Le Livre des petits enfants (Hauman)/Les petits Sauvages

Louis Hauman et compagnie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 201-216).


LES PETITS SAUVAGES.


Un naturaliste vivait heureux au milieu des échantillons de toutes les parties du monde qu’il pouvait rassembler dans son cabinet.

Ces fragmens de l’univers étaient rangés avec tant d’ordre, qu’une carte de géographie semblait froide auprès des quatre coins de ce monde enfermé dans une chambre. ( 202) C’était un charme : ce savant conduisait par la main ceux qui le visitaient, là en Asie, là en Afrique, là en Europe ou bien en Amérique. C’était presque aussi instructif et beaucoup moins fatigant. Monsieur Le Fémi, comme il s’appelait, avait aussi des enfans qu’il aimait avec une tendresse infinie, mais prudente ; ce sanctuaire de la science, qui était en même temps la source de leur fortune, ne s’ouvrait pour eux qu’en sa présence. Il pensait, ce père plein de sollicitude pour ces chers petits ignorans, que la chose la plus innocente recèle un danger, quand on en méconnaît l’usage. Aussi fermait-il soigneusement à clé ce magasin pittoresque, objet de la curiosité toujours renaissante de ses trois enfans affamés de nouveautés, et de joujoux. Oh ! que je voudrais avoir un morceau d’Asie disait l’un, et moi, une dent de l’Afrique, disait l’autre en soupirant pour ( 203) un long fragment d’ivoire étiquetté : Dent d’hippopotame d’Afrique. Mais, mieux garantis qu’Adam et Eve dans leur soif curieuse, ils tournaient autour de l’arbre de la science, sans pouvoir y rien cueillir, car il était sous les verroux. Ils n’entraient qu’avec leur père, quand nul danger ne pendait aux murs ; quand les serpens étaient vendus ou empaillés ; enfin, quand on pouvait faire ce voyage de la terre connue, sans crainte de se blesser en chemin. Mais un instinct dangereux ramenait sans cesse les enfans autour de cette salle, isolée de la maison par l’espace d’un jardin qui l’en séparait ; c’était au bout d’une longue allée d’arbres, où ces enfans jouaient à tous leurs jeux bruyans. Ils choisissaient de préférence cette place à tous les coins frais et odorans du jardin dans le seul plaisir de lever leurs petits nez vers la grande fenêtre inflexiblement fermée, et de regarder à travers tout ce qui leur eût fait des jouets si ( 204) amusans ! vous eussiez dit des jeunes chats alentour d’une volière. Un jour plus sombre qu’un autre, un de ces jours qui portent l’homme à la réflexion, et les enfans à l’ennui, où le soleil s’était caché, peut-être pour ne pas voir ce qui allait arriver, les trois enfans allaient, venaient, errans par-ci, par-là, les bras sur la tête, sans gout, sans jambes pour grimper aux arbres où il n’y avait plus de poires ; un vrai jour de repos et d’inaction ; si des écoliers en vacance pouvaient comprendre l’inaction et le repos. Monsieur Le Fémi sorti de grand matin pour des recherches précieuses qui l’occupaient sans cesse, venait comme à l’ordinaire d’emporter sa clé : mais comme il avait nouvellement reçu des caisses pleines de toutes sortes de trésors étrangers, un grand désordre régnait encore dans son cabinet, où tant de belles choses étaient confondues pêle-mêle, sur les tables et par terre ; et déjà vingt fois messieurs les (205) oisifs, avaient plongé leurs yeux de cormoran contre les carreaux de vitres, qu’ils détestaient, faisant des commentaires sur tout ce qu’ils entrevoyaient d’une manière si imparfaite, si décevante et sans pouvoir toucher ! leurs cœurs filaient à travers la fenêtre. On sait bien que c’est attrayant des curiosités à distance, des objets qui brillent, ou dont les couleurs éclatent, ou dont la forme inconnue tourmente l’intelligence, et attire l’instinct d’apprendre, on le sait bien ; mais des enfans qui doivent être un jour des hommes, ont déjà le courage nécessaire pour vaincre ces élans mal placés. Il y a toujours de la joie dans la résistance contre un mauvais désir, et toujours du danger dans la possession d’une chose défendue. C’est encore ici une preuve de cette grande vérité. L’impossibilité de glisser en corps comme en âme par ces carreaux transparens qui semblaient rire au nez des en(206) fans, leur rendit l’énergie de courir et de