupèrent assez mal ce soir là, et quelques-uns rêvèrent de gendarmes.

Antony ne rêvait pas. Toute son intelligence était éveillée par l’air sombre et vindicatif des deux domestiques, ses vrais maîtres alors, résolus à le lui prouver rudement. Ils avaient commencé par lui lier les bras et les jambes, et se disposaient à le descendre à la cave, avec des menaces effrayantes. Le fier Antony ne proférait pas une parole ; il regardait ses liens, qui lui faisaient mal ; il songeait à l’inquiétude de sa mère… C’était affreux ! mais il ne pleurait pas ; son cœur seul disait au fond de lui-même : — Mon Dieu ! — Finissons, dit l’un des hommes, en faisant signe à l’autre d’emporter avec lui l’enfant, qui devint très-pâle, mais qui ne baissa point ses yeux pleins de courage.

À l’instant même, on frappa trois coups à la porte de la rue. — C’est monsieur, dirent-ils, car il sonne ordinairement trois fois. Va, petit brigand, ton affaire est faite, recommande ton âme. Antony crut qu’il allait voir apparaître un ogre. Le frisson passa dans ses cheveux et les fit lever ; mais son regard curieux ne se mouilla pas d’une larme.

Le bon rentier, qui était le moins ogre des hommes, ne trouva pas dans la perte de son pied de biche une raison suffisante pour mettre en cave et faire mourir peut-être l’imprudent qu’on avait garotté : mais après avoir un peu rêvé sur le trouble que de telles actions répandent souvent dans des maisons paisibles, il ordonna qu’on fit avancer une voiture à l’heure.

Pendant qu’on la cherchait, Antony, dans l’immobilité où le retenaient ses liens, eut les yeux bandés sans qu’il lui fût fait le moindre mal.

Alors la voiture arriva. Le rentier, touché du jeune âge et du maintien sans bassesse du prisonnier, l’interrogea en grossissant sa voix.

— Votre nom ? celui de votre famille ? votre demeure ?

Antony répondit à tout d’un accent ému, mais précis.

— Avez-vous du courage ?

— Pour entreprendre, oui ; pour souffrir, je l’ignore ; c’est la première fois que je me suis laissé prendre.

— Jurez-vous de ne pas vous révolter, si l’on vous ôte ces cordes ?

— Je le jure.

— Ôtez les cordes au prisonnier.

Les cordes tombèrent.

— Vous allez subir de grandes épreuves, continua le juge. Les soutiendrez-vous sans lâcheté ?

— Je tâcherai, répliqua simplement le petit sonneur.

Son juge le plaça derrière lui, et détachant de la tapisserie couverte de dessins une tête de mort au crayon noir, qui n’y tenait que par quatre épingles, il la mit devant l’enfant, en lui disant : ne bougez pas !

— Vous, dit-il aux domestiques, soulevez son bandeau.

Antony trouva sans tressaillir cette tête sous ses regards délivrés.

— Qu’en dites-vous ?

— C’est bien mal dessiné, répondit l’écolier qui l’avait parcourue avec attention. Et le bandeau retomba sur ses yeux.

— Aviez-vous des complices ?

— J’avais des amis, monsieur, ils se sont sauvés… Ils ont bien fait.

— Avez-vous une mère ?

Antony ne répondit pas ; mais il baissa la tête, et le rentier, qui l’examinait attentivement, vit ruisseler deux larmes sous son bandeau.

— Partons, dit le juge, d’un ton grave et irrévocable.


VOYAGE D’ANTONY.


Antony fut conduit en silence dans la voiture qui roula si long-temps qu’il se crut à vingt lieues de Paris, mais qui s’arrêta tout à coup sur un cri de ses deux guides, au milieu desquels il était assis.

Le rentier, qui n’avait pas soufflé un mot durant le voyage, descendit le premier, et s’éloigna. Antony fut déposé au milieu d’une rue, déserte et sombre qu’il prit pour une ville de province inconnue. Quand son bandeau lui fut ôté et qu’il put porter autour de lui ses yeux éblouis et pleins de terreur :

— Tirez-vous de là, dirent brièvement ses guides en remontant dans la voiture que l’enfant infortuné vit s’éloigner avec l’amertume profonde de son abandon.

Il resta quelques instans sans se mouvoir et sans rappeler ses idées. Cette ville inconnue lui paraissait pleine de consternation. Il trouvait les maisons d’un aspect sombre, bâties tout autrement qu’à Paris, son cher Paris ! et présentement qu’il était pour lui d’une impérieuse nécessité de sonner à quelque porte pour s’y sauver d’une nuit d’épouvante et d’insomnie, à jeun ; tous les pieds de biche du monde n’auraient pu réveiller sa passion éteinte pour le son des marteaux et des cloches. Il s’assit en soupirant au coin d’une borne sur un banc étroit qu’il accepta pour son lit, non sans murmurer tristement. Ah ! que les bancs sont bien plus larges à Paris ! et les réverbères, Dieu ! qu’ils sont ternes dans cette petite ville… Est-ce qu’il y a des hommes dans ces habitations noires ?… Maman ! maman ! que la vôtre à cette heure était chaude et gaie pour moi ! Si vous saviez où je suis, vous prendriez la poste pour venir me sauver. Il est vrai que je suis bien coupable ; mais vous n’auriez pas le courage, vous, de me punir si froidement ; car je suis perdu enfin !… Et les larmes d’Antony coulèrent par flots sur le banc de pierre.

Mon Dieu ! s’écria-t-il, est-ce que vous m’avez abandonné !



LE BON ANGE.


Laissez venir à moi les petits enfans.

Un homme s’approcha dans l’ombre. Antony se leva. — N’ayez pas peur, mon petit ami, dit cet homme. — Je n’ai pas peur, répondit l’enfant ; quel mal voudriez-vous me faire ? — Aucun, si vous me dites la vérité : — Qui êtes-vous ? — Je suis un enfant perdu. — D’où venez-vous ? — De Paris, où je suis né. Je n’ai pas d’argent, je ne connais pas cette ville où l’on m’a laissé seul pour me punir. — De quoi ? — De sonner aux portes avec mes amis. — Leurs noms ? — Je ne les dirai pas. — Le vôtre ? — Antony Derbay ; mais mon père sera-t-il inquiété pour ma faute ? — Soyez tranquille, mon enfant, dit cet homme attendri, regardez-moi comme votre bon ange, et suivez-moi… quand je saurai votre demeure, toutefois, car je suis résolu à vous rendre ce soir même à vos parens.

Quoi, monsieur, vous feriez ce voyage ! s’écria Antony, plein de reconnaissance. Il lui dit alors le nom de son père, sa demeure à Paris, et se laissa conduire soumis par ce guide si différent de ceux qui l’avaient emporté du pays natal.

Après quelques détours, qui ne semblaient à l’enfant que les commencemens d’un voyage pénible, l’homme qui l’avait doucement enveloppé dans son manteau s’arrêta en disant : Nous y sommes.

— Où donc ? s’écria d’une voix craintive Antony, sans se reconnaître encore, et croyant rêver.

— Chez votre père, dont voici la maison. Et il frappa de manière à ce qu’on ne tarda pas à leur ouvrir.

Quelle fut la surprise, la joie et les transports d’Antony, en se retrouvant à sa porte comme par enchantement ! Et quand il tomba dans les bras de sa mère inquiète depuis deux heures de ne pas le voir rentrer ! Et quand il la couvrit de ses larmes en lui racontant sa faute, qu’il lui montra son sauveur, qu’il prenait alors pour Jésus-Christ lui même ; car il avait fait un miracle !

— Oh ! qui donc êtes-vous, monsieur ? dit la mère, en se penchant vers l’étranger pour le bénir.

— Le rentier, madame, qui se trouvera bien heureux, s’il a corrigé l’enfant et consolé la mère.

Je dois vous avouer qu’Antony sanglota de repentir dans les bras du bon rentier, et qu’en essuyant ses yeux rouges, il s’écria tout à coup :

— Je te rendrai ton pied de biche !

— Non, dit en souriant le rentier qui devint le meilleur ami d’Antony ; je vous le donne comme un talisman pour entrer à toute heure dans ma maison.

L’objet qui nous rappelle une faute pleurée nous empêche d’y retomber.



LE PETIT MENDIANT.


Un petit pauvre suivait avec obstination un vieillard dans sa promenade, et criait : — Monsieur ! ce n’est pas pour moi, monsieur ! c’est pour ma pauvre mère. Ah ! ma pauvre mère ! si j’avais de quoi lui acheter un pain ! Le vieillard, ému de cette vive prière pour une mère, et de cette voix d’enfant qui a toujours une grande puissance sur l’homme, s’arrêta, parcourut des yeux la figure rose, et (il faut le dire) un peu effrontée du jeune mendiant, qui plongeait avec des yeux avides et brillans jusqu’au fond de la bourse, prête à s’ouvrir pour lui.

— Tu l’aimes donc bien ta mère ?

— Oui, monsieur ! dit l’enfant, enjetant les yeux çà et là d’un air distrait et insouciant.

— Où est-elle ?

— Elle est morte, monsieur, répondit le menteur, qui n’avait pas prévu la question.

— Elle n’a donc pas besoin de pain ! dit le vieillard en refermant sa bourse, et laissant rouge et honteux l’imposteur, à qui la vérité simple eût été bien plus profitable !

Le mensonge est odieux. Il est toujours nuisible, même à celui qui s’abaisse par lui.



LA JAMBE DE DAMIS[1].


Un petit créole s’ennuyait, le créole est terrible quand il s’ennuie, et il s’ennuie souvent.

— Maman, je veux un œuf ! dit l’enfant qui tâchait d’avoir faim.

— Il n’y en a pas, petit ! dit avec regret sa mère.

— Eh bien ! à cause de cela, j’en veux deux ! cria-t-il en frappant des pieds.

Son père se retourna vivement vers lui, et dit : Veux-tu un soufflet, petit ?

— Je n’en veux pas ? répartit l’enfant avec une contenance fière.

— Eh bien ! à cause de cela, en voilà deux ! dit froidement son père, en les lui donnant, et il retourna à ses calculs.

L’enfant rugissait. Quand il crut son père assez loin, il recommença ainsi :

— Maman, je veux jeter Damis par la fenêtre. Damis était un petit nègre endormi dans un coin.

— Jetez, petit ! dit la mère indolente, et le regardant faire.

Damis sortit par la fenêtre, et ne se réveilla qu’à terre avec la jambe cassée.

Mais le terrible père rentra comme la foudre, et saisissant son fils par les deux bras, comme un oiseau par les ailes : Va panser ton esclave ! dit ce singulier philantrope, en le lançant par le même chemin : et il passa froidement auprès de sa femme évanouie. Coupable femme, en effet ! la surprise et l’effroi avaient comme retenu le petit blanc dans l’air, car il tomba légèrement près de Damis mutilé, qu’il contempla stupide de terreur, mais sans la moindre blessure. Une négresse triste inondait silencieusement Damis de ses larmes. — Jambe cassée ! dit-elle enfin avec une voix de mère, et cachant sa tête sur le corps de l’enfant stoïque, car il n’avait pas poussé un cri.

— Je ne veux pas que Damis ait la jambe cassée ! disait d’une voix sourde le petit colon pelotonné par terre. Je ne veux pas que Damis ait la jambe cassée !

— Celle qui lui reste du moins sera libre, dit derrière lui son père, qu’un mouvement d’humanité avait fait descendre ; et tu paieras l’autre quarante piastres à l’année, ajouta-t-il, en relevant le petit tyran, qui murmurait et sanglotait les mêmes paroles : — Je ne veux pas que Damis ait la jambe cassée !

— Moi, je veux que vous partiez tous deux, séparément, pour la France. Élevés de même… et nous verrons ce qui en adviendra !

Et ce qui advint, le voici :

Damis, guéri, s’appela depuis le sauveur des blancs ; le jeune planteur, sauvé de l’influence fatale d’une mère trop faible et d’un père trop violent, fut depuis estimé sous le nom d’un philantrope que nous n’osons signaler ici ; car vous n’oublieriez peut-être pas qu’il avait commencé par casser la jambe de Damis.



LE PETIT BÈGUE.


PREMIÈRE PARTIE. — L’ÉCOLE.


Ah ! qu’une école laisse de souvenirs aux enfans qui s’y sont agités pour devenir des hommes ! aux mères qui ont été presser leurs cœurs contre ces portes fermées entre elles et leurs enfans ! chers objets de nos amours pleins de sacrifices, chères abeilles de ces ruches où vous allez préparer le miel de toute votre vie, pourquoi n’y portez-vous pas les grâces innocentes du foyer, la douceur paisible de vos premiers jeux ? pourquoi les aiguillons qui poussent à vos lèvres servent-ils souvent à piquer vos camarades, qui ont pleuré comme vous de cette première offrande faite à l’ordre social qui veut des hommes graves, des savans, des penseurs !… Une larme de votre mère vous en dira plus que moi ; elle vous rappellera l’indulgence divine dont elle a enveloppé vos premiers cris, et vous en aurez pour vos petits compagnons ; vous en aurez pour tout le monde ! Moi, je n’ai à vous dire que l’histoire du pauvre René.

René, mal vêtu, mal tourné, gauche et timide comme la misère honnête, entra, par je ne sais quelle protection, dans un grand pensionnat de Châlons.

Encore rouge et pâle de pleurs d’avoir quitté sa mère, le cœur gonflé d’une inexprimable tristesse, il regardait tout avec des yeux stupides, ne répondait rien aux questions bruyantes dont l’accablait l’école, et devenait sourd du bourdonnement de ces voix confuses. La voix, l’adieu de sa mère retiraient toute son intelligence à son cœur. Il resta immobile, le sourcil froncé, les yeux à demi fermés, au grand divertissement des habitués, qui l’isolèrent au milieu d’un rond qu’ils formèrent en se tenant par la main, tournant autour de lui avec une vélocité d’écolier, et criant à lui briser le tympan :

— Honneur au discours de réception ! prix d’éloquence au camarade ! dans quelle langue dit-il bonjour ? À tout cela René n’ouvrit pas la bouche. Ils finirent même par s’impatienter d’insulter cette bûche, et coururent à la picorée d’autres jeux pour remplir l’heure si belle, si furtive de la récréation.

Le soir, las d’une séance où il n’avait rien compris, d’une route à pied, et de son cœur gonflé de larmes, il s’endormit d’un sommeil si lourd, si léthargique, sur un banc du réfectoire, qu’il ne sentit pas les mille piqûres dont il était l’immobile objet, comme le mannequin d’un monstre qui servait à l’éducation attaquante des dogues, que les chevaliers du moyen âge dressaient contre lui.

Le bon René, dont la douleur n’était pas belle, l’accoutrement pas moderne, d’une coupe grossière, donnant à ses neuf ans le poids d’un savoyard de quarante, fut pris en goût par vingt écoliers qui ne dormaient pas, pour faire éclore vingt traits d’esprit qu’ils trouvèrent très-brillans et très-fins ! L’un trouvait charmant de chatouiller ses lèvres avec une plume, ce qui lui faisait faire d’étranges grimaces sans s’éveiller ; mais cette convulsion souffrante d’un être dont on tourmente la fatigue, se révélait sur son jeune visage avec je ne sais quel charme comique, dont les tourmenteurs étaient aux anges. Quand le rire étouffé s’éteignait une seconde pour reprendre haleine, un de ces messieurs venait poser adroitement sur le nez sans défense du dormeur un long cornet de papier, terminé en trompette, et les applaudissemens n’osant éclater, de peur, disaient-ils, de réveiller la bête, un houra général, traduit par des coups de talons imitatifs, faisait rouler la joie autour de cette bande de petits anges tombés, permettez-moi de leur donner ce nom, bien qu’ils aient pu se relever plus tard.

On avait coiffé René des plus risibles bonnets, on venait de l’étendre tout de son long par terre, pour jouer au mort, disaient-ils, sans qu’il ait donné d’autre signe de vie que ces contractions nerveuses des yeux et des lèvres qui les faisaient mourir de rire ; quand un plus hardi, voulant réchauffer la scène, dit à son voisin : r Tiens-le tiens-le ! et vint porter jusque sous ses narines roses et entre ouvertes, la flamme épaisse d’une lampe qu’il détacha du mur.

René ne poussa qu’un rugissement sourd, et comme un jeune lion qui n’a pas encore combattu, mais dont on provoque imprudemment la force ; il se soulève à demi, les yeux encore baignés de sommeil et de ses derniers pleurs, il saisit par les jambes les deux assaillans effrayés, les roule avec lui et sous lui, les criblant de coups de poing et de coups de pied qui tombent si heureusement à leur adresse, qu’on n’entend plus rire, mais crier : — « Aïe ! tu me casses la tête ! tu m’étrangles ! À moi, Jules ! Achille, à moi ! au secours ! monsieur le recteur ! » qui accourut en effet à ce singulier combat, dont les témoins cherchent à se sauver, en criant : « Ce n’est pas moi ! » et dont le vainqueur toujours endormi, tape comme un désespéré, sur le cauchemar dont il ne devine seulement pas la forme. Il continuait néanmoins de rugir et de se battre instinctivement avec une telle vigueur de courage, qu’il les eût étranglés peut-être dans une entière innocence, comme Hercule au berceau mit à mort le serpent qui venait s’attaquer à son sommeil.

Plus personne ni cette nuit, ni jamais n’eut dans le dortoir la fantaisie d’aller passer une plume ou du feu dans les naseaux de la Bête, bien que René ne se fût pas réveillé une seconde dans l’orgueil de la victoire il n’en eut pas même le souvenir, en se retrouvant le lendemain dans un lit qu’il ne connaissait pas encore, qui n’était plus près de celui de sa mère ! et où on l’avait roulé tout d’une pièce, après qu’on fut parvenu à détacher ses bras nerveux comme incrustés au corps des amateurs de malices.

Il ne sentit qu’une lassitude vague, dont la cause lui resta inconnue. Les deux qui s’en ressouvenaient le plus avaient, outre cette lassitude, plusieurs bosses et empreintes d’ongles incultes et de souliers ferrés, dont ils souffrirent beaucoup, mais dont ils ne demandèrent pas raison au réveil paisible de René.

