Le Livre des petits enfants (Hauman)/L’enfant aux pieds nus

Louis Hauman et compagnie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 11-14).


L’ENFANT AUX PIEDS NUS.


On a vu un garçon qui paraissait avoir au moins trois ans, faire une chose qui étonna beaucoup ceux qui le regardaient, et qui le blâmaient comme vous le ferez aussi.

Il avait de beaux souliers, qui empêchaient que ses pieds ne fussent meurtris par les pierres dures, ou mouillés par l’eau du puits qui rend les cours humides ; il pouvait donc courir en sûreté et en joie : mais il prit dans sa tête qu’il serait mieux d’aller sans souliers, quoiqu’il ait vu quelques enfans pauvres aux pieds tors et sanglans, par la privation d’un bien si utile. Le voilà donc qui commence par rompre les forts cordons de sa chaussure, et qui livre au ruisseau d’abord un soulier, puis un autre, les regardant fuir et dériver le long de la rue, avec des battemens de mains, et des regards pleins d’orgueil ; cette petite flotte lui parut. être le modèle d’un bateau de cuir ; un brevet d’invention l’eût rendu moins fier. Les souliers, submergés et pleins d’eau, s’arrêtèrent par bonheur devant une pauvre femme, qui les fit sécher au soleil, remerciant Dieu de lui envoyer pour son enfant cette parure salutaire : Dieu n’avait pas voulu qu’ils fussent perdus pour tout le monde.

L’inventeur de bateau, très-léger et très-fier, courut alors en sauvage, ici dans l’herbe, là sur le gravier, ne manquant pas de s’humecter à chaque trou plein d’eau qu’il avait le bonheur de rencontrer et d’y faire des bulles. Ses bons bas chauds et bleus ne furent bientôt que des lambeaux malsains et noirs à ne pas les reconnaître, à ne pas les toucher.

Alors il se blessa : alors son pied saigna sous la rencontre d’un verre brisé ; alors il revint un peu boiteux, sur ses jambes froides comme la neige ; et rampa le long de l’escalier d’où sa mère le regardait venir.

— Pieds nus !… dit elle, avec une triste surprise.

— Non, maman, pieds bas, dit le prodigue en n’osant les montrer pour sa justification !

— Fol enfant ! reprit sa mère inquiète et fâchée ; venez d’abord que je vous ôte ces bottes de boue, et que je lave ce sang qui fait tourner le mien. Quand vous serez guéri, ah ! que je vous gronderai !

Mais elle ne le gronda que long-temps après, car il fut très-malade, criant la nuit, avec la fièvre ; souffrant une triste punition de sa faute. Après qu’il fut guéri, et grondé, on lui racheta de beaux et bons souliers. Il n’en fit plus de bateaux, mais les porta reconnaissant et soumis.