Le Livre des petits enfants (Hauman)/La petite Oisive

Louis Hauman et compagnie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 185-192).


LA PETITE OISIVE.


— Oh ! Maman ! quel bonheur de passer tout un jour sans rien faire ! — criait la petite Marie à sa mère.

— Quoi ! pas la moindre chose de tout un jour, ma fille ?

— Non, maman, rien du tout !

— J’ai dans l’idée, moi, que le jeu finirait par te fatiguer.

— Le jeu me fatiguer, maman ! oh ! maman, je serais plus heureuse que la reine.

— Les reines travaillent, mon enfant. Oh ! maman ! vrai !… — Vrai, mon petit ange. — Elles sont donc bien à plaindre ! dit Marie avec un profond soupir. — Au contraire, le travail les dédommage souvent d’être reines. — Marie demeura confondue. Mais plus amoureuse que jamais d’un long espace tout vide de lecture et d’écriture, d’un jour de cent lieues à parcourir dans la danse, les papillons, les poupées, le soleil et tout ! Marie était palpitante de ce désir : l’eau lui en venait à la bouche, et riante et agitée, gracieuse et suppliante, elle recommença : — Oh ! maman ! quel bonheur de passer tout un jour sans rien faire ! — Je te le donne, dit sa mère en l’embrassant.

La respiration manqua à Marie ; puis elle rassembla ses joujoux ; sautant à pas entrecoupés comme son haleine. Elle prépara son univers à elle toute seule ; car ses sœurs, un peu plus grandes, étudiaient avec les maîtres et leur mère, en attendant le dîner.

Elle porta sa liberté, pendant une heure, avec une constance inouïe ; elle glissait à travers, légère comme un rêve, ou comme une réalité qui a des ailes ; jamais oiseau, qui est né pour voler, sans lire, ni écrire, ni coudre, n’a pris un élan plus rapide dans son ciel sans entraves, que Marie dans son bonheur oisif.

Un peu à la fois son imagination, si haut montée, commença à s’alourdir ; puis, tous les instans qui suivirent, comme des moineaux dévorans qui ravagent du blé, lui enlevèrent, un par un, ses plaisirs.

Elle avait déjà pesé ses joujoux les uns après les autres une centaine de fois, ils devenaient de plomb ; elle demeura enfin muette devant eux, les bras pendans, les yeux fixes ; sa poupée même était tombée en désordre, sans que Marie eût tremblé qu’elle ne se blessât ; au contraire, elle la releva avec une moue reprochante, en l’appelant assez aigrement : petite traîne-à-terre ! La silencieuse soumission de cette poupée, favorite déchue, deux fois plus muette qu’à l’ordinaire, ne la toucha point. Elle s’avoua même un peu qu’elle était en carton : l’ennui désenchante tout.

Par bonheur, la chatte Mouffette montra son petit nez rose à travers les vitres de la grande fenêtre entre-ouverte sur la cour, et Mouffette parut lumineuse dans la chambre, où rien ne bougeait, où rien ne parlait plus à Marie. Mouffette peupla le désert.

D’abord elle fut caressée, et contente elle-même de l’accueil distingué de sa petite maîtresse ; elle miaula d’une voix flatteuse, et ce ron-ron des chats satisfaits ranima un moment la solitude de Marie : on s’aima, on dansa !

Mais Marie, comme pour se venger d’avoir langui toute seule, y mettait une sorte d’ardeur qui déplut à Mouffette ; peu passionnée pour la danse, elle refusa de se prêter au jeu, Marie la traîna alentour d’elle avec obstination, et lui tira très-imprudemment la queue. Ce procédé parut si monstrueux à Mouffette, que de sa patte, demeurée libre par l’imprudence de sa danseuse, elle lui fit une longue égratignure sur son visage penché vers le sien, et s’enfuit lestement par où elle était entrée. — Ingrate ! cria Marie, en tenant sa figure. Voilà comme tu m’aimes, pour mon lait de tous les jours. C’est bon ! je le dirai à maman. — Mouffette ne l’écouta pas plus que si elle eût chanté. Alors, Marie chercha sa mère pour la prier de lui inventer un nouvel amusement, ou pour jouer avec elle ; mais sa mère active, qui savait le prix des heures, en apprenait l’emploi à ses autres enfans ; la petite fille ne la trouva donc point. Elle se traîna au miroir, et fit des grimaces. Elle s’assit alors silencieusement dans un coin de la chambre, où baillante et accablée, elle pria Dieu pour l’arrivée de ses sœurs. Tout en priant, tout en soupirant, ne reconnaissant plus rien autour d’elle, elle cacha sa tête dans tous ses joujoux éteints comme son bonheur, et s’endormit de désespoir.

Ce fut ainsi que la trouvèrent ses sœurs ; ses sœurs éveillées comme des petites souris joyeuses, car elles avaient bien su toutes leurs leçons, et poussaient des cris et des chants pleins d’espoir et d’appétit : la bonne mettait le couvert !

Marie les regarda, les yeux rouges et gonflés d’un mauvais sommeil, et quand elle voulut se lever, elle était lasse et raide comme dans une fièvre de croissance.

— Es-tu malade ! Marie, lui demandèrent ses sœurs qui l’aimaient tendrement.

Marie déclara qu’elle était bien malheureuse.

Alors, elles s’empressèrent de lui apporter ses joujoux qui traînaient ; mais elle en avait mal au cœur, et se détourna en criant qu’il y avait un complot contre elle, que tout le monde voulait la faire mourir de chagrin !

Dans ce moment, sa mère, qui connaissait la cause du sommeil et du désordre de cette petite révoltée, entra.

— Regarde autour de toi, Marie, dit-elle en lui prenant la main avec douceur, cherche, en nous comptant l’une après l’autre, celle qui a voulu te rendre malheureuse.

Marie eut beau parcourir tous ces visages calmes et bienveillans, elle n’y trouva pas son ennemie, et dit à voix honteuse :

— Je ne sais pas.

— Je vais t’aider à la connaître, moi, poursuivit sa mère, et la plaçant toute droite devant le miroir : Regarde, la voilà !

Marie fut frappée de ce petit visage maussade où l’ennui faisait déjà des siennes, car il enlaidit beaucoup les enfans, et tout le monde. Elle écouta docile et attentive les (192) paroles sages et tendres qui se gravèrent aussi avant dans son cœur, que le souvenir effrayant de cette journée entière de bâillemens, d’égratignures et de langueur : plutôt périr que d’y retomber. Aussi comme elle apprit ses leçons ! comme elle aima l’étude ! je crois de même que c’est la plus douce nourriture du temps. Et vous ?