On ne savait encore de quelle couleur étaient ses paroles, quand il fut solennellement interpellé par le recteur. Au nom de René Baumal, vous devinez que ce fut comme une seule tête qui se leva de dessus vingt livres posés ouverts sur les tables. Un fil d’électricité n’eût pas tourné plus rapidement quarante yeux ardens vers celui qu’on nommait à leur grande joie, René !

— Levez-vous donc, René ! s’écria le recteur.

— Il ne se lèvera pas ! il ne se lèvera pas… murmurèrent les écoliers sans avoir l’air d’y toucher.

— Silence, là-bas ! lança le recteur d’une voix qui fit retomber tous les yeux aux livres qui leur servaient de maintien.

Alors René fut interrogé sur ce qu’il ne savait pas encore, et sa bouche s’ouvrit au moins cinq fois, sans laisser échapper autre chose que l’air qui remplissait sa poitrine oppressée.

-Il parlera ! il ne parlera pas ! il parlera ! il ne parlera pas ! dirent les impitoyables, dans un bourdonnement qui laissait une chance à la dénégation.

— Si vous ne voulez pas parler, René, insista le recteur qui n’avait pas de temps à perdre, vous serez mis à la porte. Savez-vous votre leçon ?

— Ma le… le…, leçon ?

— Eh bien oui, quoi ! elle n’est pas bien longue, je crois !

— Elle… elle… elle…

— Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il a donc mangé, hasarda un malin sous son livre : et de rire !

Quand le silence fut rétabli, et l’effroi de René plus glaçant que jamais sur ses lèvres ; il voulut en finir avec son sort, car il croyait toucher au dernier moment de sa vie ; il poussa au dehors ce qu’il crut être son âme, et bégaya :

— On m’a… m’a… m’a…

Ô joie d’école ! ô découverte pleine d’avenir, pleine de moqueries pour les bavards !

René était bègue, c’était à l’adorer, c’était à n’en plus douter, c’était à frémir d’espérance à chaque parole qui allait prendre une forme inattendue sous cette langue esclave. Les deux blessés furent guéris ; car ils burent joyeusement l’humiliation du jeune infirme qui faisait oublier la leur, et ils ne cachèrent plus leurs bosses !

Que faut-il vous dire de tout ce que souffrit l’humble et patiente créature, servant chaque jour de risée à cette petite populace fanfaronne ? c’est à ne pas rendre, à souffrir de se le rappeler, à haïr, si l’on pouvait haïr, ceux qui amassèrent sur lui plus de maux que l’infortune et la nature, un moment distraite en le formant, n’en avaient laissé choir sur cet inoffensif petit garçon. C’était peu d’être bègue, et lent à démêler sa pensée, sous les nuages que la raillerie amoncelait autour de sa tête humiliée, il devint presque muet ; car il avait tant de crainte de faire rire en parlant, qu’il ne parlait plus. Les mots les plus brefs lui causaient des peines infinies à sortir de ses lèvres ; elles tremblaient, s’agitaient à vide, et l’effort inutile produisait une contorsion pénible qui ravissait les petits oppresseurs de René.

Une douleur vive qu’ils se plaisaient à lui faire sentir tous les matins, sans qu’il osât s’en plaindre, c’était de l’éveiller en sursaut, lui qui avait le sommeil le plus complet de son âge, ce sommeil de marmotte, dans lequel toute la vie extérieure est suspendue ou cachée, où pas un cheveu ne bouge, et que les mères ont tant peur de troubler ! C’était la joie des lutins rassemblés autour de ce pauvre enfant immobile, qui riaient aux anges, comme on dit ; ils poussaient tout à coup une clameur si furieuse dans l’oreille du dormeur, qu’il bondissait hors de son lit, tandis que les écoliers, sans paraître s’occuper de lui, filaient en chantonnant de côté et d’autre. C’était du beau ! de quoi les rendre bien fiers : je vous laisse y penser.

René s’habillait triste, et comme ivre de cette fanfare qui le rendait au mouvement avec une violence propre à lui rompre le cœur. Pauvre René ! ce n’était plus ce réveil entr’ouvert par une voix douce, qui coulait d’abord à son âme. Il n’y avait plus de main caressante qui roulait sur son front comme pour en écarter le sommeil. Il n’entendait plus cette femme absente lui souffler patiemment : Allons, René ! allons mon garçon c’est jour ! Et le prendre, et rire tout bas, et l’habiller à demi, et répéter :

— Allons ! jusqu’à ce qu’il rît à son tour, en ouvrant ses yeux sur les yeux brillans et pleins de pitié de cette femme, dont la bonté l’avait rendu bon jusqu’au cœur !

Oh ! respectez le sommeil de l’enfance. Qui sait si ce n’est pas alors que l’âme rend sa visite à Dieu.


II.

LES PETITS NAGEURS.


On arriva ainsi jusqu’en juillet 1830. L’extrême chaleur ralentissait parfois le courage des écoliers ; René savait lire, et causait souvent tout bas avec ses livres, ses bons amis, qui ne lui faisaient pas la grimace. Il savait écrire et il parlait de cette manière sans bégayer on trouvait sur toutes ses pages.

Bonjour, ma mère ! comment vous portez-vous ?

J’aime ma mère et mon père.

Je voudrais bien aller voir ma mère !

Quand je serai grand, je soignerai ma mère, et je la laisserai dormir ! Elle dormira si elle veut jusqu’à huit heures.

Oh ! je voudrais qu’il ne fît jour qu’à huit heures !

Sa parole écrite était correcte et vraie ; son écriture presque élégante. Ma mère ! était surtout enjolivée de traits tout-à-fait jolis. C’était comme une manière de couronne qu’il avait un sérieux plaisir à composer autour. Il se croyait heureux quand on le laissait là, quand il marchait vite, seul et libre, le nez au vent, en jetant ses bras devant lui, sur sa tête, en tout sens, comme un être fort qui veut grandir. Personne dans l’école ne le haïssait, il ne troublait personne, il était même aimé comme une espèce de joujou solide, sur lequel on se jetait quand les autres étaient cassés.

On l’appelait souvent bègue-bête, pour rire ; et plus souvent bonne bête. Quelques ricaneurs peut-être avaient rencontré ses yeux ; c’étaient de ces yeux qui lancent une pensée toute chaude, toute claire ; son regard ne bégayait pas plus que son âme ; vous allez voir. Car je l’aime, moi, ce petit René, et je veux vous le raconter des pieds à la tête.

Ce jour-là, en juillet, un jour tout de feu et de vacance, on alla se baigner. Toute l’école avait soif d’eau, de cette belle eau dont le bruit rafraîchit l’oreille, dont le courant plein de perles blanches semble entrer par les yeux dans l’imagination altérée de ceux qui la regardent.

Dernier venu dans l’école, à l’époque de l’année où les bains de rivière sont clos jusqu’à l’autre été, René ne savait pas nager.

— René, lui dit-on, vous veillerez sur les habits, et vous regarderez comment font les autres pour vous déniaiser un peu. Le maître de la natation vous commencera bientôt.

René avait répondu oui, par un signe de tête ; car il avait toujours l’épouvante de dire : — Ou… ou… oui ! c’était plus fort que lui.

« Messieurs, vous m’attendrez, dit le sous-précepteur, qui avait oublié je ne sais quoi, et qui les laissa aller en avant. Que pas un de vous ne se déshabille avant ma présence ; je connais la rivière ; il y a une petite barre dangereuse. Restez tous tranquilles, sur votre parole d’honneur. — Parole d’honneur ! parole d’honneur ! répondirent en s’égosillant les écoliers, qui ne demandent jamais mieux que de lancer une exclamation dans l’air. Mais on a trop raison de dire : autant en emporte le vent. Je voudrais qu’on réfléchît long-temps avant de dire : parole d’honneur, pour une chose à venir.

Achille pouvait conduire ce bataillon civil, car Achille avait treize ans ; c’était un grand garçon, droit comme une flèche, blond, rose, prompt comme un épervier ; quand il voulait un plaisir, sur l’eau, sous l’eau, n’importe, il s’élançait au but, la tête la première ; chacun de ses mouvemens avait l’air de crier : — Gare que je passe ! il n’avait pas dit tout-à-fait parole d’honneur, comme les autres, mais seulement « eur, eur, eur ! » ce qui n’engage à rien du tout, ce qui n’est qu’un cri comme un autre.

Voilà donc ce héros des rivières, poussé par l’orgueil de l’indépendance, attiré par le bruit frais du large bain qui les attendait tous, le voilà en deux secondes, sans habit, sans bas, sans chemise, dans l’eau !… Vous jugez de l’étonnement des autres qui regardaient, la bouche béante, le plongeur hardi, si pressé de déployer ses habiles manœuvres, que toute prudence l’abandonna ; il but, il tourna, il eut peur, et disparut devant l’inexprimable terreur de ses camarades qui poussèrent des plaintes vers le ciel, sans pouvoir détacher leurs pieds du sol où ils semblaient attachés par force.

René fit trois pas en arrière, et d’une voix hurlante de douleur, il cria vers le sous-maître dont les cheveux se dressèrent au loin : — Du secours ! du secours !

Et jetant son habit à la tête des écoliers tremblans qu’il bouscula dans un trouble intelligent, il bondit juste à la place où avait coulé son camarade ; sa chute les couvrit d’eau et leur fit froid !

— Il ne sait pas nager ! disaient les enfans pâles en se tordant les mains, et s’embrassant à demi-morts. Deux petits étaient tombés à genoux, pour ne pas voir, et sanglotaient : — Mon Dieu ! Le sous-maître, suffoqué de poussière, accourait de toutes les forces de sa vie ; mais que c’était lent devant la mort qui va si vite ? si vite qu’Achille étouffé par la suffocation de l’eau et de la peur, ne pouvait plus seconder René, qui le tenait par les cheveux, d’une main infatigable, et nageait des pieds et de l’autre main avec l’instinct sublime d’un chien qu’on jette à l’eau pour la première fois. Ses yeux ardens, ses mouvemens souples et rapides, l’inébranlable idée de sauver son fardeau en le poussant vers le bord, et… quelque ange extasié peut-être devant sa généreuse imprudence, le soutinrent long-temps. Tout à coup il s’enfonce…, un silence d’horreur répond seul au précepteur haletant qui atteignait cette scène de désolation — Où sont-ils ? dit le pauvre maître dont les dents claquent d’impatience, et qui se déshabille en les interrogeant. — Là ! montrent les enfans, où tout s’était englouti : mais ce n’était plus là.

René, comme attiré vers le bord par une puissance divine, y paraît à l’instant, traînant après lui sa proie évanouie, sans qu’il semblât trop surpris de ce prodige. Il eût fallu lui couper le bras pour l’en séparer ; car ses doigts étaient si prodigieusement serrés dans les cheveux d’Achille, que sa main saignait déchirée de ses propres ongles.

Les acclamations qui le reçurent l’effrayèrent d’abord, et il se remit à crier : « du secours ! du secours ! » pensant que le pauvre Achille n’était pas entièrement sauvé ; mais il était sauvé ! ivre et faible encore, étendu sur le gravier que le soleil rendait brûlant ; il regardait René nu comme lui, et que des souvenirs confus, des fils noués entre eux pour l’avenir tout entier, lui faisaient chercher, contempler comme son sauveur. Bénédiction ! il revenait à la vie par la reconnaissance. Leurs yeux ne pouvaient se détacher l’un de l’autre.

— Oh ! comment t’es-tu jeté ainsi sans savoir nager ? lui disait-on en l’accablant de caresses et de questions.

— Je ne l’ai pas senti, répliqua René avec feu tout ce que je sais, c’est que j’étais sur les cailloux, et que tout d’un coup, je me suis trouvé dans l’eau : j’ai vu clair, j’ai vu jusqu’au fond, j’y ai descendu comme par un escalier glissant ; j’ai trouvé sa tête ; j’ai dit : bon ! À présent il faut revenir ; et j’ai poussé devant nous : le chemin s’ouvrait tout seul ; je n’ai pas eu de peine ; seulement, j’ai cru une fois qu’il s’enfonçait sous moi, et j’ai coulé dessous pour voir. Alors, avec deux bons coups de pieds, si fort que je n’en respirais pas, j’ai tout jeté de ce côté, et le voilà ! termina-t-il avec un rire plein de larmes. Il ne bégayait plus !

— Tu parles comme tu nages ! lui dit le précepteur en secouant sa petite main, transporté d’admiration, tandis que les autres faisaient cercle pour regarder son récit attachant de candeur.

— C’est ma foi vrai ! répliqua René en s’écoutant parler avec autant de surprise que de joie.

— J’ai dit tout ça couramment. Avez-vous bien entendu ? Ajouta-t-il pour s’assurer que ce n’était pas un rêve. — Oui, mon bon petit garçon, dit le maître, en le couvrant de caresses : oui ! aussi couramment que je te proclame une digne créature ! — Oh ! je parlerai donc comme un autre à présent ! on ne se moquera plus de moi !… Non ! non ! — Vive René ! vive René ! cria toute l’école, en l’emportant dans ses bras.

— Oh ! quand ma mère va savoir que je ne suis plus bègue ! dit l’enfant.



LE PETIT INCENDIAIRE.


On a vu un enfant sur le banc des accusés !

Je crois en vérité que c’était en France, tout près de nous ; je tremble encore.

Il se ressouvenait d’un feu d’artifice, dont les soleils et les fusées au fond de la nuit sombre avaient laissé une vive impression dans sa mémoire. Ce spectacle le poursuivait surtout quand le jour tombait, et il eût donné tout au monde pour revoir une fois encore éclater ces ardentes lumières qui avaient enflammé l’air et son imagination de cinq ans. Mais il n’avait rien du tout pour acheter un feu d’artifice, et il rêvait sur le bord de la chaumière de son père.

Les yeux fixes et la tête penchée, il cherchait un moyen d’assister encore à cette fête du soir qui l’avait rempli d’émotion et d’étonnement.

Une idée simple et fatale traversa son petit cerveau, comme une lueur traverse l’obscurité. Demeuré seul pour garder la maison, dont son père et sa mère s’étaient forcément éloignés un moment, il saisit une lampe qui pendait sous l’âtre, et porta lui-même sa flamme dans tout ce qu’elle pouvait dévorer. La grange recélait de la paille, des foins secs, et le feu se répandit avec une telle rapidité qu’il s’élança comme des langues dévorantes vers le ciel, consumant la grange et la chaumière sans qu’il en restât rien, que les cendres noires et tristes comme l’action terrible de ce jeune insensé.

Il venait de réduire à la mendicité son père, sa tendre mère, et lui, nuisible à tous par cette action stupide dont il regardait l’effet brûlant et rouge avec une admiration profonde et muette.

Ah ! que ce fut une grande douleur, quand la mère, au milieu des flammes qui sortaient furieuses de la chaumière, s’élança en appelant son vieux père à elle, l’image de Dieu sur la terre, qui porte bonheur à la maison des enfans ! ce bon vieillard paralytique n’avait pas poussé un cri. La fumée sans doute l’avait étouffé dans son lit, où on le trouva consumé victime du caprice monstrueux de son petit enfant qu’il aimait ! qu’il avait béni avant de s’endormir… Ah ! oui, cela fut, cela est encore une grande douleur ! et l’on ne comprend point comment la mère infortunée ne mourut pas, quand l’enfant épouvanté des cris et des sanglots de tout ce monde épouvanté, se mit à crier lui-même : — J’ai fait le feu ! j’ai fait le feu ! — Horreur et pitié !

Jugez quand il passa le lendemain tout au travers du village, lié avec des cordes, au milieu d’hommes armés comme pour garder un grand criminel et que tout le monde criait après lui : à l’incendiaire ! à l’incendiaire ! et que sa mère, pâle et ruinée qui le suivait à pied, ne pouvant se résoudre à l’abandonner, joignait les mains comme pour demander à toutes ces voix du silence par pitié pour elle, la mère ! la pauvre femme sans chaumière, sans vieux père à servir tous les jours, sans jeune enfant plein d’innocence comme était hier ce coupable garotté !

Voilà comme il parut, suivi d’un peuple immense et curieux, au tribunal, qui n’avait jamais vu un si jeune coupable, et qui resta long-temps dans un triste silence quand l’enfant interrogé répondit, tout épuisé de larmes :

— Je voulais revoir un feu d’artifice. On le condamna à vivre trois cent soixante-cinq jours dans une obscurité profonde, où sa mère seule l’éclaire et le console… Priez pour lui !



LE TUEUR DE MOUCHES.


Tuer une mouche, c’est affliger Dieu. C’est détruire un de ses chers ouvrages.

Un homme bien malheureux, qui avait tout perdu sur la terre, hors le souvenir et la résignation, rêvait des heures entières, occupé à regarder ces charmantes voyageuses des vitres, où elles glissent en tous sens, comme sur un chemin droit. Un jour, il vit Paul que j’ai bien connu, en saisir au vol, quatre, qu’il dépouilla de leurs ailes, pour en faire, disait-il, des chiens, et les atteler ensuite à quelque chariot formé de papier, ou d’une noisette creuse.

L’homme se retint de parler, mais il pleura : car une douce croyance s’attachait pour lui au vol imprévu de leurs ailes, sur sa tête ou sur ses mains ; il se persuadait que l’âme de quelque ami, d’un de ses enfans pleurés, venait baiser sa tristesse, et l’action de Paul lui serra le cœur.

Mais Paul, bientôt las de faire courir ses chiens fatigués, leur rendit la liberté, et trancha du généreux. Les petites invalides se traînèrent ainsi défigurées sur la terre, et moururent.

— En voilà de bien belles ! cria Paul, avec un rire avide de victimes : qu’en ferai-je ?

Une, deux, trois, quatre, cinq, six vestales ! condamnées à être enterrées vives, comme j’ai lu dans mon histoire de Rome. Allons ! pas de grâce, mesdemoiselles, votre feu s’est éteint ; plus de lumière pour vous. Dans la terre ! dans la terre !