chercher à se distraire par le mouvement et le bruit. Une paume heureusement retrouvée fit l’affaire ; il y eut un moment d’ardeur et d’oubli qui tint lieu de vertu on ne pensa qu’au bonhenr permis ; on fit bondir la paume au milieu de l’allée verte ; on sauta presque aussi haut qu’elle, et l’idée fixe du cabinet merveilleux s’évapora en cris aigus, étourdissante morale de cet âge. Mais la paume lancée à travers l’espace par la main déjà vigoureuse d’Alfred se dirigea comme à son insu du côté de la fenêtre, et brisa le carreau du milieu. Clic ! Clac ! et un trou pour passer la tête : gare la tentation ! Il n’y avait pas deux partis à prendre ; il fallait fuir ; ce n’est pas lâche de fuir la tentation. Alfred resta pétrifié comme Émile et Blondel, et perdit son temps à déplorer une faute ( 207) involontaire, et à ramasser les inutiles débris de la vitre en éclats, c’était du temps bien employé ! Peu à peu, le bruit saisissant du verre rompu s’oublia, le regret de cette faute se fondit dans une ardente espérance rallumée. -Vois comme on voit ! dit Alfred à voix basse. Oh, que c’est beau ! répondirent les autres plus petits en se haussant sur le bout de leurs pieds, et en se tenant au mur sous la fenêtre. Alfred entraîné dans l’éblouissement d’une attraction fiévreuse, grimpa jusqu’au carreau cassé, et s’accrocha sur l’appui de la fenêtre en passant son bras par ce trou de mauvais augure. -Qu’est-ce que tu vois ? demandaient les petits haletans et gênés ; le cou leur faisait un mal affreux, et leurs ongles ne pouvant entrer dans le mur, se cassaient contre ; ce qui est très-douloureux. Enfin, la probité fit naufrage, L’espagnolette rouillée se trouva, je ne sais comment 18 (208) (Alfred Iui-même n’a pu l’expliquer), je ne sais donc comment, sous la main de l’escaladeur : elle tourna, cria un peu, sépara en deux la croisée gémissante d’une telle violation ; et tout fut dit. Les deux petits se hissèrent comme ils purent, après quelques glissades qui crevèrent les pantalons aux genoux, et à l’aide de l’infatigable Alfred, qui ne voulait être heureux ni coupable tout seul ; on entra ivre et palpitant, effrayé de bonheur, forcé au silence par excès d’émotion et de fatigue. Après cette trève qui ranima les cœurs, toutes les caisses ouvertes furent inspectées ; on fureta les quatre parties du globe ; on se trompa en replaçant les specimen plus chers au naturaliste absent que les prunelles de ses yeux, et bien des choses qui venaient du coin de l’Afrique furent rejetées à la hâte au milieu des merveilles de l’Asie ; en un moment tout fut sens dessus dessous ; on marcha sur l’univers ; on s’habilla en sauvage ! ll ( 209) Il y avait précisément là les dépouilles de quelque tribu, dont les ceintures et les bonnets surchargés de plumes offraient une irrésistible parure. Les bonnets flottans haussèrent de trois pieds Alfred et ses frères : les pantalons déchirés disparurent sous les ceintures emplumées qui leur faisaient des blouses, vu leurs tailles, et des carquois brodés de perles ou de coquillages charmans, furent attachés tant bien que mal sur leurs épaules tremblantes d’orgueil. -Toi, tu es antropophage ! dit Alfred à Blondel, petit blond naturellement fort doux, et que l’exemple seul avait attiré dans ce gouffre. -Toi, Emile ! tu es l’Esquimau, mangeur de poissons et de fruits. Moi ! je suis le chef d’une tribu guerrière ; je passe : l’antropophage veut te manger, je tire une flèche, et je le tue. Non ! je ne veux pas que tu me tues ! dit Blondel qui prétendait jouer longtemps. Il faut nous battre ; tu crieras : arrête ! ( 210) je ne m’arrêterai pas ; Émile tombera ; et pendant que je lui mangerai la tête, pour faire semblant, toi tu feras un cri de guerre : oak ! oak ! et nous nous battrons. Hardi ! repliqua l’aîné, et la pièce commença. Les flèches jouèrent leur rôle, rôle affreux ! La mort montre un bout de sa faulx partout ; on dirait que les enfans l’agacent dans leurs jeux pleins d’imprévoyance : elle tourne autour de ceux qui n’ont n’ont pas de respect pour les ordres de leur père. Les flèches en apparence plus élégantes qu’acérées, ressemblant par leur extrémité à l’aile d’un oiseau gracieusement ouverte, s’entre-mêlèrent