Le Livre des petits enfants (Hauman)/La petite amateur de crème

Louis Hauman et compagnie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 27-34).


LA PETITE AMATEUR DE CRÊME.


Une chambre au laitage était ouverte sur le grand jardin où Félicité se promenait, et où Félicité s’ennuyait. Car il n’y avait plus alors ni fruits ni fleurs dans le grand jardin, et Félicité, qui avait cinq ans, aurait voulu qu’il y eût des fruits et des fleurs.

Sautant sur un pied, puis sur l’autre pour faire du bruit dans les feuilles sèches, et ne s’amusant pas du tout de cette aride musique elle entra dans la chambre fraîche et solitaire, où l’odeur de laitage et de crême lui fit venir l’eau à la bouche, ce qui dégénéra en une bien mauvaise pensée !

Au lieu d’attendre et de dire : — Ma tante ! car Félicité était chez sa tante, voulez-vous me donner un peu de ce bon lait qui sent si bon ? ce que sa tante eût fait avec tendresse ; car elle était, comme beaucoup de tantes, remplie d’amour pour les enfans. Eh bien ! non, Félicité aima mieux se préparer un long ennui ; car une faute trouble bien des jours, quand même ils seraient pleins de soleil, pleins de poupées et d’aventures merveilleuses.

Félicité traîna audacieusement une table sous la longue planche où reposaient les vases pleins de lait, quelques-uns en terre, quelques autres en cuivre brillant comme de l’or. Il est certain que cette exquise propreté ravissait les yeux en les attirant.

Après quelques efforts, et par le secours d’une chaise, elle se trouva sur la table, les bras tendus et la tête levée comme un petit chat trop faible encore pour sauter et atteindre une proie éloignée. Car, comme par un avertissement du ciel, qui laisse toujours le temps de la réflexion avant de commettre le mal, elle en était encore, comme on dit, à une lieue. Mais elle fit la sourde, et ne voulut pas entendre sa conscience, qui est Dieu, lui crier tout bas : Va-t’en !

Elle resta, redescendit de la table, parvint avec un travail qui redoublait sa soif, à poser cette lourde chaise de campagne, sur la table déjà bien haute, et mit encore par dessus un escabeau qui servait à traire les vaches. C’était comme une montagne, un vrai mât de cocagne ; car la crême était au bout !

Elle monte intrépide sur cet échafaudage tremblant ; dans l’impossibilité de boire aux vases immobiles comme des témoins désapprobateurs, et puisqu’il faut l’avouer, à la honte de cette petite friande, elle y plonge ses deux bras enhardis, les en retire comme si elle eût mis des gants blancs, tant la crême était épaisse, et elle y promène ses petites lèvres avec délices. Certes, c’est une action qui fait dresser les cheveux à la tête.

Elle retournait pour la troisième fois à ce bonheur désespéré, et s’y délectait dans une profonde imprévoyance, quand une voix, qu’elle crut être celle du dernier jugement, dit doucement, pour ne pas la faire tomber en arrière, et se tuer peut-être :

— Bien, Félicité, très-bien !

Félicité saisie d’épouvante, retira ses bras plongeurs avec tant de précipitation qu’elle entraîna violemment le vaste et profond pot de cuivre où se formait la crême, et qui, renversé sur sa tête blonde, y entra jusqu’à ses épaules.

Sa généreuse tante en eut pitié, et la voyant chanceler sous le double poids de son repentir et du chaudron de cuivre, elle la recueillit dans ses bras, trempée comme d’un naufrage, et coiffée de ce vilain bonnet qui la couvrait, je vous assure, de plus de honte encore que d’ombre.

Ce n’est pas tout ; car c’est rarement tout quand il s’agit d’expiation et de regret : ses petits cousins entrèrent, et se mirent à crier contre elle : « Ah ! ah ! Félicité ! ah ! ah ! Félicité ! » Les genoux de Félicité tremblaient, et la punition était bien grande !

On la conduisit, avec quelques égards cependant, car on en doit même au coupable qui ne peut plus se défendre ; on la conduisit jusqu’à la porte de la rue, où les passans se demandaient : « Pourquoi cette petite fille a-t-elle un si grand pot de cuivre sur la tête ? »

Un triste et humiliant silence suivait cette question qu’elle entendait sous l’espèce de prison sonore, où bruissaient les paroles que l’air y faisait entrer, et l’on s’en allait pour en causer par la ville.

Sa tante, qui avait défendu à ses petits cousins de renouveler le charivari, eut la bonté de ne lever sa coiffure que lorsqu’elle fut rentrée tout au fond de la maison, afin que personne au moins ne vît son doux visage si blanc de lait et si rouge de honte, que je n’essaie pas de vous le peindre.

Félicité, dont le cœur était près d’éclater d’amertume, et pourtant de reconnaissance envers son silencieux juge, ne peut qu’articuler au milieu d’un sanglot : « Oh ! ma tante ! » Sa tante n’en reparla jamais ; mais cela s’est répandu sourdement, et je vous le raconte, non pas en haine de Félicité, qui attendit toujours depuis que Dieu lui envoyât le bonheur au lieu de le prendre ainsi à l’assaut : je vous le raconte pour vous engager instamment à profiter de cet exemple, afin d’en éviter la terrible catastrophe.

Notre conscience est notre plus intime amie. C’est elle qui fait notre lit, et qui couche avec nous jusqu’à la mort.

Quand on ne peut pas dire en face : Bon soir, ma conscience ! on dort mal !