Et il creusa en effet un trou au bord du jardin où il jouait ; puis, pour être plus. sûr que pas une n’échapperait à sa condamnation, il les plongea d’abord dans un cornet de papier, comme dans un cachot préalable, et les ensevelit après dans l’éternelle nuit. Il parcourut ensuite le jardin, à cloche-pied, tout joyeux et tout fier d’avoir imité les Romains.

À peine fut-il loin, que le témoin de cette mauvaise action se pencha en toute hâte vers la sépulture des mouches, et qu’il les délivra. Ce fut, avoua-t-il lui-même depuis, un moment de profonde joie pour lui, quand il vit ces six petites âmes du ciel, y remonter légères, quoiqu’un peu étonnées de leur captivité.

Sans que le regard fixe de cet homme affligé eût suspendu l’acte barbare de Paul, ce regard le poursuivait, et le perçait de reproche, au milieu de son triomphe et des fleurs du jardin. On eût dit sa conscience ! Il revint donc sur ses pas, pour flatter et assoupir cette conscience rigide qui l’empêchait de jouer, et il tourna autour de l’homme immobile.

— Bonjour… Monsieur ! bonjour ! bon monsieur, répéta-t-il, d’une voix caressante et obstinée, veux-tu causer avec moi comme hier ?

— Je ne cause pas avec le bourreau,

Répliqua le témoin, qui s’éloigna lentement de Paul anéanti.

Au bout de quelques instans, il sentit Paul haletant, qui l’accrochait par ses habits et l’étreignait de ses deux bras, au milieu du chemin. — Monsieur ! dit-il, hors d’haleine, je voulais déterrer mes vestales, car, je ne suis pas le bourreau, monsieur ; je suis Paul, qui demeure là. Mais si tu savais… Les vestales n’y sont plus !… — Sauvées ! dit son juge en se penchant vers lui. Sauvées par moi toutes les six. — Merci ! oh ! merci ! bon monsieur ! s’écria l’enfant en larmes en se jetant à son cou. Mais appelle-moi Paul ! appelle-moi Paul, cria-t-il en le serrant avec passion, je serai bon comme toi.

— Au revoir ! Paul. Tu te ressouviendras de moi comme d’un courageux ami, répondit-il en passant sa main avec une douceur triste sur les traits consolés de Paul. — Tu verras ! dit l’enfant. Et depuis, Paul ne tua pas une mouche.

Il n’y a créature si petite ni si abjecte qui ne représente la bonté du Créateur.



LA PHYSIOLOGIE DES POUPÉES.


UN PÈRE.

I.


Quatre poupées entrèrent un jour à la fois rue des Pyramides. Cela fit quelque sensation chez les voisins de l’heureuse maison où se précipitaient ces charmantes étrangères, car elles étaient pleines d’éclat, de décence et de fraîcheur dans leurs parures.

Une vieille gouvernante les reçut dans le vestibule du second étage, les prit des bras de la personne qui les apportait, et les rangea, comme elle en avait reçu l’instruction, derrière un rideau ; puis elle courut avertir son maître, arrivé depuis quelques jours d’un grand voyage, et il parut un moment après suivi de quatre enfans qu’il fit ranger autour d’un excellent déjeuner préparé pour eux.

Cet homme d’une taille légèrement courbée, quoique jeune encore, et qui les assit lui-même auprès de lui d’un air doux et triste, était le père des enfans et revenait leur tenir lieu d’une mère charmante, qu’ils avaient perdue. Rien, à ce qu’il paraît, ne pouvait retenir monsieur Sarrasin à la vie, que le dessein irrévocable d’être à la fois le père et la mère de cette petite famille groupée autour de lui. Livré à de fréquens voyages dans l’intérêt de tous, il n’avait pu depuis trois ans cultiver lui-même ces jeunes plantes dont il ignorait entièrement les caractères. Leurs jours s’étaient passés, depuis six mois, dans une pension, où elles avaient senti moins cruellement l’absence éternelle de leur mère, et la privation momentanée de ce jeune père, qui leur était enfin rendu ! c’était leur troisième réunion depuis son retour béni, et vous avez déjà jugé qu’il s’occupait des moyens d’assurer leur bonheur. Il ne lui en restait pas d’autre.

Il se leva quand le déjeuner fut fini, et la table remise en ordre. — Voici, dit-il en tirant le rideau qui cachait les belles visiteuses, quatre petites compagnes que je veux associer à notre voyage de Saint-Denis. Un saisissement de plaisir fit manquer la voix aux quatre sœurs, qui levèrent à la fin leurs bras, en criant : — oh ! papa ! oh ! papa ! qu’elles sont jolies !

Ce n’est pas sans dessein, reprit-il, qu’elles sont arrivées ainsi pour vous chercher. Elles ont sans doute désiré un asile près de chacune de vous, et leur choix doit être écrit d’avance dans leur billet de visite.

Toutes se précipitèrent vers les petites mains à ressorts des poupées qui tenaient une carte de visite. Albertine, l’aînée, y lut son nom (car elle savait lire l’écriture), il y avait sur l’adresse ainsi conçue : Prudente pour Albertine. Augusta, Marceline et Valérie y épelèrent aussi leurs noms, et ce furent des cris, des embrassemens, qui firent couler la joie jusqu’au cœur de leur père.

— Élevez-les bien, dit-il, avec une tendresse sérieuse, et rendez-moi un compte fidèle de leurs penchans : ce sont vos filles.

Albertine emporta la sienne dans ses bras avec un maintien de petite maman tout à fait composé, la regardant avec un air de tendre protection qui fit bien augurer à monsieur Sarrasin de l’avenir de la poupée, qu’elle appela sur-le-champ ma fille !

Augusta saisit vivement Lutine par le milieu du corps, et lui appliqua deux gros baisers qui dérangèrent un peu sa coiffure. Valérie soutint Péri par ses deux mains délicates, en la faisant sauter en mesure sur un pas de walse. Marceline, la plus jeune, petite blonde silencieuse, se tint gravement debout devant celle qui la regardait de dessus la table, sans montrer d’empressement à l’en faire descendre.

Tu ne prends pas Fauvette ? dit son père : ne la trouves-tu pas belle avec ses plumes bleues sur sa tête ? vois qu’elle est radieuse ! n’es-tu pas contente d’avoir une telle fille ? — Si ! répondit l’enfant blond, en regardant alternativement Fauvette et son père. — Je t’aime mieux, toi ! dit-elle à voix basse en se glissant dans ses genoux et en passant ses bras autour de son cou qu’elle étreignit long-temps de toute sa force. Son père fut ému, et tenant les yeux long-temps aussi fixés sur cette petite tête attachante, il crut voir le portrait en miniature de sa mère, et le serra fortement sur son cœur. Le père et l’enfant restèrent ainsi plongés dans une immobilité qui n’était pas de l’engourdissement.

Les éclats de rire et de piano qui partaient de la chambre voisine réveillèrent cet homme absorbé au fond de sa mémoire. Il prit par la main sa plus jeune fille, qui tenait avec quelque embarras la brillante Fauvette, et ils se réunirent au cercle joyeux qui allait devenir le centre des observations du tendre physiologiste.



QUATRE FEMMES EN MINIATURE.

II.


Albertine avait fait asseoir Prudente devant elle, et lui montrait patiemment un point de tapisserie, lui parlant avec une gracieuse autorité, et lui promettant un monde de bonheur dans le charme du travail ; elle en avait déjà rangé autour de Prudente tous les élémens, sans confusion. Prudente attentive tenait avec soumission son aiguille enfilée de laine, et paraissait écouter sans ennui sa jeune maman, compter les fils du canevas, et lui expliquer les délices de cet ouvrage, répétant sans se lasser : — Vous prenez deux, vous croisez deux ; que votre point soit égal et rond, vos mains toujours propres, et vos laines en ordre.

Ce petit coin de tableau reposa délicieusement les yeux de M. Sarrasin, car Albertine était l’aînée.

Quel bonheur pour lui de découvrir en elle le germe d’une patience si utile un jour dans sa maison ! cette grâce liante et calme devait si bien unir ensemble les jeunes branches qui l’enracinaient au monde.

Valérie assise sur une grande chaise devant le piano soutenait Péri par sa ceinture comme par des lisières, et la faisait légèrement tourner, en frappant avec sa main droite une espèce de galope qui semblait enivrer la poupée et la petite fille criant comme son maître de danse : — en mesure, donc ! arrondissez les bras…, effacez les épaules…, baissez les yeux devant votre cavalier.

— Heureuse enfant ! songea monsieur Sarrasin, la musique fera du bruit dans tes plaisirs et dans tes peines ; ta physionomie riante reposera souvent ma douleur et j’allégerai tes graves leçons par l’espoir de la danse.

Augusta qui se tenait alors à l’écart, s’agitait très-affairée autour de Lutine. Elle avait embrassé Lutine si fort et si souvent, que l’humidité de ses tendres lèvres, assez mal essuyées d’ailleurs des traces de son déjeuner, avait déjà compromis l’éclat des joues rouges et presque vivantes de sa fille. C’est dans l’étonnement de voir une tache si peu voyante ternir un teint plus brillant que le sien même, qu’elle avait eu recours au savon, et qu’elle s’aperçut avec désespoir qu’il ne restait dessous qu’un carton pâle où le sang ni circulait pas. L’autre joue toute neuve et intacte, formait un affreux contraste avec celle où la couleur délayée se mêlait au savon et aux cheveux collés dans ce hideux mastic. Ce fut dans cet état qu’Augusta, avec une grosse larme dans les yeux et rouge de surprise s’élança vers son père, en élevant sous ses yeux, Lutine ainsi déshonorée, et en criant : — Vois comme elle a mal à la joue ! je l’ai pourtant bien lavée.

C’est à cause de cela, répondit son père : l’eau ne vaut rien aux poupées. Ta tendresse lui a déjà fait mal ; il ne faut pas dévorer ce qu’on aime. Trop de caresses étouffent un enfant. Une surveillance calme et active, une douce liberté autour de ta fille, comme pour tout ce que tu aimeras au monde, ce sera le meilleur secret pour le conserver.

— Fais-la donc guérir ! dit Augusta avec les mains jointes, et je te promets de l’embrasser bien doucement. Lutine fut envoyée chez un médecin célèbre de poupées au grand bazar où elle avait été choisie, et dès le soir même, elle rentra rue des Pyramides, plus rouge et plus Lutine que jamais.

Monsieur Sarrasin observait en même temps que Marceline, la plus petite et la plus frêle, n’enseignait ni la tapisserie, ni la danse à Fauvette ; elle la regardait quelquefois, caressait doucement ses souliers de satin, et ses mains un peu cachées par des manchettes de blonde : mais c’était une admiration froide ou craintive que ne pouvait expliquer son père.

— Pourquoi ne danses-tu pas avec Fauvette, mon petite ange ? lui demanda-t-il ; elle doit être légère comme ses plumes. Sa robe de crèpe blanc est si bien garnie de fleurs ! Marceline d’abord ne répondit pas : puis, comme si sa pensée sortait à son insu de son cœur, elle dit je n’ose pas l’aimer.

— C’est singulier ; pensa monsieur Sarrasin.



LA PORTE DU CIEL.

III.


Comme le temps était fort beau le lendemain, bien qu’il fît froid d’une dernière gelée, après que les leçons furent apprises, que l’active gouvernante eut habillé ses quatre petites maîtresses qu’elle aimait avec une tendre dévotion, on déjeuna de bonne heure, on sortit à pied tous ensemble ; la vieille Suzanne proprement et chaudement parée, guidait ce petit troupeau dont elle était fière, et monsieur Sarrasin le suivait de près avec la surveillance et la sollicitude d’un père.

Savez-vous où l’on allait avec tant d’empressement, tant d’espoir, que pas un pied ne touchait terre ? et pourquoi ces quatre visages doux et charmans se levaient souvent, souvent pour regarder au-dessus des maisons le ciel bleu suspendu, si pur, si haut au-dessus des cheminées des immenses bâtimens de Paris ? et pourquoi l’on avait embrassé sérieusement les poupées en leur disant au revoir ! sans les emmener avec-soi ?… Eh ! bien ! vous allez le savoir ; car la personne qui a raconté cette histoire a suivi toute cette famille jusqu’à la barrière Montmartre, car elle avait à rendre aussi une pieuse visite là où montaient ces beaux enfans, qui avaient chacun une couronne de fleurs passée au bras sous leur manteau brun.

— Oh ! ma bonne Suzanne, où allons-nous ? dit la petite Marceline qui ne marchait pas encore d’un pas aussi ferme que les autres. La bonne Suzanne soupirant n’osà répondre, car son maître gardait un profond silence. On monte, on monte !… puis on aborde une grille devant laquelle monsieur Sarrasin s’arrête, découvre sa tête, et dit : — Saluez ! mes enfans ; car c’est ici la porte du ciel !

Les quatre petites filles obéirent avec un instinct de douleur et de tendresse qui les fit ressembler à quatre anges de la piété. Suzanne se détourna pour cacher ses larmes. — Ma bonne vieille Suzanne ! — poursuivit monsieur Sarrasin, si vous ne pouvez nous suivre, vous nous attendrez là. — Ah ! monsieur dit Suzanne avec une instance dans le regard, et en découvrant sous son tablier noir, sa couronne à elle, qu’on ne lui avait pas commandé d’apporter, monsieur ! j’ai du courage, et je sais le chemin ! dans votre absence depuis six mois, quand je suis demeurée toute seule, je n’avais pas d’autre voyage à faire, et je venais ! — Entrez donc, ma fidèle Suzanne, entrez, mes petites chéries… Vous n’oublierez jamais notre première promenade : elle est sérieuse ; mais elle est belle et pleine d’espérance. Voyez que de fleurs !

Il y en avait en effet beaucoup déjà, et des arbustes, des plantes vertes, et des saules si bien entremêlés ensemble, que la terre à cette place ne se voyait plus qu’à peine. — C’est ici, mes filles, qu’il faut attacher vos couronnes, et vous mettre à genoux.

Ce que firent les enfans.

— Venez ! leur dit-il, après qu’il eut prié au milieu d’eux, et pour eux. Venez ! votre mère vous regarde et vous bénit !

La petite Marceline se précipita dans les branches et les hautes herbes en criant : — où donc ! où donc !

— Monsieur Sarrasin, après l’avoir saisie dans ses bras, lui dit je te promets que nous serons tous réunis un jour, et que nous irons la rejoindre par la porte du ciel. — Merci ! répondit l’enfant qui se coucha triste sur son épaule, et qui redescendit avec son père au milieu des sanglots de ses jeunes sœurs qui marchaient mieux qu’elle.


LA POUPÉE MALADE.

IV.


L’enfance est heureuse ! elle est aimée de Dieu, et Dieu charge un ange de mesurer la peine à la faiblesse. L’ange y va bien doucement ; on croit qu’il leur souffle des baisers dans leurs larmes. De là ces ondées de pleurs qui mouillent à peine ; car il les emporte sur ses ailes avec leurs prières, et alors, ils rient, ces petits enfans ; ils aiment, ils espèrent, ils croient ! et c’est pour cela que Dieu les aime ; pour cela qu’il a dit : laissez venir à moi les petits enfans ! Il faut donc se réjouir pour eux en pensant que les quatre sœurs retrouvèrent leurs poupées, avec un sentiment de joie très-pur et qu’elles les associèrent à leurs souvenirs, à leurs leçons, à l’union charmante qui régnait entre elles. Un jour que les leçons étaient finies, leur père s’étonna du profond silence qui avait succédé au bruit accoutumé de l’heureuse chambre de ses enfans. Il s’approcha sur la pointe des pieds pour observer d’où venait ce grand silence, et il demeura fort surpris de voir la poupée d’Augusta couchée, et les petites filles s’agitant autour d’elle avec le plus tendre empressement.

Il régnait un ordre parfait dans leur activité muette. On glissait doucement autour du cher petit objet qu’on semblait avoir peur de réveiller : cette Lutine si vive et si brillante, privée de ses vêtemens incommodes, renversée sur un oreiller, se conformait à sa position avec une grâce qui enchantait les enfans. Alphonse, joli petit parent de la maison, partageait fort gravement les soins de ses cousines, et remplissait les fonctions de médecin.

C’était un charme de le voir tâtant le pouls de Lutine, réfléchissant comme il avait vu réfléchir un docteur profond, et s’asseyant près du lit, le front appuyé sur sa main, une plume passée dans ses lèvres, lent à écrire l’ordonnance que ses cousines attendaient avec anxiété.

Oui ! l’enfance est heureuse. Il y avait pour elle dans cette scène l’intérêt d’un drame véritable. Cette malade immobile et soumise leur faisait pressentir ou rappeler tout ce qu’il y a de doux, d’aimable aux soins prodigués à un être souffrant. Monsieur Sarrasin vit tant de zèle et de charité régner dans ce coin de chambre, que les larmes lui en vinrent aux yeux.

Albertine lut l’ordonnance du médecin, et prépara promptement une petite bande de toile urgente pour la saignée, qu’exécuta sur l’heure la main légère et hardie d’Alphonse.

La lancette fut un passe-cordon d’argent, la cuvette une coupe de porcelaine qu’avait prêtée la vieille Suzanne, et à la satisfaction curieuse des enfans, la poupée dont la peau fut plus qu’effleurée par le sincère Alphonse qui y allait de tout son cœur, la poupée perdit une grande quantité… de son.

— Elle est sauvée ! cria le petit docteur. — Sauvée !

Sauvée ! répétèrent en frappant dans leurs mains les gardes-malades, qui avaient à peu près le costume de l’état.