bientôt, aux acclamations confuses de : oak ! oak ! et de tout ce qu’on pouvait inventer de plus sauvage. Lorsqu’une douleur aigue arracha un vrai cri, un vrai aïe ! si naturel, et si perçant qu’il termina le combat. Alfred était blessé au doigt, et, bien qu’il voulût rire, il pa( 211) raît qu’il n’en eut pas la force. La piqûre le mordit au sang. La voix du père, retentissante comme la voix de la conscience qui s’éveille, parvint dans leurs oreilles toutes dressées de peur. Alfred Emile ! Blondel ! allons donc, messieurs ! où êtes-vous tous les trois ? Personne n’osa souffler. Bientôt des pas d’hommes se révèlent. Monsieur Lefémi, poussé par un battement de cœur de père, une arrière crainte qu’il n’avait pas encore sentie, atteint le bout de l’allée, et pousse un cri sourd en voyant la fenêtre entr’ouverte. Il n’attend pas as le porteur qui le suit chargé d’une énorme caisse d’emplettes lointaines et rares. Il ne prend pas le temps d’ouvrir la porte, dont il tient la clef dans sa main qui tremble, il apparaît comme Dieu, terrible… et sauveur, aux yeux troublés des petits sauvages qui tombent à genoux, eux et leurs plumes humiliées dans la poussière. 18. ( 212) Un coup d’œil rapide jeté sur eux, leur costume, qui l’eût fait rire s’il ne l’eût éponvanté, tout fait jaillir dans son âme une pensée funeste qui surmonte son indignation. -Qu’avez-vous fait ! s’écrie-t-il ; vous surtout, Alfred, vous l’aîné, le premier pour eux, après moi, pour les guider, méchant garçon !….. — Il est blessé ! répondent en sanglottant ses frères, montrant le doigt entr’ouvert d’Alfred, du pauvre Alfred, pâle et muet dans sa souffrance. Oh ! terreur ! oh ! pitié ! blessé, par quoi ? Par cela ! dit le petit Blondel, qui avait fait l’antropophage, et qui montrait la flèche plus grande que lui. Un vertige saisit le père, qui chancela plus pâle qu’Alfred. Enfant !… misérable !… non ! mon fils, mon Alfred ! bégaye-t-il d’une langue sèche de frayeur, et en soulevant de terre son mal( 213) heureux Alfred ; viens ! viens ici ; du courage, entends-tu, ou tu es mort dans une heure ; et si tu meurs, je meurs, entendstu, je meurs !…. J’aurai du courage, mon veux. père : dit le cher coupable, fais ce que tu Tenez cet enfant, monsieur… Mon ami ! tenez-le ferme entre vos genoux ! dit M. Lefémi en appelant au secours le porteur, qui franchit aussi la fenêtre, ému, ce brave homme, de la terreur peinte dans les yeux du naturaliste qui atteignait une hache d’armes du moyen âge. Du courage, Alfred ! répète-t-il vivement à l’enfant immobile, il faut que je te coupe le doigt : même. Coupe dit Alfred en l’avançant luiAh ! mon frère !… ah ! monsieur !…. crièrent les enfans et l’homme épouvantés. — Pas une seconde à perdre ! la flèche est empoisonnée. Courage done !… et le doigt tomba. ( 214) -Tu le garderas, dit Alfred, sans faiblir. Les petits étaient cachés sous leurs plumes tandis que le père dans un sublime sang-froid brûlait la plaie vive de son fils courageux qu’il disputait à la mort. Mais la force humaine n’alla pas plus loin, et quand il eut terminé cette opération dans laquelle Dieu le soutenait, il serra convulsivement la tête d’Alfred sur sa poitrine, et perdit connaissance. Ce ne fut que long-temps après ce jour, dont l’impression triste et salutaire est encore gravée chez ces enfans corrigés, que la mère d’Alfred apprit l’événement qui s’était passé si près de sa chambre. Malade alors, elle n’en sortait pas, et Alfred ne se plaignit point, ne versa point de larmes, quand elle s’aperçut avec de vives craintes qu’il avait la main enveloppée : — Ce n’est rien, ma mère, rien du tout ! dit-il en l’embrassant et en s’enfuyant pour ne pas lui donner encore le saisissement d’une telle ( 215) vue et il chantait de toutes ses forces, ce qui rassura et fit sourire la mère. Mais il pleura, oh ! il pleura beaucoup avec son père, parce que ce bon père, en voulant faire des reproches trop justes et une leçon sévère à son jeune garçon, fut tout à coup étranglé par des sanglots, qui firent tomber Alfred à ses pieds, et qu’il les mouilla de larmes. Oui ! pleure ! pleure ! dit-il : nous pouvons être un moment faibles l’un devant l’autre… nous avons eu l’un pour l’autre tant de courage !….