Le Livre des petits enfants (Hauman)/La briseuse d’aiguilles

Louis Hauman et compagnie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 19-24).


LA BRISEUSE D’AIGUILLES.


Une petite fille, dont je ne peux me décider à écrire le nom, parce qu’elle serait triste que l’on connût sa faute, et qu’il faut appeler tout simplement la petite briseuse d’aiguilles, commençait à faire quelques ouvrages assez réguliers : pourtant elle tenait si gauchement son aiguille, qu’elle les brisait toutes ; c’était déjà bien mal ; mais ce qui l’était bien plus, c’était de jeter tous ces débris à travers la chambre, comme une petite sans soins, sans prévoyance pour les accidens qui pouvaient en résulter.

— Soyez sûre, mon petit ange, lui dit plusieurs fois sa maman, que cette habitude vous fera du chagrin ; car vous blesserez quelqu’un en répandant ainsi ces fines barres de fer, qui peuvent pénétrer à travers des souliers légers, jugez des pieds nus ! et voudriez-vous, ma fille, avoir jamais blessé quelqu’un ?

— Oh ! non, maman ! jamais, c’est la dernière fois, s’écria-t-elle en relevant à part ces fragmens dangereux. Et ce ne fut pas la dernière fois !

— Elle travailla encore sans se corriger, elle cassa des aiguilles ; et pour ne pas employer l’espace d’une seconde à les ranger avec ordre, elle les jeta par dessus sa tête comme un vrai dragon de désobéissance, en ayant l’air de dire : bah ! tant pis !…

Ce qui était un tort ajouté à deux autres torts ; cela ne vous fait-il pas de la peine ? Moi, cela m’en fait ; car, du reste, cette petite imprudente n’était pas méchante, vous allez voir.

Un matin, son plus jeune frère qui commençait à marcher seul, fut un moment laissé par sa bonne auprès de son berceau, sans qu’elle lui eût mis encore ses petits souliers. L’enfant, tout libre et tout content, accourut ainsi pieds nus pour embrasser sa sœur, qui était fort affairée d’un feston plus fin que les autres, où elle avait déjà cassé bien des aiguilles.

Un cri perçant de l’innocente et joyeuse créature fit pâlir la petite brodeuse ; et, avec un battement de cœur que l’on croit entendre, elle accourut au secours de l’enfant, qui, tombé de douleur, tenait en l’air son petit pied, en poussant des cris si perçans, que sa sœur ne pouvait les étouffer en le baisant sur sa bouche toute grande ouverte.

Ce fut une pitié de voir ce pied délicat et rose s’enfler, malade et fiévreux au point qu’il fallut des bains de mauve, des compresses de lait, des bandelettes et des soins de mère qui valent un régiment de médecins, pour empêcher que ce pied charmant ne fût coupé ; ce qui fait frémir d’y penser. Ce fut triste aussi de voir cette pauvre briseuse d’aiguilles, pleine de repentir, pâle et honteuse entre sa mère qui était fort grave, et son cher frère, enveloppé comme un petit boiteux, qui la caressait au lieu de lui faire un reproche.

Nous devons lui rendre la justice de dire qu’elle se corrigea pour la vie, et devint la plus rangeuse du monde. Mais à quel prix ! Ne valait-il pas mieux écouter d’abord la tendre leçon de sa mère ? qu’en dites-vous ? moi, je pense qu’il valait cent fois mieux. Je vous prie de profiter de sa faute, en la lui pardonnant, comme Dieu la lui a pardonnée.

L’ordre est une vertu si attrayante qu’elle invite toutes les autres à venir se ranger autour d’elle.