— Je te fais compliment de cette cure, mon ami ! dit monsieur Sarrasin en se montrant. Tu me parais devoir être un jour médecin dans toutes les formes. Alphonse lui sauta au cou, et lui dit à l’oreille, en confidence : — Je fais semblant de croire ; car, vois-tu, cette poupée n’est pas vivante. — Si ! Si ! un peu vivante ! cria Augusta qui l’avait entendu, et qui ne voulait pas perdre son illusion. Tiens ! papa, regarde, ajouta-t-elle en entraînant son père auprès de sa chère Lutine. Tu vois que les sangsues ont bien pris ! Lutine avait en effet huit sangsues, ou du moins huit petits morceaux de réglisse découpés dans la forme de ce laid et bienfaisant animal. Et il faut convenir que Lutine ainsi barbouillée, le bras vide, et lavée de toutes les potions qu’on lui avait fait boire, demeura dans un état de convalescence, dont les bons soins de la calme Albertine ne purent jamais la tirer entièrement. Monsieur Sarrasin déclara pourtant que cette convalescence serait célébrée par un banquet, où le docteur reçut en crêmes, en biscuits et en darioles le prix de sa cure merveilleuse.

— D’où provenait la maladie de Lutine ? demanda monsieur Sarrasin, moitié sérieux, moitié riant.

Le docteur mangeait et se reposait sur ses lauriers. Augusta répondit avec vivacité que Lutine avait fait son malheur elle-même, qu’elle se serrait dans son corset de manière à s’étouffer, ce qui la rendait très-agacée et très-pâle. Enfin, papa, sans moi, elle serait devenue poitrinaire. C’est une folle ; sans soin d’elle-même, jamais en place, une petite ramasse poussière qui me fait tourner la tête.

— Je comprends, dit son père en frappant doucement sur cette petite tête agitée, qu’il faudra lui donner un bien bon exemple pour la corriger !

La tienne, Valérie, paraît en bonne santé. — Oui, papa, elle danse toujours, et je lui apprends le pas du schall pour te faire une surprise le jour de ta fête. Oh ! papa ! elle walse presque seule sans s’étourdir. — Il faut lui faire une récompense de cet amusement, mon ange : on peut danser de joie quand on a bien rempli tous ses devoirs ; j’y veillerai avec toi. La tienne, Albertine, comment se conduit-elle ? Albertine ne répondit qu’en courant chercher les preuves de l’excellente conduite de Prudente. Elle rapporta dans un doux silence l’ouvrage de tapisserie terminé avec une propreté ravissante ; puis elle étala, avec le sourire d’une petite mère satisfaite, un trousseau cousu de la façon la plus solide. Ce trousseau se composait déjà d’une paire de draps ourlés, marqués au nom de Prudente, quatre chemises à manches longues en forme de peignoir ; quatre nanteaux de lits, des béguins bordés d’une petite dentelle de Lille et quatre mouchoirs ornés de son chiffre. — Avec cela dit l’enfant plein de joie, elle peut attendre, et elle m’a bien aidée, cette chère mignonne ! Oh ! papa, que je l’aime ! et que je suis contente quand nous travaillons ensemble ! — Je t’aime aussi, dit son heureux père, et je te donne dès ce moment le droit de surveillance sur toutes les poupées de la maison ; elles y gagneront beaucoup, et tes jeunes sœurs davantage. Les plus petites embrassèrent tendrement Albertine, qui les baisa d’un baiser plein d’amour et d’avenir. Je dois vous dire, pour l’avoir vu de mes yeux, qu’elle devint en effet plus tard le guide et l’appui de ses sœurs, dont elle est encore adorée.

Dans un moment de réflexion fort rare chez Augusta, elle regardait un peu tristement les ravages que sa tendresse inquiète avait produit chez Lutine, qui n’était plus que l’ombre d’elle-même. — Veux-tu la mienne, dit Marceline, que personne ne soupçonnait en observation dans un coin ; mais dont les yeux intelligens perçaient toujours jusqu’à la tristesse des autres, prends la mienne, prends, petite sœur ; tu soigneras Lutine, et Fauvette te réjouira. — Mais toi, répondit Augusta, en hésitant à recevoir la belle Fauvette, aussi fraîche que le jour de son entrée dans la maison. — Je la regarderai, Augusta, quand j’aurai fini mes devoirs ; mais elle est lourde et elle a trop de plumes, il est impossible que ce soit là ma fille. — Oh ! j’en aurai donc deux ! s’écria sa sœur folle de joie. Que de choses, mon Dieu ! que d’inquiétudes je vais avoir sur les bras ! qu’une grande famille cause de soins et de fatigue aux mères !


L’ORPHELINE DU BOULEVARD.


Monsieur Sarrasin n’avait pas vu sans surprise le détachement de Marceline pour Fauvette, il en cherchait la cause dans l’insouciance de son âge ; mais il se trompait, et il en eut la preuve un jour. Toute cette famille innocente revenait du boulevard St.-Denis ; on pressait le pas, car c’était l’heure où les lumières au gaz s’allument de loin en loin. Une humble boutique à terre s’annonçait à une grande distance par la voix d’un jeune marchand, qui jetait ces paroles perçantes dans toutes les oreilles promeneuses : — Voyez messieurs, voyez mesdames, enfans, petits enfans, voyez ! pleurez pour obtenir de vos pères et mères les trésors à cinq sous qui sont étalés sur cette place. À cinq sous, messieurs, mesdames, enfans, petits enfans ! À cinq sous tout ce qui peut frapper l’œil de l’acquéreur ! »

Monsieur Sarrasin ne résista pas à l’attraction de cette voix puissante, et permit à ses enfans de choisir chacune un de ces trésors à cinq sous qui font plus d’heureux qu’on ne pense.

Un seul objet attira toute l’attention de Marceline. Une poupée nue, abandonnée dans un coin, sur la terre humide, lui causa une sensation de pitié profonde. La plus attrayante sympathie s’établit entre elle et cette pauvre petite chose dédaignée, et pressant de toute l’étreinte de ses deux mains la main de son père, pour le forcer à se pencher vers elle : « Donne-moi cette Fauvette, pour que je la réchauffe, dit-elle, oh ! je t’en prie ! elle fut à l’instant sous son manteau, entr’ouvert vingt fois par les caresses que cette poupée reçut de son doux sauveur. C’est de là que lui vint le nom de l’orpheline du boulevard.

Il est impossible de vous représenter l’affection qui parut régner entre elles deux. Il était presque triste de penser qu’un seul cœur en faisait tous les frais : on aurait voulu animer un peu l’objet d’une amitié si tendre, pour lui donner le bonheur d’y répondre. Marceline ne le désirait pas, elle en était sûre ! Elle voyait ces petits traits fins et luisans s’animer pour elle, pour elle seule ! et cette idée lui causait du ravissement. Jamais on ne la rencontrait sans voir l’orpheline collée contre sa poitrine ; jamais elle ne se couchait, après sa prière à Dieu, sans endormir sur son cœur son enfant trouvé, l’amour de son choix, sa petite bien-aimée ! Elle passait toutes ses récréations dans cette union intime et silencieuse. Tout ce qu’elle lui chuchotait de paroles caressantes et mignonnes ferait un poème d’amour et d’amitié ! Cette jeune âme était remplie, et son visage d’ange rayonnait de bonheur. Sur les genoux de son père même, qui l’y berçait souvent comme la plus légère, elle montait avec l’orpheline étroitement associée à sa vie, et cette vie fut un sourire tant qu’elle posséda sa frèle et pure idole. Quand son père qui souriait de cette tendresse lui demandait : - Que dit-elle de tout ce que tu lui racontes ? - Elle m’écoute, répondait l’enfant, elle m’entend ! Et l’avenir de cette petite fille l’inquiétait plus que celui de la calme et rangeuse Albertine, plus que celui de l’harmonieuse et bondissante Valérie, plus même que celui d’Augusta, dont le caractère impétueux pouvait se modifier, et l’exempter à coup sûr de toutes les maladies de l’âme.



LA POUPÉE PERDUE.


Alphonse avait passé tout un jour de congé au milieu de ses jeunes parentes, et ce jour s’était écoulé comme une heure. Le jardin déjà embaumé, la cour où il avait de l’herbe et des poules, les greniers où vivaient des pigeons au plumage éclatant au soleil, tout avait maintenu la joie et la concorde dans cette jolie famille, et pourtant Marceline était triste après le départ d’Alphonse. Elle le fut le lendemain, le surlendemain, long-temps, jusqu’à ce que l’on s’aperçut qu’elle avait de profonds soupirs dans son silence, que ces soupirs ressemblaient presque à des sanglots, et qu’enfin sa santé s’altérait d’une manière sensible.

Son père la portait dans ses bras, la faisait danser avec Valérie, coudre avec Albertine, sortir avec sa bonne Suzanne. L’enfant obéissait partout, mais elle dansait d’un air morne, se couchait sur l’épaule de son père rêveuse et les yeux fixes, gardait sans y toucher les gâteaux délicieux dont Suzanne voulait réveiller son appétit, et posait une heure entière sa petite tête brûlante sur les genoux de sa patiente sœur Albertine.

— Veux-tu cela ? lui disait-on, et cela ? et cela ? et beaucoup de choses propres à la distraire.

— Oui ! oui ! oui ! répondait-elle d’une voix douce et triste. Mais elle ne jetait seulement pas les yeux sur les joujous qu’on s’empressait de lui offrir.

Cette petite fille était devenue si chère à monsieur Sarrasin, qu’il devint lui-même tout rêveur de la voir ainsi languissante ; et après avoir interrogé toute sa maison dans la crainte que l’enfant n’y fût malheureux pendant ses courtes absences, il prit la résolution de la veiller lui-même jusque dans son sommeil, cet excellent père ! il entra quand tous les enfans dormaient paisibles et blancs comme des ramiers couchés dans leurs nids.

Le sommeil d’Albertine l’arrêta un moment dans une contemplation plein de bonheur. C’était l’ange de la paix, qui s’était endormi dans la prière pour tous ! Augusta dont les joues rouges semblaient bondir comme deux beaux fruits sur l’oreiller blanc fait pour elle, appela comme Albertine le baiser de ce père attendri. Il jugea par le sourire de Valérie qu’elle s’était assoupie avec une chanson sur les lèvres. Jamais il n’avait compris jusque-là tout le bonheur d’un père quand il entend les douces haleines de ses enfans immobiles de sommeil et de santé. C’est à remercier Dieu à genoux ; c’est à croire qu’on l’entend respirer lui-même dans sa vie !

Il n’eut pas le loisir d’interroger le repos de son plus jeune enfant, car à peine eut-il effleuré les boucles blondes de son front presque pâle, que la petite Marceline se réveilla en tressaillant, et fixa ses yeux brillans tout grands ouverts sur son bien-aimé père, en lui tendant les bras.

— T’ai-je fait peur ? dit-il, en se penchant sur elle. — Non ! j’ai cru que c’était le bon Dieu, et c’est comme toi.

Alors, avec une voix de père qui ouvre les secrets de tous les petits enfans, il entra dans cette petite âme sensible et renfermée ; au milieu d’un ruisseau de larmes qu’il fit couler à force de confiance et de tendres paroles, la petite mélancolique laissa sortir d’elle cet aveu : — J’ai perdu ma fille !

— Comment ! dit monsieur Sarrasin frappé d’étonnement, c’est là ce que je cherche depuis trois mois ! et tu ne m’en as rien dit ?

— Oh ! tu aurais eu trop de chagrin, poursuivit-elle en jetant ses bras à son cou…, et puis, je ne voulais pas rapporter ; c’est si laid !

— Dis tout, dis, pauvre ange ! insista son père ému et enchanté d’avoir découvert la blessure.

— Eh ! bien !… ne gronde pas Alphonse, dit-elle en sanglotant sur le cœur de son père. Moi, je serai bien sage…, je rirai devant toi.

Je vous avoue que cet homme qui n’était plus enfant depuis trente ans passés, pleura presque d’aussi bon cœur que cette douce petite fille.


RETOUR DE LA POUPÉE.


Boujour Alphonse ! dit le lendemain monsieur Sarrasin en entrant dans la maison de son petit neveu, qu’il trouva dans la cour.

— Ah ! mon oncle ! quelle joie de te voir !

— Je l’imagine bien, mon ami, et puis, voilà ta cousine un peu malade, qu’il faut distraire et guérir. C’est une heure de plaisir que nous venons te demander.

— Quel bonheur ! quel bonheur ! quel bonheur ! cria de toute sa tête Alphonse en voltigeant à travers l’escalier, où il tirait de toute sa force son oncle par la main : maman ! c’est mon oncle ! c’est petite cousine ! et sa mère ouvrit avec empressement.

Au milieu de l’entretien amical qui s’engagea, monsieur Sarrasin observait le maintien de sa fille. Il craignait qu’elle n’en voulût dans son cœur à ce jeune garçon auteur vrai ou supposé d’un si grand chagrin. Mais il ne vit nulle trace d’inimitié ni de bouderie dans cette petite tête rêveuse, et il l’aima bien mieux encore. Amour à ceux que la douleur n’aigrit pas ; qui ne rendent les autres responsables de leur extrême sensibilité ! Alphonse l’avait fait souffrir, mais Alphonse n’était pas méchant ; il n’était qu’étourdi.

Cette petite le sentait bien, et elle était si bonne, si triste de la perte de Fauvette, qu’elle n’avait pas besoin de joindre à son mal d’amitié, le mal qui mord le cœur, la haine. Sa mère avait dit une fois devant elle que la haine ferme la porte du ciel : oh ! cette petite voulait aller au ciel, elle ne voulait qu’aimer, comme les anges ! comme sa mère !

— Figure-toi, Alphonse, dit monsieur Sarrasin au joyeux enfant qu’il avait pris entre ses genoux, et qui grimpait dessus comme un chevreau, figure-toi que j’ai du chagrin.

Alphonse dressa l’oreille, s’arrêta de se rouler sur son oncle, et le nez en l’air, les cheveux éparpillés sur son front qui devenait grave, il écouta tout frappé d’intérêt, la suite de ce mot qu’il avait répété vivement : — du chagrin !

— Oui, Alphonse, du chagrin ! je peux te confier cela, à toi, qui es un grand garçon, le cousin, l’ami, le défenseur de mes filles, à défaut de frère, qu’elles n’ont pas : tu comprends ?

— Alphonse devint tout âme.

— Figure-toi que cette petite, que j’ai prié exprès ta mère d’emmener un moment sans nous au jardin, est encore si crédule, si enfant, qu’elle se persuade… mille choses touchantes par leur naïveté ; entre autres, elle croit que les poupées sont vivantes. — Alphonse poussa un grand éclat de rire et se frotta les mains.

— Toi aussi, quand tu étais petit, tu croyais fermement à l’existence de ton cheval de carton, et tu exigeais qu’on lui achetât de l’avoine. Mais tu as neuf ans, tu sais la vie, et tu es revenu de tous ces enfantillages ; une poupée pour toi, c’est un petit morceau de bois, c’est exactement la même chose pour moi-même ; toutefois, nos anciennes erreurs doivent tourner en indulgence pour les simples. Et tu seras triste comme moi quand tu sauras que ta petite cousine est sérieusement malade de l’absence, de la fuite, du vol d’une poupée ; je dis du vol, car elle a disparu en effet comme en oiseau dont elle portait le nom : Fauvette.

— Alphonse redevint immobile.

Figure-toi, mon pauvre Alphonse, que depuis trois mois environ, je vois languir mon plus jeune enfant, un ennui muet fane sa vie, sa jeune vie, autrefois heureuse et comblée par la possession de sa poupée ! c’était sa compagne, sa fille ! elle lui parlait bas, elle lui faisait respirer des fleurs, cherchait partout de la mousse pour l’y coucher auprès d’elle : tu aurais ri…

Alphonse ne riait plus.

— Enfin, pitié ! une si petite idole suffisait à un si petit cœur ; car sa perte l’oppresse, l’étonne, l’isole. Elle est dans un désert depuis que cette diable de poupée a disparu. Elle ne mange plus qu’à peine, elle a de la fièvre, des soupirs, qui disent : ma fille ! ma fille ; on pourrait en rire si…

Alphonse fondait en larmes.

— Pourquoi pleures-tu ? tu n’es pas son père, poursuivit monsieur Sarrasin ; tu ne sens pas le mal que me fait l’étrange manie de mon enfant.

— Je le sens, mon oncle, et c’est bien pire que toi ! dit Alphonse avec une candeur passionnée. Tiens ! quand tu devrais me battre, il faut que je te l’avoue, car j’étouffe. C’est moi qui suis le voleur de poupée ; adieu, mon oncle, je vais…, je ne sais pas où je vais, mais je n’ose plus te regarder, et j’aimerais mieux être en prison que devant toi !

-Rends-moi plutôt la poupée ! repartit son oncle en lui barrant la porte, et étouffant ses sanglots contre sa poitrine.

— Mon Dieu ! s’écria l’enfant malheureux, si je l’avais, ce serait déjà fait. Mais j’ai pris cela, moi, comme un caillou, une balle pour lancer en l’air. Je ne sais ce qu’elle est devenue : je croyais que c’était pour rire ce nom de : ma fille, qui est-ce qui va penser !…

— Ah ! voilà le mal, dit l’oncle en appuyant sur cette réflexion. On trouble souvent le bonheur des autres, sans contribuer au sien même et faute de l’avoir compris : on casse, on détruit sans cruauté, des liens, des habitudes profondes et sacrées ; mon cher ami ! ne prends rien à personne, ne dérange pas un fil dans la trame des autres, de peur de rompre ceux que tu n’aperçois pas. Souviens-toi de mon conseil, surtout quand tu seras grand ! — Ah ! je te le jure ! mon oncle : Malade par ma faute ! par ma faute ! répétait en tapant des pieds, Alphonse exalté de repentir. Marceline rentrait dans ce moment ; pressé par la honte de paraître devant elle, il se glissa, prompt comme l’éclair, sous un long rideau de croisée, où il enveloppa sa rougeur et ses larmes. L’ample draperie de soie agitée fortement par Alphonse s’ébranla, et quelque ange souriant peut-être, en fit tomber, les bras ouverts pour alléger sa chute, la poupée elle-même ! la poupée mignonne et chérie, et retenue dans un pli de rideau comme dans une étroite prison !

Ah ! c’était étouffant de surprise et de joie. Aussi Marceline ne fit-elle qu’un grand cri en se jetant sur sa fille, qu’elle saisit à deux mains avec un tremblement d’âme inexplicable à cet âge et en se réfugiant avec elle sous les bras de son père, ingénieuse à lui chercher un asile pour toujours !

Je ne peux pas vous dire exactement lequel fut le plus heureux de cette étonnante aventure ; monsieur Sarrasin y puisait la guérison de sa chère fille ; Marceline une récompense sans nom à sa silencieuse maladie, et Alphonse dansait sur un repentir, ivre de joie en sentant tomber ce plomb qui pend au cœur de ceux qui se disent : j’ai fait du mal à quelqu’un !

Oh ! décidément, Alphonse était le plus heureux ! tout le monde du moins aurait pu le croire comme moi, en le voyant bondir sur le chemin où la poupée fut ramenée en triomphe, par les trois personnes qui y prenaient un intérêt si différent !



MINETTE.


Ah ! que j’ai vu une triste chose. Il m’en coûte beaucoup de vous la raconter ; mais elle peut servir de leçon à quelques enfans, si par malheur, il s’en rencontrait encore de pareils à Minette ; j’en prends donc le courage.

Minette passait chaque année une partie des vacances chez une amie de sa mère, car Minette était en pension, parce que sa mère avait des enfans très-petits à élever, et qu’il faut bien vous avouer que Minette révélait un caractère si absolu, si despotique, à sept ans, que force était déjà de soustraire de plus faibles créatures à sa domination. Hyacinthe était de son âge, et bien qu’elle fût liante et bonne comme un agneau, mademoiselle Minette était bien obligée de faire, suivant l’expression, patte de velours, car Hyacinthe était calme et forte. La douce simplicité de son caractère était ornée des dehors les plus beaux, dont l’aimable puissance s’exerçait sur Minette elle-même qui n’osait que bien rarement lui dire je veux ! mais, par combien de ruses, l’orgueilleuse ambition de son amitié en venait-elle au but d’asservir tout ce qui avait le malheur de lui plaire. Je dis le malheur, car, j’en connais peu qui fatiguent le cœur plus qu’une amitié tyrannique.

Nous n’avons pas le droit d’opprimer nos amis.

Ainsi donc, bien que la complaisance de Hyacinthe fût charmante pour les mobiles. fantaisies de Minette, on ne craignait pas qu’elle en souffrit, car elle cédait toujours, avec le sourire sur les lèvres.

Personne ne s’apercevait des mille petits sacrifices qu’elle faisait à la tenace persévérance de sa bonne amie ; elle-même ne s’en doutait pas peut-être, car elle y trouvait, je ne sais quel plaisir tranquille qu’un bon cœur goûte à voir les autres heureux, même au prix de l’abnégation de ses goûts. Vraiment, Hyacinthe était une aimable enfant !

On courait dans le jardin, on se jetait des fleurs ; Minette en avait déraciné un bon nombre, pour les replanter suivant le caprice de son goût, sans utilité, sans réflexion que l’idée fixe : je le veux ! ah ! Minette était inflexible et légère ; rapide et raide comme un papillon de fer. Quel bonheur avec une telle organisation, (qu’elle ne songeait pas à corriger, parce qu’elle se trouvait parfaite), quel bonheur de ne s’appuyer que sur des relations moelleuses ; sur l’inépuisable condescendance de la belle Hyacinthe, qui n’opposait au dégat de ses fleurs qu’un sourire un peu triste, un regard où se montrait à peine un reproche mélancolique, et que Minette ne voyait pas, car elle était à son affaire, à son système de régner partout, même en écrasant des fleurs. Mais le jardinier le voyait, lui ! et il avait pris Minette en horreur. Minette ne l’avait pas volé, car, un jour que cet homme avait prié poliment la bouleversante petite fille de laisser ses plantes et ses arbustes en repos, elle l’avait regardé de toute la hauteur de ses trois pieds et demi, en disant d’un ton bref : qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? - C’est Roch le jardinier, avait répondu Hyacinthe, de sa voix pleine d’aménité.

— Eh bien ! jardinier, je m’amuse ! voilà !

— Eh bien ! murmura le jardinier en la regardant de travers, ça fait un fier petit paquet d’orties : voilà !

Minette devint rouge comme une pivoine qu’elle venait de cueillir ; elle la tordit dans ses mains, que la colère faisait ressembler à des petites griffes : ce mouvement furieux d’orgueil, fit rire Hyacinthe, qui n’en comprenait pas la souffrance ; car l’orgueil fait mal comme une aiguille quand il n’est pas content. Il faut toujours qu’il danse sur la tête des autres, pour ne pas s’aigrir contre le cœur ; c’est un ver malsain à la vie, prenez-y garde.

— Tu ris, toi ! dit Minette avec du feu dans les yeux et en poussant Hyacinthe qui chancela.

— Tu m’as poussée ! dit la douce enfant, la poitrine gonflée de surprise.

— Non ! je ne t’ai pas poussée, repartit Minette vivement.

— Si ! tu m’as poussée ! et deux larmes ruisselèrent sur ses mains que serrait impatiemment Minette, en lui demandant d’une voix altérée : — dis que je ne t’ai pas poussée ! dis que je ne t’ai pas poussée !

— Je l’ai cru dit naïvement Hyacinthe. Sinon, je ne l’aurais jamais inventé.

— D’ailleurs, tu ne m’aimes pas, toi ! reprit Minette en boudant.

— Si ! je t’aime !

— Non ! tu ne m’aimes pas, puisque tu ris quand on me dit des mots.

— Je n’ai pas ri de cela, parce que tu avais commencé, et que Roch est bon ! mais c’est que tu avais l’air de faire exprès des gestes, comme en jouant à préchi, précha !

— Bien sûr ! dit Minette en levant son doigt.

— Oui ! bien sûr ! et l’on s’embrassa.

Si tu m’aimes, tu feras tout ce que je voudrai ; n’est-ce pas ? reprit avec réflexion Minette en calinant.

— Tout ce que je pourrai, sans faire de mal à personne.

— Bien entendu, nigaude ; est-ce que je suis méchante, moi ? et Minette avait un désir singulier d’obtenir une grande preuve d’amitié, d’obéissance peut-être, de cette compagne qu’elle avait vu rire d’elle.

— Tiens ! dit-elle en cueillant une herbe laiteuse et d’un vert gracieux ; si tu m’aimes, frotte tes joues avec ce bouquet : cela pique un peu, et ce sera un gage.

— Quelle idée ! si cela pique.

— Je t’en prie ! je t’en prie ! pour être sûre de toi.

Hyacinthe ne se fit pas presser davantage, et sans redouter rien qu’une légère piqure, elle broya l’herbe sur son charmant visage. Minette dansa !

C’était du tithymale, connu aussi sous le nom d’éclair, dont le suc violent et corrosif, par une trompeuse ressemblance avec la crême, peut causer les maux les plus cuisans, appliqué sur une chair tendre et délicate. La fraîcheur du soir arrêta d’abord l’effet douloureux de l’herbe. Cependant une inquiétude involontaire agitait l’enfant qui passait à chaque instant les mains sur ses joues, et son menton plus blanc et plus rose qu’à l’ordinaire. Mais la lumière, qui pâlit tout, atténuait l’éclat de cette nuance fiévreuse qui la rendit d’abord plus belle en faisant scintiller ses yeux d’une flamme souffrante.

Oui, elle commençait à souffrir ; mais sans le démêler clairement, sans se plaindre surtout ; disant dans son cœur :

— Bah ! ce sera bientôt fini, Minette est ma bonne amie : elle n’aurait pas voulu me faire du mal !

Minette mangeait des fraises ! Hyacinthe la regardait, et se détournait souvent pour gratter sa figure, et une fois aussi pour pleurer.

La nuit, ce fut terrible. Elle rêvait des choses qui font peur ; des chats qui sautent aux yeux, des oiseaux qui donnent des coups de bec : enfin toutes sortes de bêtes méchantes que la fièvre invente et jette dans les songes des plus innocentes créatures. Minette dormait du sommeil du juste : elle n’entendit pas une des plaintes étouffées de sa pauvre petite victime, dont la mère fut éveillée avec un sentiment profond d’effroi.

D’abord elle prêta l’oreille en s’appuyant sur son cœur qui battait ; puis, cette voix chère et gémissante la remplit d’un tel saisissement qu’elle alla dans la chambre voisine droit au lit de sa fille, comme si cette chambre eût été pleine de lumière.

Hyacinthe était assise sur son lit, dormant et pleurant tout ensemble. Ses deux mains déchiraient sans le savoir ce doux visage brûlant, baigné d’autant de sang que de larmes ; sa mère ne recevant pas de réponse et l’entendant gémir, approcha d’elle une veilleuse allumée toutes les nuits pour la sécurité de la maison : douleur d’une mère ! vous la figurez-vous, quand la faible lueur de cette lampe n’éclaira qu’un monstre couvert d’ampoules noires et sanglantes ? Hyacinthe avait la tête grosse, grosse ! comme je ne sais quoi, car elle était très-grosse.

— Dieu sauveur ! dit sa mère toute défaillante. Mon enfant ! ma fille ! qu’avez-vous !… Ah ! Ferdinand ! cria-t-elle à son fils aîné qui était accouru à ce bruit si rare dans leurs paisibles nuits, Hyacinthe a la petite vérole, regardez comme la voilà !

Ce jeune homme qui était un très-bon frère, ne put retenir un cri qui réveilla tout à fait la petite fiévreuse, dont il arrêtait les mains gratteuses dans les siennes. — Oh ! laisse ! laisse ! mon bon Ferdinand, dit-elle, laisse-moi ôter ces mouches qui me piquent, ou bien, ôte-les, toi ! Seigneur ! Seigneur ! que j’ai du mal ! où est maman ? je croyais qu’elle parlait aussi dans mon rêve… Sa mère resta bien épouvantée, car elle était juste devant elle ; ce qui lui fit dire avec un frisson froid par le corps : — Ma fille est devenue aveugle !

Tout fut dans une sombre agitation jusqu’au jour, comme vous pouvez croire. Il était trop vrai qu’Hyacinthe ne pouvait ouvrir les yeux qu’avec des peines infinies ; et elle disait des mots si touchans que le cœur de sa mère s’ouvrait. Enfin, dès que le jour parut, Ferdinand la conjura de se calmer en lui promettant de courir chez le meilleur médecin de la terre pour soulager leur petite bien-aimée.

Hyacinthe l’attira doucement vers elle, et se penchant sur son épaule pour parler dans son oreille :

— Ne va pas chez un médecin, dit-elle ; il n’y a que Minette qui puisse me guérir. Oh ! dis-lui de venir me voir, Ferdinand : elle m’ôtera bien vite mon malheur, va !

Ferdinand très-ému d’un vague soupçon fit en toute hâte lever mademoiselle Minette par la bonne, et attendit impatiemment à la porte jusqu’à ce qu’elle fût habillée.

— Venez ! Minette, venez ! dit-il d’un air troublé, on a besoin de vous auprès du lit de ma sœur.

À peine Hyacinthe entendit-elle sa petite amie, qui demandait avec perturbation : — Besoin de moi ? Ah !… pourquoi… ? qu’elle s’élança de son lit les bras ouverts devant Minette ; en disant tristement :

— Vois comme je suis !

Un cri d’horreur répondit seul à ce touchant appel : Minette s’enfuit sans vouloir embrasser Hyacinthe, et descendit quatre à quatre les escaliers, en répétant. — Non ! j’ai peur ! non ! j’ai peur ! Sa mauvaise action avait pris en effet une figure bien effrayante pour la punir, mais s’en aller ! fuir devant la prière plaintive et sans reproche d’Hyacinthe ! ah ! c’était affreux ! c’était lâche, c’était encore la sécheresse de l’orgueil ! Je vous dis que l’orgueil est sans pitié. Il n’en a pas même pour ceux qui le nourrissent, ce serpent ! qui, dans le monde, si ce n’est Minette, ne fût tombé à genoux, et n’eût pleuré à chaudes larmes devant l’énorme tête de son innocente compagne ? Les larmes, dit-on ne guérissent pas. Non ; mais elles désarment ; et l’on n’eût pas vu ce que l’on a vu, si Minette n’eût été, par ce dégoût hors de saison, jugée indigne de toute pitié.

Ferdinand avec la promptitude d’un garçon de quatorze ans, que l’on irrite dans ses amitiés, (car sa mère et sa sœur étaient ce qu’il aimait le mieux dans tout l’univers) s’élança à la poursuite de la fuyarde, et l’atteignit au bout du jardin, où Roch replantait tout ce qu’elle avait abîmé la veille. Ferdinand brûlait d’éclaircir le soupçon qu’il avait contre cette petite gripette, assez connue déjà dans le monde, (bien qu’elle n’y fût que depuis sept ans) pour ne pas inspirer grande confiance dans son caractère ; la réputation d’une longue vie, commence de bien bonne heure dans les familles.

— C’est vous ! dit Ferdinand qui avait saisi la petite fille effarée, c’est vous qui pouvez guérir ma sœur Voyons, est-ce vous ?

— Je ne peux pas la guérir, non, laissez-moi, criait-elle en se tordant. Ahie ! je veux m’en aller !

— Oui ! tout de suite. Mais quand vous m’aurez avoué ce que vous avez fait à Hyacinthe.

— Rien du tout ! dit-elle un peu pâle, et les lèvres amincies : est-ce ma faute si elle en a trop mis ? je veux m’en aller.

— Ferdinand ! Ferdinand ! dit sa mère en l’appelant de la fenêtre, laissez cette petite. Le médecin ! mon ami, le médecin ! et Roch appuyé sur sa bêche regardait avec un grand sang-froid l’heure de la justice qui allait sonner pour Minette ; et des dames dont les jardins entouraient celui-là, regardaient également de leur fenêtre la scène bruyante qui s’y passait alors.

— Le médecin, ma mère ! répondit Ferdinand à voix haute, le voilà, tenez, le voilà ! poursuivit-il en levant en l’air par les bras, la furieuse Minette qui battait des pieds à vide, pour échapper à Ferdinand.

— Vous savez bien, reprit-il que la vipère guérit sa piqûre quand on l’écrase dessus.

Alors inflexible et fort, il interroge de nouveau cette nuisible petite fille, qui avoue son crime, entremêlant sa confession, de hurlemens qui disaient : je veux m’en aller ! je le dirai à maman !

Ce qu’il me reste à vous dire me fait perdre la respiration. Minette, au milieu du jardin entouré de fenêtres peuplées de spectateurs, devant Roch, qui en replanta ses fleurs avec plus de courage, Minette…, fut fouettée ! fouettée par un frère qui venge sa sœur, et qui y va de toute son âme, au bruit des applaudissemens des spectateurs indignés et tout en elle, tout ! jusqu’à sa jupe, en demeura immobile, pétrifié de honte. — Il faut tirer le rideau sur la fin de cette scène. On la reconduisit en voiture chez ses parens, ou à sa pension, n’importe ! et tout lien fut rompu entre deux maisons qui s’aimaient avant la naissance de Minette !

Une quantité prodigieuse de lait, sa soumission à se baigner le visage, et les soins de ses amis rendirent à Hyacinthe la vue et la santé. Ce fut la seule qui pleura de l’humiliation de Minette.



L’OISEAU SANS AILES.


— Que tenez-vous là, Georges ? dit Marie à son frère qui accourait vers elle.

— Prenez-le Marie. Car c’est un pauvre oiseau presque mort de froid.

— Où l’avez-vous trouvé Georges ?

— Engourdi sur la neige, Marie.

— Pauvre oiseau ! dit-elle. Quelque méchant garçon t’aura coupé les ailes, et tu seras tombé du toit, sans pouvoir voler. Mais je te ferai un nid ; j’y mettrai de la laine chaude pour t’y coucher, et tu auras ta nourriture de ma main, jusqu’à ce que tes ailes soient repoussées. Ainsi, ne crie pas, pauvre oiseau ; cela me fait mal dans le cœur de t’entendre gémir.

Elle nourrit ainsi le jeune oiseau jusqu’à ce qu’il pût sautiller et voler. Georges le regardait avec joie, tout guéri qu’il était et si familier qu’il s’élançait de sa cage, quand on lui disait seulement : petit ! petit ! Georges fut si content qu’il embrassa Marie, en lui disant : tu es bonne !

Par un jour de soleil, et tout près du printemps, Marie regardait le ciel à travers la fenêtre et dit en elle-même : C’est pourtant là le vrai séjour des oiseaux : le nôtre à des ailes à cette heure ; quelle serait sa félicité de remonter vers ces beaux nuages d’or, et dans ce fond d’azur, sa splendide maison, sa première maison.

Petit ! petit ! cria-t-elle, courageusement. Et l’oiseau vola sur son épaule.

Adieu ! poursuivit Marie en versant une larme, qui tomba sur l’aile de l’oiseau, et en ouvrant précipitamment la fenêtre. Je t’aime mieux pour toi-même que pour moi. Je t’ai rendu des ailes, ce serait affreux de les énerver dans une cage.

L’oiseau, ébloui d’abord, et un peu chancelant au grand air, fixa bientôt hardiment cette vivifiante lumière du ciel ; il étendit trois fois ses ailes palpitantes, et disparut enfin dans l’espace inondé de soleil. Marie revint seule près de la cage vide, où elle appuya son cœur, et prenant dans ses deux petits bras cette cage triste comme la chambre d’un ami perdu, elle dit tout bas : — C’est lâche à moi de pleurer, car j’ai bien fait. Tout à coup, Georges entra en sautant.

— Bonjour Marie, où est le petit ?… petit ! petit ! cria-t-il, ne le voyant pas comme à l’ordinaire dans sa cage égayée de fleurs et de feuilles vertes qu’il venait renouveler.

— Vois qu’il fait beau : répondit Marie, en le conduisant à la fenêtre. Réjouis-toi, Georges. Notre ami est plus près que nous du ciel. Le ciel est à lui, vois-tu ? et je le lui ai rendu tout à l’heure ; et regarde mes yeux… Je ne pleure plus. Georges cacha sa tête sur la fenêtre, et demeura pétrifié de douleur.

— Ah ! Marie ! dit-il enfin, rouge de reproche et de passion, tu m’as pris mon ami. Tu ne m’aimes pas, ni l’oiseau non plus, puisque tu l’as ainsi délivré.

Délivré ! tu sens toi-même que c’est une délivrance. Tais-toi donc, mon frère ; et pense qu’il n’était, à nous que pour le guérir, le recevoir en passant, comme un pélerin blessé. Il chante peut-être nos deux noms à la porte du ciel ! tais-toi donc ! dit-elle en embrassant Georges qui l’embrassa lui-même ; car il sentait que le cœur de Marie était gros et battait comme le sien.

— Oui ! dit-il en la regardant, les yeux rouges, mais pleins de courage : Tu as bien fait !

— Vers le soir, comme ils rêvaient tous deux en regardant du coin de l’œil, la cage silencieuse : tac ! tac ! tac ! contre la vitre. — Ô joie ! c’était l’oiseau qui battait des ailes pour rentrer. On ne le fit pas attendre, et vous le devinez bien ! Georges en poussant un cri de bonheur, courut vers la fenêtre, et Marie, qui était la plus grande, l’ouvrit, en jetant vers le soleil couchant, un regard d’amour, tandis que Georges couvrait l’oiseau fidèle des chauds baisers de sa reconnaissance et de sa tendresse, et leur libre ami, tous les jours de sa douce vie d’oiseau, se partageait entre le ciel et sa cage ouverte !

L’homme s’élève de la terre au ciel à la faveur des deux aîles, qui sont la simplicité et la pureté.

(Imitation de Jésus-Christ.)



LA PETITE OISIVE.


— Oh ! Maman ! quel bonheur de passer tout un jour sans rien faire ! — criait la petite Marie à sa mère.

— Quoi ! pas la moindre chose de tout un jour, ma fille ?

— Non, maman, rien du tout !

— J’ai dans l’idée, moi, que le jeu finirait par te fatiguer.

— Le jeu me fatiguer, maman ! oh ! maman, je serais plus heureuse que la reine.

— Les reines travaillent, mon enfant. Oh ! maman ! vrai !… — Vrai, mon petit ange. — Elles sont donc bien à plaindre ! dit Marie avec un profond soupir. — Au contraire, le travail les dédommage souvent d’être reines. — Marie demeura confondue. Mais plus amoureuse que jamais d’un long espace tout vide de lecture et d’écriture, d’un jour de cent lieues à parcourir dans la danse, les papillons, les poupées, le soleil et tout ! Marie était palpitante de ce désir : l’eau lui en venait à la bouche, et riante et agitée, gracieuse et suppliante, elle recommença : — Oh ! maman ! quel bonheur de passer tout un jour sans rien faire ! — Je te le donne, dit sa mère en l’embrassant.

La respiration manqua à Marie ; puis elle rassembla ses joujoux ; sautant à pas entrecoupés comme son haleine. Elle prépara son univers à elle toute seule ; car ses sœurs, un peu plus grandes, étudiaient avec les maîtres et leur mère, en attendant le dîner.

Elle porta sa liberté, pendant une heure, avec une constance inouïe ; elle glissait à travers, légère comme un rêve, ou comme une réalité qui a des ailes ; jamais oiseau, qui est né pour voler, sans lire, ni écrire, ni coudre, n’a pris un élan plus rapide dans son ciel sans entraves, que Marie dans son bonheur oisif.

Un peu à la fois son imagination, si haut montée, commença à s’alourdir ; puis, tous les instans qui suivirent, comme des moineaux dévorans qui ravagent du blé, lui enlevèrent, un par un, ses plaisirs.

Elle avait déjà pesé ses joujoux les uns après les autres une centaine de fois, ils devenaient de plomb ; elle demeura enfin muette devant eux, les bras pendans, les yeux fixes ; sa poupée même était tombée en désordre, sans que Marie eût tremblé qu’elle ne se blessât ; au contraire, elle la releva avec une moue reprochante, en l’appelant assez aigrement : petite traîne-à-terre ! La silencieuse soumission de cette poupée, favorite déchue, deux fois plus muette qu’à l’ordinaire, ne la toucha point. Elle s’avoua même un peu qu’elle était en carton : l’ennui désenchante tout.

Par bonheur, la chatte Mouffette montra son petit nez rose à travers les vitres de la grande fenêtre entre-ouverte sur la cour, et Mouffette parut lumineuse dans la chambre, où rien ne bougeait, où rien ne parlait plus à Marie. Mouffette peupla le désert.

D’abord elle fut caressée, et contente elle-même de l’accueil distingué de sa petite maîtresse ; elle miaula d’une voix flatteuse, et ce ron-ron des chats satisfaits ranima un moment la solitude de Marie : on s’aima, on dansa !

Mais Marie, comme pour se venger d’avoir langui toute seule, y mettait une sorte d’ardeur qui déplut à Mouffette ; peu passionnée pour la danse, elle refusa de se prêter au jeu, Marie la traîna alentour d’elle avec obstination, et lui tira très-imprudemment la queue. Ce procédé parut si monstrueux à Mouffette, que de sa patte, demeurée libre par l’imprudence de sa danseuse, elle lui fit une longue égratignure sur son visage penché vers le sien, et s’enfuit lestement par où elle était entrée. — Ingrate ! cria Marie, en tenant sa figure. Voilà comme tu m’aimes, pour mon lait de tous les jours. C’est bon ! je le dirai à maman. — Mouffette ne l’écouta pas plus que si elle eût chanté. Alors, Marie chercha sa mère pour la prier de lui inventer un nouvel amusement, ou pour jouer avec elle ; mais sa mère active, qui savait le prix des heures, en apprenait l’emploi à ses autres enfans ; la petite fille ne la trouva donc point. Elle se traîna au miroir, et fit des grimaces. Elle s’assit alors silencieusement dans un coin de la chambre, où baillante et accablée, elle pria Dieu pour l’arrivée de ses sœurs. Tout en priant, tout en soupirant, ne reconnaissant plus rien autour d’elle, elle cacha sa tête dans tous ses joujoux éteints comme son bonheur, et s’endormit de désespoir.

Ce fut ainsi que la trouvèrent ses sœurs ; ses sœurs éveillées comme des petites souris joyeuses, car elles avaient bien su toutes leurs leçons, et poussaient des cris et des chants pleins d’espoir et d’appétit : la bonne mettait le couvert !

Marie les regarda, les yeux rouges et gonflés d’un mauvais sommeil, et quand elle voulut se lever, elle était lasse et raide comme dans une fièvre de croissance.

— Es-tu malade ! Marie, lui demandèrent ses sœurs qui l’aimaient tendrement.

Marie déclara qu’elle était bien malheureuse.

Alors, elles s’empressèrent de lui apporter ses joujoux qui traînaient ; mais elle en avait mal au cœur, et se détourna en criant qu’il y avait un complot contre elle, que tout le monde voulait la faire mourir de chagrin !

Dans ce moment, sa mère, qui connaissait la cause du sommeil et du désordre de cette petite révoltée, entra.

— Regarde autour de toi, Marie, dit-elle en lui prenant la main avec douceur, cherche, en nous comptant l’une après l’autre, celle qui a voulu te rendre malheureuse.

Marie eut beau parcourir tous ces visages calmes et bienveillans, elle n’y trouva pas son ennemie, et dit à voix honteuse :

— Je ne sais pas.

— Je vais t’aider à la connaître, moi, poursuivit sa mère, et la plaçant toute droite devant le miroir : Regarde, la voilà !

Marie fut frappée de ce petit visage maussade où l’ennui faisait déjà des siennes, car il enlaidit beaucoup les enfans, et tout le monde. Elle écouta docile et attentive les paroles sages et tendres qui se gravèrent aussi avant dans son cœur, que le souvenir effrayant de cette journée entière de bâillemens, d’égratignures et de langueur : plutôt périr que d’y retomber. Aussi comme elle apprit ses leçons ! comme elle aima l’étude ! je crois de même que c’est la plus douce nourriture du temps. Et vous ?



LE PETIT BERGER.


J’aime la campagne, et je suis bien sûre que vous l’aimez aussi. C’est un grand jardin sans murailles : là, ni rideaux, ni jalousies ne cachent le lever du soleil ; il se couche devant vous, et l’on sent jusqu’au dernier de ses rayons qui nous dit : — À revoir !

La nuit aussi est animée de bruits qui réjouissent l’âme à demi endormie. C’est un grillon caché dans le four ; l’enfant rit quand il l’écoute ; car sa mère, qui sait tout, dit qu’il porte bonheur au village ! c’est partout des amis qui se bougent, qui respirent alentour de vous.

Le coq chante trois fois et dit l’heure : c’est l’horloge vivante de la nuit ; c’est gai de sentir palpiter la nature, même quand il fait noir ; d’entendre frémir les poules, de comprendre tous les cris voilés des poussins, qu’elles tiennent renfermés sous leurs ailes, et qui ont chaud !

C’est gai de voir, durant le jour, des fleurs, plus belles dans un sentier désert, que les fleurs peintes aux riches tapisseries du roi et de la reine. Et le soir, quand on ne le voit plus sous la lune trop pâle, sous le ciel trop sombre, quel bonheur de les respirer ! de humer leur haleine qui coule au cœur, qui fait du bien, qui sent bon, qui murmure dans l’air : « Bois la vie ! » et qui nous attire à genoux, les mains jointes et levées pour dire : — Mon Dieu !

Un petit Berger, bien qu’il n’eût que six ans, savait lire toute cela dans le champ de son père. Il est vrai que c’est un beau livre qu’un champ ! Ce petit bonhomme, aux pieds nuds, au chapeau de paille, aux cheveux couleur de paille, avec deux petites lumières noires qui lui faisaient des yeux, les yeux les plus intelligens, les plus perçans de son village, avait composé de son petit cerveau comme une chambre noire qu’il emportait partout, où il amassait en silence des couleurs, des formes, de la peinture vivante, pour tout son avenir.

Quand on le voyait au bord d’un chemin, droit et immobile comme l’arbre où il cherchait de l’ombre, tandis que cinq à six moutons, la tête en bas, épluchaient le sol de toutes ses plantes embaumées, et que sa tête, à lui, comme celle de l’arbre qui frémit au moindre soupir du vent, tournait mobile et curieuse, avec tous ses cheveux épars ; on s’arrêtait.

On disait : Qu’est-ce que tu regardes donc là-bas, Hilaire ? « Ah ! mais… » répondait l’enfant à qui les mots manquaient. « Ah ! mais ! » Les vieux passaient et se mettaient à sourire. Ils n’avaient jamais vu un petit berger si peu causeur.

Non pas rentré au village pourtant : on eût dit qu’alors il fermait sa boîte à couleurs, de concert avec le soleil, qui, le soir, emporte les siennes. Le petit Berger dansait, courait autour de l’église, jouait à tous les jeux bruyans des garçons, qui ont besoin, dit-on, pour grandir, de pousser leurs voix, de gambader, de s’étendre, en tous sens.

Hilaire alors était le plus fameux ; il attelait les autres après lui, si l’on peut dire cela. Tantôt sur une charrette, tantôt sur un cheval, escaladant un bœuf, ou le remplaçant à une charrue renversée qu’il redressait tout seul, c’était un lutin de mouvement, d’énergie, de gaieté ; un gamin de village, qui eût fait rire des pierres, et qui trouvait une galette dans toutes les chaumières, où on l’attirait pour lui faire peindre des postures, comme les villageois appelaient tous les portraits de vaches, de chevaux et de chiens qu’Hilaire charbonnait sur la muraille. Il y avait de ses tableaux tout autour de l’église. C’était son album ouvert, parce que les murs étaient lisses et luisans : il y déroulait tout le portefeuille relié dans sa tête, il placardait ses pensées dans l’ombre, en jouant, toujours armé d’un charbon, ou d’un morceau de craie qu’il cachait dans sa chemise ; le soir, il s’arrêtait de jouer à cloche-pied, sous l’humble parvis, ou bien, en attendant son tour, pour respirer, il allait, en courant, tracer une figure, un arbre, sans y voir. Il fit M. le curé, ressemblant, frappé de l’avoir vu un jour porter le bon Dieu à un paysan malade. On reconnut M. le curé ; M. le curé se reconnut, et il passa doucement la main sous le menton du petit Berger surpris, qui sentit, pour la première fois, qu’il ne serait pas toujours berger ; car il y avait dans le regard de ce bon curé de campagne, il y avait une promesse : elle fut remplie. — Et puis, que fais-tu là par terre ? demanda-t-il quelques jours après, à Hilaire étendu à plat ventre auprès d’un tas d’argile, et en se baissant à son tour pour voir : car il était vieux et ses yeux aussi ! — Tout ça ! et tout ça ! répondit l’enfant ; il y en aura un pour vous !

Jamais vous n’avez vu de plus charmans moutons, presque bêlans ; ni des petits cochons plus prêts à grogner ; c’était joli, c’était vrai de forme, pétri et modelé avec une sagacité naïve, qui fit rêver encore une fois M. le curé, disant en lui-même : « Il faut pousser cet enfant là. »

Il le poussa, l’instruisit dans un livre, et l’habitua aux souliers. Alors il le mena avec lui au château où il allait dire la messe, quand le maître était malade. Hilaire restait des heures entières devant les portraits et les tableaux d’une galerie peuplée de peintures, où le malade se plaisait à le voir si absorbé, qu’il oubliait d’avoir faim.

— Quel est ton sentiment là-dessus ? lui demandait le curé quand il était temps de partir.

— J’en ferai de plus beaux ! répondait-il sans orgueil ; mais parce qu’il voyait ses tableaux rêvés pendre dans l’avenir. Alors il retournait joyeux dans son argile et ses moutons.

Il dit pourtant un jour adieu à ces belles scènes changeantes ; mais adieu, comme le soleil, qui dit : « Je reviendrai. » Il revint douze ans après, tout rayonnant d’instruction, de lumière, et d’une gloire si tendre, que tout le village, en tressaillant d’aise, courut au devant d’Hilaire, le petit Berger ! avec de gros bouquets et des couronnes.

Il mangea de la galette délicieuse dans beaucoup de chaumières, où il pleura de retrouver ses postures soigneusement gardées sur les murailles. Tout le monde n’est pas peintre au village, mais presque tout le monde est bon ; c’est pourquoi l’on s’y rassemblait souvent autour de M. le curé, pour l’entendre lire dans l’écriture d’Hilaire, tout ce qu’il écrivait de si amical qu’on s’essuyait les yeux, parce qu’il ne finissait pas une de ses lettres sans dire « J’embrasse mon village, et je tâcherai de lui faire honneur ! » et M. le curé embrassait tout le monde. On pouvait bien dire, qu’après Dieu, il avait fait un peintre célèbre d’un berger, en lui donnant de puissans protecteurs, et de sages conseils !

Aussi M. le curé montre-t-il une chambre toute pleine des couronnes d’Hilaire : le berger-peintre les lui a toutes données avec son portrait aux pieds nus, recevant du saint homme son premier livre et ses premiers souliers.


LES PETITS SAUVAGES.


Un naturaliste vivait heureux au milieu des échantillons de toutes les parties du monde qu’il pouvait rassembler dans son cabinet.

Ces fragmens de l’univers étaient rangés avec tant d’ordre, qu’une carte de géographie semblait froide auprès des quatre coins de ce monde enfermé dans une chambre. C’était un charme : ce savant conduisait par la main ceux qui le visitaient, là en Asie, là en Afrique, là en Europe ou bien en Amérique. C’était presque aussi instructif et beaucoup moins fatigant.

Monsieur Le Fémi, comme il s’appelait, avait aussi des enfans qu’il aimait avec une tendresse infinie, mais prudente ; ce sanctuaire de la science, qui était en même temps la source de leur fortune, ne s’ouvrait pour eux qu’en sa présence. Il pensait, ce père plein de sollicitude pour ces chers petits ignorans, que la chose la plus innocente recèle un danger, quand on en méconnaît l’usage. Aussi fermait-il soigneusement à clé ce magasin pittoresque, objet de la curiosité toujours renaissante de ses trois enfans affamés de nouveautés, et de joujoux.

Oh ! que je voudrais avoir un morceau d’Asie ! disait l’un, et moi, une dent de l’Afrique, disait l’autre en soupirant pour un long fragment d’ivoire étiquetté : Dent d’hippopotame d’Afrique.

Mais, mieux garantis qu’Adam et Ève dans leur soif curieuse, ils tournaient autour de l’arbre de la science, sans pouvoir y rien cueillir, car il était sous les verroux. Ils n’entraient qu’avec leur père, quand nul danger ne pendait aux murs ; quand les serpens étaient vendus ou empaillés ; enfin, quand on pouvait faire ce voyage de la terre connue, sans crainte de se blesser en chemin. Mais un instinct dangereux ramenait sans cesse les enfans autour de cette salle, isolée de la maison par l’espace d’un jardin qui l’en séparait ; c’était au bout d’une longue allée d’arbres, où ces enfans jouaient à tous leurs jeux bruyans. Ils choisissaient de préférence cette place à tous les coins frais et odorans du jardin dans le seul plaisir de lever leurs petits nez vers la grande fenêtre inflexiblement fermée, et de regarder à travers tout ce qui leur eût fait des jouets si amusans ! vous eussiez dit des jeunes chats alentour d’une volière.

Un jour plus sombre qu’un autre, un de ces jours qui portent l’homme à la réflexion, et les enfans à l’ennui, où le soleil s’était caché, peut-être pour ne pas voir ce qui allait arriver, les trois enfans allaient, venaient, errans par-ci, par-là, les bras sur la tête, sans gout, sans jambes pour grimper aux arbres où il n’y avait plus de poires ; un vrai jour de repos et d’inaction ; si des écoliers en vacance pouvaient comprendre l’inaction et le repos. Monsieur Le Fémi sorti de grand matin pour des recherches précieuses qui l’occupaient sans cesse, venait comme à l’ordinaire d’emporter sa clé : mais comme il avait nouvellement reçu des caisses pleines de toutes sortes de trésors étrangers, un grand désordre régnait encore dans son cabinet, où tant de belles choses étaient confondues pêle-mêle, sur les tables et par terre ; et déjà vingt fois messieurs les oisifs, avaient plongé leurs yeux de cormoran contre les carreaux de vitres, qu’ils détestaient, faisant des commentaires sur tout ce qu’ils entrevoyaient d’une manière si imparfaite, si décevante et sans pouvoir toucher ! leurs cœurs filaient à travers la fenêtre. On sait bien que c’est attrayant des curiosités à distance, des objets qui brillent, ou dont les couleurs éclatent, ou dont la forme inconnue tourmente l’intelligence, et attire l’instinct d’apprendre, on le sait bien ; mais des enfans qui doivent être un jour des hommes, ont déjà le courage nécessaire pour vaincre ces élans mal placés. Il y a toujours de la joie dans la résistance contre un mauvais désir, et toujours du danger dans la possession d’une chose défendue.

C’est encore ici une preuve de cette grande vérité. L’impossibilité de glisser en corps comme en âme par ces carreaux transparens qui semblaient rire au nez des enfans, leur rendit l’énergie de courir et de chercher à se distraire par le mouvement et le bruit.

Une paume heureusement retrouvée fit l’affaire ; il y eut un moment d’ardeur et d’oubli qui tint lieu de vertu on ne pensa qu’au bonheur permis ; on fit bondir la paume au milieu de l’allée verte ; on sauta presque aussi haut qu’elle, et l’idée fixe du cabinet merveilleux s’évapora en cris aigus, étourdissante morale de cet âge.

Mais la paume lancée à travers l’espace par la main déjà vigoureuse d’Alfred se dirigea comme à son insu du côté de la fenêtre, et brisa le carreau du milieu. Clic ! Clac ! et un trou pour passer la tête : gare la tentation !

Il n’y avait pas deux partis à prendre ; il fallait fuir ; ce n’est pas lâche de fuir la tentation.

Alfred resta pétrifié comme Émile et Blondel, et perdit son temps à déplorer une faute involontaire, et à ramasser les inutiles débris de la vitre en éclats, c’était du temps bien employé !

Peu à peu, le bruit saisissant du verre rompu s’oublia, le regret de cette faute se fondit dans une ardente espérance rallumée. — Vois comme on voit ! dit Alfred à voix basse. — Oh, que c’est beau ! répondirent les autres plus petits en se haussant sur le bout de leurs pieds, et en se tenant au mur sous la fenêtre. Alfred entraîné dans l’éblouissement d’une attraction fiévreuse, grimpa jusqu’au carreau cassé, et s’accrocha sur l’appui de la fenêtre en passant son bras par ce trou de mauvais augure.

— Qu’est-ce que tu vois ? demandaient les petits haletans et gênés ; le cou leur faisait un mal affreux, et leurs ongles ne pouvant entrer dans le mur, se cassaient contre ; ce qui est très-douloureux.

Enfin, la probité fit naufrage. L’espagnolette rouillée se trouva, je ne sais comment (Alfred lui-même n’a pu l’expliquer), je ne sais donc comment, sous la main de l’escaladeur : elle tourna, cria un peu, sépara en deux la croisée gémissante d’une telle violation ; et tout fut dit. Les deux petits se hissèrent comme ils purent, après quelques glissades qui crevèrent les pantalons aux genoux, et à l’aide de l’infatigable Alfred, qui ne voulait être heureux ni coupable tout seul ; on entra ivre et palpitant, effrayé de bonheur, forcé au silence par excès d’émotion et de fatigue.

Après cette trève qui ranima les cœurs, toutes les caisses ouvertes furent inspectées ; on fureta les quatre parties du globe ; on se trompa en replaçant les specimen plus chers au naturaliste absent que les prunelles de ses yeux, et bien des choses qui venaient du coin de l’Afrique furent rejetées à la hâte au milieu des merveilles de l’Asie ; en un moment tout fut sens dessus dessous ; on marcha sur l’univers ; on s’habilla en sauvage !

Il y avait précisément là les dépouilles de quelque tribu, dont les ceintures et les bonnets surchargés de plumes offraient une irrésistible parure. Les bonnets flottans haussèrent de trois pieds Alfred et ses frères : les pantalons déchirés disparurent sous les ceintures emplumées qui leur faisaient des blouses, vu leurs tailles, et des carquois brodés de perles ou de coquillages charmans, furent attachés tant bien que mal sur leurs épaules tremblantes d’orgueil.

— Toi, tu es antropophage ! dit Alfred à Blondel, petit blond naturellement fort doux, et que l’exemple seul avait attiré dans ce gouffre.

— Toi, Émile ! tu es l’Esquimau, mangeur de poissons et de fruits. Moi ! je suis le chef d’une tribu guerrière ; je passe : l’antropophage veut te manger, je tire une flèche, et je le tue. — Non ! je ne veux pas que tu me tues ! dit Blondel qui prétendait jouer longtemps. Il faut nous battre ; tu crieras : arrête ! je ne m’arrêterai pas ; Émile tombera ; et pendant que je lui mangerai la tête, pour faire semblant, toi tu feras un cri de guerre : oak ! oak ! et nous nous battrons. — Hardi ! répliqua l’aîné, et la pièce commença.

Les flèches jouèrent leur rôle, rôle affreux !

La mort montre un bout de sa faulx partout ; on dirait que les enfans l’agacent dans leurs jeux pleins d’imprévoyance : elle tourne autour de ceux qui n’ont pas de respect pour les ordres de leur père.

Les flèches en apparence plus élégantes qu’acérées, ressemblant par leur extrémité à l’aile d’un oiseau gracieusement ouverte, s’entre-mêlèrent bientôt, aux acclamations confuses de : oak ! oak ! et de tout ce qu’on pouvait inventer de plus sauvage. Lorsqu’une douleur aigue arracha un vrai cri, un vrai aïe ! si naturel, et si perçant qu’il termina le combat. Alfred était blessé au doigt, et, bien qu’il voulût rire, il paraît qu’il n’en eut pas la force. La piqûre le mordit au sang.

La voix du père, retentissante comme la voix de la conscience qui s’éveille, parvint dans leurs oreilles toutes dressées de peur.

— Alfred ! Émile ! Blondel ! allons donc, messieurs ! où êtes-vous tous les trois ?

Personne n’osa souffler.

Bientôt des pas d’hommes se révèlent. Monsieur Lefémi, poussé par un battement de cœur de père, une arrière crainte qu’il n’avait pas encore sentie, atteint le bout de l’allée, et pousse un cri sourd en voyant la fenêtre entr’ouverte. Il n’attend pas le porteur qui le suit chargé d’une énorme caisse d’emplettes lointaines et rares.

Il ne prend pas le temps d’ouvrir la porte, dont il tient la clef dans sa main qui tremble, il apparaît comme Dieu, terrible… et sauveur, aux yeux troublés des petits sauvages qui tombent à genoux, eux et leurs plumes humiliées dans la poussière.

Un coup d’œil rapide jeté sur eux, leur costume, qui l’eût fait rire s’il ne l’eût épouvanté, tout fait jaillir dans son âme une pensée funeste qui surmonte son indignation.

— Qu’avez-vous fait ! s’écrie-t-il ; vous surtout, Alfred, vous l’aîné, le premier pour eux, après moi, pour les guider, méchant garçon !…

— Il est blessé ! répondent en sanglottant ses frères, montrant le doigt entr’ouvert d’Alfred, du pauvre Alfred, pâle et muet dans sa souffrance.

— Oh ! terreur ! oh ! pitié ! blessé, par quoi ? — Par cela ! dit le petit Blondel, qui avait fait l’antropophage, et qui montrait la flèche plus grande que lui.

Un vertige saisit le père, qui chancela plus pâle qu’Alfred.

— Enfant !… misérable !… non ! mon fils, mon Alfred ! bégaye-t-il d’une langue sèche de frayeur, et en soulevant de terre son malheureux Alfred ; viens ! viens ici ; du courage, entends-tu, ou tu es mort dans une heure ; et si tu meurs, je meurs, entends-tu, je meurs !… — J’aurai du courage, mon père : dit le cher coupable, fais ce que tu veux. — Tenez cet enfant, monsieur… Mon ami ! tenez-le ferme entre vos genoux ! dit M. Lefémi en appelant au secours le porteur, qui franchit aussi la fenêtre, ému, ce brave homme, de la terreur peinte dans les yeux du naturaliste qui atteignait une hache d’armes du moyen âge.

— Du courage, Alfred ! répète-t-il vivement à l’enfant immobile, il faut que je te coupe le doigt :

— Coupe dit Alfred en l’avançant lui-même.

— Ah ! mon frère !… ah ! monsieur !… crièrent les enfans et l’homme épouvantés.

— Pas une seconde à perdre ! la flèche est empoisonnée. Courage donc !… et le doigt tomba.

— Tu le garderas, dit Alfred, sans faiblir.

Les petits étaient cachés sous leurs plumes tandis que le père dans un sublime sang-froid brûlait la plaie vive de son fils courageux qu’il disputait à la mort. Mais la force humaine n’alla pas plus loin, et quand il eut terminé cette opération dans laquelle Dieu le soutenait, il serra convulsivement la tête d’Alfred sur sa poitrine, et perdit connaissance.

Ce ne fut que long-temps après ce jour, dont l’impression triste et salutaire est encore gravée chez ces enfans corrigés, que la mère d’Alfred apprit l’événement qui s’était passé si près de sa chambre. Malade alors, elle n’en sortait pas, et Alfred ne se plaignit point, ne versa point de larmes, quand elle s’aperçut avec de vives craintes qu’il avait la main enveloppée : — Ce n’est rien, ma mère, rien du tout ! dit-il en l’embrassant et en s’enfuyant pour ne pas lui donner encore le saisissement d’une telle vue et il chantait de toutes ses forces, ce qui rassura et fit sourire la mère.

Mais il pleura, oh ! il pleura beaucoup avec son père, parce que ce bon père, en voulant faire des reproches trop justes et une leçon sévère à son jeune garçon, fut tout à coup étranglé par des sanglots, qui firent tomber Alfred à ses pieds, et qu’il les mouilla de larmes. — Oui ! pleure ! pleure ! dit-il : nous pouvons être un moment faibles l’un devant l’autre… nous avons eu l’un pour l’autre tant de courage !…



LE PETIT DÉSERTEUR.

EN CINQ PARTIES.


I.


« Huit ans, fluet, rose, bien mis ; une montre d’étain en sautoir, une pièce de dix sous toute neuve et des billes dans sa poche, » — tel était le signalement passé de main en main, depuis le faubourg Poissonnière jusqu’à la barrière du Temple, d’un petit garçon sans chapeau qui avait disparu le matin de chez son père : on ne voulait pas le croire. On disait : c’est impossible ! un enfant ne quitte pas son père…

Quelqu’un répondait : — Si ! si ! on l’a vu passer sans chapeau, en petit garnement, criant en confidence à un écolier qui l’appelait pour jouer aux billes : — Je n’ai pas le temps : je fais l’école buissonnière. Ne dis pas que je vais chez ma tante, à Dammartin. Ah ! Ah ! J’ai pris mon parti ; mais ne le dis pas ! Et il y avait une foule de voisins aux portes qui racontaient ou qui écoutaient ce départ dont l’imagination était frappée comme d’un sinistre présage. Une vieille qu’on croyait comme l’Évangile disait : — Cela annonce une révolution. L’enfant qui déserte la maison de son père. c’est comme les hirondelles qui s’envolent d’un toit ; ne me parlez jamais de choses pareilles ; elles portent malheur ! elles portent malheur ! Et tout le monde frissonnait. C’est-à-dire qu’elles portent malheur aux hirondelles et aux enfans, repartit l’épicier qui combattait de toute sa force un augure si menaçant. Il ne faut pas croire que les honnêtes gens doivent payer pour les mauvais sujets.

— À présent, cherche ! interrompit celui que l’on avait mis à la poursuite du fuyard, et il se mit à courir, le signalement à la main, poussant tout le monde, qui s’arrêtait de surprise, et disait : Qu’est-ce qu’il a donc ? — Je cherche un enfant, répliquait l’homme, moitié triste et moitié colère : un gamin, que si je le tenais !… Huit ans ; fluet, rose, bien mis ; une montre d’étain en sautoir, une pièce de dix sous toute neuve et des billes dans sa poche. Enfin tout le signalement. Quel scandale sur les boulevards ! Quel étonnement pour tous les curieux à qui cet homme racontait que l’enfant qu’il osait à peine nommer Oscar, esquivant même d’ajouter le nom de son père, s’enfuyait de sa famille, pour avoir reçu le fouet ; et si peu, si peu, que sa mère n’avait fait que semblant ! Les curieux étaient confondus.

Pendant cela, monsieur Oscar courait comme un petit brûlé, croyant n’atteindre le bonheur qu’après avoir franchi la barrière, où il passa raide et prompt, sans chapeau, sans passeport, ce qui est d’une audace inouïe, jetant la plume au vent ; ou, pour parler mieux encore suivant son aspect dévergondé, jetant son bonnet pardessus les moulins. Il y avait un tel parti pris dans son aspect de déserteur, qu’on l’eût pris pour un petit Christophe Colomb courant à la conquête d’un nouveau monde. Il fuyait l’école, il allait chez sa tante, et il avait dix sous ! l’espace, le temps, la fatigue, tout disparaissait devant ses téméraires espérances.

— Ma tante, disait-il en lui-même, en fendant l’air qui faisait voler ses cheveux blonds, ma tante me donnera un chapeau. Elle me donnera cent chapeaux : c’est ma tante ! c’est riche une tante ! et elle ne me donnera pas le fouet. J’aurai tout ce que j’avais quand je demeurais chez ma mère ; des tartes, des galettes, des cerfs-volans, (j’en veux douze de cerfs-volans !) et je n’irai plus à l’école, où l’on devient bête ; je ferai un buisson tous les jours ; je courrai avec Pierre, je me battrai avec François, et j’irai nager avec le cheval. C’est bien mieux ! d’ici là, je trouverai à manger et quand je passerai devant les pâtissiers, ils me donneront des gâteaux. On a tout avec de l’argent : mon père l’a dit ; et j’ai une pièce blanche ! on crie toujours que ma tante est mon coupe-gorge ; mais j’aime mienx ma tante, ma tante n’a pas de livres. Oh ! ma tante ! vive ma tante !

Il marche ! il marche !

Des arbres passaient devant lui, et fuyaient derrière comme sur un plancher à coulisse ; des moutons, des vaches, des champs où les blés flottaient, où les fleurs brillaient ; tout glissait sous ses yeux par la rapidité de sa course. Mais point de maisons, point de pâtissiers ! seulement des flots de poussière qu’il levait avec ses pieds, et qui séchaient sa gorge, parce que d’abord il avait chanté la Parisienne et tout !

Il marche ! il marche !

À la fin, quelques chaumières apparaissent sur le chemin. Ses regards affamés se portent vers les enseignes ; point d’enseignes ! mais au milieu de quelques paires de sabots, de harengs saurs, et de savon vert, trois brioches de campagne et des œufs rouges de Pâques dernières raniment le voyageur épuisé. Il paie sans marchander la somme qu’on lui demande de ces denrées desséchées au soleil, et il remet comme l’homme errant de l’Écriture, cinq sous dans sa poche, et il croit comme le juif maudit, que ces cinq sous se renouvelleront, peut-être : allez voir. Quoi qu’il en soit, il mangea des œufs durs et les brioches qui tombaient en poussière, et reprit haleine un moment devant une femme à demi stupide, qui le regardait baigné de sueur et défiguré de poussière, sans s’inquiéter, ni d’où venait, ni où allait ce petit arpenteur de grand chemin.

— Pour aller chez ma tante, dit-il, c’est-il encore loin ? — Quelle tante ? demanda la maîtresse de ce bazar de hameau.

— Ma tante, quoi ! ma tante Dorothée Carbonnel.

— Je ne sais pas ce nom-là, repartit la femme insoucieuse en se remettant à tirer le lin d’une quenouille de chanvre.

— Mais, ma tante Dorothée Carbonnel, comment ! repartit Oscar qui ne comprenait pas que sa tante fût inconnue à quelqu’un dans le monde, elle est à Dammartin, ma tante !

Et c’est ma tante !

— Ah ben ! faut que vous retourniez sur vous, et puis prendre la fourche à votre main droite, et ce sera par là. Y aura toujours quéque laboureur en champ pour vous montrer.

Oscar dérouté et las du repos même qu’il avait pris, car il en sentait mieux sa fatigue, rebroussa chemin, et il eut alors le soleil en plein dans la figure, sans chapeau, sans quelques larges feuilles pour cacher un peu sa tête qui bouillait comme au milieu de la chaudière de midi ; c’était à tomber sur place : aussi levait-il pesamment cette poussière qu’il faisait voler naguère avec tant d’insolence.

Une inquiétude brûlante le dévorait sans qu’il y trouvât un nom ; car tant de choses déjà tournaient autour de son isolement, qu’il souffrait sans pouvoir dire de quoi : c’était la soif ! il se ressouvint qu’il avait oublié de boire, après ce repas d’une nourriture fanée et altérante : ah ! ce fut là un commencement de désespoir. Il eût donné ses cinq sous sans chanceler pour un verre d’eau de la source, où sa tante puisait de si larges cruches, dont l’image fraîche et bouillonnante qui se mit tout à coup devant lui, attisait le feu mêlé à son haleine ; personne sur cette route consumante ; les chaumières avaient disparu, le désert se montrait devant lui ! oh ! que les prêtres espagnols eussent pu dire de lui, ce qu’ils disaient à Montézuma : les dieux ont soif !…

Cependant, avec la persévérance digne d’un autre but, il fait le signe de la croix pour s’assurer où est sa main droite, et il entre dans un chemin un peu moins aride. Il avait entrevu au loin une voiture qui venait du côté de Paris, et plutôt périr que de rencontrer rien de ce qui venait de Paris, car ce ne pouvait être, selon lui qu’une école, des livres ou le fouet !

Il pénétra donc dans un chemin de traverse, où quelques haies lui donnèrent d’abord l’espérance d’un ruisseau : mais cette fraîche idée se sécha, et peut-être qu’il se fût ainsi calciné au milieu d’un chemin sous le soleil vengeur qui dardait à plomb sur lui, si son ange gardien, qui devait être pourtant bien fâché ou en fuite, n’eût arrosé son joli visage d’un déluge de larmes qu’il lui fit jaillir du cœur ; car ce cœur crevait. On a beau faire et beau dire, on ne peut porter à la fois une mauvaise action, la solitude et la soif ! il y avait dans ce petit garçon, la désolation profonde qui se trouve au fond de tous les coups de tête où porte l’ingratitude. Il s’arrêta, ébloui, se lavant un peu avec ses larmes de la poussière inscrustée dans ses joues ; ce bain naturel en dégonflant sa poitrine, détendit un moment la peau rose et tendre de sa figure déjà moins hardie. Il s’avoua même pour la première fois que sa mère ne lui faisait pas le moindre mal quand elle disait qu’elle le fouettait ; que c’était vraiment l’ombre du fouet. Il se l’avoua, car enfin, sa tante était très-loin… sa position était déplorable, la porte de l’école ne troublait plus son jugement ; il était donc là sous l’œil de Dieu et devant sa conscience : la vérité étincelait nue au soleil ; il soupira.

Ah !… je crois que vous ne serez pas fâché de le laisser là un moment tout seul, d’autant plus qu’à force de marcher il arrive à la fin près d’un moulin, qui tourne dans une écluse. Ce bruit limpide et les flots d’écume qui jaillissent sous un petit pont jusqu’à sa personne penchée en avant lui rendent la vie, la force… et l’étrange imprudence que nous ne saurons que trop tôt, avec ses suites méritées.

II.


Le commissionnaire de confiance envoyé à la recherche d’Oscar tenait toujours à la main son signalement, mais d’une manière plus commode. Il était monté de bon accord sur l’énorme charrette d’un roulier obligeant, et du haut de cette haute position de surveillance il criait loyalement aux rares piétons qui traversaient l’heure la plus chaude du jour : — Avez-vous vu un enfant ? un petit gamin sans chapeau ? huit ans ; fluet, rose, bien mis, une pièce de dix sous toute neuve et des billes dans sa poche ?

On lui répondait : Non ! sans faire de longs discours ; car on cuisait de soleil.

C’était la voiture que le petit déserteur avait aperçue au loin ; et qui passa juste devant le chemin en fourche où Oscar se trouvait caché et perdu dans les haies de sureau, ou d’églantiers ; je ne sais lequel.

Ce ne fut donc qu’à la Fileuse, où l’enfant avait fait un si mauvais repas, que cet honnête chercheur d’écoliers obtint quelques renseignemens, au moyen du portrait écrit qu’il relut trois fois à cette espèce de femme sauvage qui avait déjà perdu la mémoire. La pièce de dix sous l’éveilla seule car elle la touchait souvent au fond de sa poche, neuve et brillante comme elle était, cette petite monnaie blanche ! le génie de l’idiot est au milieu d’une pièce d’or ou d’argent.

Elle donna donc ses instructions, en refoulant dans sa poche le prix de sa pâtisserie, et le pauvre coureur, disant à regret adieu au roulier et à la charrette, se rejeta sur les traces d’Oscar.

Nous l’avons laissé dans une position si calme que ce serait doux de l’y retrouver, n’est-ce pas ? Moi, j’y ressentirais un plaisir infini, car le bruit de l’eau durant la grande chaleur me semble un des plus grands bienfaits de Dieu.

Il paraît qu’une chose plaisait mieux encore à Oscar, et qu’après l’école buissonnière, un cheval était ce qui pouvait le plus exalter sa tête déjà très-montée par l’ardeur du grand soleil.

Il paraît encore qu’après s’être saturé de fraîcheur, et avoir bu, ne fût-ce que dans le creux de sa main, car on tire parti de tout dans le désespoir, Oscar fut tout à coup frappé de la présence d’un cheval qu’il n’avait pas vu d’abord. Ce cheval, les naseaux ouverts, humait comme Oscar l’humidité délicieuse de l’écluse, et savourait, sans maître, sans harnais, sans rien, le charme d’une promenade en toute liberté, qui sentait d’une lieue l’école buissonnière ; la ressemblance de leurs situations établit tout à coup une sympathie si puissante entre eux, du côté du petit fuyard au moins, qu’il grimpa plein d’audace et de bonheur sur ce grand camarade qui se laissa faire avec une indulgence tranquille. Tout ce qui est vraiment fort protége la faiblesse.

Toutefois quand il sentit sur son dos cet extrait de cavalier, qui s’agitait en tous sens pour l’exciter à courir un peu, à jouer amicalement, pourvu qu’il lui donnât force coups de pieds, de coups de poing dans les flancs, sur la tête et partout, le géant d’écurie frissonna d’indignation ou d’amour pour la promenade, et prit ses bottes de sept lieues ; il se mit à courir à travers champ, faisant des gambades et des manières d’éclats de rire qui épouvantèrent singulièrement l’écuyer de huit ans. Pour comble d’alarme, en gagnant du pays, et chevauchant avec la vitesse du vent, une large rivière parut ouvrir ses bras humides devant l’immense soif du cheval, qui, se souciant très-peu si Oscar avait peur de l’eau, courut tout droit s’y plonger jusqu’au poitrail. Oscar poussa des cris affreux, se retenant de toute sa peur aux crins du cheval altéré, criant alors de ce cri né dans le cœur de tous les enfans, même des enfans ingrats comme Oscar : — Ma mère ! ah ! ma mère ! Le cheval ne bougea pas plus que celui d’Henri IV sur le Pont Neuf. Il prenait son bain, il était bien : tant pis pour Oscar ! que devait-il à Oscar ? Ces cris lamentables : - Ma mère ! ah ! ma mère ! ne laissèrent point d’abord parvenir jusqu’aux oreilles bourdonnantes du petit garçon pantelant ces cris plus rudes et plus affreux : - Au voleur ! arrêtez le voleur ! arrêtez le cheval ! arrêtez le voleur !

Jugez comme la solitude des champs fut désagréablement troublée par ce tumulte déshonorant pour Oscar ! combien le ciel avec tous ses yeux ouverts dut regarder tristement cette scène ! Des paysans, qui ne badinent pas sur les droits de la propriété, accouraient de toutes leurs jambes, armés de fourches, et les yeux en fureur, prêts à déchirer peut-être ce frêle et hardi larron. Il y avait sérieusement de quoi frémir. Oscar les entendit tout à coup si près de lui que l’insensé fut comme poussé à se précipiter dans l’eau, pour éviter le châtiment qui se préparait si terrible.

Mais l’ange gardien ! oh ! comme j’y crois à l’ange gardien ! il me semble le voir détourner lui-même le cheval de cette rivière qui allait être un tombeau d’enfant !… Il eut pitié de sa mère absente, et le cheval légèrement frappé par une main invisible, rafraîchi d’une station salutaire à l’abreuvoir, se remit gaiement à trotter vers un petit village, emportant Oscar presque évanoui, mais sauvé de la rivière.

Au bord de ce village, l’enfant glissa du cheval moins fougueux ; et ranimé par la terreur, environné de toutes parts d’ennemis prêts à fondre sur lui, il s’élança les bras ouverts dans l’église du hameau, qui le reçut, haletant, plein de fatigue, de remords et d’espérance ! Car tout petit qu’il était, il sentit qu’il y a une protection puissante aux genoux de la Vierge qui tient son enfant dans ses bras ; elle rappelait à Oscar sa mère ! et semblait lui dire du haut de l’autel où il tremblait : — Enfant, reste avec nous.

— Huit ans, fluet, rose, une montre d’étain en sautoir, etc., criait alors, à la porte du village, l’homme qui gagnait si laborieusement sa journée. Il fut entouré, écouté par tous les paysans qui sortaient des chaumières, tandis que le maître du cheval se calmait un peu en remontant, comme on dit, sur sa bête. Cela fit un spectacle saisissant pour le hameau. L’asile où Oscar avait porté sa honte fut franchi : on le trouva blotti dans le chœur, la tête cachée entre les pieds de la Vierge, où il eût voulu rester toujours ! et personne, en le voyant se retourner si pâle, si rendu d’épuisement, le visage baigné de larmes, les plus amères de la vie d’Oscar, personne, pas même son poursuivant bleu de chaleur, pas même le propriétaire monté sur son cheval à la porte de l’église, n’eut le courage d’insulter à un coupable si malheureux ! On respecta d’ailleurs l’abri inviolable qu’il avait choisi par une inspiration divine ; on découvrit sa tête devant l’autel, on prit de l’eau bénite, et l’on fit sortir en silence Oscar, qui se laissa conduire en toute humilité devant la foule rassemblée pour le voir passer. Les vieillards dirent : — À tout péché miséricorde. Les femmes en voyant ce pâle déserteur, la tête courbée sous l’humiliation ; les femmes pressaient leurs enfans contre elles, et sentirent leurs yeux humides ; et les enfans, toujours bons quand ils regardent ces yeux de femme brillans de pitié, dirent à plusieurs : — Mères, il faut lui bailler du lait. Il en but à pleine mesure et jusqu’au cœur, tandis que son guide reprenait sa force par quelques verres de vin, pour lesquels, il faut le dire, Oscar offrit ses cinq sous avec tant d’âme et tant d’instances, que tout le monde dit : — Il a bon cœur, et que l’homme, désarmé par cette action simple, le prit par la main, sans rudesse, sans rancœur, saluant à droite, à gauche les habitans, qui leur donnèrent un pas de conduite dans les champs en criant : — Dieu vous garde ! et d’autres complimens qui se gravèrent pour toujours dans le cœur oppressé d’Oscar.


III.


Une solitude affreuse régnait dans la maison paternelle quand il y rentra. Il semblait que tout fût mort. La nuit tombait, les meubles étaient sombres et reprochans. Le père d’Oscar courait à la recherche de son fils depuis le matin ; sa mère, la douleur dans l’âme, était également sortie pour découvrir son cruel enfant !… La rue était large, dépeuplée, ironique. Elle semblait dire avec une mine glaciale : — Rentrez, monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer. L’épicier, les bras croisés, sur sa porte, inspectant à la fin du jour, où la vente se ralentit, tous les scandales à la portée de son investigation, railleur comme la rue que reconnaissait à peine le paria volontaire, l’épicier ôta sa casquette avec la dérision écrasante de cette apostrophe : — Ah ! mon estimable voisin, enchanté de vous revoir. Si vous avez besoin d’excellentes figues, de raisins de caisse pour vous remettre de vos voyages, dites à votre père que j’en vends ; il doit être bien content de vous, il vous en achètera. Les jambes d’Oscar rentraient sous lui.

La vieille Léonore, qui tricotait à la lampe dans l’arrière-boutique, fut prise d’un grand saisissement à la vue du petit garçon. — Croyez-moi, dit-elle en préparant un bon souper à son guide harassé de fatigue, croyez-moi, Oscar, montez dans votre chambre et couchez-vous. Ce soir, votre père sera encore bien fâché, votre mère n’osera vous pardonner devant lui. Venez avec moi, et ce souper que je vous porte, vous le mangerez en vous couchant, et qui vivra verra ! Oscar monta sans proférer une parole.

Son pain fut très-amer ce soir-là, ainsi que tout ce que la vieille Éléonore avait monté pour manger.

Au milieu de sa mélancolie, à demi déshabillé sur son lit, où l’on voyait à peine clair par une petite fenêtre, et par un reflet de la lune, abîmé dans mille pensers de crainte pour demain ! d’espoir dans la clémence de sa mère, de son père offensé, et de son Dieu fléchi, une fraîche idée se glissa dans la mémoire d’Oscar : Ses billes ! tout l’avenir s’arrangea devant ses yeux. L’argent était dévoré, le chapeau disparu dans le naufrage, mais ses billes ! si polies, si bien veinées, si transparentes qu’on pouvait regarder le soleil et la chandelle au travers. — Oh ! mes billes ! comptons mes billes ! et il s’assit avec un soupir plein d’aise et de dilatation.

Tout le monde savait, avant ce jour affreux, que les heures innocentes d’Oscar n’avaient pas de plus doux loisirs que l’examen de ces jolis marbres ronds ; que c’était sa fortune, ses rentes ; qu’il les comptait cent fois par jour ; en mangeant, ce qui le faisait gronder ; à l’école sous son livre, ce qui le faisait mettre en pénitence, enfin partout, et comme vous voyez jusqu’au fond de ses remords.

Jugez comme il fut triste quand il n’en retrouva plus que deux, après avoir parcouru avec effroi tous les coins de sa poche, d’une immense poche, qui pouvait passer pour un sac, et que Léonore avait la bonté de recoudre souvent, car c’était un entrepôt qui suivait Oscar dans toutes les démarches de sa vie ; malheureusement dans cette dernière aussi ! il est à présumer que les secousses violentes du cheval errant avaient fait sortir ces petites richesses roulantes… Oscar se renversa sur son oreiller, qu’il inonda de ses larmes, et s’endormit désenchanté de ce monde, où les fautes s’expient par de si grandes souffrances. Il avait dit : Tout est fini pour moi ! et il était entré dans un profond sommeil.

Ce fut ainsi que le trouva sa mère, quand elle monta, non pour punir un crime qu’elle n’avait jamais prévu, qui ne faisait point partie de ceux enfermés dans son code pénal de mère et qu’elle remettait à Dieu ; mais quand elle ne put résister enfin à venir s’assurer si c’était bien lui ! bien son enfant perdu tout un jour… C’était lui ! mais qu’il était changé ! comme sa mère le reconnut avec tristesse, lorsqu’après avoir approché bien doucement, bien doucement une lumière auprès de son lit, elle le vit humecté de larmes, barbouillé de la poussière des voyages, et les cheveux mêlés comme s’il se fût battu avec cent chants !

Le cœur de cette mère ne put résister. Elle pleura comme il avait pleuré, avec plus de douceur toutefois, car elle le retrouvait, son cher enfant ! Aussi laissa-t-elle tomber avant de sortir le baiser du pardon sur le front souillé d’Oscar ; et elle retourna près de son mari, qui se promenait en long et large dans le magasin, songeant d’un air soucieux au châtiment que méritait son fils.

Elle parla tant, tant, sa voix était si bonne, si priante, si craintive qu’elle entra dans la colère de l’homme grave et blessé. Il répondit : — Couchez-vous ; car vous me rendez aussi faible que vous-même ! Elle bénit Dieu ! et se coucha délassée.



IV.


Le lendemain, Léonore conduisit elle-même Oscar à l’école, avant que personne fût levé chez son père. Un déjeuner d’enfant prodigue préparé par sa mère, qui ne se montra pas encore, avait réparé ses forces et rendu un peu de teint à ses joues bien lavées : excepté la perte des billes dont il était si fier autrefois, si ruiné aujourd’hui, tout semblait à peu près remis en place dans son existence, où il avait repris son banc, son livre, et tous ses bruyans camarades.

Quand l’école fut complète, le maître ayant saisi au vol un moment de profond silence, se leva et dit : — Messieurs, il y a parmi vous un enfant qu’il est de mon devoir de vous signaler comme pouvant donner un funeste exemple à ma classe, un buissonnier ! qui n’a pas craint de plonger sa mère dans les angoisses de l’inquiétude, sa mère, sa bonne mère, qui l’a nourri de son lait, qui l’habille, qui lui paie des maîtres ! cet enfant ingrat a déserté hier sa maison, sans pitié.

Son nom est inutile à prononcer ! une rougeur coupable fait éclater sa condamnation dans ses traits, qu’il s’efforce en vain de cacher sous son livre ! Puisse, Messieurs, cette rougeur provenir d’une bonne honte, qui enchaînera dans notre sein l’enfant qui a mérité tout un jour le titre anti-social de déserteur !!! — Oh ! quel murmure suivit cette dénonciation publique ! Oscar crut tourner dans un tourbillon de feu, quand il sentit trente-six yeux d’écoliers attachés sur lui seul, comme sur un centre de blâme et de curiosité, car il n’y avait pas à hésiter, c’était lui !

Les innocens de ce jour-là s’étaient regardés fièrement entre eux, ayant l’air de se dire : — Voyez ! les déserteurs portent-ils la tête comme cela ! et la tête d’Oscar tombait comme une feuille morte sur sa poitrine ! Aussi les murmures, d’abord décens et étouffés, devinrent tellement tumulte que le maître eut besoin d’une vigueur peu commune pour rétablir à la fin le silence, d’où s’échappait encore, comme les dernières fusées d’un feu d’artifice, ce mot qui ne tombait que sur le banc vide d’Oscar : — Déserteur ! déserteur ! et la classe entière lui tourna le dos.

Ce procédé n’est pas d’une haute charité, c’est vrai ; mais telles sont les mœurs de l’école, du monde entier. Oscar eut bien du mal à détacher de lui ce vilain nom qui s’y était collé par sa faute.

Son père, quand il rentra, vit qu’il en était si courbé qu’à peine il pouvait s’avancer vers lui ; suivant sa promesse de la veille, il lui tendit la main et lui dit généreusement : — Oscar ! je te pardonne ; tu as souffert. Et il vit, lui, que sa mère pleurait en faisant semblant de regarder par la fenêtre.

Pauvre Oscar ! il se trouva, sans savoir comment, dans ses bras, dont l’étreinte lui réchauffa le sang autour du cœur ! il s’y plongea comme dans son champ d’asile. Il y oublia tout ! et les grandes routes, et les écoles impitoyables.

Elle fit des épargnes pour lui rendre vingt billes.

Il fit le serment de ne la déserter jamais.


FIN.

TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS CE VOLUME.


Pages.
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FIN DE LA TABLE.
  1. Historique.